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Au Québec et ailleurs, le vieillissement est largement pensé et étudié sous l’angle de l’autonomie, et surtout de la perte d’autonomie, dans des perspectives et avec des préoccupations toutefois très diverses. De nombreux travaux ont porté sur la perte des capacités physiques ou matérielles qui peut entrainer, pour les personnes âgées, des limitations dans la réalisation de certaines tâches ou activités (leur autonomie fonctionnelle), ainsi que sur le soutien que les personnes âgées reçoivent de proches aidants et l’accès plus ou moins grand aux services d’aide privés ou publics pour compenser leurs limitations (Clément et Lavoie, 2005; Walsh, 2015; Benoit, 2017). D’autres travaux se sont davantage intéressés à la capacité des personnes âgées de juger et de décider par elles-mêmes et pour elles-mêmes, quand vient le temps de prendre des décisions importantes comme le choix du lieu de résidence ou des soins à recevoir (Charpentier et Quéniart, 2009; Polivka et Moody, 2001; Gagnon, 2015). Les recherches sur la participation sociale et politique des aînés ont mis l’accent tantôt sur leur autonomie fonctionnelle, leur (in)capacité à se joindre à un groupe ou à maintenir une activité, tantôt sur leur autonomie décisionnelle, leur contrôle sur leur vie ou leur environnement et leur influence sur les décisions qui les concernent (Raymondet al., 2018). D’autres travaux ont examiné l’autonomie sous un autre angle, plus identitaire – l’autonomie comme maintien de soi dans le temps malgré le déclin des capacités (Agich, 2009 [2003]). C’est notamment le cas des travaux sur la déprise, soit la manière dont les individus s’efforcent de conserver des activités significatives dans la préservation de leur identité et d’un mode de vie auquel ils sont attachés (Clément et Mantovani, 1999; Meidani et Cavalli, 2019).

La présente étude s’inscrit dans le prolongement de ces derniers travaux. Elle porte sur la manière dont les dimensions matérielles et symboliques de l’autonomie sont nouées, sur la façon dont l’autonomie fonctionnelle, la capacité de décider et le maintien de soi s’articulent étroitement, et sur l’impossibilité de dissocier, sur le plan conceptuel comme sur le plan existentiel, autonomie et dépendance. Elle se veut ainsi une contribution à l’approfondissement de la notion d’autonomie et de l’expérience du vieillissement, à un moment où la société québécoise s’interroge sur les conséquences économiques, politiques et sociales du vieillissement de sa population, et où la nécessité se fait sentir de dépasser les mythes, les visions homogènes et les modèles du « bon » vieillissement (Billette, Marier et Séguin, 2018).

Sur la base des résultats d’une recherche réalisée dans trois régions du Québec et portant sur les stratégies mises en oeuvre par des personnes âgées vivant seules pour trouver réponse à leurs besoins, notre étude cherche à élargir notre compréhension de l’autonomie : dans quelles situations ces stratégies s’exercent et avec quels moyens, quelles formes elles peuvent prendre et quelles réponses elles apportent aux problèmes qui se posent dans la vie quotidienne des personnes âgées. Sur la base des travaux de Ricoeur (2001, 2004), l’autonomie y est examinée à la fois comme capacité de dire, capacité de faire et capacité de se raconter. Cette perspective permet de dégager les différentes expressions de l’autonomie, parfois banales ou minuscules, souvent peu visibles ou peu reconnues, et de les examiner dans leurs dimensions fonctionnelles, décisionnelles et identitaires. La prise en compte de ces trois capacités permet également de montrer, dans le prolongement des travaux sur le care (Tronto, 1993; Paperman et Laugier, 2011), que l’autonomie s’exerce dans des relations d’échange, des rapports de dépendance et des situations de vulnérabilité.

Notre recherche

En réponse à un appel de projets lancé par le gouvernement du Québec et portant sur le vieillissement de la population[1], nous avons mené une étude sur les stratégies utilisées par les personnes âgées pour demeurer dans le milieu où elles souhaitent vivre, sur leurs besoins, ainsi que sur les ressources disponibles dans leur milieu et qu’elles mobilisent pour répondre à ces besoins (Séguinet al., 2017). Par stratégies, nous entendions l’ensemble des décisions et des actions que prennent les personnes pour obtenir de l’information, des services ou des biens, la manière dont elles organisent leur vie quotidienne, les liens et les contacts sur lesquels elles s’appuient.

Trois grandes orientations théoriques ont guidé notre approche et nos choix méthodologiques. D’abord, nous n’avons pas voulu nous limiter aux besoins de base des personnes âgées, encore moins nous limiter aux besoins tels qu’ils sont définis et mesurés dans le cadre des programmes de soutien à domicile sous la forme d’activités de la vie quotidienne (AVQ : se laver, s’habiller, se nourrir) et d’activités de la vie domestique (AVD : faire ses courses, entretenir la maison, préparer les repas). Ces besoins, si importants soient-ils, ne suffisent pas à rendre compte de l’expérience du vieillissement, ni même de l’ensemble des besoins à satisfaire pour pouvoir demeurer chez soi (Clément et Mantovani, 1999; Leibing, Guberman et Wiles, 2016). Nous avons cherché à comprendre les besoins reconnus par les personnes elles-mêmes comme essentiels pour mener une vie décente, et si elles parviennent ou non à les satisfaire.

Ensuite, nous avons voulu comprendre leurs stratégies en fonction du milieu dans lequel les personnes âgées habitent. Ce milieu inclut non seulement l’espace physique (le logement, la maison), mais également l’ensemble des relations sociales susceptibles de fournir un soutien aux personnes : la famille, les amis, le voisinage, les intervenants professionnels et communautaires, etc. (Gagnon et Saillant, 2000; Kempeneers et Van Pevenage, 2011; Van Pevenage, 2011; Caradec, 2004). Le milieu comprend aussi l’ensemble des services et des équipements qui les entourent (épicerie, pharmacie, services sociaux et de santé, etc.), auxquels elles ont ou non accès pour diverses raisons : distance géographique, coûts, barrières physiques ou culturelles, horaires, etc. (Penchansky et Thomas, 1981).

Enfin, étudier les stratégies, c’est considérer les personnes comme de véritables agents, qui cherchent à conserver une certaine maitrise de leur vie, malgré les contraintes et les obstacles. Aussi nous sommes-nous intéressés aux multiples situations du quotidien où elles doivent faire des choix et s’organiser, anticiper et évaluer leurs options, imaginer et trouver une solution à un problème (Genard et Cantelli, 2008; Piguet, Droz-Mendelzweig et Bedin, 2017), aux multiples façons dont elles s’approprient leur environnement par des gestes, des échanges et des activités, par l’aménagement de l’espace et la disposition des objets, ou encore à travers un horaire ou un emploi du temps.

Pour repérer ces besoins, ces stratégies et les ressources mobilisées, et pour apprécier cette autonomie, nous avons interrogé 43 personnes âgées de 75 ans et plus[2]. Nous avons choisi des personnes vivant seules, n’ayant pas d’incapacité physique importante[3] et disposant d’un revenu moyen ou modeste[4], afin de voir comment ces personnes se débrouillent sans conjoint ou autre personne partageant leur logement, sans l’aide des services publics de soutien à domicile ou avec une aide minimale, et sans revenu permettant de faire appel au marché pour des services ce qui correspond à la situation de la majorité des personnes âgées au Québec et permet d’analyser une diversité de stratégies.

Nous avons interrogé des personnes habitant dans trois milieux différents sur le plan de l’habitat et de l’offre de services : 1) des quartiers centraux d’une grande ville (Rosemont-La Petite-Patrie et Villeray à Montréal); 2) un quartier de banlieue relativement ancien et vieillissant (Duberger-Les Saules à Québec); 3) une zone rurale avec de petits centres urbains (la région de Charlevoix). Ces personnes ont été recrutées par l’intermédiaire d’intervenants oeuvrant dans des organismes communautaires et publics. Le choix d’étudier des milieux géographiques différents nous a permis de considérer une grande diversité de situations et de conditions de vie (espace habité, déplacements requis pour répondre à ses besoins, environnement de services). En raison des conditions distinctes d’habitation dans les trois milieux retenus, et de la sélection des personnes par les intervenants qui ont fait pour nous le recrutement, notre échantillon présente des caractéristiques différenciées : 1) les participantes montréalaises sont plus âgées, souffrent d’un niveau d’incapacité un peu plus élevé, et résident plus souvent dans des immeubles collectifs subventionnés; 2) celles de la ville de Québec sont un peu plus jeunes, plus souvent propriétaires de leur maison depuis de nombreuses années ou encore locataires dans le marché privé; 3) celles de Charlevoix sont aussi plus jeunes (quelques-unes n’ont pas atteint l’âge de 75 ans) et résident pour une très grande part dans une maison dont elles sont propriétaires depuis de nombreuses années.

Nous souhaitions rencontrer autant d’hommes que de femmes, mais notre échantillon est composé d’une majorité importante de femmes (38 sur 43). Cette forte différence s’explique par le fait que chez les personnes de 75 ans et plus vivant seules, les hommes sont beaucoup moins nombreux[5]. Il est également possible que les hommes fréquentent moins les organismes communautaires qui nous ont mis en contact avec les participants à l’étude, ou encore qu’ils aient montré peu d’intérêt pour les thèmes explorés dans la recherche.

Les entretiens ont été conduits de l’hiver 2015 à l’hiver 2017. D’une durée moyenne d’une heure trente, ils portaient sur différents besoins (soins de santé et personnels, alimentation, déplacements, habitation, soutien moral et affectif, activités sociales et loisirs et gestion de l’argent), la manière dont les participants s’y prennent pour les combler, les stratégies développées pour les satisfaire et les adaptations faites à leur mode de vie devant les difficultés rencontrées. Les entretiens ont été transcrits dans leur intégralité et codifiés en fonction des différents domaines de besoins, comblés et non comblés, des stratégies pour les combler et des ressources mobilisées, et des préoccupations exprimées touchant le présent ou l’avenir, en les mettant en relation avec leur milieu et leur histoire personnelle.

Des besoins multiples et des stratégies diversifiées

Les personnes âgées rencontrées nous ont dit leur désir de continuer d’habiter là où elles sont, le plus longtemps possible. Pour cela, il leur faut trouver le moyen de répondre à des besoins qui sont innombrables et souvent de plus en plus difficiles à satisfaire avec l’avancement en âge. On ne peut en faire le relevé complet tant ils sont multiples et divers. Ils vont des plus réguliers comme se faire à manger trois fois par jour, aux plus occasionnels, comme déneiger son entrée extérieure l’hiver ; des plus évidents comme faire son épicerie ou aller chez la coiffeuse, aux plus spécifiques, comme pouvoir garder son animal domestique dans son nouveau logement. Les besoins sont vitaux – il faut se reposer –, mais aussi esthétiques – on aime cultiver les fleurs et décorer la devanture de la maison ; ils sont matériels – faire réparer le frigo ou refaire la toiture de la maison –, ou affectifs – avoir une personne à qui se confier. Ils couvrent tous les aspects de la vie : s’alimenter, faire ses achats, se soigner ou se faire soigner, gérer son argent, se divertir, demander conseil, se sentir en sécurité. On prend souvent conscience de ses besoins lorsqu’on commence à avoir de la difficulté à les satisfaire ou à avoir peur de faire certaines tâches, comme grimper sur un escabeau pour changer une ampoule. Trois grands ordres de besoins ressortent de nos entretiens : 1) l’entretien intérieur et extérieur du logement, que l’on a de plus en plus de difficulté à assurer soi-même et pour lequel il faut embaucher des personnes; 2) le maintien de ses liens sociaux, l’importance de recevoir des visiteurs – famille et amis – mais aussi de participer à des activités sociales, pour sortir de la solitude ou se désennuyer; 3) enfin, la mobilité, à cause des difficultés plus grandes à se déplacer en raison de sa condition physique ou de l’absence de moyen de transport (Després et Lord, 2002; Morel-Brochet et Rougé, 2017).

Pour satisfaire ces besoins, les personnes âgées développent un ensemble de stratégies, c’est-à-dire qu’elles mobilisent différentes ressources, ainsi que différents liens ou contacts pour avoir accès à ces ressources. Les ressources sont autant des biens et des services que de l’information. Dans la gestion des biens, par exemple, elles vont préparer et congeler des repas à l’avance pour faire face aux évènements qui pourraient limiter leur déplacement (maladie, tempête de neige). Afin de maximiser les services reçus, elles vont profiter de la visite d’un proche pour lui demander de faire une commission ou de descendre à la cave un objet et ainsi réduire leurs efforts ou les risques d’une chute. Pour obtenir l’information dont elles ont besoin, elles vont solliciter leurs voisins, par exemple pour obtenir le nom d’un entrepreneur pour réaliser des travaux à la maison, ou celui d’une personne pour déblayer l’entrée l’hiver.

Ces stratégies sont diversement l’expression de l’autonomie des personnes. Examinons-les plus en détail.

Dimensions et expressions de l’autonomie

On peut reconnaître dans ces diverses stratégies les trois grandes capacités par lesquelles Ricoeur (2001) définit l’autonomie, à savoir : (a) la capacité de dire, notamment d’exprimer un désir, une volonté ou un désaccord, d’évaluer une situation, de formuler un choix et de prendre une décision, de ne pas être entièrement à la merci du jugement et de l’appréciation des autres sur ses besoins ou ce qu’il convient de faire; (b) la capacité d’agir, c’est-à-dire être en mesure de réaliser des choses, d’accomplir des actions, mais aussi d’influer sur le cours des choses et d’y introduire du changement, ne pas être entièrement à la merci des évènements ou des autres; (c) enfin, la capacité de se raconter, de mettre sa vie en récit, ainsi de donner sens et unité à sa vie, mais aussi de ne pas rester entièrement prisonnier de son passé et d’une identité qui enferment dans une condition, et d’ouvrir les possibles; c’est le « pouvoir de rassembler sa vie dans un récit intelligible et acceptable » (Ricoeur, 2001, p. 88), dans la poursuite de certaines aspirations ou valeurs fortes (Taylor, 1989).

Ces dimensions ne se distinguent pas entièrement, elles sont étroitement liées. Il n’y a pas de faire sans un dire, le dire est déjà un faire ou le rend possible, et le raconter est un dire à propos de ce qui a été fait. Mais avant d’examiner plus en détail leurs liens, il faut les examiner séparément, pour mettre en évidence les diverses voies que les stratégies empruntent, et comprendre à quelles exigences elles répondent.

Capacité de dire

La capacité de dire chez les personnes interrogées s’exprime d’abord dans des énoncés d’intention, des refus ou une résistance à des pressions exercées par des gens de leur entourage. « Ma fille a dit : “Maman ne prends pas ça tout de suite [ce logement], attends d’en voir d’autres”. Non c’est ici que je m’en viens. Je savais ce que je voulais, ça faisait mon affaire » (Qc14). La capacité de dire est la possibilité d’assumer une parole en son nom propre : de formuler un jugement, une préférence, une volonté. Elle se reconnaît dans les décisions que prennent les personnes âgées.

Mais le dire n’est pas nécessairement adressé à voix haute à une autre personne; il peut s’adresser à soi-même dans le silence ou encore s’exprimer publiquement dans un geste ou une conduite. Préserver sa capacité de juger et de décider, c’est d’ailleurs, pour plusieurs, se mettre à l’abri du regard et du jugement des autres : ne pas avoir à se justifier, ne pas se mêler des affaires des autres et ne pas permettre aux autres de se mêler des siennes, faire ce que l’on veut, conserver ses habitudes. On cherche à se préserver des commentaires, critiques ou injonctions de ses enfants, de ses frères et de ses soeurs, de ses connaissances ou de ses voisins.

Enfin et surtout, la capacité de dire, c’est être capable de demander un service ou une aide. « Je suis indépendante de nature » (Qc05), nous dit une femme. « J’ai toujours peur de déranger » (Cha03), nous confie une autre. « Si j’avais besoin, précise une troisième, je pourrais demander [à mes filles], elles viendraient, mais j’essaie de… je n’aime pas demander. (…) Comme je suis veuve depuis de nombreuses années, j’ai appris à me débrouiller par moi-même, je demande le moins possible » (Mtl09). Mais les personnes finissent toujours par avoir besoin d’aide : « J’aime pas ça demander, mais j’ai appris à demander » (Qc09), reconnaît une quatrième. « Apprendre à demander c’est une forme d’humilité. Admettre qu’on a besoin. » Plus loin elle ajoute : « Mais définitivement apprendre à demander ça veut dire admettre ses limites. »

Pour demander, il faut aussi avoir confiance dans les personnes qui offrent les services, notamment pouvoir compter sur le fait que le travail ou le service sera bien fait, à un coût raisonnable. « Je connaissais ses parents, je connaissais sa mère bien comme il faut. Puis son père aussi, ça fait que j’ai dit : “Je vais lui demander”. Puis tout de suite, il a accepté » (Cha10). L’importance d’avoir des amis, des voisins qui puissent recommander une personne, ressort de plusieurs entretiens : « Ça m’a été recommandé par une de mes amies. Y’avait travaillé beaucoup pour ses frères » (Qc05). « Il y a rien comme faire appel aux voisins ou les gens de l’entourage parce que eux y’ont leur propre réseau » (Qc09); « Il s’agit d’avoir un bon réseau, t’sais on se parle, puis là un tel fait telle chose, puis c’est oui, il travaille bien, puis un autre, il fait telle affaire » (Cha11).

Mais autant et peut-être plus encore que sur l’humilité ou la confiance, la capacité de demander repose sur la réciprocité. Ainsi, une femme qui habite un village de Charlevoix et qui a constamment besoin d’un transport pour aller faire ses courses en ville, nous le dit clairement : « Il faut payer, on ne peut pas dire merci à toutes les semaines » (Cha05). Aux personnes qui l’amènent faire ses commissions, elle paye le café et l’essence de la voiture. Ces personnes ne font pas d’argent, précise la vieille dame, ils lui rendent service, mais elle les compense pour ne pas être leur débitrice. Pour pouvoir demander il faut donc aussi être en mesure de rendre, d’offrir quelque chose en contrepartie, ne pas être toujours en dette. De fait, les échanges sous forme de troc ou encore les services donnés contre une faible compensation monétaire sont très nombreux. Par exemple, une femme reçoit l’aide de sa fille pour faire son épicerie, et en retour garde ses petits enfants (Cha02). Une autre donne un coup de main à sa nièce qui a un commerce, et reçoit en retour de l’aide pour faire les commissions ou l’entretien, des informations sur les services (Cha12). Un voisin déblaie la voiture contre une bouteille de vin (Qc07). On échange aussi un espace de stationnement l’hiver contre un déneigement de son entrée ou mettre les vidanges au chemin (Cha13). On garde le chien de ses amis ou des voisins, dont on reçoit des services, pendant leurs vacances (Qc01, Qc06). On prête sa voiture qu’on ne peut plus conduire soi-même, en échange d’un transport (« Il me conduit… C’est un bon compromis » [Qc11]). Une dame donne des plats cuisinés et des desserts au voisin qui lui fait ses courses (Qc14). Une voisine, dont elle a gardé les enfants, aide une dame à planter ses fleurs (Qc01). Une autre voisine vérifie chaque jour si la personne va bien : « On se surveille l’une et l’autre (…) Tous les jours, puis si je ne file pas, elle le sait, elle vient voir, elle vient frapper à ma porte, elle vient voir qu’est-ce qui ne va pas » (Mtl11). Une autre raconte qu’avec son frère et ses voisins sur le rang, « on s’échange des plats, on se rend des services »; et comme elle le précise, un échange « ce n’est pas gênant » (Cha11). Cette femme qui connaît bien ses voisins et dont elle a gardé les enfants, se fait dire : « Madeleine si t’as besoin, t’as juste à nous le dire » (Qc09).

En donnant, on peut ensuite demander sans se sentir dépendant. A contrario, si on ne peut plus rien offrir en contrepartie, on n’ose plus demander : « Chaque fois que mon fils vient en ville il m’appelle puis il me dit : “M’man as-tu des commissions?” Lui il paye avec son argent, pis j’ai pu d’argent pour le payer quand il arrive ici ça fait que là je suis moins... je suis moins portée à lui faire faire des commissions » (Qc14). Un homme se désole : « J’ai même plus de permis de conduire pour dépanner quelqu’un » (Qc12) : la perte du permis est autant la perte d’un moyen de transport que la perte d’un moyen pour rendre service et échanger.

Les personnes âgées donnent ainsi beaucoup, elles rendent de nombreux services. Mais elles ne le font pas nécessairement à l’égard des personnes desquelles elles reçoivent directement de l’aide. L’échange est plus large « généralisé », disent les anthropologues, et le retour est parfois indirect et différé dans le temps. L’important, c’est de ne pas être uniquement récepteur, mais de donner aussi ; c’est de ne pas être simple bénéficiaire et en dette vis-à-vis des autres. « Je lui ai rendu service tsé... après ça à un moment donné tu te dis c’est pas elle qui va te rendre service, c’est un autre qui va arriver qui va te rendre service. Des fois tu fais du bien à quelqu’un mais ça te revient par un autre (…) » (Qc01). On « donne au suivant » (Cha12). Les services peuvent être rendus dans le cadre formel d’une association ou d’un groupe communautaire, comme cette bénévole qui transporte d’autres personnes âgées à leurs rendez-vous médicaux (Qc01), ou cet homme très impliqué à la Société Saint-Vincent-de-Paul et à la Fabrique : « On s’occupe de gens dans le besoin » (Qc11). « Mes loisirs, c’était ça, c’était de prendre soin des autres. De les sortir de leur solitude. Puis j’aimais ça » (Mtl12). Le plus souvent les services sont rendus sous un mode informel et amical. Une femme accompagne lors de sorties une voisine plus âgée qui ne veut pas prendre seule le transport adapté (Qc14). Une autre aide une amie âgée, l’amène manger au restaurant et se promener (Qc10). Plusieurs continuent de soutenir leurs enfants lorsqu’ils traversent un épisode de maladie ou une mauvaise passe (Mtl11).

En demeurant dans des circuits d’échange, on conserve l’accès à des ressources – biens, informations, soutien, sécurité – qui pourront être mobilisées au besoin, qui permettent de continuer à vivre chez soi et de préserver en partie son autonomie. Si les liens donnent accès aux biens et services, l’inverse est également vrai : les biens et les services sont au service du lien, de la sociabilité et de la reconnaissance que ce lien procure à la personne âgée (Godbout et Caillé, 1992); c’est par ces biens et services que la personne maintient ses liens sociaux et continue d’avoir sa place dans son réseau/son environnement social/sa communauté.

Capacité d’agir ou de faire

La capacité d’agir est immédiatement reconnaissable dans la capacité physique à réaliser des tâches. Elle concerne beaucoup la mobilité – faire ses courses, se rendre à ses activités, fréquenter des amis ou des organismes communautaires – et l’entretien de son logement – le ménage quotidien ou saisonnier, le déneigement l’hiver ou la tonte du gazon l’été. Le maintien de cette capacité repose principalement sur trois stratégies : l’achat, la saisie des opportunités et la déprise.

L’achat de service est la forme la plus évidente et la plus simple d’assurer sa capacité d’agir : on se défait de certaines tâches devenues difficiles à réaliser pour pouvoir continuer d’en accomplir d’autres. « Le gazon je le donne. Ça fait longtemps qu’on l’a donné. Pis la neige, c’est la même chose » (Qc12). On s’équipe également d’un déambulateur ou d’un fauteuil roulant électrique.

Saisir les opportunités consiste à profiter de toutes les occasions qui s’offrent. Selon les circonstances – la météo, la fatigue, les achats à reporter – on sollicite un éventail de personnes ou on utilise différents modes de transport : la voiture, la marche, le transport collectif, le transport offert par un proche. Plusieurs femmes font leur épicerie en compagnie de leur fille qui fait en même temps la sienne, profitant ainsi d’un transport et d’une aide pour porter les sacs, tout en économisant à leur fille un déplacement. Elles vont également recourir à une panoplie de services communautaires et privés : la livraison de repas (popote roulante) pendant une convalescence, le transport-accompagnement pour aller à un rendez-vous médical, les services d’une entreprise d’économie sociale pour l’entretien ménager, divers services de livraison (pharmacie, épicerie), ou encore les services d’une coiffeuse qui se déplace à domicile pendant la convalescence qui suit une opération On profite des commodités et services offerts par le HLM (par ex. : conciergerie, cafétéria, surveillance, transport collectif). « Avec un petit autobus, ils viennent vous chercher, ils viennent vous ramener avec vos sacs d’épicerie. - Ça c’est du service » (Mtl04).

La déprise, enfin, consiste à diminuer l’intensité ou la fréquence de certaines activités (par ex., la marche, ou certains loisirs), afin de réduire l’effort et de conserver ses forces et pouvoir ainsi continuer à les pratiquer (Clément et Mantovani, 1999; Caradec, 2004; Gagnon, 2018; Meidani et Cavalli, 2019). On cessera par exemple de conduire sa voiture le soir et l’hiver afin d’éviter les accidents et ainsi d’en conserver plus longtemps l’usage (Cha03), ou l’on pourra diviser le travail d’entretien et le répartir sur une semaine plutôt que de l’accomplir en une journée pour être moins fatigué (Cha05, Cha11, Mtl13). Des personnes vont réaménager leur maison afin d’éviter des déplacements qui les fatiguent ou les mettent à risque de tomber : elles vont aménager leur chambre au rez-de-chaussée pour éviter de monter au premier étage, ou installer la laveuse et la sécheuse au rez-de-chaussée pour s’épargner d’avoir à descendre au sous-sol. Elles vont également s’assurer d’avoir à portée de main les objets les plus essentiels de manière à pallier leurs limitations (Cha10).

Mais la capacité de faire ne se limite pas à l’exécution de certains gestes ou déplacements. C’est aussi une capacité prospective ou de prévoyance afin de ne pas être entièrement à la merci des évènements et des changements qui surviennent. Plusieurs personnes préparent à l’avance et congèlent des repas au cas où la température (tempête de neige, grand froid) ou leur état de santé (court épisode de maladie, fatigue) les empêcheraient de sortir pendant plusieurs jours (Cha10, Cha14). « J’ai gardé l’esprit de ma mère qui était un écureuil, qui avait toujours beaucoup de provisions » (Qc09). « J’en prépare un peu d’avance, j’ai toujours été de même d’abord, ça fait que je suis encore comme ça… Je m’organise de même » (Cha01). Cette planification permet une certaine maitrise de l’espace (un déplacement sécuritaire) et du temps (les imprévus).

Capacité de se raconter

La capacité de se raconter est d’abord celle de pouvoir faire le récit de son histoire et de lui donner un sens. Mais c’est aussi, en même temps, le pouvoir de ne pas rester prisonnier d’une identité ou d’une histoire, donner à sa vie une autre direction, se découvrir des capacités, des possibilités, formuler un projet, se montrer résilient, poursuivre une aspiration, parvenir à un certain accomplissement, en dépit des obstacles et des limitations. C’est le maintien de soi, ce que l’on veut demeurer malgré les épreuves ou les difficultés, ou encore la réalisation de soi, ce que l’on aspire à être, dans la transformation de sa condition (Ricoeur, 2001; Taylor, 1989). Dans nos entretiens, la capacité de se raconter est plus rarement exprimée que la capacité de dire et de faire. La structure et les thèmes des entretiens s’y prêtaient moins. Elle émerge à différents endroits, le plus souvent de manière elliptique. Toutefois, dans quelques cas, elle s’exprime plus longuement et traverse tout l’entretien.

Ainsi dans certains entretiens, le récit prend une tournure particulière. En nous décrivant sa situation pendant l’entrevue ou en nous faisant visiter la maison ou l’appartement une fois l’entrevue terminée, la personne nous raconte son parcours. Le pouvoir de se raconter se reconnaît alors dans le maintien de son identité : les objets disposés dans le logement et pour certains conservés dans le déménagement, l’entretien du jardin ou la fréquentation du jardin communautaire, la conservation de la demeure familiale, l’aménagement de l’espace et la disposition des objets (photographies de famille, bibelots), aident à se rappeler ce que l’on a fait, ce que l’on a été, sa famille, son conjoint décédé.

Plusieurs personnes évoquent rapidement les épreuves et les difficultés passées, et la manière dont elles les ont surmontées, soulignant au passage leur propre courage, leur ténacité, leurs efforts. Leur vie, ou une période de leur vie, est présentée comme un effort pour faire face aux problèmes. Ainsi, plusieurs racontent brièvement les difficultés auxquelles elles ont dû faire face après le décès de leur conjoint, et comment elles se sont débrouillées. Une personne, qui fut très malade lorsqu’elle était jeune, fait une sorte de bilan : « Je ne pensais pas faire une femme capable, puis j’ai été une femme solide; oui je peux dire que j’ai été une femme solide » (Cha05). D’autres font un bilan semblable :

J’ai fait pas mal de métiers. (rire) J’ai été serveuse aussi… Je me suis toujours débrouillée dans la vie malgré que je n’avais pas une grosse instruction. Mais je me dis, il faut se débrouiller hein! C’est comme ça. (…) Bien c’est pour ça que mon fils, il dit tout le temps : « M’man toi là, tu vas toujours te débrouiller parce que tu es habituée comme ça. » Bien j’ai dit : « Ouais, mais il ne faut pas se laisser faire! », à un moment donné.

Mtl11

En tout cas, m’a vous dire, moi je suis franche avec vous, c’est très dur aussi quand que vous tombez toute seule avec une famille, surtout avec des enfants là. J’avais deux gars pis trois filles mais ils ont été ben fins, j’ai pas eu de misère avec eux autres, ils ont été très gentils mais surtout ma fille, [nom de sa fille] m’a beaucoup aidée, beaucoup elle, beaucoup. C’était mon adoration, c’était mon adoration. (…) c’est ça ma petite vie.

Mtl05

[La mort de mon mari] a été un dur coup, mais excepté que ça a continué pareil. J’ai continué de garder la maison, ça fait déjà 15 ans que je suis seule à garder la maison.

Cha10

Dans quelques cas plus rares, le récit est plus étendu, il traverse une grande partie de l’entretien, la personne y revenant constamment. Pour ces personnes, raconter la manière dont elles s’organisent, trouvent une réponse à leurs besoins, recourent à diverses stratégies, c’est faire le récit d’une vie difficile, mais aussi de la conquête d’une plus grande autonomie. Une femme (Mtl02) qui nous décrit l’organisation de sa vie quotidienne, le soutien qu’elle reçoit de son fils unique (pour l’épicerie, les courses, les finances), le café qu’elle aime fréquenter où elle se rend avec son déambulateur et où elle se sent bienvenue, tout en nous racontant son histoire personnelle, une histoire de violence conjugale, de difficultés matérielles, les métiers mal payés qu’elle a exercés après sa séparation, la pauvreté par moment. Malgré les conditions de vie matérielle modestes, son appartement mal chauffé et bruyant, situé en bordure de l’autoroute, sa solitude et sa santé fragile, elle se dit heureuse, car sa situation actuelle est le résultat d’efforts importants pour gagner son autonomie et sa sécurité physique. Elle est sortie de la misère : « J’ai vécu pour de bon, après » [son divorce]. Elle n’est pas prête à aller vivre ailleurs : « Je suis pas pressée, personne me pousse. (…) J’ai compris que la liberté c’est beaucoup. » (Mtl02)

Une autre (Qc09) interrompt les explications sur la manière dont elle s’organise pour expliquer son histoire, ses choix, comment elle a dû s’organiser. « Je suis veuve depuis longtemps depuis 78. Donc ça veut dire que j’ai élevé mes enfants toute seule... C’est ben correct là... j’ai pas choisi, c’est la vie qui a choisi pour moi. Mais ce que je veux dire par là c’est que j’ai essayé d’anticiper… qu’est-ce que ça serait la retraite. » Elle poursuit : « D’ailleurs j’ai fait partie de beaucoup de choses. J’avais pris ma retraite si c’est ça que vous voulez savoir aussi… je fais beaucoup de bénévolat. (…) Mais donc je me suis beaucoup apaisée. Je vis beaucoup plus comme une ermite. C’est tranquille ici hein… c’est mon environnement, c’est le silence. J’suis pas malheureuse. » Et lorsque nous lui demandons si c’est son choix de vivre là où elle est, elle répond : « Ah ben oui y’a pas personne qui m’impose quoi que ce soit. » Plus loin dans l’entretien, elle revient à nouveau sur son parcours :

Ce que je pense qui arrive aussi c’est que… j’ai eu beaucoup de chance dans ma vie. Même si je suis tombée veuve jeune là… J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie. Premièrement j’ai des parents extraordinaires. Pis comme j’ai dit à ma mère que si j’étais la femme que j’étais c’était grâce à elle. Donc c’est une chance. (…) Deuxièmement j’ai eu un mari, j’étais heureuse avec mon mari même si y’é parti jeune. (…) J’ai eu la chance de faire des voyages, j’ai eu la chance d’avoir un emploi qui m’a fait… qui a fait vivre mes enfants et moi. Un emploi de 36 ans, c’est quand même pas rien. J’ai eu la chance de connaître des gens sympathiques pis extraordinaires dans tous les clubs que j’ai rencontrés pis des gens qui ont su m’apprécier. 

Qc09

Et lorsque nous l’interrogeons sur l’aide qu’elle reçoit de ses enfants, elle réaffirme non seulement son autonomie, mais : « J’peux toujours faire appel à eux si c’est nécessaire (…) Mais c’est sûr qu’ils viendront pas rester ici. Je ne leur demanderai pas ça. Moi j’ai fait ma vie. Eux y font leur vie, pis je me mêlerai pas de leur vie. » (Qc09)

Par leur récit, ces deux femmes tiennent à montrer que, malgré les difficultés, elles sont capables de certains accomplissements, qu’elles ont conquis une liberté, à travers les vicissitudes, et que si leur situation est encore très difficile (peu de ressources matérielles, faible réseau social), elles estiment avoir gagné en autonomie. Leur récit atteste d’une parole et d’une conduite qu’elles assument : je veux, j’ai fait, j’ai décidé, j’ai quitté, etc. Il nomme les capacités (de dire, de faire) qu’elles se sont découvertes ou qu’elles ont acquises, et qu’elles cherchent à conserver en vieillissant.

Pis là je suis tombée toute seule là, j’ai apprivoisé la solitude, j’ai fait mon deuil, j’ai appris à vivre. Pis là j’me suis dit faut que je vive quelques années pour être capable aussi de m’autonomiser…

Qc01

Les points de rencontre entre le dire, le faire et le raconter

Les capacités de dire, de faire et de se raconter se séparent difficilement. Une même stratégie traduit souvent plus d’une seule capacité. Par exemple, aller faire son épicerie en compagnie et avec l’aide de sa fille permet non seulement d’avoir un transport et de faire ses achats (capacité de faire), mais aussi de préserver un lien – de filiation en l’occurrence – autour d’échanges et de conversations (capacité de dire), qui s’échelonnent sur la longue durée, relient le passé et le présent, s’ancrent dans l’espace – la maison familiale que l’on continue d’habiter, un trajet que l’on parcourt régulièrement avec sa fille – et préservent en partie l’identité (capacité de se raconter). Conserver un espace privé et intime, et continuer de vivre dans sa maison ou son appartement, c’est préserver sa capacité de dire en décidant pour soi-même et en limitant les interventions et les jugements des autres sur la manière dont on organise sa vie; mais c’est aussi conserver un pouvoir de se raconter, en conservant des objets, des activités, un emploi du temps en continuité avec le passé. La réciprocité dans les échanges – un service contre un autre service, un bien contre un service – renforce la capacité de faire, de continuer à habiter dans son logement, de faire ses courses, mais également son pouvoir de dire, de ne pas se sentir entièrement dépendante et redevable, et de pouvoir demander. Enfin, la capacité de se raconter repose toujours sur un dire, une narration et rend compte d’un faire, de réalisations, d’inflexions dans une trajectoire, de difficultés surmontées. Le faire s’articule toujours à un dire et à un raconter.

Mais c’est à travers l’anticipation et la planification que l’on observe peut-être le mieux comment le dire, le faire et le raconter sont étroitement liés. Les personnes qui ne sont pas encore dans une forme d’habitat collectif[6] anticipent le moment où elles devront quitter leur maison ou leur appartement pour aller habiter ailleurs. Elles savent qu’elles ne pourront pas toujours vivre seules chez elles, que viendra un temps où elles n’auront plus la capacité physique d’entretenir leur logement ou de faire leurs courses, qu’elles ne pourront plus se déplacer ou gravir les marches sans risque de tomber, alors elles planifient leur départ. Elles veulent décider où elles iront vivre, choisir la résidence et si possible le moment où elles « casseront maison ».

Il ne faut pas que tu attendes non plus d’être trop, trop âgée. (…) C’est parce que si à un moment donné la maladie t’attrape là, hum… L’hôpital bien là, elle (sic) va me soigner le temps qu’elle va être obligée, mais après ça elle va dire : « Nous autres, on ne peut plus vous avoir, on va vous envoyer dans une résidence ». Puis là ils cherchent pour toi. Comprenez-vous là? Je veux choisir l’endroit où est-ce que je voudrai aller (…)

Cha10

Anticiper les changements et s’y préparer exige d’évaluer la situation et les options, de chercher et d’obtenir des informations, mais également des conseils pour évaluer ses besoins, les services offerts, les dépenses à venir. Si de nombreuses personnes désirent demeurer là où elles sont le plus longtemps possible, elles pensent qu’elles devront sans doute un jour déménager, qu’elles ne pourront plus assumer les tâches domestiques et qu’elles ne seront plus en sécurité chez elles. « Je calcule que je perds des forces » (Qc01). Alors elles commencent à explorer les possibilités, à prendre des informations sur les résidences et à les visiter. Elles veulent décider pendant qu’elles sont encore capables, avant d’être très malades ou de se blesser, pour éviter de devoir choisir dans l’urgence ou de laisser les autres décider à leur place. Une personne qui fait de l’arthrose et qui a peur de tomber sans pouvoir se relever, a mis sa maison en vente après avoir réservé un appartement dans la résidence de son choix dans son quartier. Elle a refusé de déménager à Montréal, à la demande de ses enfants qui voulaient qu’elle se rapproche d’eux. Elle préfère demeurer à Duberger, où elle se sent chez elle, où elle est impliquée dans la vie communautaire : « C’est là que j’me suis décidée : j’mets ma maison en vente pis je vais au manoir (…) » (Qc01). Une femme l’exprime clairement : « D’abord le gouvernement dit toujours : “Le plus longtemps que vous pourrez rester chez vous, restez-y!” Ce n’est pas eux autres qui nous runnent là (rire). On décide… » (Cha10)

Cette anticipation et cette planification relèvent de la capacité de faire, d’influer sur le cours des choses, de provoquer et non pas uniquement de subir les évènements. Elles relèvent aussi de la capacité de dire, c’est-à-dire de recueillir une information et de l’évaluer pour exprimer une préférence ou formuler une demande. Elles relèvent enfin de la capacité de se raconter, de l’évaluation de ce à quoi l’on tient, de ce que l’on veut demeurer ou préserver, du maintien de soi dans le temps, malgré les changements ou par des changements. Il faut en effet s’informer, faire des calculs, peser le pour et le contre. Dans la décision, de multiples aspects doivent être pris en considération : ressources financières et matérielles, accès aux ressources, sociabilité et proximité des proches aidants, santé et sécurité (Desprèset al., 2017; Morel-Brochet et Rougé, 2017). Parfois, aller vivre dans une résidence peut coûter plus cher que demeurer dans sa maison, faire faire les travaux et acheter des services. Se rapprocher de ses enfants peut conduire à se couper de son réseau social (amis, voisins, association, médecin de famille) sans nécessairement voir beaucoup plus ses enfants qui sont très occupés. « Je suis encore capable d’aller à la piscine, comme je suis encore capable d’aller à mon bénévolat, pis que je suis très proche. Tsé ma vie est ici » (Qc06).

Certaines ont déjà choisi là où elles souhaitent vivre : « Là je me suis dit : ben il est peut-être temps d’aller dans une résidence parce que là je suis en forme, mais je savais qu’un jour je finirais par être moins en forme (…) Pis je me disais c’est moi qui va choisir au lieu que ce soit mes enfants pour ne pas les obliger... [et] ça ne veut pas dire que ça fait notre bonheur » (Mtl01). D’autres ont choisi d’entretenir leur maison comme cette autre qui habite Québec : « Mon mari a toujours entretenu [la maison]. Mais après le départ de mon mari [il est décédé], je me rappelle même pas quand est-ce que j’ai pris la décision de toutes changer mes fenêtres. Pis j’me rappelle même pas avoir pris le contrôle imagine-toi ! J’étais un p’tit peu perdue j’pense… mais j’me disais : “Je laisserai pas partir ma maison, mon mari l’a toujours bien entretenue” » (Qc05).

La triple capacité de dire, de faire et de se raconter permet ainsi aux personnes une appropriation matérielle et une appropriation symbolique du monde qui les entoure (Simard, 1980). L’appropriation matérielle relève de la logique de l’utilité, de la manipulation efficace du monde qui entoure dans le but de satisfaire des besoins, en vue d’un résultat très concret (se rendre à un endroit, réparer la maison), très largement soumis au principe d’efficacité. L’appropriation symbolique relève plutôt de la logique de l’identité et du sens : donner ou conserver un sens au monde que l’on habite, afin de pouvoir s’y orienter, s’y reconnaître, y avoir une identité et une place (au sein d’une famille, d’un groupe, d’une collectivité). Elle permet d’inscrire sa conduite (a) dans une temporalité et une durée (un passé et un avenir, partagé et communicable), (b) dans un espace (des frontières, des distances, des lieux familiers), et (c) dans des relations qui font sens (conduites prévisibles, sécurisantes, obligations réciproques reconnues). Elle produit de la signification : une mémoire et des projets dans lesquels les actions trouvent une justification en regard de son passé et de ses aspirations, ce que l’on a été et ce que l’on souhaite demeurer ou encore devenir (Cook, 2018).

Dépendance et fragilités

L’examen des stratégies des personnes âgées sous l’angle de leur capacité de dire, de faire et de se raconter, permet d’abord de vérifier que l’autonomie s’actualise et se développe autant par la dépendance aux autres que par le refus de cette dépendance. C’est souvent grâce à l’aide reçue que la personne peut demeurer chez elle, conserver des activités auxquelles elle tient et trouver réponse à ses besoins. La capacité de dire, comme celle de faire ou de se raconter, repose sur l’accès à l’information, nécessaire pour juger, évaluer les options et formuler un refus, un choix ou une préférence. Elle repose sur la présence d’interlocuteurs en qui l’on a confiance, qui fournissent cette information, prodiguent des conseils et encouragements, écoutent ce que l’on a à dire, aident à évaluer et décider. L’autonomie repose ainsi largement sur la diversité des liens et des contacts dont une personne dispose (Dallaire et Desrosiers, 2019) : moins les liens sont nombreux plus elle est à la merci de quelques personnes, et si ces liens font défaut, elle se retrouve en difficulté. À l’inverse, plus ces liens sont nombreux et diversifiés, moins elle est contrainte de toujours demander aux mêmes individus, et plus elle dispose d’une marge de manoeuvre en cas de la perte d’un lien. À cet aspect quantifiable des liens, nous pouvons ajouter une dimension qualitative : plus la relation repose sur la réciprocité, la possibilité (directe ou indirecte) de donner en retour, et plus elle est en mesure de demander, de faire des choix, de prendre des décisions et d’exercer un certain contrôle sur sa situation.

L’examen des stratégies permet également de comprendre que l’autonomie n’est pas l’absence de vulnérabilité. L’autonomie se découvre devant la fragilité, comme le souligne Paul Ricoeur, car c’est devant une résistance ou un obstacle à surmonter qu’une autonomie peut s’exercer et se développer. N’est autonome que celui ou celle qui est limité, qui est soumis à des contraintes, qui ne peut pas tout. Et n’est fragile que celui ou celle qui est appelé à devenir autonome, à conquérir une certaine autonomie, toujours limitée, jamais acquise définitivement. « C’est la vulnérabilité qui fait que l’autonomie reste une condition de possibilité » (Ricoeur, 2001, p. 85). Une vulnérabilité, une fragilité, des limites que les personnes rencontrées nomment, anticipent et racontent, auxquelles elles se heurtent, parfois douloureusement, en cherchant à les surmonter ou les atténuer, pour conserver une prise sur leur existence. L’autonomie et la fragilité sont indissociables, sur le plan logique comme sur le plan existentiel.

C’est dans des situations de fragilité que l’autonomie se découvre et rencontre en même temps ses limites. Tout d’abord, le réseau de parents et d’amis, sur lequel leurs stratégies prennent appui et leur autonomie repose très largement, tend chez plusieurs à se rétrécir. Chez les personnes vivant seules qui constituent notre échantillon, plusieurs sont veuves et elles ont ainsi perdu leur principal soutien pour faire face aux difficultés. « Quand y t’arrive un dégât – ça va-tu rentrer dans le sous-sol cette eau-là? – qu’est-ce que j’fais? » (Qc01). Les frères et les soeurs décèdent (« J’ai pas personne de ma famille pour m’amener [à l’hôpital], y’en a pu! » [Qc05]), ou ils ont des problèmes de santé (« J’ai juste une soeur, elle est, est un p’tit peu plus jeune que moi mais pas tant que ça, donc ça l’aurait été une corvée pour elle là [de la conduire à l’hôpital] » [Qc06]). Les amis se font plus rares, ils meurent ou s’éloignent (Mtl13, Cha01, Qc08). Les stratégies de certaines personnes reposent sur un ou deux liens, fortement investis; si ces liens se rompent, la personne âgée se retrouve dans une situation très précaire. « Fait que vous vous débrouillez quand vous ne pouvez pas aller chercher les choses, vous faites venir les choses à vous. Mais il faudrait plus… Il faudrait plus de soutien » (Mtl12).

Le déclin de leurs capacités physiques et les ennuis de santé rendent également leur situation plus précaire, compromettant leurs stratégies et en appelant de nouvelles. Plusieurs personnes interrogées souffrent déjà de problèmes de santé qui limitent leurs déplacements et leur capacité de réaliser les tâches de la vie quotidienne : problèmes respiratoires et pulmonaires, problèmes de vision, arthrite, arthrose, douleur aux jambes, à une hanche et aux genoux. Quelques-unes se remettent d’une opération ou d’un cancer qui les a momentanément rendues très dépendantes de leurs proches. Elles se fatiguent plus rapidement, ont davantage besoin d’aide, songent à déménager. Presque toutes disent avoir de la difficulté à marcher, surtout l’hiver (« Marcher l’hiver je suis plus capable » [Qc15]; « Quand c’est glacé l’hiver… » [Qc06]), à monter dans l’autobus (Mtl04, Qc12) ou à porter ses sacs d’épicerie (Qc06). Plusieurs marchent avec une canne, quelques-unes se déplacent avec un quadriporteur (« Je trouve ça plate de ne pas être capable de sortir » [Mtl13]) ou un déambulateur et ont déjà renoncé à plusieurs activités, craignant de faire une chute. « Avec ma canne, le carrosse d’épicerie (rire). Ce n’est pas facile » (Mtl11). Les escaliers deviennent pénibles à monter, les trottoirs l’hiver représentent un danger, les rues en pente un obstacle (Mtl09), mais la présence d’une rampe est rassurante (Mtl08). Monter dans l’escabeau pour laver ses rideaux devient dangereux, ramasser les feuilles à l’automne est épuisant (« C’est plus long à me remettre » [Cha09]) et aller à l’épicerie devient une source d’inquiétude : « Je n’y vais pas toute seule parce que j’ai tombé deux fois à peu près » (Cha02). La perte du permis de conduire pour des raisons de santé est problématique, particulièrement pour les personnes vivant en banlieue ou en milieu rural (Qc03, Cha03). « Mon auto, c’est mon autonomie » (Cha09).

Enfin, avec la retraite ou la perte du conjoint, les revenus diminuent, et la peur de manquer d’argent, de ne pas en avoir assez pour continuer d’habiter là où elles se trouvent, est présente dans de nombreux entretiens. Anticiper c’est chercher à garder le contrôle, mais en prenant conscience des menaces. « J’ai pas assez de ma pension. Mais un moment donné je mangerai moins si ça se trouve » (Qc14). Une personne nous explique avoir dû demander un appartement en HLM : « La vérité était que j’avais moins de revenus, et que mes forces diminuaient, que j’étais seule pour faire le déménagement » (MTL12). Un autre nous confie ne pas avoir les moyens de s’acheter un nouveau quadriporteur alors que celui qu’il possède fonctionne de moins en moins. Une dame de Charlevoix est très inquiète : pourra-t-elle conserver encore longtemps sa maison, pourra-t-elle payer les coûts d’entretiens ? Une résidente de Québec est aussi très préoccupée par les coûts des travaux (Qc06).

L‘équilibre trouvé est précaire. La santé, la réduction du réseau, le manque de ressources financières menace l’organisation trouvée, les stratégies développées, l’« ancrage souhaité » (Morel-Brochet et Rougé, 2017) dans sa maison ou son quartier. Entre l’affirmation de ses capacités et de son autonomie d’un côté, et la conscience de la fragilité de sa situation de l’autre, une inquiétude s’exprime : « Tsé à moment donné c’est inquiétant de rester seule là. En vieillissant là » (Qc08).

L’examen des stratégies des personnes âgées vivant seules à domicile permet de découvrir les multiples pratiques au moyen desquelles elles s’approprient leur monde et leur vie, au moins partiellement. Nous avons voulu dépasser l’autonomie fonctionnelle et l’autonomie décisionnelle pour découvrir d’autres dimensions de leur autonomie qui s’exercent par l’aménagement de l’espace, l’organisation du temps, un récit, parfois un retrait. Une conception de l’autonomie comme celle proposée par Ricoeur permet à la fois d’explorer et d’articuler les différentes dimensions de l’expérience du vieillissement et la manière dont les problèmes se posent aux personnes, de faire place à leur débrouillardise et aux solutions qu’elles élaborent. Si elle ne suffit pas à formuler et clarifier tous les enjeux moraux et politiques, notamment d’inégalités et de justice (Polivka et Moody, 2001), cette conception élargit considérablement la perspective. Si nos entrevues ne permettent pas de faire le tour de toutes les formes et conditions de l’autonomie, des capacités préservées, développées ou perdues, notre analyse en a mis en lumière plusieurs.

L’autonomie ne réside pas dans la capacité de se passer des autres ou de prendre seul des décisions, mais dans un ensemble d’activités, d’échanges, d’aménagements de l’espace et du temps. Elle émerge concrètement dans la vie quotidienne (Agich, 2009 [2003]), les interactions, les occupations, le retour sur le passé pour savoir ce que l’on peut et veut, affirmer qui l’on est. Elle émerge dans un contexte, dans des liens, des espaces et des environnements, à l’intérieur de limites, de contraintes et des contingences, et non en se dégageant du monde. Si les personnes se heurtent à des obstacles importants, leur vie demeure toujours mobilisée par des désirs, des intentions et des projets (Membrado et Rouyer, 2013).

« Habiter est la façon même de se tenir. Le “chez soi” n’est pas un contenant, mais un lieu où je peux, où, dépendant d’une réalité autre, je suis, malgré cette dépendance, ou grâce à elle, libre » (Lévinas, [1961] 2001, p. 26). On le voit dans la manière dont les personnes âgées organisent leur quotidien et aménagent leur demeure, afin de conserver un contrôle sur leur vie malgré le déclin de leurs capacités physiques, les deuils et leur peu de ressources.