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Dieu est horizontal. Ce n’est pas un chef au-dessus de moi, c’est un fluide où baigne mon élan vers l’autre[1].

Dans son essai L’art de réduire les têtes[2], le philosophe politique Dany-Robert Dufour se penche sur les mutations subjectives et sociales engendrées par la perte de prestige des « grands Sujets » en régime néolibéral, mutations que représente de manière éclatante le roman L’évasion d’Arthur ou la commune d’Hochelaga[3] de Simon Leduc, dont il sera question dans cet article. Inspiré notamment par la psychanalyse lacanienne, Dufour présente le grand Sujet comme une fiction logique, un point de repère sur lequel s’appuie une communauté pour expliquer son origine et sa fin. Ce Tiers — c’est l’expression que je privilégierai pour ma part[4] — a la particularité d’occuper une place d’exception et de limiter la jouissance des sujets, rendant ainsi possible la vie en communauté. La figure de Dieu, toujours antérieure et extérieure aux individus, apparaît spontanément comme une telle instance. Reconnue dans son statut de fiction durant la modernité en raison du triomphe de la science, cette figure a été partiellement substituée par de nouveaux tiers qui ont pris le relais, dans « une coexistence pas nécessairement pacifique[5] ». Dufour évoque les grands récits de légitimation identifiés par Jean-François Lyotard dans La condition postmoderne[6] : les récits des États-nations, les récits religieux, les récits d’émancipation du peuple travailleur, les récits communautaires qui ont contribué à horizontaliser et à fractionner l’espace de la communauté en Occident. Or, il postule que, dans la postmodernité, ces différents tiers sont « encore disponibles, mais que plus aucun ne dispose du prestige nécessaire pour s’imposer[7] » en raison du marché qui fait miroiter à chacun la possibilité de s’autoengendrer et de combler tous ses désirs grâce à la marchandise. S’instaure dès lors un paradoxe : ce Tiers n’en est pas un ; il ne limite pas la jouissance, mais la libère en atomisant la société du même coup. Ne reconnaissant plus spontanément la légitimité d’un Tiers au nom duquel sacrifier une part de leur jouissance, les individus accéderaient plus difficilement à l’ordre symbolique[8], autrement dit à la subjectivation, à la socialisation, voire à la solidarité. Ils seraient par le fait même sujets à de nouveaux symptômes (toxicomanie, boulimie, dépendances, etc.). Dans le cadre de la famille, le père a longtemps (et c’est encore largement le cas) présentifié la place d’exception, inscrivant l’enfant dans l’ordre du langage en lui transmettant son nom et en le limitant dans sa jouissance (du corps maternel), suivant le schéma oedipien bien connu. Le père tirait alors sa légitimité des autres grands tiers sociaux (patrie, religion, État), qui le maintenaient à cette « place d’exception ». Or, comme l’indique le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun, « [l]e régime du rapport au père ne représente […] qu’un moyen pour avoir accès à ce qui est prescrit par l’aptitude au langage[9] », un moyen qui a par ailleurs comme lourd coût d’instaurer une asymétrie entre les hommes et les femmes. Selon Dufour et Lebrun, le défi consiste aujourd’hui essentiellement à maintenir un régime démocratique porté par des idéaux de justice et d’égalité tout en s’assurant que « les nouvelles formulations de la grammaire sociale […] [soient] en mesure […] de soutenir la tierceté toujours nécessaire à la vie collective[10] » — ce qui exclut évidemment d’en appeler à une refondation du patriarcat. La littérature contemporaine témoigne de cette tension constitutive de la postmodernité.

Alors qu’il entre chez une pédopsychiatre avec sa mère, Arthur aperçoit au mur un tableau d’un « réalisme minutieux » représentant « un univers dévasté » (ÉA, 74) : une vieille salle de classe dont le toit s’est effondré. C’est d’ailleurs dans une école désaffectée que s’installe la « commune d’Hochelaga » dont le roman de Simon Leduc tient son titre. Le texte oppose ainsi à de multiples reprises un passé imparfait à un présent imparfait. La configuration familiale présentée dans L’évasion d’Arthur ou la commune d’Hochelaga incarne les deux pôles de la tension évoquée plus haut, qui sont aussi deux manières de s’inscrire dans le présent : refuser de s’assujettir aux nouvelles instances du pouvoir ou s’y soumettre en leur attribuant force de loi. La mère, Anne Seppa, ancienne travailleuse de rue, aspire à un certain confort et choisit de médicamenter son fils turbulent et de s’automédicamenter afin de trouver un peu de repos. Le père, Pierre Perra, lutte quant à lui contre les discours de la science médicale et du marché en consacrant son énergie au fonctionnement d’une communauté horizontale aspirant précisément à fonctionner en l’absence de chef, la commune d’Hochelaga. Il fait par la même occasion figure de tiers absent dans la vie de son fils. Entre les deux se trouve donc Arthur, le fils, qui souffre d’un TDAH[11] (ÉA, 102) et fait les frais de ce conflit. Il s’agira dans cet article d’analyser le roman de Leduc en présentant la logique selon laquelle cette tension se déploie. Prenant le parti de l’ironie, le roman explore la conflictualité propre à cette tension entre autorité et démocratie, sans la résoudre. La présente analyse soutient que l’écriture — celle qui est mise en scène, mais aussi celle que le texte suppose — se présente comme une résolution partielle, donnant à lire le texte comme un espace démocratique où le langage fait figure et fonction de tiers, ce dont on peut commencer à prendre la mesure en dégageant les principales caractéristiques formelles du roman. Si son intrigue est relativement linéaire, L’évasion d’Arthur présente une déconstruction évidente, évitant de conférer l’autorité narrative à une seule instance. Composé de 58 chapitres, le roman alterne entre la voix d’un narrateur hétérodiégétique et celle d’Arthur, auxquelles s’ajoutent d’autres voix parfois incongrues, notamment celle d’un chauffeur d’autobus. Plusieurs chapitres se présentent comme la transcription de « notes laissées en divers endroits sur divers supports pour diverses raisons » (ÉA, 20). Comme le dit Marie-Lise Rousseau, « [l]a présence de plusieurs narrateurs correspond aussi à la volonté de la commune d’avoir une voix collective », ce à quoi Leduc ajoute : « Ça dit que, finalement, l’histoire appartient à plein de monde[12]. »

LA MAISON DU PÈRE

En 1987, Patricia Smart proposait avec son essai Écrire dans la maison du père un regard positif et inédit sur le déclin du signifiant paternel. La maison du père, c’est la société en tant qu’elle est comprise comme une structure patriarcale ; l’expression est une métaphore « de la culture et de ses structures de représentation idéologiques, artistiques et langagières[13] ». Smart souligne que le patriarcat a la particularité de refouler le désir féminin, lequel est structurellement nié, contrôlé ou caché, tel un « cadavre sous les fondations de l’édifice[14] » qui soutient la maison. L’autrice parle d’un « meurtre fondateur sur lequel s’érige l’édifice de la culture occidentale[15] ». En analysant un large corpus d’hommes et de femmes, Smart en arrive à la conclusion que l’émergence de la parole féminine et du désir féminin qui « envahit » la maison au milieu du xxe siècle trouve à s’exprimer dans la littérature québécoise. Elle se manifeste dans le fond et la forme des textes d’hommes et de femmes, qui appréhendent différemment le réel entre les murs de cette maison ; le féminin suscite l’horreur chez les uns, la reconnaissance chez les autres. Cette traversée chronologique proposée par Smart permet de rendre compte de poétiques inédites engendrées par l’ébranlement du patriarcat et nous invite à signaler que, du point de vue de la production littéraire, la perte progressive du prestige des grands tiers d’autrefois ne semble pas déboucher sur la désymbolisation ou l’anomie que craignent plusieurs penseurs[16], mais au contraire sur un surcroît de symbolisation et de savoir-faire avec la langue. Le roman de Leduc, qui campe son histoire dans le Québec contemporain, semble porté par un même désir d’associer la créativité à l’ébranlement du patriarcat, en identifiant toutefois une victime nouvelle de cette reconfiguration, un nouveau « cadavre » : l’enfant. Pour le dire avec les mots du texte, « ils n’ont pas vraiment de dépenses [m]ais ils comprennent assez le monde pour se sentir endettés dès le départ » (ÉA, 30).

L’ENFANT GELÉ

Si l’action du roman est circonscrite au quartier d’Hochelaga, la commune dont il est question dès le titre longe le fleuve Saint-Laurent, sur lequel se déroulent d’ailleurs plusieurs des aventures d’Arthur. Véritable porte d’entrée du Québec, le fleuve Saint-Laurent inscrit la petite histoire fictive du roman dans une histoire plus vaste, celle du Québec du xxe siècle et de son industrialisation :

Le fleuve Saint-Laurent a longtemps été le dépotoir d’un monde en train de se faire. Électroménagers de la femme prisonnière du foyer, pneus de voiture du bonhomme qui s’en va au travail […] : le lit du fleuve préserve des traditions corrodées et ses rives continuent de nous raconter des fragments d’une histoire pas toujours heureuse.

ÉA, 143

À l’occasion d’une partie de golf hivernale sur celui-ci, Arthur tombe à l’eau pour ensuite être repêché et soigné. « La révolution est-elle prête à cautionner la mort d’un enfant ? » (ÉA, 138) se demandent les communards, hésitant à transporter Arthur à l’hôpital. Pierre fait effectivement un arrêt à la commune après avoir retrouvé son fils gelé. On devine que cette décision est à l’origine de la séquelle qu’Arthur gardera en souvenir : l’amputation de son petit orteil, ensuite lancé dans le fleuve depuis une fenêtre de la commune. Le sacrifice de l’enfant rejoint ainsi les autres vestiges du Québec et de son histoire culturelle.

En creux de cet événement se dessine le sort d’Arthur, qui doit malgré lui se tenir en équilibre entre le passé et le présent. « Quelque chose lui mange les jambes, l’aspire jusqu’à la taille » (ÉA, 134) au fond de ce fleuve qui fait figure de cimetière d’un ancien monde, mais tout indique que, hors de l’eau, il risque de finir autrement « gelé ». Arthur a froid et, malheureusement pour lui, le roman se déroule du 18 au 51 mars, dans un impossible hiver qui ne finit pas. « Il fait froid. Mon père pense qu’il empêche la terre de se réchauffer en pédalant. Ma mère pense que je suis mieux quand je suis gelé » (ÉA, 135), écrit dans son devoir Arthur, dont le destin est de se retrouver soit gelé dans le fleuve, soit gelé par un « traitement neurochimique » (ÉA, 17) désiré par sa mère épuisée, soit gelé sur le vélo d’hiver auquel son père a « accroch[é] deux skis » (ÉA, 63), lui qui tente à sa manière de lutter contre les effets néfastes de l’industrialisation sur l’environnement. Pierre, qui apparaît comme un « fou monstrueux » (ÉA, 89) aux yeux de ses voisins lorsqu’il transporte Arthur sur ce vélo « bidouillé à partir de poubelles » (ÉA, 63), est effectivement attaché à un monde passé. Il semble d’ailleurs tirer son nom de « l’âge de pierre » : « [A]ntimédicaments, antivoitures, anticapitaliste, anticivilisation… Tu t’ennuies peut-être de l’âge de pierre, mais tu peux pas obliger Arthur à vivre dedans », lui reproche Anne (ÉA, 101).

Pierre Perra est un père sur lequel on ne peut pas compter, qui manque à l’appel lorsque son fils fait des cauchemars. « On se moque de toi. […] Difficile de trouver plus loser » (ÉA, 280), dit à cet égard sa voix intérieure. « [Son] cerveau […] a souvent l’air hors d’usage » (ÉA, 34), mentionne quant à elle la narration très tôt dans le récit. Tout concourt dans le roman à confirmer l’insignifiance de ce père dont même la transmission patronymique est niée. Le fils se nomme en effet Arthur Seppa-Perra, à entendre « c’est pas Perra » : le nom d’Anne le précède et l’annule[17]. La première « évasion » d’Arthur, ramené chez lui dans une voiture de police, donne lieu à une crise survenant devant la maison paternelle. Anne s’y retrouve affolée et en pleurs : « J’avais mal aux oreilles à force de nous entendre pleurer. Même papa a changé. Il est devenu tout petit, l’arbre aurait pu l’avaler » (ÉA, 73 ; je souligne), mentionne Arthur dans ce chapitre où il assume la narration. Le discours du roman sur la paternité déborde le seul personnage de Pierre, ce que l’on repère justement dans le déploiement d’une métaphore on ne peut plus familière, celle d’un arbre malade apparaissant dans les premier et dernier chapitres. Face à l’appartement de Pierre se trouve en effet un « vieux frêne au tronc fendu » (ÉA, 13). De la même manière que dans les eaux du fleuve, « Arthur s’imagine disparaître à l’intérieur de l’arbre » (ÉA, 13), mais celui-ci est mort. Comme l’autorité du père, il « a arrêté de faire des feuilles » (ÉA, 332), il faut donc l’abattre. Toutefois, quelque chose en lui résiste aux employés de la Ville venus s’en débarrasser :

À un moment donné, la scie est tombée des mains d’un des employés. Quelque chose au coeur de l’arbre venait de lui dire : watch out ! […] Les gars de la Ville sont partis ce soir-là en laissant devant chez Pierre un totem qui cherchait encore les traits de ses visages. […] Les gars de la voirie ne comprenaient rien. L’arbre était mort et il tenait toujours.

ÉA, 332-333

On peut lire dans cette image la métaphore d’une paternité agonisante, mais suffisante, comme si Pierre représentait après tout un « good enough father », pour reprendre en la transformant l’expression de Donald Winnicott[18]. À cet égard, le sacrifice de l’enfant est lui-même « relativisé » grâce à un procédé ironique employé tout au long du roman. Lorsqu’on réalise qu’il tient encore debout malgré son amputation, la narration signale : « Le petit orteil ? Juste ça ? On peux-tu dire ça, juste ça ? Entendons-nous, on n’est pas déçus, au contraire, on s’attendait à pire. Des orteils, on en a juste dix dans une vie, mais quand même, c’est pas là-dessus que tu fondes tous tes projets. » (ÉA, 144 ; je souligne)

LA MAISON DES FEUILLES

Il est avant tout question d’autorité dans L’évasion d’Arthur ; d’abord de celle du père et des pouvoirs en place, ensuite de l’autorité narrative. D’ailleurs, le narrateur s’adresse à nous pour signaler que « ce n’est pas l’auteur qu’il faut blâmer pour [l’absence du père]. Juste la vie. Parce qu’elle est chienne de même » (ÉA, 35). Les absences de Pierre s’expliquent par son implication au sein d’une commune d’une trentaine de personnes (et d’autant de comités, dirait-on[19]) animée par un désir révolutionnaire de « réinventer le monde » (ÉA, 116). Durant une assemblée décrite dans le roman, Pierre met de l’avant son désir de pratiquer « l’antipsychiatrie » dans le but d’accueillir des personnes marginalisées par leurs problèmes de santé mentale :

La révolution n’est pas simplement une lutte contre un système économique et politique, mais une réflexion sur les limites et discriminations imposées par le concept même d’individu. Le culte du sujet éclairé constitue le fondement de toutes les frontières, de tout ce qui coupe et empêche l’établissement d’une communauté réelle. Quand on comprend que, pour qu’un groupe se soude, il faut un bouc émissaire, une sorcière, un étranger, on comprend pourquoi ça va toujours mal partout.

ÉA, 119

Pour vendre son projet, « [i]nvoquer des autorités intellectuelles ne sera d’aucun effet » (ÉA, 123) ; il utilise donc le cas de son fils, que les médecins « viennent de commencer à médicamenter pour son comportement » (ÉA, 124). Cela dit, son projet se bute à une opposition consensuelle des communards, qui ont peur que « [d]es tout croches […] tournent autour des enfants » (ÉA, 120). « [L’]argument pèse. L’enfance, ici, on la vénère. La moindre menace contre l’innocence est mal vue. » (ÉA, 120) À cela, Pierre répond qu’il « ne veut pas faire rentrer des pédophiles dans la place » : « Je pensais plus à des schizophrènes, des bipolaires, des paranos. » (ÉA, 121) Le principe de l’antipsychiatrie étant difficilement accepté au sein de la commune, le projet de Pierre prendra plutôt la forme artistique d’ateliers d’écriture réalisés avec des personnes souffrant de problèmes de santé mentale ; un « espace d’expression libre », une « caisse de résonance des discours » (ÉA, 123) qu’il nomme la « Maison des feuilles ». Devant l’assemblée, il présente ainsi son atelier d’écriture — qui n’a de littéraire que le nom[20] :

On écrirait tout pis on punaiserait les feuilles sur les murs pour montrer comment les lieux nous dictent des comportements. Ces feuilles qu’on accrocherait un peu partout, ça deviendrait comme une série d’étiquettes dont on veut se débarrasser. Pis la colle finirait par sécher, pis tout tomberait.

ÉA, 123

Entre les murs de la Maison des feuilles, c’est donc un art éphémère qui est valorisé, un art qui ne fige pas le réel — tout le contraire du roman traditionnel, que Patricia Smart conçoit comme une manifestation de la maison du père, une

solide construction du langage grâce à laquelle, nous a-t-on toujours dit, l’écrivain « capte » le réel et transcende le temporel par les formes éternelles de l’art. Là-dedans, l’écrivain s’assure de son emprise sur l’altérité en se revêtant de l’autorité d’un narrateur omniscient, doté de par le pouvoir de son regard de la capacité de réduire la multiplicité du réel à la cohérence rassurante d’une vision unie[21].

En ce sens, Smart inscrit l’histoire des formes littéraires au sein d’une histoire politique ; les écritures fragmentées, épistolaires et intimes qui surgissent en même temps que s’opère un déclin du signifiant paternel se présentent comme « une autre façon de re-présenter, d’écouter et de toucher la texture du réel[22] ». De même, dans L’évasion d’Arthur, on suggère que « [l]a folie n’est qu’une autre façon de lire le monde » (ÉA, 46). La Maison des feuilles « n’a pas d’objectif esthétique » :

C’est un espace pour créer des effets, agir et toucher. À la Maison des feuilles, les murs semblent toujours prêts à s’envoler. Un courant d’air et des vagues ondoient. Les murs parlent en collectionnant les textes punaisés lâchement. Les voix, les vies se juxtaposent, se transforment en rencontrant d’autres voix.

ÉA, 169

Ce projet « révolutionnaire » qui évoque les avant-gardes concerne d’abord la commune, pour ensuite en déborder et contaminer la ville, suivant le désir des communards de propager son « mode de vie » en multipliant « les liens qu’elle soude » (ÉA, 154) :

[L]es échos de la commune résonnent sur un territoire qui s’agrandit chaque jour. Aux graffitis politiques se sont ajoutées des banderoles retombant le long des escaliers en colimaçon. Au-dessus des rues, les cordes se propagent en un réseau arachnéen […,] comme si le quartier s’était transformé en une grande maison à aire ouverte.

ÉA, 281 ; je souligne

La figure du « réseau » s’oppose évidemment à la verticalité et à l’autorité unique, surplombante, raison pour laquelle sans doute elle habite toute l’oeuvre ; que l’on pense notamment aux communards aidés d’Arthur qui creusent sous la commune des tunnels afin de « reconnecter les tuyaux » (ÉA, 154) qui leur donneront accès à l’eau potable, mais leur permettront aussi de mener un trafic de médicaments.

DE L’AUTONOMINATION

En refusant qu’une seule instance prenne la parole au sein du texte, comme je l’ai mentionné en introduction, Leduc imagine le roman comme un espace démocratique. Le langage est ainsi conçu comme l’outil d’une prise et d’une déprise du pouvoir. Lorsque Jean-Pierre Lebrun souligne que « l’altérité est dans la langue[23] », il signale que le langage constitue le degré zéro de la tierceté en communauté. La nécessité du Tiers est prescrite par notre condition d’être parlant — l’accès à la tierceté est à la fois le résultat de l’accession au langage et sa condition préalable. Parler, c’est accepter qu’il y ait du tiers entre le monde et soi, c’est accepter que le mot n’est pas la chose et que tout sujet est assujetti à un code qui le précède et le dépasse. Pierre suspecte cette soumission, notamment lorsqu’elle instaure une discrimination. En plusieurs lieux, il associe le langage à une courroie de transmission d’inégalités : nommer l’autre, c’est le soumettre aux jugements. À propos des schizophrènes, des bipolaires et des paranoïaques, Pierre dira « que les noms qu’on leur donne sont pleins de jugements. C’est les mots qui font peur. C’est cette peur-là que je veux combattre » (ÉA, 121). Le personnage de Choukri, en ceci qu’il paraît perméable au langage qui s’adresse à lui, échappe au lien social, ce qui est valorisé par Pierre : « Pour [lui], Choukri est magnifique. Entre l’écriture et le geste, Choukri ouvre une brèche et se définit autrement. Les mots ne le paralysent plus. Choukri est son propre maître. » (ÉA, 170) Arthur est le premier à rencontrer Choukri, qu’il nomme Barbe bleue ; lorsqu’il demande à l’homme son « vrai nom », celui-ci l’invite à s’interroger sur l’acte de la nomination : « Qu’est-ce qui est vrai dans un nom ? » (ÉA, 127) Le nom, selon Barbe bleue, n’est pas un signifiant qui octroie une place spécifique dans le langage, mais le signe de chaque relation : « Tu m’appelles Barbe bleue. Oui. Moi pas » (ÉA, 127), ce que la narration résume ainsi : « Ses parents l’ont appelé Choukri. Mais la vie lui a donné d’autres noms. » (ÉA, 127) Cette posture est idéalisée par Pierre, qui conçoit la Maison des feuilles comme un projet d’autonomination ; un moyen de se débarrasser des étiquettes. Après tout, « l’anarchisme n’est-il pas le projet de s’enfanter soi-même ? » (ÉA, 118), demande le narrateur.

Apparaît ici un motif important du texte dont il s’agit maintenant de prendre la pleine mesure : l’art poétique est étroitement lié à — voire engendré par — la remise en question de ce qui fait loi. Dans le cadre de leur cours « Univers social », les « apprenantes et les apprenants » (ÉA, 15) que sont Arthur et ses camarades de classe ont la tâche de se placer en équipes de deux « pour expliquer la création de l’univers » (ÉA, 11). L’un d’entre eux — que tout le monde envie parce qu’il a « une réponse toute faite » (ÉA, 11) à la question — raconte une version ludique de la Genèse impliquant « un barbu », « une boule de pâte à modeler », « une pluie d’animaux » et « une madame avec un tatoo de serpent » (ÉA, 12). Arthur préfère quant à lui « inventer une histoire » (ÉA, 12) dont on devine rapidement qu’elle a à voir avec son univers à lui : « Au commencement, y’a un homme qui pédale dans le beurre. » (ÉA, 12) Son coéquipier lui fait ce reproche : « Câline, Arthur, c’est pas de la création du monde que tu parles, tu parles encore de tes parents. » (ÉA, 12) Si l’imagination d’Arthur l’amène à réécrire le récit biblique de la Création, le roman s’ouvre avec une remise en question des lois encore plus stables que sont la gravité et le temps. On nous plonge d’emblée dans l’imaginaire de l’enfance, période où un signifiant en appelle un autre suivant le mouvement de la rêverie, où les mots sont des choses qui tombent d’un balcon à l’autre. « La neige tombe pu, è pousse » (ÉA, 9) : voici la première phrase de L’évasion d’Arthur, des propos rapportés phonétiquement qui évoquent un renversement de l’ordre du monde — la neige ne tombe plus du ciel, elle sort du sol, elle prolifère. Riche de sens, cette phrase l’est autant pour nous qui analysons le texte que pour Arthur, dont la pensée est dépliée par le narrateur dans les lignes qui suivent :

Échappée entre deux bouffées de Belvedere et tombée du balcon de chez madame Arsenault jusqu’aux oreilles d’un bonhomme de dix ans, cette phrase n’a pas fini de germer. Les potentialités sont énormes, quand on y pense. Encore plus quand on y rêve. Qu’est-ce qui peut pousser dans la neige ? Des popsicles, des slush puppies, des châteaux forts, des mondes féroces, des portes secrètes de labyrinthes souterrains… Assez pour étirer le temps avant que la cloche sonne et oublier que l’école a été inventée pour endormir l’esprit.

ÉA, 9 ; je souligne

L’enfance qui intéresse la narration dans cet extrait est celle qui n’est pas encore réprimée par les exigences de la réalité. Le pouvoir d’invention de l’enfance auquel la narration nous donne accès en faisant défiler les associations libres d’Arthur est clairement opposé à la loi des adultes qui interrompt à court terme la pensée de l’enfant (la cloche) et le dresse à long terme par le biais d’une institution « inventée pour endormir l’esprit » (l’école). « L’imaginaire sauvage » d’Arthur, mentionne sans équivoque la narration, est « non encore entravé par les impératifs de la raison ou paralysé par le regard des autres » (ÉA, 10) ; c’est l’enfance « pleine de charme » qui n’a pas été encore « massacrée […] par ses dresseurs[24] », pour citer André Breton. En effet, la valorisation d’une parole libérée des contraintes de la réalité n’est bien sûr pas sans rappeler le projet mis de l’avant dans le Manifeste du surréalisme, lequel valorisait par ailleurs le pouvoir d’invention de l’enfance et la parole des « fous » — deux valeurs que, nous l’avons vu plus haut, le roman met face à face, voire côte à côte, ou encore l’une sur l’autre[25]. Aussi, au sein de la commune, on ne supporte aucune autorité s’exprimant à l’endroit de l’enfance. Arthur surgit dans l’assemblée, et la parole d’autorité de Pierre qui lui « ordonne […] de retourner à la maison » (ÉA, 124) est annulée par le rappel à l’ordre d’un communard : « Scuse bonhomme […]. Tu parleras pas à ton kid de même. […] [I]ci, ton gars, c’est pas juste ton gars. C’est une personne. Il est libre. Si les malades ont le droit de dire ce qu’ils veulent, les enfants avec. » (ÉA, 125) Dès lors, Arthur « trouve à la commune un laboratoire où ses extravagances deviennent des mots d’ordre. » (ÉA, 146)

UNE PÈRE-MUTATION

On peut anticiper ce renversement de l’ordre des choses — où c’est la parole du fils qui fait autorité sur celle du père — dès la première page, alors qu’Arthur, dans son désordre, s’apprête à chausser les souliers du père : « Peu importe […] que son pied droit soit dans sa botte gauche alors que le gauche a failli chausser la botte droite de son père. » (ÉA, 9) Dans un monde où c’est l’enfant qui fait figure de grand Sujet, les parents se tournent vers lui pour trouver un sens à leur vie. La parole d’Arthur surgit dans les rêves de sa mère. À une médiatrice qu’elle rencontre en l’absence de Pierre, elle raconte :

Arthur, je suis tout le temps avec lui. Les semaines qu’il va chez son père, je rêve de lui chaque nuit. C’est pas une métaphore, je le vois toutes les nuits pour vrai. […] Le petit m’a fait une charade. Dans mon rêve. C’est drôle, il m’aurait dit ça dans la vraie vie, je l’aurais jamais retenu. Mais quand il vient me visiter dans mon sommeil, j’ai l’impression que je suis encore plus proche de lui. Ses yeux. Il pleurait pas, mais presque. Pis là, il me dit : « Mon premier est sous la glace./Mon deuxième est son contraire./Mon troisième est habitable./Mon tout annonce l’avenir. »

ÉA, 167-168

Anne en vient à formuler sa propre interprétation de la charade[26] : peau/os/logis (posologie). À son amant, Carl, elle dit : « Tu trouves pas ça capoté ? Arthur me parle dans mes rêves. Il me dit que je suis son remède. » (ÉA, 184) La médication (la posologie) lui apparaît comme la clé tant pour guérir Arthur que pour se guérir elle-même de ses maux : « tout son corps le lui dit : elle a besoin d’une armure pour se battre contre ce monde » ; « je suis comme Arthur » (ÉA, 152), pense-t-elle. Mais ce passage révèle aussi l’impossibilité pour Anne de constituer un repère pour son fils, suivant l’ordre logique des générations et de la filiation. Dans ce monde sens dessus dessous, c’est l’enfant fantasmé par l’adulte qui donne « les mots d’ordre ». Conséquemment, comme nous l’avons évoqué plus haut, le temps sort de ses gonds, suivant la métaphore shakespearienne — mentionnons au passage un devoir d’Arthur remis le « vendlundi 29 + 3 mars » (ÉA, 135). De son côté, Arthur doit s’inventer, se construire un repère imaginaire afin d’affronter ses angoisses.

Pour s’expliquer l’absence de son père, alors qu’il se réveille dans son appartement vide, Arthur pense au personnage d’un conte de Perrault que lui a déjà raconté Pierre. « Un nom a surgi dans l’esprit d’Arthur : Barbe bleue. » (ÉA, 33) La suite de l’histoire se chargera de trouver au nom son personnage. Il est en effet un personnage dans le roman qui devient le compagnon d’Arthur et qui semble pallier l’absence parentale : Choukri, qu’Arthur renomme « Barbe bleue » lorsqu’il le rencontre. Schizophrène, il s’agit d’un patient à l’hôpital où Pierre travaille comme préposé. Avec sa « barbe noire énorme » (ÉA, 23), Choukri s’inscrit dans la suite logique de Dieu et du père dont il cristallise les signifiants que le texte leur attribue par ailleurs[27] : « C’[est] un grand barbu, des yeux noirs qui sort[ent] de l’ombre, un visage d’histoire à mal dormir » (ÉA, 34), qui, à l’occasion, marche sur l’eau du fleuve gelé (ÉA, 126). Arthur apprend à apprivoiser l’homme qui, d’entrée de jeu, a les allures d’un personnage de fiction « venu d’ailleurs » et d’un autre temps ; « J’aurai trente-sept ans le 37 mars » (ÉA, 23), dit-il à Arthur. En le nommant Barbe bleue, le garçon l’intègre à son imaginaire. À l’image d’un animal phobique, Choukri se présente comme la source des angoisses d’Arthur, mais aussi le moyen de leur résolution : « Un monstre me disait que j’en étais un aussi. Mon mal de ventre a disparu. » (ÉA, 108) C’est bien le sens que prend la phobie dans les élaborations théoriques de Freud et de Lacan — particulièrement à partir du cas du petit Hans, dont j’ai proposé une analyse dans un autre lieu[28] —, celui d’une « poésie vivante[29] », d’un « mythe conciliateur[30] » par lequel une création subjective permet à la fonction paternelle laissée vacante dans le réel d’opérer, pour un temps, grâce à l’imaginaire. Tout se passe comme si la figure de Choukri permettait à Arthur de résoudre les questions sans réponses au coeur des conflits familiaux qui se déroulent sous ses yeux. À la suite d’une dispute entre Anne et Pierre, alors que ce dernier entreprend une relation sexuelle non désirée par Anne, celle-ci se retrouve seule à son appartement, le regard vide, paralysée par la confusion. Arthur entre en scène et s’explique ce qui lui apparaît comme la « mort » de sa mère par le passage de Barbe bleue : « [L]es traces de sa présence ne sont que trop évidentes : des poils hirsutes, une odeur de meurtrier, le chaos et… une femme morte. » (ÉA, 112) Arthur crie et permute dans le rôle du père : « Son cri, comme un baiser de chevalier, [ramène Anne] à la vie. » (ÉA, 112)

Ainsi, l’absence de Pierre a pour contrepartie une relation privilégiée entre Anne et son fils. Dans une scène inaugurale du roman, Anne s’inquiète du sort d’Arthur, qui passe une semaine chez son père ; un « sixième sens » (ÉA, 26) la liant à son fils lui en donne le signal. Cette inquiétude l’empêche de dormir, mais elle résiste à l’envie de retontir chez son ex-conjoint : « Pierre doit trouver ses repères dans le monde de la paternité et il doit les trouver seul » (ÉA, 26), se dit-elle. La narration nous informe pourtant qu’elle « a raison de s’inquiéter », car au moment même où elle fait de l’insomnie à cause de ses tracas, Arthur est aux prises avec un cauchemar :

Il vient de se réveiller en sursaut d’un rêve étrange où chaque partie de son corps qui entrait en contact avec un objet y restait collée, comme une langue sur un poteau l’hiver. Et quand on dit collé, ça veut dire bienvenue chez les amputés de guerre. Arthur a perdu ses mains, une oreille, sa bouche puis ses yeux. Il se trouvait dans la cour d’école et des objets n’ont pas voulu le laisser partir. Quelle force les animait ? Arthur ne saurait le dire. […] Il est tombé du lit après avoir perdu ses yeux. La chose les a littéralement arrachés de son visage. Qu’est-ce qu’on voit quand on devient aveugle ? Dans cette chambre plongée dans le noir, il ne voit rien. Quelle chambre, au juste ? Il ne voit même pas le bout de ses orteils, même pas ses mains.

ÉA, 26

Au réveil, il appelle son père à l’aide, mais ce dernier ne répond pas. « [E]st-ce que papa répond pas parce que je n’ai plus de bouche ? Est-ce que j’hallucine que je parle ? » (ÉA, 27) Le rêve d’Arthur en est un marqué par l’absence d’écart entre le monde et lui ; rêve d’un retour à un état infantile d’avant la parole où le corps n’est pas unifié et ne fait qu’un avec son environnement : « Les objets ne le lâchaient pas, il avait l’impression d’avoir des ventouses partout sur le corps. » (ÉA, 35) C’est bien la fonction primaire du Tiers que de permettre à l’enfant d’assumer une image de lui désengluée du grand Autre : le sujet ainsi formé ne fait l’expérience d’un tel démembrement qu’à régresser dans le rêve ou à sombrer dans la psychose[31]. Cela dit, il s’agit moins d’interpréter le rêve d’Arthur — qui est après tout un être de papier, soutenu par une narration qui ruse d’ailleurs avec le savoir psychanalytique[32] — que d’observer le sens inféré dans le roman à l’absence de son père : c’est le fils qui en paie le prix. Au réveil, Arthur appelle son père qui ne vient pas, puis frappe dans le mur de colère : « Ça dure de longues minutes, le temps que ses jointures éclatent et impriment des graffitis illisibles sur les murs indifférents. C’est du dripping dans son état le plus instinctif. Chaque coup résonne dans les poutres de l’immeuble. » (ÉA, 36) La colère de l’enfant devant l’absence de Pierre apparaît pour la narration non comme une simple source de désespoir, mais comme une expression artistique : du « dripping[33] ». À plusieurs reprises, le roman signale donc qu’il y a un lien qui unit le savoir-faire de cet « enfant qui parle trop savamment » (ÉA, 235) et la précarité de son rapport au père. « C’est ton père, ça ? » (ÉA, 70) demande à Arthur un inspecteur de police en désignant Pierre. « Normalement, oui » (ÉA, 70), répond le garçon. Cette réponse — et sa suite — signale l’étrangeté de leur lien, mais occasionne aussi un trait d’esprit du fils : « Normalement, c’est mon père, oui, mais c’est pas vraiment un père normal, c’est presque un paranormal. » (ÉA, 70) Cette répartie d’Arthur impressionne Pierre, qui se sent tout à coup de connivence avec son fils, sans toutefois avoir le sentiment de lui avoir transmis cette aptitude langagière. « Qui est-ce qui lui a appris ça ? » (ÉA, 70) se demande-t-il. Bref, l’absence du père dans L’évasion d’Arthur semble avoir pour conséquence de faire du fils un « artiste » au sein du texte.

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Le sujet qui s’interroge sur sa place dans le monde est plus que jamais — il l’a toujours été — confronté à l’insuffisance du père pour expliquer sa venue au langage et résoudre la question de son être. Des poétiques inédites s’érigent sur un désir de révéler la paternité comme une place vide, qui est aussi le désir de se référer à d’autres tiers ou d’accéder à la tierceté par l’écriture ; c’est le sens de la citation de Michael Delisle en exergue de cet article. La littérature peut ainsi être comprise comme un espace démocratique de subjectivation où des sujets s’inventent, font avec cette place vide, ce « trou noir », pour citer les premiers mots du roman — « Dans lequel on apprend que l’univers social est criblé de trous noirs. » (ÉA, 9 ; l’auteur souligne) Le signifiant paternel, on peut « s’en passer […,] à condition de s’en servir[34] ». Cette célèbre phrase de Lacan doit être comprise ainsi : un enfant peut accéder à la subjectivation même si un homme n’a pas fait pour lui office de tiers dans son histoire… pourvu que la fonction de « tiers subjectivant, symboligène et structurant[35] », pour reprendre la formulation de Patrick de Neuter, ait été assumée autrement. Cette phrase s’inscrit à un moment de l’élaboration lacanienne des Noms-du-père où le psychanalyste insiste sur le caractère structural de la carence paternelle : « le père [de la réalité] est toujours, par quelque côté, un père discordant par rapport à sa fonction[36] ». Des analyses contemporaines qui articulent la psychanalyse et la philosophie politique tentent de réinvestir politiquement les observations de Lacan en insistant sur la dimension historique de l’inconscient et de la tierceté. Car il se peut en effet que le monde social actuel, aspirant à plus d’égalité entre les sujets, ne prenne plus structurellement la charge d’instaurer des tiers partagés par tous ; c’est à tout le moins ce que suggère Dufour lorsqu’il s’explique le triomphe du marché sur les nouvelles configurations du désir.

Faut se rendre à l’évidence : tout n’est pas récupérable. À commencer par le monde. […] Les catastrophistes ont beau rêver d’un mur gigantesque pour freiner le char du progrès, tu sais bien que la collision a déjà eu lieu. Les dégâts sont là. La mort n’est pas en marche, c’est la vie qui a abdiqué.

ÉA, 279

Ce que le roman semble dire, c’est que le désir d’horizontaliser les rapports humains, de se débarrasser des pères d’autrefois, ouvre la voie au marché qui, dans l’ombre, prend le pouvoir et aliène autrement les sujets. Ainsi, pour financer les activités de la commune et faire proliférer son mode de vie horizontal, Pierre participe à un trafic de médicaments vendus précisément à des jeunes dans leur école ; il n’arrive donc qu’à déplacer le problème au sein d’une autre communauté, qui en paie à son tour le prix : « Même le milieu des services de garde au niveau primaire avait été infiltré. On a diffusé des images scandaleuses de jeunes réclamant leur droit à des médicaments pour guérir de leur statut de cancres. » (ÉA, 237) Le roman met à plat la rumeur populaire à l’égard de cette transformation sociale en présentant deux attitudes opposées, le catastrophisme et l’euphorie :

[C]omment la société avait-elle perdu le contrôle de sa jeunesse de la sorte ? Qui étaient les parents de ces enfants ? […] Les chroniqueurs populaires y allaient de leurs anecdotes familiales, utilisaient leur progéniture pour vendre le récit d’un désastre postmoderne. […] Nous avions normalisé le dopage, disaient les uns, parce que la société entière était devenue malade. Ce à quoi d’autres répondaient que les bons sentiments étaient la maladie infantile de l’intelligentsia gauchiste, et que ces jeunes-là avaient besoin d’une correction.

ÉA, 237

Ces deux regards contemporains sur les transformations sociosymboliques en question sont précisément identifiés par Lebrun dans son ouvrage La perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui :

Deux discours principaux se disputent les suffrages, celui d’un retour à l’ordre d’hier où on respectait l’autorité et celui du programme libertaire de l’autonomie maximale. Le premier rassure et, rejoignant des préjugés bien installés, risque toujours d’obtenir un franc succès même si une simple restauration du passé n’est en réalité en aucun cas envisageable. Le second attire aussi bien ceux qui trouvent trop lourde la tâche de devoir remettre de l’ordre et trop difficile d’avoir à supporter la violence qui en résulte que ceux qui, en quête de nouveauté et de mots d’ordre sans cesse renouvelés, peuvent ainsi se donner l’illusion d’être à la pointe du progrès[37].

Et pourtant, « [i]l existe une troisième voie […] qu’il va falloir frayer, ajoute Lebrun […], elle est néanmoins étroite, car elle va devoir en repasser par les sujets au un par un pour redonner sa juste place à la dimension collective[38] ». Puisque la tierceté n’est plus donnée d’avance, chaque communauté, chaque sujet est appelé à instaurer de nouveaux tiers. Simon Leduc emprunte la voie de la littérature afin d’exposer cette tension postmoderne. On est bien devant un « projet romanesque qui refuse d’être phagocyté par des considérations militantes, mais qui honore néanmoins la nature profondément politique du travail littéraire[39] », comme le dit Dominic Tardif. Refusant de privilégier le passé ou le présent, la révolution ou les psychotropes, le texte ici compris comme un espace agonique, suivant l’expression de Chantal Mouffe, identifie les deux côtés de la médaille :

[I]l faut cesser de croire que cette dimension politique se traduit forcément par une critique radicale exigeant une rupture totale avec la situation actuelle. […] Aujourd’hui, les artistes ne peuvent plus prétendre constituer une avant-garde offrant une critique radicale. Mais leur rôle politique n’est pas terminé pour autant ; ils ont un rôle important à jouer dans la lutte hégémonique […], ils peuvent contribuer à subvertir la configuration actuelle du pouvoir[40].

Si l’enfant est coincé entre ces deux mondes, le livre imagine qu’il n’a pas à choisir. La fin est à cet égard significative : Arthur s’enfuit à nouveau ; « Parti en échappée, l’enfant est partout et nulle part. » (ÉA, 337)