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On se représente souvent la Renaissance comme un âge idyllique peuplé de barbus vénérables, qui oeuvrent au développement des savoirs scientifiques, des spéculations philosophiques et surtout des arts : une période de retour aux sagesses et aux formes de l’Antiquité, de début de séparation entre ce qu’il est commun d’appeler le spirituel et le temporel. C’est une partie de la réalité. Mais ce fut aussi un temps d’extrême violence, en particulier à partir de la fin du xve siècle. Que l’on pense à la colonisation des Amériques par les Espagnols, aux guerres d’Italie ou à la Guerre des paysans en Allemagne : une succession de bains de sang. Et cela avant même que n’éclatent les Guerres de religion proprement dites. On en trouve par exemple la trace dans L’oeuvre au noir (1968)[1] de Marguerite Yourcenar, dans les écrits de Machiavel[2], ou de Giono (1963, en particulier)[3]. Mais aussi dans ceux de Martin Luther, figure majeure et, disons-le, fondatrice, du protestantisme. Lui-même, d’ailleurs, le revendiquait : « Je suis né pour guerroyer contre les groupes séditieux et les diables et pour être en campagne. C’est pourquoi mes livres sont si impétueux et si belliqueux » (p. 30). C’est la première impression qui se dégage de la publication, dans la collection « Traductologiques » des Belles Lettres, des Écrits sur la traduction de Martin Luther, édités, traduits et présentés par Catherine A. Bocquet.

Il faut se réjouir d’une telle publication : la traduction en allemand de la Bible par Luther, même si, c’est rappelé ici, elle n’est pas la première, marque une rupture dans la culture occidentale, et les polémiques engendrées par cette oeuvre, outre qu’elles eurent un rôle conséquent dans la naissance du protestantisme, résonnent encore dans la traductologie au xxie siècle. Il est donc très précieux d’avoir accès, en français, à l’intégralité des justifications publiées par Luther lui-même lors de ces polémiques, avec, en outre, l’allemand (de l’époque) en vis-à-vis.

La préface de Michel Grandjean se charge avant tout de la présentation historico-théologique, laissant à l’introduction de Catherine Bocquet la mise en perspective traductologique, et l’on observe un certain nombre de recouvrements entre ces deux avant-textes, ainsi qu’avec le riche corpus de notes et (heureusement…) la traduction proprement dite. Au-delà, le texte se compose principalement de trois lettres d’inégale longueur rédigées et publiées par Martin Luther entre 1530 et 1533 (p. 63-154). Il faut y ajouter une annexe fort bien faite sur les principaux personnages mentionnés dans la « Lettre ouverte sur l’art de traduire et sur l’intercession des saints », qui forme le coeur de l’ouvrage (p. 155-178), ainsi qu’une bibliographie.

Ce travail ambitieux et nécessaire soulève évidemment un certain nombre de questions qui sont à la fois historiques, religieuses et traductologiques. Et qui peuvent donner une sensation de vertige : nous sommes après tout face à la traduction française accompagnée d’un commentaire sur une traduction allemande qui eut la particularité, à son époque, d’ajouter une dimension supplémentaire à ce que l’on est tenté d’appeler un original (la Vulgate) tout en revenant souvent au texte hébreu pour remettre en cause le statut même de cet original (voir en particulier p. 12). On pense ici à Meschonnic (2002, notamment) ou au concept de manipulation, dû à Theo Hermans (1985, notamment), qui est d’ailleurs un des rares auteurs qui manquent à la bibliographie. Au point que l’on hésite au moment de tenter cette recension : qui commente quoi, au juste ? Et est-il vraiment raisonnable d’ajouter encore une couche, certes modeste, à ce séculaire empilement ?

Il convient, je pense, d’envisager cette publication sur deux plans : il y a, d’un côté, les idées que Luther y développe sur la traduction et, de l’autre, la façon dont ces idées sont mises à la portée du lecteur francophone d’aujourd’hui.

A-t-on, tout d’abord, affaire, dans ces textes, à une oeuvre proprement traductologique ? La réponse de Catherine Bocquet, dans son introduction, est indubitablement positive. Et, de fait, on trouve chez Luther maints échos de cet ordre, relevés ou pas :

  1. à Jérôme :

    à l’inverse, il est des passages où notre traduction calque les mots du texte original, alors que nous aurions fort bien pu en donner une version différente et plus explicite : c’est que ces mots-là avaient une valeur singulière […]) (p. 137)

  2. à Dolet, contemporain de Luther, qui aurait pu reprendre à son compte les cinq règles de la traduction 

  3. à Nida et Taber :

    Car ce n’est pas aux mots du texte latin, comme le font ces ânes, qu’il faut demander comment on parle allemand. C’est à la mère dans son foyer, aux enfants dans les rues, à l’homme du peuple au marché qu’il faut le demander ; écoutez comment parle leur bouche et tenez-en compte en traduisant : c’est ainsi qu’ils vous comprendront et verront que vous leur parlez leur langue. (p. 89)

  4. à Seleskovitch et Lederer :

    Lorsqu’on a trouvé les mots qui conviennent, il faut abandonner les mots de l’hébreu et exprimer le sens librement, dans le meilleur allemand que l’on connaisse. (p. 133)

  5. à Vermeer :

    Cette lecture est sans doute bonne, mais elle ne nous convenait pas pour le passage dont nous venons de parler. (p. 131)

  6. et nous pourrions continuer, en ajoutant, hors du champ traductologique, une inattendue préfiguration du pari de Pascal (p. 113-114)…

Catherine Bocquet dresse par ailleurs des parallèles tout à fait pertinents avec, en particulier, Jean-René Ladmiral et Katharina Reiss. Ladmiral (1997) ajouterait néanmoins qu’il s’agit, de la part de Luther, de la « traductologie d’avant-hier », c’est-à-dire d’un exercice prescriptif, servant avant tout à justifier les choix de traduction de son auteur.

Le coeur de l’ouvrage est évidemment ce passage repris dans maints ouvrages sur l’histoire de la traductologie, et qui se cristallise sur l’ajout, en allemand, d’un simple adverbe (allein, soit le français seulement, ou uniquement) à une phrase du chapitre trois de l’épître de saint Paul aux Romains. L’histoire est connue, mais il est nécessaire, pensons-nous, de la rappeler. Là où saint Jérôme avait traduit Arbitramur hominem iustificari ex fide absque operibus (p. 73), Luther a écrit l’équivalent allemand de « Nous pensons que l’homme est justifié [c’est-à-dire racheté de ses pêchés] par la foi seule, indépendamment des oeuvres de la loi. » (C’est nous qui soulignons. Michel Grandjean propose au demeurant une traduction légèrement différente, p. 16.) C’est ici qu’avoir l’intégralité du mémoire en défense de Martin Luther peut être utile et éclairant : comment construit-il sa réponse aux critiques (émanant essentiellement de Rome) selon lesquelles le mot équivalent à seulement ou seul, ne figurant pas dans le texte latin, était un ajout, et est donc constitutif d’une hérésie, avec en arrière-plan l’historique querelle des indulgences. Luther procède en fait en quatre temps. De manière très surprenante pour le lecteur d’aujourd’hui, il commence par affirmer avec véhémence sa légitimité de théologien et de traducteur (p. 65 et suivantes), avant d’enchaîner (p. 81 et suivantes) sur un torrent d’invectives adressées à ses contradicteurs qui, argue-t-il en substance, ne connaissent ni le latin, ni l’allemand, ni la théologie, ni la traduction. Le tout en filant la métaphore asinine : les papistes sont des ânes. Ce à quoi nous assistons en ces endroits, c’est à la construction d’un adversaire, pour des fins religieuses et théologiques : la polémique et la rupture sont de toute évidence recherchées. Et le public visé ne se trouve nullement au Vatican, mais bien en Allemagne (ce dont témoigne l’intense activité éditoriale autour des oeuvres de Luther dans cette zone de diffusion à cette époque). Et c’est seulement quelques paragraphes encore plus loin (à partir de la p. 87), que l’on se rapproche de l’argumentation scientifique, avec une justification linguistique : c’est ainsi que l’on parle en allemand. C’est généralement cette partie de son argumentation que les historiens de la traduction reprennent. Mais après l’explication linguistique en vient une dernière, théologique celle-là, à partir de la page 101. Et c’est l’ensemble qui forme ce dispositif rhétorique. On le sait depuis cinq siècles, il y a bien plus, ici, qu’une simple querelle sur la justesse d’une traduction : il y a au moins, et c’est une définition possible du protestantisme, la question de la place du texte même dans la religion (éléments rappelés par Michel Grandjean p. 10), et, par là, celle d’une médiation (ou pas) entre la parole divine et les croyants. Avec en filigrane le schisme entre protestantisme et catholicisme : texte religieux, donc, et aussi évidemment, texte politique.

Moins souvent citée, moins polémique, mais tout aussi intéressante est une troisième lettre : « Brève présentation des psaumes et explications sur la façon de les traduire » (p. 123-153). Luther y fait preuve de davantage de (fausse ?) modestie que de brutalité, et ses justifications s’appuient nettement plus sur le texte hébreu. Son message essentiel est au demeurant assez simple : des adaptations culturelles sont nécessaires pour faire bien passer le message, mais supposent une compréhension profonde du sens de l’original dans son contexte initial. Verres transparents et verres colorés, aurait dit Mounin (1955).

Martin Luther, théoricien (entre autres) de la traduction, donc. Oui, mais la stratégie à adopter pour traduire un tel texte devient elle-même une question traductologiquement épineuse… Catherine Bocquet est, à vrai dire, bien placée pour y apporter une réponse, dans la mesure où elle a publié, en 2000, L’Art de la traduction selon Martin Luther, ou lorsque le traducteur se fait missionnaire (Bocquet 2000). Et de se justifier à son tour, traductologiquement, consciente, sans doute, que toute stratégie dans une telle affaire pourra être taxée d’idéologique, au sens que les sciences politiques donnent à cet adjectif. Elle commence par reprendre la classique opposition entre sourciers et ciblistes pour expliquer, dans son introduction, que Luther était un cibliste avant l’heure (à quelques exceptions près, p. 37), avant d’opter elle-même pour cette même approche dans sa traduction : ton sur ton. Et il faut ici se réjouir de pouvoir disposer de l’original allemand en vis-à-vis de la traduction française. Cette approche se manifeste en particulier dans la traduction de certaines images : ainsi, l’allemand so steht das arme Volk da wie eine Kuh est-il traduit par le pauvre peuple reste là comme une poule qui aurait trouvé un couteau (développé p. 25), die feisten, reiche rotte des grossen hansens devenant ces tas de gros richards (p. 126-127), ou tel critique de la traduction de Luther se retrouvant qualifié, assez poétiquement, de chieur d’encre et pisseur de copie (Sudler et Sudeler, en allemand, p. 78-79). Ce choix, finalement, revient à ressusciter Luther au xxie siècle. Est-ce pour autant une traduction totalement cibliste ? Oui, par le choix des images. Mais peut-être pas par la conservation de la violence du propos (même si on trouve deux atténuations sans conséquences : p. 66 et 100-101). Martin Luther s’exprimerait-il avec autant de brutalité de nos jours, c’est-à-dire à une époque où la violence est perçue comme infiniment moins acceptable ? Et si oui, où cela le situerait-il dans la galaxie de la prédication contemporaine ? Conserver cette brutalité est-il une forme de respect historique, ou cela ne revient-il pas à légitimer les théologiens, quelle que soit la religion dont ils se réclament, d’aujourd’hui qui font eux-mêmes preuve d’une violence similaire ? Alors, document historiographique, oeuvre traductologique ou outil de prédication ? Les notes de bas de page ne se privent pas, en tout cas, de rectifier certains non-dits ou certaines exagérations de Luther (p. 127 et 144, notamment), ou de faire ressortir la posture théologique qui l’amène à certains choix (p. 142). Et bien sûr, il aurait été impossible de faire de bonne foi l’impasse sur le caractère abject des écrits antisémites dont s’est par la suite rendu coupable cet auteur (p. 36, notamment). Ce n’est en tout cas pas le moindre des mérites de cet ouvrage que de nous donner les éléments pour réfléchir à l’ensemble de ces questions, textes à l’appui.

Il est une dernière raison de se réjouir de cette publication. Elle pourrait fort bien ouvrir sur un champ de recherche nouveau : est-ce qu’on est mieux traduit par ses partisans ou par ses adversaires ? Après tout, la première traduction du Coran en latin fut l’oeuvre du théologien catholique Pierre le Vénérable, et commanditée par l’Église, pour mieux connaître et réfuter l’ennemi… À mettre en regard de cette phrase de Luther lui-même :

Ah, l’art de la traduction n’est pas à la portée du premier venu […] : pour bien traduire, il faut un coeur juste, pieux, loyal, persévérant, fervent, chrétien, savant, compétent et expérimenté. Je considère par conséquent qu’il est impossible à un mauvais chrétien ou à un esprit sectaire de faire une traduction fidèle.

p. 51

À débattre, donc…