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L’espace en partage. De quoi s’agit-il, observé du point de vue de la géographie sociale et des autres disciplines des sciences humaines et sociales ? C’est le sujet de cet ouvrage qui rassemble les réflexions issues du colloque éponyme organisé par l’équipe Espaces et Sociétés (ESO), en 2014.

Dans le contexte actuel de mondialisation, de modernisation généralisée et d’interactions entre sociétés, techniques et nature, d’une part, et la crise des paradigmes universalistes et la relativité de l’échelle nationale, d’autre part, la géographie sociale, comme d’autres disciplines, prend un tournant constructiviste qui l’amène à porter un intérêt croissant à la dimension spatiale des rapports sociaux. Elle énonce deux enjeux transversaux : celui de l’articulation entre espace et nature, qui invite à ne pas faire abstraction des soubassements physiques et biologiques des rapports sociaux, et celui du positionnement des chercheurs par rapport à leurs objets d’étude et d’action, qui implique le chercheur dans une « science en société ». Quels constats pouvons-nous faire à l’aune des articles publiés dans cet ouvrage ?

Le premier débat porte sur la façon dont les acteurs coexistent dans des espaces et des lieux donnés, à différentes temporalités, qu’il s’agisse des habitants du Paris de l’Ancien Régime, aux prises avec l’entassement et la promiscuité des logements, ou des rapports aux lieux de vie des actuels habitants périurbains et les nuisances ressenties du fait de l’activité agricole, ou bien que ce soit la délimitation de l’espace des colons dans la ville algérienne du XIXe siècle, ou l’asymétrie de pouvoir entre Palestiniens et Israéliens pour la patrimonialisation de la ville d’Hébron en Cisjordanie de nos jours, ou encore les espaces-temps partagés de soins dans un centre d’isolement durant l’épidémie d’Ebola au Gabon, ou dans un centre pour grands prématurés à Lille.

Les histoires de vie mettent en évidence des identités collectives et des solidarités, mais aussi des inégalités. L’espace, tant matériel qu’idéel est disputé. Il s’agit de comprendre les modalités d’appropriation de l’espace et de mettre en évidence inégalités sociales et rapports de pouvoir, dans la continuité des approches de géographie sociale développées par ESO (Ripoll et Veschambre, 2005). Ce faisant, on se rend compte des oppositions entre le public et le privé, entre l’intimité des habitants et la surveillance des autorités, entre l’espace domestique clos et l’espace social ouvert, entre le normé et l’informel. Paradoxalement, on montre aussi que les relations, les connivences, peuvent se faire à distance pour contrer les cohabitations difficiles. On montre que des mobilités inattendues contrecarrent les « assignements à résidence » et brouillent les frontières, que les liens des patients avec leurs proches humanisent les espaces de soin qui dépendent d’enjeux politiques et financiers.

Le second débat porte sur les manières de « faire partage », qui sont en phase avec des idéaux démocratiques et des valeurs de justice. C’est alors la dimension critique des approches qui est mise en avant, à travers une relecture des représentations sociales sous le prisme des discours politiques. Qu’il soit fait référence à la rhétorique volontariste et holiste de l’action politique d’aménagement urbain, qui prend le mythe du bon espace comme levier performatif là où les autres modalités d’action publique ont échoué, ou qu’on argumente la nécessité d’articuler le « dedans » et le « dehors » et celle d’accepter les divergences et les voies de rechange dans la gestion de la cité, voire de la nation, face au mythe du « village gaulois », ce débat est un plaidoyer en faveur d’une démocratie qui ouvre à l’altérité, à la pluralité et à la conflictualité de l’espace urbain. De même, à partir d’une critique de la dichotomie police-politique du « partage du sensible », de Jacques Rancière (2000), dans les espaces publics urbains, ce sont les activités et les engagements des citadins qui sont mis en avant. Par contraste, l’espace public de la salle de classe, analysé à partir de l’idée de monde commun d’Hannah Arendt (1983), montre l’importance de la spatialité des objets et la façon différenciée dont les enseignants s’en emparent pour contribuer à la lutte contre le décrochage scolaire. Regard sur les modalités de mise en oeuvre des politiques ou lecture critique à partir d’écrits philosophiques, ces analyses sur le partage de l’espace alertent sur le relatif et le relationnel de la conception de l’espace.

Le troisième débat porte sur les rapports entretenus entre les chercheurs et les acteurs. Ces rapports s’expriment par le développement des disciplines de l’action, telles qu’architecture et urbanisme pour n’en citer que quelques-unes, et s’inscrivent dans des dynamiques de projet, sur la base d’un espace hérité et d’enjeux spatialisés. On retrouve la revendication de l’expression des opprimés dans l’opposition entre deux collectifs pour l’aménagement d’un parc urbain en Argentine, ainsi que les revendications sur le partage des espaces de l’eau dans la vallée de la Sarthe, en France, où les considérations techniques avaient prévalu sur le vécu de l’espace, par rapport aux enjeux d’inondation. On retrouve également la nécessité d’une coconstruction des enjeux avec les acteurs, au-delà de l’exploitation économique et du contrôle politique qui structurent les régions ressources au Québec, ou la nécessité de l’expérience de coconception d’une trame verte et bleue dans la banlieue lyonnaise, en raisonnant l’entre-deux, le tissu interstitiel, mais aussi l’hybridation des pratiques savantes et ordinaires, de la biodiversité mesurée et perçue. La problématique du partage de l’espace, dans une logique de projet, apparaît pertinente pour caractériser les relations à des espaces en mouvement.

Quant à la question de l’interdisciplinarité, les propos développés portent sur trois points majeurs. L’approche par les dimensions spatiales permet-elle de renouveler les fondements disciplinaires et interdisciplinaires de la géographie ? Dans la variété des parcours et des postures, avec l’existence de passerelles ou d’impasses, des pistes se dessinent pour tenir à la fois une analyse critique et un engagement dans l’action. Y a-t-il des objets ou des concepts privilégiés pour intégrer la dimension spatiale dans les pratiques interdisciplinaires ? Ce sont des objets dynamiques qui sont au coeur des préoccupations de la géographie sociale, comme la mobilisation des femmes en milieu urbain, les trajectoires de vie des migrants, les crises. La proposition d’Henri Lefebvre (1974) de lier le social et le spatial à travers la triplicité de l’espace, perçu, conçu et vécu, enrichie de la combinaison des échelles d’articulation des rapports de pouvoir, fonde l’analyse de la diversité des pratiques et des politiques. Comment se positionner dans la concurrence avec les disciplines connexes qui adoptent le tournant spatial ? L’évaluation par les pairs est une mise à l’épreuve qui révèle les accords, compromis et malentendus. Les registres des relations aux espaces des individus et des groupes sociaux posent les frontières. Finalement, ne serait-ce pas les moments conviviaux, comme les pauses-café, qui seraient constitutifs d’un partage de l’espace entre les disciplines ?

En conclusion, L’approche interdisciplinaire de la dimension spatiale des rapports sociaux ouvrirait sur trois thématiques majeures : celle de la mondialisation, celle de l’espace du numérique et celle de l’environnement. Pourquoi l’espace en partage ne serait-il pas un lieu d’ancrage (Debarbieux, 2014) ou un territoire, à l’articulation entre acteurs, activités et espaces (Lardon et al., 2012) ? La géographie sociale n’est-elle pas en train de rater le « tournant territorial » actuellement pris non seulement par les sciences humaines et sociales, mais aussi par les sciences biotechniques, voire les sciences de l’information et de la communication et, qui plus est, par l’action, dans les différentes transitions (alimentaires, énergétiques, numériques…) en cours pour transformer le monde (Caron et al., 2017) ?