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Depuis plusieurs années, le géographe Augustin Berque s’emploie à rénover une science tombée en désuétude depuis le début du XXe siècle, la mésologie. Notons, certes, la publication en 1952 d’un ouvrage intitulé Les théories des milieux et la pédagogie mésologique, mais qui n’a pas suscité un renouveau de cette discipline. Il revient à Augustin Berque de l’avoir véritablement réactualisée.

Dans un petit Glossaire de mésologie publié en 2018, Berque définit la mésologie comme « étude des milieux », eux-mêmes considérés en tant qu’« ensemble des relations éco-techno-symboliques que, trajectivement, l’humanité crée à partir d’elle-même et de la matière première qu’est l’environnement » (Berque, 2018 : 26). La compréhension du vocabulaire mésologique forgé par Berque, et qui ponctue ses démonstrations, présente à elle seule un véritable enjeu. Il faut bien le dire, les concepts de « médiance » et de « corps médial », d’« acosmie » et de « métabasisme », de « trajection » et de « chorésie », de « motif écouménal » et de « moment structurel » ne sont pas encore passés dans le langage courant, ni ne semblent encore adoptés plus largement par la discipline géographique.

Sans doute conscient de la nécessité de vulgariser sa discipline pour mieux la faire comprendre, Berque présente un bref ouvrage sur le sujet, Là, sur les bords de l’Yvette, sous-titré Dialogues mésologiques. Ce nouvel opus se veut donc une introduction aux thèses mésologiques déjà défendues par l’auteur dans des ouvrages moins accessibles, notamment Poétique de la terre (2014) et Écoumène (2000), pour ne citer que ceux-là. L’auteur emprunte ici, pour ce faire, au procédé des dialogues entre un spécialiste reconnu dans son domaine et un enfant (ici, sa petite-fille), sur un thème relevant d’un champ de connaissance particulier (la mésologie).

Le premier chapitre est consacré à ce qui est devenu un lieu commun de la pensée berquienne, la critique de la modernité issue de la philosophie cartésienne. L’auteur y reprend les principaux poncifs de cette critique : la réduction de la réalité vivante à des modèles mécaniques et mathématiques, ou encore l’individualisme et la rupture radicale introduite entre le sujet et l’objet. Cette modernité cartésienne sert de contrepoint à la discipline mésologique. Celle-ci se présente en effet, selon son rénovateur, comme une science transmoderne, c’est-à-dire capable de dépasser les limites de la science moderne et des présupposés de la philosophie cartésienne (p. 46).

Au fil des chapitres II et III, Berque convoque tour à tour ses auteurs fétiches pour combattre la conception moderne du monde et fonder en théorie sa mésologie. Du biologiste Jakob von Uexküll (1864-1944), il retient l’idée que chaque milieu se définit comme réalité particulière à une espèce, qu’il n ’existe qu’en fonction des caractéristiques propres à chacune, qu’il y a donc autant de mondes qu’il y a d’espèces vivantes, chacune construisant son propre milieu, que celui-ci n’est donc pas réductible à l’espace cartésien, pure étendue géométrique, dont les lois seraient indépendantes de la nature des objets qui l’occupent (Lévy, 2003). D’Erwin Panofsky (1892-1968), c’est l’idée de la perspective signifiante, symbolique, qui replace le sujet observateur dans ses liens concrets avec la chose observée, qu’il oppose à la perspective géométrique d’un regard localisé en dehors de la réalité représentée, donc abstrait de ces mêmes liens concrets avec elle (p. 37). Les travaux de l’anthropologue André Leroi-Gourhan (1911-1986) lui suggèrent la théorie de l’émergence du genre humain par le couplage du corps animal et du corps social, théorie que Berque poursuit et complète par l’ajout d’une dimension symbolique, grâce à l’apport du philosophe japonais Tetsuro Watsuji (1889-1960). Disciple de Martin Heidegger (1889-1976), Watsuji a suggéré que l’espace, tout autant que le temps pour le philosophe allemand, est constitutif de l’existence humaine. C’est lui qui a forgé le concept de médiance, considéré comme « moment structurel de l’existence humaine », correspondant au couplage dynamique de l’être et de son milieu. Berque emploie aussi le terme corps médial pour décrire la résultante de ce couplage.

Il est étonnant que l’auteur ne mentionne pas le nom de Teilhard de Chardin (1881-1955), pourtant un penseur majeur appartenant à la même génération que les principaux maîtres à penser de Berque. En effet, lorsque ce dernier décrit la « chaîne trajective » comme « l’élévation de la matière vers la vie, puis de la vie vers l’esprit ; ou encore, [comme] l’émergence de la biosphère à partir de la planète, puis de l’écoumène à partir de la biosphère » (p. 98), cela n’est pas sans rappeler la thèse de l’évolution continuée de Teilhard, selon laquelle « l’anthropogénèse continue la biogénèse, laquelle poursuivait l’oeuvre de la cosmogénèse » (Tresmontant, 1956 : 47).

Ces auteurs s’inscrivent donc tous, d’une certaine manière, en opposition avec le dualisme cartésien du sujet et de l’objet, que Berque résume parfois par la formule topos ontologique moderne (TOM), qui nous aurait forclos de notre corps médial, chacun insistant plutôt sur un mode tantôt physique, tantôt symbolique, de réinsertion de l’être humain dans la concrétude de son milieu.

Le quatrième et dernier chapitre s’intitule La mésologie, à quoi ça sert ? Il laisse pourtant entière la question. Selon Berque, la mésologie servirait notamment, outre à critiquer le réductionnisme moderne déjà cité, à contrer le déterminisme géographique et environnemental (p. 72) et à établir un « garde-fou contre la dérive scientiste » (p. 89). Si la pertinence de ces atouts est bien fondée, force est néanmoins de constater que les géographes, notamment ceux qui s’inscrivent dans le courant de la géographie humaniste, n’ont toutefois pas attendu le retour de la mésologie pour les formuler.

On peut certes savoir gré à l’auteur que sa mésologie, à l’instar du développement durable mais sur des bases théoriques autrement plus solides, s’inscrit, quant aux enjeux relatifs à l’aménagement de notre planète, dans la perspective d’une recherche d’un juste milieu (on ne peut toutefois s’empêcher de sourire devant l’emprunt de cette notion à Aristote, alors que Berque a toujours semblé dévaloriser la théorie aristotélicienne du lieu au profit de la chôra platonicienne) entre les considérations de nature économique et les impératifs écologiques. Cette sagesse mésologique ne doit cependant pas nous leurrer. Que la démesure technoscientifique, dont l’exploitation de l’énergie nucléaire est l’une des plus fortes illustrations, doive être contrôlée, nul ne peut légitimement le contester désormais ; que le mode de vie occidental et les comportements qui lui sont associés, générateurs de pollution et en très grande partie responsables de la dégradation générale de nos écosystèmes et de nos milieux de vie, doivent être régulés, cela devient de plus en plus une évidence. Et Berque a raison de souligner que les écologistes (qu’il critiquait déjà dans un ouvrage paru en 1990 sous le titre de Médiance, à travers la critique du livre de Michel Serres, Le contrat naturel) qui considèrent l’espèce humaine comme une nuisance, vont trop loin dans leur délire (p. 99). En ce sens, la mésologie offre en effet une autre option pour penser les relations entre l’humanité et ses milieux, laquelle option semble raisonnable dans ses recommandations pratiques et solidement appuyée sur son édifice théorique.

Néanmoins, la mésologie qu’il promeut avec tant d’efforts, en couplant l’être humain avec son milieu, ne comporte-t-elle pas à son tour un risque ? En définissant la relation de l’être et de son milieu comme un « moment structurel » de son existence, cette médiance qui en résulte ne contribue-t-elle pas à enraciner chacun dans son milieu, celui-ci devenant, par cette relation, une part constitutive de son identité ? Berque n’affirme-t-il pas qu’être humain signifie plus spécifiquement :

Entre-lien humain, c’est-à-dire le lien qui existe entre les êtres humains. Or, ce lien n’est pas abstrait ; c’est, concrètement le milieu où nous vivons : non seulement les gens, mais aussi les choses qui nous entourent. Tout cela va ensemble, et cela va aussi avec l’individualité de chacun d’entre nous. C’est cet « aller-avec » que j’appelle la médiance. Cela veut dire qu’un individu ne peut pas exister en lui-même isolément ; il existe nécessairement dans ses liens avec un certain milieu. Sans milieu, on n’est qu’une abstraction, la moitié d’un être humain

p. 52

Nul ne peut donc s’abstraire de son milieu sans perdre son intégrité. C’est ici que nous pouvons, dans un renversement de perspective, mobiliser la philosophie cartésienne contre la pensée mésologique. Si le « topos ontologique moderne » rendu possible par la pensée de Descartes a conduit à bien des dérives, il ne faudrait pas non plus oublier que la rupture radicale entre le Sujet et l’Objet, introduite par ce même Descartes, est ce qui a permis l’émancipation humaine, l’être humain ne se réduisant plus, dès lors, à son milieu. C’est le philosophe Pierre Guenancia, grand spécialiste de la pensée cartésienne, qui résume le mieux cette avancée :

Certes je suis né dans ce pays et cette famille, mais je n’y suis pas né en tant que chose qui pense, chose que je suis dès le moment où je me considère comme provenant de ce pays et cette famille, mais non pas forcément comme lui appartenant. Je peux rompre avec mon pays et ma famille, ne plus me considérer comme leur appartenant. De tous les droits il n’en est pas de plus précieux que le droit de rompre ou de refuser de faire partie d’un ensemble. Or ce droit ne peut être que celui d’une chose qui pense, qui se connaît et se sait distincte de toute autre chose

Guenancia, 2012 : 380

N’y a-t-il pas là une leçon que devrait méditer tout mésologue ?