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Introduction

L’usine du Comptoir des minéraux et des matières premières (CMMP) d’Aulnay-sous-Bois, site de broyage, cardage et défibrage d’amiante, fut et demeure – du fait du délai de latence entre exposition et émergence des maladies associées – à l’origine d’une pollution majeure à Aulnay-sous-Bois (située à 14 km au nord-est de Paris, dans le Département de Seine-Saint-Denis) et dans certaines communes limitrophes. Insérée dans un tissu urbain pavillonnaire, cette usine est responsable d’une importante contamination, tant professionnelle qu’environnementale. Sept décennies durant, l’usine du CMMP a façonné le paysage industriel au coeur d’Aulnay-sous-Bois : de la mise en route des machines, en 1938, à leur arrêt, en 1991, et jusqu’à la déconstruction du site, à la fin des années 2000. Au cours de cette période, les fibres d’amiante furent transportées au gré du vent, exposant le voisinage, au même titre que les ouvriers, à ces silicates (INSERM, 1997) dont la cancérogénicité a été mise en évidence au cours du XXe siècle (Doll, 1955 ; Wagner et al., 1960 ; Selikoff et al., 1965) puis validée définitivement, par leur classement en 1977 comme cancérogènes certains, par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) [1].

Si les principaux travaux épidémiologiques démontrent les effets sanitaires de l’amiante sur des populations bien définies – généralement dans la sphère professionnelle (ouvriers du bâtiment, mineurs, garagistes, etc.) – les choses se compliquent lorsqu’on s’éloigne de la source de la pollution, lorsque l’aléa est dilué, lorsque les fibres du magic mineral [2] entrent en « concurrence » avec d’autres toxiques, laissant ainsi ouverts ces espaces d’incertitude si souvent utilisés par les producteurs d’ignorance (Thébaud-Mony, 2014). Quelques études [3] ont néanmoins permis de déterminer une relation causale entre une exposition « strictement environnementale » à l’amiante et l’occurrence de certaines pathologies (généralement les mésothéliomes pleuraux [4]) : près de mines comme à Libby (États-Unis) ou à Whitenoon (Australie) (Hansen et al., 1998 ; Whitehouse et al., 2008), à proximité d’usines en Italie (Maule et al., 2007), au Japon (Kurumatani et Kumagai, 2008) ou encore en France (Counil et al., 2007).

Il sera question, dans cet article, de ce dernier exemple. Comparée à d’autres sites industriels pollués, l’histoire du site du CMMP a acquis un statut particulier en raison d’une mobilisation collective de très longue durée (plus de deux décennies), à l’origine aussi bien des travaux de décontamination et de démolition du site que de plusieurs rapports scientifiques. Cette mobilisation puise son origine dans un « événement sentinelle [5] », la maladie de M. Léonard, qui déclara au début des années 1990 un mésothéliome pleural, signe d’une exposition à l’amiante. La proche famille de M. Léonard n’a eu de cesse de faire le lien entre l’exposition aux poussières issues des rejets atmosphériques de l’usine et sa maladie. C’est ici que traces, histoires et mémoires se rejoignent, au moment où la famille décide non seulement d’apporter les preuves de l’exposition cancérogène, mais également de démontrer que cet événement sentinelle s’enracine dans une situation collective concernant travailleurs et riverains du CMMP.

Fédérant les riverains au sein d’un collectif puis agrégeant d’autres associations oeuvrant sur ce territoire, cette mobilisation va permettre la construction de l’histoire d’une usine en exhumant les traces archivistiques et en consignant les témoignages. À force de bouche à oreille et de réunions publiques, mais surtout à l’issue de rapports de force avec l’industriel ainsi qu’avec les autorités sanitaires et territoriales, y compris devant les tribunaux, les malades sont devenus visibles. Leur mise en visibilité, qui correspond à autant de traces indirectes de cette activité mortifère, a rendu plus concret l’impact de cette pollution. À un moment où l’histoire reconstruite de cette usine et de ses impacts doit être mise en mémoire[6] suivant la volonté des associations – qui n’ont cessé d’interpeller les élus locaux – ce cas d’étude permet de s’interroger sur la disparition du lieu parallèle au processus de mise en mémoire d’un risque sanitaire, à la manière des questionnements soulevés par Veschambre, en 2008, sur la mémoire des traces détruites. Cet article reflète partiellement le travail tentaculaire mené avec les associations dans le cadre d’un programme Partenariats institutions-citoyens pour la recherche et l’innovation (PICRI) offrant l’occasion encore rare aujourd’hui d’associer officiellement acteurs militants et chercheurs dans une coconstruction scientifique.

Au-delà du cas précis aulnaisien, se pose donc la question de la mémoire de l’activité industrielle passée, du travail des hommes, mais aussi des nuisances produites et de leurs conséquences dans un espace urbain en pleine mutation. Se pose aussi la question de la superposition entre la « mnémé et l’anamésis » (Ricoeur, 2003), entre la mémoire sensible liée à l’affect et la mémoire sciemment mise en oeuvre, construite, pour lutter contre l’oubli. Cette mémoire « volontaire » sera ici examinée : a-t-elle besoin du lieu pour exister ? Dans le cas de cette usine, l’enjeu est réel et consiste à « geler » une histoire et à perpétuer la mémoire du drame sanitaire lié à des risques toxiques – cas par ailleurs transposable et très actuel – à rebours de tendances opposées inéluctables : la disparition des victimes, la raréfaction des témoins, l’effacement du site. Les choix en termes de réaménagement, fortement dépendants des pollutions résiduelles, sont désormais déconnectés d’une logique basée sur la valeur foncière qui ne s’applique pas ici. La (re)valorisation du lieu dépendra, dans ce cas, de la prise en compte du passé, de la perpétuation d’une mémoire liée à un espace finalement symbole d’une forme de résilience.

Éléments de méthodologie pour une coconstruction scientifique avec les acteurs associatifs

Les réflexions présentées ici s’inscrivent dans la continuité de travaux réalisés au Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (GISCOP93) entre 2016 et 2017, dans le cadre du programme PICRI. Dans un premier temps, il était question de rendre visibles les personnes exposées à cette pollution, par une cartographie des victimes à partir des données des associations (Prost, 2016). Ces premiers travaux se sont principalement appuyés sur les données récoltées par le Collectif des riverains, le Centre d’information et d’accompagnement des personnes exposées à un risque amiante (CI3A) ainsi que l’Association départementale des victimes de l’amiante en Seine-Saint-Denis (ADDEVA93). Si le recensement des personnes exposées est au coeur des préoccupations, il n’est toujours pas exhaustif aujourd’hui : 350 personnes exposées ont effectivement été recensées sur les 23 000, encore vivantes en 2009, estimées dans l’étude de Counil et al. (2012). Dans un second temps, il a été question de réaliser une étude de faisabilité sur la mise en place d’une plateforme cartographique d’auto-signalement en ligne des personnes exposées (Prost, 2017). Cette plateforme poursuit un double objectif : recenser les personnes exposées et les rendre visibles ; collecter des traces (souvenirs, documents manuscrits, photographies, etc.) relatives à cette pollution. Enfin, un travail d’archivage des traces récoltées par le Collectif des riverains a également contribué à l’élaboration des réflexions présentées ici. Cette contribution s’inscrit ainsi dans la continuité de ces travaux et s’appuie donc sur un dépouillement et une analyse des traces collectées par le Collectif des riverains depuis le milieu des années 1990 et archivées par le GISCOP93 en 2017. Certaines d’entre elles ont été directement utilisées dans le cadre de cet écrit avec l’accord du Collectif des riverains. C’est notamment le cas des témoignages de personnes ayant fréquenté les abords de l’usine pendant son fonctionnement ou juste après l’arrêt de l’activité, des échanges de courriers entre représentants de l’État ou des collectivités locales et habitants d’Aulnay-sous-Bois, ou encore des documents iconographiques, et plus précisément des photographies. Celle du démantèlement du site sous atmosphère confinée en est un exemple, complété par des clichés réalisés par les auteurs.

Le CMMP : traces, mémoires et histoires

L’histoire de la pollution générée par l’usine du CMMP est nécessairement construite à partir de traces, ces « entités matérielles susceptibles d’être utilisées comme argument pour établir, corroborer ou infirmer la vérité d’un fait échu » (Dulong, 2005 : 3). Dans le cas du site CMMP d’Aulnay-sous-Bois, de telles traces ont été recherchées et récoltées a posteriori, non sans peine, et ont permis notamment de cerner les conséquences sanitaires environnementales de cette pollution. Si, dès 1937, des riverains se mobilisent d’abord contre le projet d’implantation de l’usine, puis contre les nuisances générées par celle-ci tout au long de son activité, la mise en visibilité des problèmes de santé liés à cette activité industrielle n’intervient qu’à partir de 1995. En effet, le diagnostic d’un mésothéliome pleural chez M. Léonard, un ancien riverain, constitue l’élément déclencheur de la prise de conscience et marque les débuts d’une mobilisation citoyenne et scientifique lancée par des proches de cette victime.

Traces et mobilisations

Comme M. Léonard n’a jamais été en contact avec l’amiante dans le cadre de son activité professionnelle ou dans son logement, ni partagé sa vie avec un(e) travailleur(se) de l’amiante, la seule voie d’exposition pouvant expliquer le développement du mésothéliome est environnementale. C’est la rencontre avec un « expert-citoyen », Henri Pézerat, qui amènera très rapidement la soeur et le beau-frère de M. Léonard à comprendre que, comme lui, d’autres riverains – dans un périmètre relativement important autour de l’usine – ont certainement été empoisonnés. D’où un engagement aux finalités multiples : informer les riverains de la pollution environnementale générée par cette usine, accompagner les malades dans une éventuelle démarche de reconnaissance (qui suppose ici de compiler les preuves de l’exposition) et, enfin, faire en sorte que l’usine soit déconstruite sous atmosphère confinée et que les coûts de cette opération soient assumés par les propriétaires du site.

Ces « signes laissés par des événements passés » (Dulong, 2005 : 3) sont récoltés par les acteurs de la mobilisation citoyenne, en particulier par le Collectif des riverains du CMMP démarré sous l’impulsion de la soeur et du beau-frère de M. Léonard, soutenus par quelques acteurs scientifiques participant à la genèse du mouvement des victimes de l’amiante. Ces deux personnes ont joué un rôle fondamental dans la collecte de traces souvent très hétérogènes. Si les archives, locales et nationales, proviennent en grande partie de la ville ou du département (échange de courriers avec les différents maires de la Ville, préfets de département, associations de riverains, etc.) et, dans une moindre mesure, de l’usine, d’autres types de traces permettent également de « donner du sens à cette alerte » (Bretesché et Ponnet, 2012 : 5).

Les récits de personnes ayant vécu à Aulnay-sous-Bois ou des photographies constituent autant de traces de l’activité antérieure de cette usine et de ses conséquences actuelles. Les maladies graves et mortelles, rendues visibles, constituent enfin la trace la plus violente de l’activité passée du CMMP. Ces traces sont parfois utilisées comme preuve d’exposition, ce qui est bien illustré dans le cas des procédures de reconnaissance en maladie professionnelle ou des victimes de l’amiante (Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante [FIVA]). Ainsi, la « réactivation de la mémoire » (Idem) occupe ici également une place importante pour documenter l’histoire de cette pollution et de ses conséquences. Le travail du Collectif des riverains n’a pas seulement consisté à compiler des preuves d’exposition (malades ou évocations de la pollution). Le Collectif des riverains a aussi participé à l’organisation d’une véritable mobilisation en fédérant plusieurs associations oeuvrant sur ce territoire (Ban Asbestos, ADDEVA93 et Aulnay Environnement).

Le but de cette fédération était d’obtenir, des pouvoirs publics, la réalisation de plusieurs études visant à engager un travail monographique autour de l’usine du CMMP et à valider scientifiquement le signal sanitaire perçu, comme l’étude de Counil et al. publiée en 2007. Il s’agissait aussi de faire démolir l’usine en respectant des normes strictes pour limiter les possibilités de contamination supplémentaire. Il s’agissait enfin de retrouver les malades et les exposés en appliquant les préconisations d’une étude commandée par l’Agence régionale de santé (ARS) – l’étude de Counil et al. (2012) – notamment par la mise en place du CI3A avec le soutien du maire de la commune, et ce faisant, d’engager un travail de mémoire.

Les archives exhumées par le Collectif des riverains permettent de borner le début de l’histoire en 1937, lorsque le CMMP procède à une demande d’autorisation auprès du service de l’Inspection des installations classées, pour implanter ses activités en lieu et place d’une ancienne fabrique de meubles, sise 107, route de Mitry, au coeur d’Aulnay-sous-Bois.

Très rapidement, des plaintes émanent de riverains du site. Dans un courrier en date du 2 septembre 1937 adressé au préfet du Département de Seine-et-Oise (devenu pour partie en 1968, le Département de la Seine-Saint-Denis), un riverain de l’usine demande à éviter « d’accorder à un individu, une autorisation en contradiction avec les réclamations d’une collectivité et en opposition avec les us et coutumes des lotissements ». Il alerte également le préfet sur le fait que la municipalité « fait actuellement agrandir une école communale et construire une école maternelle-crèche à moins de 100 mètres dudit emplacement de l’usine insalubre ». Cette requête restera sans réponse. Plusieurs pétitions circulent également pour s’opposer à cette implantation, recueillant au total 102 signatures.

Malgré ces protestations mentionnées dans le rapport de la Commission sanitaire du 7 octobre 1937, un avis favorable est rendu, jugeant que « les arguments fournis sont sans valeur » (rapport de la Commission sanitaire du 7 octobre 1937). L’autorisation d’implantation est accordée trois mois plus tard, le 18 janvier 1938, par arrêté préfectoral. Si l’amiante y est présenté comme un « minéral inerte », plusieurs conditions doivent être respectées avant la mise en route des machines. Il est notamment précisé que « les poussières seront aspirées complètement […] et recueillies dans des chambres de détente » ou encore que « les bâtiments de l’usine, notamment celui où l’on traite les déchets d’amiante, seront clos et couverts de sorte que les poussières ne puissent s’en échapper, ni par les cheminées, ni par les ouvertures, ni par les interstices existant dans les murs, cloisons et toitures de ces bâtiments ». Pendant toute la période d’activité de l’usine, les plaintes se multiplient et donnent lieu, à plusieurs reprises, à de nombreuses mises en demeure de la part de l’État ou de la mairie. L’établissement est en infraction au regard des règles concernant les « installations classées », c’est-à-dire dangereuses. Le 18 juillet 1959, un courrier de R. Courtat, le maire d’Aulnay-sous-Bois, alerte le préfet de Seine-et-Oise dans ce sens :

À plusieurs reprises, notamment lors de la séance de travail et d’information du 15 octobre 1956, nous vous avons signalé des plaintes d’habitants de notre commune concernant le déversement massif de poussières en provenance d’une usine « Le Comptoir des Minéraux et des Matières Premières », sise 107, route de Mitry à Aulnay-sous-Bois.

Par lettre n o4092 C du 24 octobre 1956, du Cabinet de Monsieur Le Préfet, nous avons été avisés qu’une enquête de Monsieur Hussenet, Inspecteur des Établissements Classés, avait permis de constater une amélioration considérable des installations de captation et de filtration des poussières et qu’il apparaissait que les émissions de poussières, notamment sur le cimetière voisin, étaient extrêmement réduites, et presque inappréciables. Ces constations étaient d’ailleurs confirmées par des voisins immédiats. Nous attirons votre attention sur le fait que parmi les voisins les plus proches de cet établissement, il y a une école publique de filles, une école maternelle, un maraîcher et des pavillons individuels avec jardins.

Or nous sommes à nouveau saisis de vives réclamations concernant le déversement des poussières, qui se fait en quantités importantes. Plusieurs adjoints et moi-même avons pu constater qu’en effet, il y a une grande quantité de poussières déposées sur les tombes du cimetière et sur les végétaux notamment dans les terrains du maraîcher. D’après les voisins, les émissions de poussières les plus intenses ont lieu le soir, à partir de 18 h. L’établissement fonctionne également la nuit.

Vu la nocivité de ces poussières d’amiante et de mica, qui sont excessivement fines, nous attirons à nouveau votre attention sur cet établissement en vous demandant de procéder à une nouvelle enquête afin : d’exiger de la direction de l’établissement les mesures conformes à l’hygiène qu’elle doit prendre, conformément à la législation en vigueur, de contrôler si, comme le dit la rumeur publique, de nouvelles installations n’auraient pas été réalisées sans autorisation depuis 1956

Collectif des riverains

Le CMMP à l’origine d’une pollution multiple

Qu’il s’agisse des minéraux traités (amiante et sables de zirconium entre autres), de leurs potentiels toxiques respectifs, de leurs modalités de diffusion ou encore des types d’exposition induits (expositions professionnelles, paraprofessionnelles ou environnementales), la pollution produite par le CMMP d’Aulnay-sous-Bois, entre 1938 et 2009, est multiple et complexe à appréhender. De plus, elle s’inscrit dans un contexte spatiotemporel spécifique : celui d’une ville pavillonnaire de Seine-Saint-Denis (nord-est de Paris, Île-de-France) ayant connu une croissance et une densification rapides au cours du XXe siècle. Aulnay-sous-Bois connaît en effet une croissance démographique particulièrement importante pendant la période d’activité de l’usine (figure 1). Entre 1937 et 2010, soit la quasi-totalité de la période d’activité de l’usine, la population de la ville est multipliée par 2,6 environ et passe ainsi de 31 763 à 82 525 habitants (INSEE, 2017). Plus particulièrement, la population aulnaysienne connaît sa plus forte croissance entre 1962 et 1975 (+84 %).

Cette évolution démographique se traduit également par une densification du bâti (figure 2). Entre 1933 et 1976, on constate en effet l’apparition puis la multiplication de grands ensembles d’habitation, notamment au nord d’Aulnay-sous-Bois (Le Merisier) ou encore à l’ouest de Sevran (Les Beaudottes). De nombreux équipements ont été construits pour accompagner cet afflux de population, comme des écoles, des collèges, des lycées ou des gymnases. À mesure que l’activité de l’usine du CMMP s’intensifie, la ville se densifie, augmentant mécaniquement le nombre de situations d’exposition dans sa proximité.

FIGURE 1

Évolution de la population aulnaysienne entre 1937 et 2009, depuis l’implantation de l’usine du CMMP jusqu’à la déconstruction de ses bâtiments

Évolution de la population aulnaysienne entre 1937 et 2009, depuis l’implantation de l’usine du CMMP jusqu’à la déconstruction de ses bâtiments
Source : Insee, 2017 | Conception : Prost, 2019

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FIGURE 2

Occupation des sols autour de l’usine du CMMP en 1933 et 1976

Occupation des sols autour de l’usine du CMMP en 1933 et 1976
IGN, 1933 et 1976 | Conception : Prost, 2019

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Au cours de la période d’activité, les minéraux traités furent multiples : l’amiante, jusqu’au milieu des années 1970 à raison de plusieurs milliers de tonnes au début, mais aussi le mica, la décennie suivante, et enfin les sables de zirconium. Bien entendu, un minerai n’excluait pas les autres et l’arrêt du traitement de l’un d’entre eux ne signifiait pas l’arrêt de la pollution. En effet, des prélèvements réalisés par le Bureau Véritas en 2005, soit 14 ans après la fermeture de l’usine, révèlent « des densités très élevées de fibres de crocidolite (une variété d’amiante), comprises entre 23 000 et 1 900 000 fibres/cm², qui […] ne peuvent être attribuées qu’à l’activité de broyage d’amiante exercée dans le passé » (Counil et al., 2007 : 28). Des traces de radioactivité sont également retrouvées lors de deux campagnes de prélèvement effectuées en 2000 et 2002, traces qui, selon l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), sont « indiscutablement imputables aux matériaux anciennement utilisés par cette entreprise » (Idem : 60).

Les conditions inappropriées de production (trous dans les murs et la toiture) associées à des pratiques aggravantes (ouverture/fermeture des portes pour le passage des camions transportant les minéraux transformés, etc.) ont permis la dispersion de fibres d’amiante par-delà les murs de l’usine. L’identification « d’au moins un cas de pathologie liée à l’amiante et résultant d’une exposition strictement environnementale » par l’étude de Counil et al. (Idem :  321) vient confirmer le caractère environnemental de la pollution. La nécessité de cerner l’étendue géographique touchée et la taille de la population concernée est in fine affirmée.

Une modélisation du périmètre de retombée des fibres d’amiante est réalisée dans le cadre de la même étude, en prenant en compte différents paramètres : les caractéristiques de la source (débit, taux de renouvellement de l’air, etc.), les caractéristiques aérauliques intrinsèques des fibres ou des agglomérats de fibres et, enfin, les caractéristiques de l’environnement (direction des vents, topographie, occupation des sols et présence de bâtiments mitoyens à la source). Certes cette modélisation, qui ne peut s’appuyer sur des relevés effectifs de pollution, permet « d’appréhender rétrospectivement les niveaux de contamination de l’air en fibres d’amiante autour du CMMP […] pendant sa période d’activité » (Idem : 203). Toutefois, il convient de souligner une des limites évoquées dans l’étude : « La relation amiante/mésothéliome ne permet pas de définir des seuils de concentration sans effet (effet sans seuil de dose), ce qui conduit à ne pas pouvoir définir formellement une zone de dispersion en dehors de laquelle les personnes résidentes [entre autres] ne présentent aucun risque de [développer des] pathologies liées à l’amiante » (Ibid.).

Selon les périodes et les seuils considérés, près de la moitié de la ville d’Aulnay-sous-Bois et une partie des communes voisines sont concernées (Sevran mais aussi le Blanc-Mesnil, Bondy ou encore les Pavillons-sous-Bois) (Counil et al., 2012 : 21). La démarche scientifique confirme les impressions initiales du Collectif : la pollution n’est pas restée confinée à l’intérieur des murs. Des prélèvements ultérieurs mettent en évidence que la pollution ne concerne pas que l’air. En effet, amiante et zircon sont notamment retrouvés lors de plusieurs campagnes de prélèvement de sols. En 2000, l’étude complémentaire du site CMMP Aulnay-sous-Bois – ICF Environnement révèle la présence de ces deux minéraux dans les sols en surface. D’autres prélèvements, réalisés en 2002 par le laboratoire ALGADE, concluent à la présence de zircon à la surface du sol, mais également à des niveaux superficiels (jusqu’à 15 cm). Parmi les autres études, telles que le diagnostic de l’état du sol réalisé par HPC Envirotec en 2010, la présence d’amiante et de zircon est constatée jusqu’à 8 m de profondeur. Depuis l’arrêt de l’activité de l’usine, en 1991, la pollution résiduelle persiste, même encore aujourd’hui puisque les sols n’ont été dépollués que très partiellement.

Nécessité d’effacer et projet urbain

La réhabilitation et la réutilisation de la parcelle qui abritait le CMMP constituent un enjeu important pour la commune. Comme pour le cas de la gestion des mines d’uranium françaises (Bretesché et Ponnet, 2012), le réaménagement « est notamment mené dans l’objectif de minimiser l’impact résiduel des anciennes activités [et] de limiter la consommation d’espaces ». Il apparaît en effet impossible, à Aulnay-sous-Bois, de laisser un espace de plus de 6 000 m² inutilisé dans un contexte de tension foncière importante. Le réaménagement du site après déconstruction de l’usine est envisagé et suscite des questions relatives non seulement aux risques de recontamination, mais aussi sur l’effet d’effacement des « traces et signes visibles » (Ibid.) de cette ancienne usine, alors même que les associations ont fait part de leur volonté mémorielle par rapport au passé, ainsi qu’à la prévention de toute intervention ultérieure susceptible de générer une pollution issue des résidus toujours présents dans le sol.

Faire table rase des murs

Les importants tonnages d’amiante qui ont transité dans cette usine (de 500 à 4 200 tonnes selon les années) ont, au fil du temps, engendré des accumulations de fibres sur tous les supports : charpentes, encadrements de fenêtre, sol et sous-sol. Des expertises successives ont par ailleurs mis en lumière l’état de décomposition avancée des toitures en fibrociment. La présence de « matelas » d’amiante dans certains interstices des murs de l’édifice, y compris sur les parties externes à portée immédiate des habitations jouxtant le site, a également été mise en évidence par les militants associatifs, dans les années 2000, avant la déconstruction. L’arrêt des machines n’a donc pas été synonyme de la fin de la pollution. L’amiante résiduel a continué à voler, à passer par les fenêtres brisées et à se déposer dans le voisinage au gré des vents. Dans ces conditions, les associations ont rapidement compris que la seule solution viable garantissant une dépollution totale était la démolition du site. Considérant l’importante pollution résiduelle, des solutions visant à empêcher le ré-envol des fibres ont dû être mises en place. Démolir les bâtiments sans prendre en compte la re-volatilisation potentielle de l’amiante aurait probablement causé un dramatique pic d’exposition, tant pour les travailleurs en charge des travaux que pour le voisinage. Deux propositions se sont opposées : celle des propriétaires, qui prônaient la démolition du site à ciel ouvert, et celle des associations, qui demandaient une démolition sous atmosphère contrôlée – la première proposition étant évidemment moins onéreuse que la seconde. Cette solution à ciel ouvert – bien que théoriquement réalisée après un premier « dépoussiérage » et suivant un protocole « à sec » avec aspiration – ne pouvait, bien entendu, pas garantir une absence de risque d’exposition. La solution visant à démolir l’usine sous enveloppe de protection étanche, les fibres ne pouvant s’échapper du site en raison de la dépression atmosphérique artificielle régnant sous les bâches, était de loin la plus sûre.

Portée dès la fin des années 1990, cette solution (figure 3) sera finalement mise en oeuvre une dizaine d’années plus tard au prix d’une mobilisation intense et continue du Collectif des riverains et des autres associations (Ban  Asbestos France, ADDEVA93, Aulnay Environnement, et deux associations de parents d’élèves des écoles jouxtant l’usine).

Du fait de la mobilisation citoyenne, le nécessaire effacement de l’usine fut guidé par un impératif unique : réduire le risque d’exposition lié à la présence d’amiante résiduel. Avec la disparition du lieu – potentiel support d’une mémoire – c’est le marqueur / témoin d’une histoire qu’on efface. La sécurisation du lieu n’est-elle pas finalement porteuse d’un effacement des traces, évoquant le risque toxique ? Cet effacement est aussi, involontairement, celui d’un risque particulier que la disparition des murs n’allait toutefois pas supprimer. En effet, les travaux de décontamination du site ont, par la suite, mis en évidence une importante pollution des sols sur plusieurs mètres d’épaisseur. La solution finalement retenue fut celle d’un curage superficiel du sol recouvert d’une couche de béton armé sur l’ensemble des 6 140 m2 de la parcelle. Comme dans les étapes précédentes, plusieurs années se sont écoulées entre, d’une part, le signalement de la contamination (cette fois des horizons inférieurs du sol) pourtant affirmée dès le début du chantier par les associations, compte tenu de leur connaissance de la configuration du site et de ses archives, et, d’autre part, la mise en place de la mesure préventive, là encore, issue d’un rapport de force entre les associations et les pouvoirs publics.

FIGURE 3

Enveloppe autour du bâtiment B (ancien atelier d’amiante de l’usine du CMMP)

Enveloppe autour du bâtiment B (ancien atelier d’amiante de l’usine du CMMP)

Commentaire : le chantier de dépollution/déconstruction sous confinement a été inauguré par la municipalité le 22 avril 2009. Sa mise en oeuvre a dû obéir à des contraintes techniques sévères, rappelées dans l’arrêté préfectoral du 14 mai 1996, relatif aux règles techniques que doivent respecter les entreprises effectuant des activités de confinement et de retrait de l’amiante. Le coût total de l’opération a été estimé à plus de 5 millions d’euros (Ban Asbestos France, 2010).

Source : Ban Asbestos France, 2010

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Assigner de nouvelles fonctions à l’espace

Quant aux choix en matière de réaménagement, ils ont principalement été réorientés, du fait de la mobilisation citoyenne, vers des usages visant à éviter tout risque de réémergence d’une quelconque pollution. Si quelques usines, généralement du fait de la valeur intrinsèque ou anticipée de certains de leurs bâtiments, voient des portions entières conservées puis réhabilitées, il n’en fut jamais question pour le CMMP, dont les bâtiments de briques (contaminées par l’amiante) n’avaient guère de valeur en eux-mêmes. La gestion raisonnée du risque a conduit à l’effacement, en respectant par ailleurs de certaines conditions strictes de démantèlement. La déconstruction est l’aboutissement – partiel – d’une histoire de contamination par l’amiante et la radioactivité, qui va malgré tout perdurer en l’absence de repère paysager. Outre la mémoire du risque sur place, perdure la nécessaire création d’une trace de la mémoire collective d’un drame inscrit dans des histoires individuelles et familiales (Dupeyroux, 2018).

Les formes de mise en mémoire ont dû, en tout état de cause, composer avec la dalle de béton. Évoquée dès 2010, la dalle est finalement coulée à partir d’octobre 2013. La construction de cet ouvrage est la victoire d’une logique de prévention des risques défendue par les associations, mais assumée par les seuls contribuables (le coût de la déconstruction ayant été à la charge de la municipalité et des conseils, départemental et régional). Avant 2011, il apparaît encore prématuré, pour la municipalité en place, de se prononcer sur la future fonction de l’espace libéré. C’est à partir de cette année-là, et compte tenu des contraintes d’aménagement propres au site (dalle de béton et pollution persistantes des sous-sols), que les usages de l’espace ainsi libéré ont varié de l’espace « vert » aux habitations sur dalle, en passant par des places de stationnement.

Au cours de cette période, la mobilisation collective souhaite connaître le projet de réaménagement sélectionné, mais surtout les conditions dans lesquelles il sera mis en oeuvre. La solution finalement retenue en 2017 par l’actuelle équipe municipale, celle de Bruno Beschizza, a été celle d’un double parc de stationnement d’une capacité totale de 140 places, et d’un espace sportif à usage scolaire que l’école du Bourg pourra utiliser. Il convient de préciser ici que nombre des victimes recensées sont les anciens élèves de ce groupe scolaire. Il est important de reconnecter ce lieu aux caractéristiques paysagères nouvelles, à son histoire : faire en sorte que l’usine, son passé, son symbole perdurent en l’absence de murs, tout en essayant de prendre en compte, au mieux, les besoins en équipements de la ville.

Les associations ont compris très tôt la nécessité d’entretenir les mémoires à l’aide d’un symbole, le risque d’une dilution de la mémoire liée à la déconstruction étant trop grand. Dès le début des années 2010, elles ont ainsi demandé que soit érigée une stèle matérialisant la mémoire des drames vécus du fait de l’activité industrielle du CMMP. Ce n’est qu’en 2017 que l’actuel maire a proposé que cette stèle soit placée dans le cimetière voisin. Quant aux associations, elles ont fait part, au début de 2019, de leur volonté que la stèle soit érigée sur l’ancien site – et non en dehors – comme symbole des drames passés, mais aussi comme signe d’alerte de dangers éventuels pour le futur. Ces associations souhaitent également donner au terrain de sport le nom de la première victime recensée par le Collectif des riverains.

Les associations ont joué un rôle primordial en contribuant à modeler le projet de réaménagement du site. Elles ont été attentives au respect des règles et ont systématiquement sonné l’alarme en cas d’infraction (début de travaux sans autorisation, etc.). Elles ont précocement intégré le risque d’un effacement de la mémoire du site. L’appropriation future de ce lieu passera vraisemblablement par une forme de reconstruction / perpétuation de la mémoire par des jeunes générations, à la manière des expériences pilotes menées autour de l’usine de Casale Monferrato[7], notamment celle de l’Aula Amianto / Asbesto (2020). Dans ces expériences, l’histoire locale et générale de l’amiante et de ses risques – tout comme celle de la remise en état de sites pollués – est exposée par des étudiants, des enseignants et des bénévoles dans le cadre d’un lieu unique financé majoritairement par des deniers publics.

À Aulnay-sous-Bois, la participation des habitants et des écoliers au projet de réaménagement peut également, dans une moindre mesure, faire partie du processus de reconstruction / perpétuation de la mémoire (figure 4).

L’effacement de l’usine dans le paysage de la ville, par la déconstruction des bâtiments en 2009 et le réaménagement en cours de la parcelle, s’il répond à des exigences de santé publique évidentes, nous invite à nous questionner sur la manière de se souvenir de cette pollution et de ses conséquences, sur la façon de lutter contre l’oubli. Comme pour le cas de la gestion des mines d’uranium en France, « la mise à l’agenda tardive [de la gestion de ce site] requiert d’interroger le rapport entre oubli et mémoire » (Bretesché et Ponnet, 2012). Bretesché et Ponnet précisent ainsi que « le devoir de mémoire est intrinsèquement lié au devoir d’oubli afin de répondre à deux impératifs opposés : celui de se souvenir par fidélité à un certain passé, celui d’oublier pour alléger une mémoire qui risque d’être paralysée ». Si, pour certains, se référer continuellement au passé semble être un frein à la construction de l’avenir, pour les riverains et les personnes mobilisées, ce passé doit continuer d’exister. La mise en mémoire du site apparaît comme une revendication forte et met en question l’existence d’une mémoire dite « collective ». Avec la disparition des murs de l’usine, disparaît aussi la mémoire d’années d’activités porteuses de danger. Demeure la mémoire des victimes environnementales et du mouvement citoyen qui s’est obstiné, des décennies durant, à lutter pour la justice et la prévention.

FIGURE 4

Panneau présentant la concertation avec les habitants et les écoliers autour du devenir du site du CMMP

Panneau présentant la concertation avec les habitants et les écoliers autour du devenir du site du CMMP

Commentaire : les réflexions sur le devenir du site du CMMP présentent des enjeux particuliers. Elles sont à replacer dans le double contexte de la promotion de la démocratie participative et de l’existence d’une mobilisation collective, solidement ancrée à Aulnay-sous-Bois. Différentes réunions de concertation ont été organisées. Le panneau présenté ici récapitule le programme initial et met en avant la participation des écoliers à la définition du projet de réaménagement, plus spécifiquement sur la question des jeux initialement prévus. Selon les responsables de l’opération, ce dernier semblait « perçu positivement », notamment du fait de « la cohérence du programme d’aménagement avec les besoins du quartier et des usages », mais également parce que les « aires de jeux pour enfants et City stade sont appréciés [tout comme] les cheminements piétons et les espaces verts » (Réunion publique du 26 juin 2013). Ressortait également une volonté spécifique de la part des habitants : « l’installation d’une stèle commémorative en hommage aux victimes de l’amiante [ainsi que la] proposition de donner le nom de Pierre Léonard au futur square ». Si le projet a connu quelques modifications (seuls deux stationnements et un terrain de sport pour l’école seront construits), la stèle devrait être érigée et le terrain de sport devrait bien porter le nom de Pierre Léonard.

Source : Prost, 2018

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Comme le souligne Lavabre (2016 : 3), « s’il faut admettre que les évocations du passé (souvenirs, commémorations, musées et monuments, interprétations, usages voire instrumentalisations politiques et sociales, etc.), comme les traces du passé (traditions, répétitions, documents, archives, etc.) relèvent bien de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la mémoire, encore faudrait-il s’entendre sur ce qui permet de réunir ces divers phénomènes hétérogènes à bien des égards, sous un même terme ». Comme Barash dans son article intitulé Qu’est-ce que la mémoire collective ?Réflexions sur l'interprétation de la mémoire chez Paul Ricoeur (2006), on s’interroge ici sur les liens entre mémoires individuelles et mémoire collective. Comment est-il possible, à partir de l’expérience première de la mémoire qui s’enracine d’abord dans la sphère originelle de la personne et de son intimité, de rendre compte d’une mémoire à plusieurs, voire d’une mémoire « collective » ? Peschanski précise à ce titre que « la mémoire collective n’est pas la somme algébrique des mémoires individuelles » (Cailloce, 2014), même si ces dernières sont étroitement liées.

Ainsi, si les souvenirs de chacun, voire dans notre cas leurs collectes et leurs retranscriptions, participent à la construction d’une mémoire collective, on observe parfois un décalage entre les deux : entre ce qu’un individu retient d’un événement et ce que la mémoire collective de ce même événement retiendra. Le témoignage d’un ancien riverain sur le transport des minerais de l’usine, recueilli par le Collectif des riverains, l’illustre : « Alors, c’était très joli ce camion qui partait avec le mica, parce que le mica, comme ça volait, ça faisait de belles petites couleurs ». Le souvenir individuel ne retient que la beauté de la dispersion des paillettes de mica dans l’air, tandis que la mémoire collective est focalisée sur l’absence de mesures permettant d’empêcher la dispersion de substances cancérogènes lors de leur transport. Il convient de préciser ici que l’amiante était transporté dans les mêmes conditions que le mica (figure 5).

FIGURE 5

Photographie d’un employé de l’usine du CMMP au volant d’un camion transportant les sacs d’amiante (années 1950)

Photographie d’un employé de l’usine du CMMP au volant d’un camion transportant les sacs d’amiante (années 1950)

Commentaire : le transport des matières premières et transformées vers le site du CMMP et en provenance de lui s’effectuait sans précaution pour prévenir l’envol des fibres d’amiante. Ce transport constituait un risque important et rarement évoqué d’exposition supplémentaire. Selon le Collectif des riverains, les matières premières étaient acheminées sur le site du CMMP, soit par train (arrivant en gare d’Aulnay-sous-Bois), soit par péniche via le Canal de l’Ourcq, soit par camion empruntant l’autoroute depuis le port d’Anvers, jusqu’en France. Pour les produits finis, les témoignages recueillis auprès de certaines victimes évoquent leur livraison par camion, au moins dans toute la région Île-de-France. Les populations des lieux situés le long des voies empruntées par ces différents moyens de transport sont ainsi potentiellement concernées par cette contamination.

Source : Collectif des riverains

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Conclusion

Les témoignages individuels recueillis, tout comme les photographies issues de fonds familiaux et les courriers échangés entre des riverains et des représentants officiels de l’État à des périodes différentes, suscitent de nombreuses questions, notamment sur la prise en compte et la perpétuation des souvenirs des riverains de cet établissement industriel « mortifère ». L’exemple de l’usine du CMMP rappelle ainsi celui de Seveso, en Italie, étudié par Laura Centemeri et à propos duquel elle a analysé le lien entre expérience d’une catastrophe et émergence d’une « culture locale du risque », voire les conséquences de ce qu’elle appelle « la mise en risque des territoires » sur les comportements des habitants (Centemeri, 2013 : 1). Dans un contexte où la réimplantation d’industries en ville, notamment en Île-de-France, est l’objet de réflexions de la part des décideurs politiques, ces éléments permettent d’insister sur la nécessité de prendre en compte la santé des populations, en limitant les risques d’exposition. De plus, le cas de l’usine du CMMP illustre l’importance de ce que le mouvement citoyen a réussi à conquérir pour une nécessaire prise en compte des risques dans les différentes étapes de ce réaménagement de l’espace urbain, à rebours des habituelles forces observées lors de la libération d’un espace industriel dans un secteur où règne une forte tension foncière.

Au-delà, ces mémoires d’un passé en partie douloureux ne sont pas sans rappeler ce qui a pu se jouer autour des monuments aux morts érigés après la Première guerre mondiale (Nora, 1984 ; Prost, 1984). Ces édifications, partiellement encouragées et subventionnées par la Troisième République, ont été menées par les communes et approuvées par les populations – familles ayant perdu un fils, un père, durant le conflit – , notamment par les anciens combattants. À partir des premières commémorations et des monuments aux morts, majoritairement construits avant 1922, les anciens combattants ont pu revendiquer un jour férié en l’honneur des morts pour la France (11 novembre) bien distinct de la Fête des morts (1er novembre). Enfin, l’entretien de ces mémoires adossées aux monuments aux morts est considéré comme le moment à partir duquel la République n’a plus été contestée comme régime politique en France. Ainsi, selon les approches et les temporalités retenues, ce qui s’est joué autour des monuments aux morts va bien au-delà des mémoires d’un épisode douloureux de l’histoire nationale.

L’analogie avec les monuments aux morts, étudiés par Antoine Prost (1977 et 1984), vaut aussi pour le type de monument choisi pour se souvenir de la localisation de l’usine du CMMP : une stèle, comme la majorité des monuments aux morts de la guerre 1914-1918. Il y avait certes une question de coût pour des communes, mais aussi une volonté de rester sobre pour honorer la mémoire des « enfants morts pour la France ». Dans le cas de l’usine du CMMP, la question devient : la sobriété « isolée » est-elle le meilleur rempart contre l’oubli ?

La stèle pour matérialiser l’emplacement/l’ancienne emprise du CMMP pose également la question de la patrimonialisation de ce site industriel, plus exactement, elle questionne les gestes qui assurent la réussite du processus de patrimonialisation (Davallon, 2006 ; Dedobei, 2015). Car ce qui compte, c’est l’espace, et pas toujours le bâtiment. De plus, la conservation de ce dernier n’est pas toujours motivée par la volonté de patrimonialiser : c’est ce qu’illustre l’exemple de la cheminée de l’ancienne verrerie de Givors, qui ne pouvait être détruite à cause du coût lié au désamiantage (Veschambre et Zanetti, 2017). Cette cheminée « encombrante », qui n’avait pas fait l’objet d’une opération de patrimonialisation, est devenue un lieu de réunions et de souvenirs pour les anciens ouvriers verriers de Givors. Comme dans le cas des monuments aux morts de la guerre 1914-1918, cette cheminée constitue un exemple de « patrimonialisation » par le bas. Comme dans le cas des monuments aux morts, cette patrimonialisation industrielle est protéiforme et renvoie à des mémoires évolutives.

Ce processus de patrimonialisation par le bas d’un bâtiment industriel est enfin à mettre en contexte dans le département de la Seine-Saint-Denis, qui concentre de nombreux anciens sites industriels aux devenirs fort différents (Croisé et al., 2018). Ce « nombreux » est d’autant plus compliqué à apprécier que les sources officielles en font des inventaires différents, reposant sur des critères de sélection pas toujours explicites ou, quand ils le sont, pas toujours homogènes. Il en résulte deux postures face aux anciens sites industriels : d’une part, conserver un ou des bâtiments dans la mesure où leur architecture est jugée originale, etc. ; d’autre part, détruire pour contribuer à la ville durable, inclusive, etc. (Idem).

Le cas du CMMP d’Aulnay-sous-Bois, détruit mais symbolisé, est ainsi à mettre en regard avec certains effacements, comme celui de la Plaine Saint-Denis à l’emplacement du Stade de France. Beaucoup de gens ont oublié qu’à la place de ce symbole de la coupe du monde de football de 1998 se trouvaient d’immenses gazomètres dans lesquels était stocké le gaz servant à alimenter tout Paris, jusque dans les années 1960. Le cas du CMMP est également à mettre en regard avec certaines opérations de patrimonialisation industrielle et de réhabilitation, comme celles qui ont concerné les locaux de Saint-Gobain, à Aubervilliers, ou encore ceux du journal L’Illustration, à Bobigny. Dans ce dernier exemple, une partie des bâtiments est occupée par l’Institut universitaire de technologie de Bobigny. Pourtant, le passé marque encore la réalité du site : une haute tour de briques rouges, surmontée d’une horloge gigantesque et du logo de l’Université Paris 13, témoigne visuellement du caractère peu ordinaire du lieu, considéré en 1933 comme l’imprimerie la plus vaste et la plus moderne d’Europe. Ces mises en regard participent ainsi de la discussion autour de l’identification de différentes formes d’intervention urbaine et de leurs conséquences sur les pratiques et représentations des populations riveraines de sites industriels à risque.