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Les pratiques administratives et juridiques de détermination du statut de réfugié dans les pays du Nord font désormais l’objet d’un corpus étendu et diversifié. Depuis quelques années, ce champ de recherche est marqué par des enquêtes de terrain soulevant des enjeux critiques et normatifs nouveaux. On peut mentionner, pour la France, les travaux de Michel Agier, Didier Fassin, Estelle d’Halluin-Mabillot ou encore Carolina Kobelinsky. Au Canada, les travaux de Sule Tomkinson, qui a d’ailleurs codirigé avec Jonathan Miaz un numéro de Politique et Sociétés consacré aux approches ethnographiques des pratiques de l’asile, jettent un éclairage particulièrement vivant sur les tribunaux administratifs canadiens du droit d’asile, mais on peut aussi mentionner, sans prétendre à l’exhaustivité, les travaux de Sean Rehaag, François Crépeau, Delphine Nakache ou bien Marie Lacroix. Ces approches, bien loin de se contenter de rapporter des faits et des pratiques, soulèvent à chaque fois des questions pratico-normatives majeures : quelles sont les normes qui fondent la pratique du jugement dans ces tribunaux ? Qu’est-ce que la « vérité » d’un témoignage, dès lors qu’il est construit par divers intervenants afin de se conformer aux critères juridiques de « crédibilité » tels que l’absence de contradiction et l’exhaustivité ? Comment l’universalité abstraite du droit peut-elle donner une place à la vulnérabilité particulière de ceux et de celles qui en réclament la protection ? Quelles sont les relations de pouvoir et de domination qui structurent ces espaces discursifs ?

Croire à l’incroyable : un sociologue à la Cour nationale du droit d’asile de Smaïn Laacher, à qui l’on doit désormais une oeuvre considérable dans le champ de la sociologie des migrations, est une des dernières ethnographies des pratiques administratives et juridiques du droit d’asile en France. Elle a pour objet les pratiques du jugement au sein de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Cette dernière est en France ce que la Section d’appel des réfugiés (SAR) est au Canada – malgré, bien entendu, toutes leurs différences. Il s’agit d’une cour d’appel des décisions émises par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides [OFRPA] (dont l’équivalent canadien est la Section de protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR]). Les juges de la CNDA sont chargés d’examiner les décisions de l’OFPRA, soit pour les confirmer, soit pour les annuler.

Croire à l’incroyable est une synthèse réflexive et critique des quinze années (de 1994 à 2014) que Laacher a passées à titre de juge assesseur représentant le Haut-Commissariat des Nations Unies à la CNDA. La formation de jugement à la CNDA est en effet composée d’un président et de deux juges assesseurs (l’un du HCR, l’autre de l’OFPRA). La séance, publique, est introduite par un rapporteur, qui présente le contenu du dossier et les raisons de la décision initiale de l’OFPRA. C’est devant cette formation de jugement que le requérant plaide sa cause, assisté par son avocat, afin de faire annuler la décision de l’OFPRA.

L’approche de Laacher est subjectiviste et perspectiviste. Il propose une « sociologie à la première personne » (p. 13). Il ne s’agit pas d’élaborer une théorie du jugement à la CNDA, mais de rendre compte, en repartant de sa propre expérience, de la complexité inouïe qu’est celle de juger d’une demande d’asile. Ce sont la nature et les enjeux de cette complexité que Laacher a voulu restituer, non pour faire la part belle aux juges, mais pour montrer, au contraire, à quel point l’avenir de ces « vies minuscules », dit-il en reprenant une expression de Pierre Michon, est suspendu à la faillibilité de la faculté de juger. C’est pourquoi le « je » de Laacher n’est aucunement autobiographique. C’est un « je collectif » visant à « faire voir autrement » (p. 19) l’espace pratico-discursif que constitue ce tribunal.

Cette complexité se reflète dans la structure foisonnante du livre, qui fait écho à l’hétérogénéité des raisons pratiques à l’oeuvre dans la CNDA. Laacher nous fait sentir la dynamique des divergences d’intérêt, voire des représentations du monde, que l’on y trouve. Il la décrit comme un « espace de relations » et montre dans le détail les différentes interactions qui existent entre la formation de jugement et les autres acteurs. Dans le premier chapitre, « Un jour ordinaire à la CNDA », Laacher s’attarde assez longuement, ce qui est une contribution nouvelle dans ce champ d’étude, au rôle trop méconnu du rapporteur. Bien loin d’avoir une fonction de simple médiation administrative (rapporter les raisons du refus de l’OFPRA et les pièces du dossier du requérant), l’auteur soutient qu’il a un rôle déterminant dans la conduite de l’audience : non seulement les juges peuvent se tourner informellement vers lui pour éclairer tel ou tel point de l’affaire, mais il construit un véritable « cadre analytique » où « la formation inscrira sa démarche, se placera et se déplacera » (p. 35). En décrivant avec précision ces différentes interactions, dont on ne rapporte ici qu’un élément saillant, Laacher contribue à dissiper une vision manichéenne et simpliste de ces tribunaux selon laquelle ils seraient le lieu d’un affrontement stéréotypé entre une raison d’État monolithique et les droits humains.

Un second fil rouge de ce livre concerne moins la construction sociale, voire politique, du jugement au sein de la CNDA que le vécu des demandeurs d’asile, auquel l’auteur a eu un accès privilégié à titre de sociologue. Il donne une consistance quasi phénoménologique à leur parole, systématiquement sollicitée et pourtant toujours reconstruite par les professionnels en vue de la conformer aux critères de crédibilité. On doit à l’auteur de belles pages, qui ne sont pas sans rappeler les Réflexions sur l’exil d’Edward Saïd (Actes Sud, 2008), au « mal du pays », affection de l’âme propre au vécu exilique. Car si le « migrant économique » peut éprouver de la nostalgie pour son pays natal, il n’a pas fait l’expérience de renoncer à ce qui le constitue, il n’a pas été « étranger chez soi avant d’être étranger chez les autres » (p. 53). C’est pourtant ce sujet brisé à qui l’on intime de produire un récit conforme à des critères de crédibilité que l’on sait bien souvent impraticables. Comment, en effet, une existence divisée pourrait-elle se figurer dans l’unité d’une narration ? En contrepoint de cette question, constitutive de la pratique des juges de la CNDA, Laacher documente une des stratégies adoptées, la conformation, par des personnes sachant très bien que le récit de leur vie, lorsqu’il peut faire l’objet d’une narration au-delà du trauma, est en réalité inaudible dans l’espace du tribunal. Si de nombreux récits se ressemblent, ce n’est pas parce que les personnes ont vécu des événements identiques, mais parce qu’il leur a été expliqué par divers experts que la chance d’obtenir le statut de réfugié dépend moins de ce qui a été vécu que de la conformation de leur récit aux critères de crédibilité et de la définition du réfugié incluse dans l’article 1 de la Convention de 1951. Dans le chapitre VI, l’auteur montre ainsi que les femmes ayant vécu des violences spécifiquement liées à leur condition féminine (esclavage sexuel, mutilation génitale, crimes d’honneur, viol comme arme de guerre, etc.) tendent à reconstruire leur récit afin de les minimiser, car de telles violences « n’entrent pas dans un des cinq motifs de la convention de Genève ouvrant droit à une protection internationale » (p. 99).  

Ce livre documente ainsi ce que Jean-François Lyotard avait appelé un « tort ». Dans Le Différend (Minuit, 1984), Lyotard définissait le tort comme l’issue d’un litige n’ayant pas été résolu par une règle de jugement communément admise. Il y a un « tort », en d’autres termes, lorsque le litige est jugé selon une règle qui n’est admise que par l’une des parties au détriment de l’autre. Sans nommer expressément la théorie lyotardienne, Laacher, notamment dans le chapitre V, explique dans quelle mesure on peut parler d’un « tort » constitutif des tribunaux administratifs du droit d’asile. Car pour obtenir le statut de réfugié, un demandeur doit « décrire sa mauvaise destinée dans les catégories et les motifs qui sont ceux de l’institution et du droit du pays hôte » (p. 87). Cela n’implique pas seulement de raconter son histoire et de réunir quelques pièces administratives (parfois introuvables, souvent inaccessibles), mais bien de décrypter une « totalité » normative et pratique (le terme est de Laacher). Un demandeur doit « fractionner son univers holiste […] pour le faire correspondre aux catégories singulières de la culture juridique, économique et sociale des juges » (p. 88). Cette fragmentation – qui en est une de l’identité personnelle, toujours socialement et culturellement constituée – est un « tort », car elle ne laisse aucune place à la revendication de justice propre à la demande d’asile et qui s’enracine dans l’expérience traumatique de l’exil. La dépossession de leur propre moyen d’expression par l’imposition d’une rationalité juridique d’État accule les requérants à une « double impossibilité, politique et ontologique », qui consiste à ne pas pouvoir « prouver l’injustice dont ils sont les victimes » et à ne pas avoir « les moyens de la réparer » (p. 91).

En débouchant sur une théorie du tort, cette étude à caractère ethnographique donne un coup de fouet aux perspectives empiriques sur ces tribunaux. Elle montre, c’est du moins une des conclusions philosophiques que l’on peut en tirer, qu’ils ont besoin de bien plus que d’une meilleure allocation de ressources ou de formations à la multiculturalité, comme on peut le lire dans de nombreuses conclusions d’articles scientifiques. Un tel « tort » appelle en effet une réflexion en profondeur sur la dialectique entre les normes et les pratiques dans ces cours, mais surtout sur la possibilité de faire des revendications de justice des demandeurs une source du droit d’asile effectif. Smaïn Laacher pose la question de la démocratisation des pratiques administratives et juridiques du droit d’asile, ce qui vaut tout aussi bien pour le Canada, non au sens d’un meilleur accès aux ressources juridiques, mais au sens plus profond d’une transformation des pratiques du droit d’asile selon un principe d’isonomie démocratique. C’est peut-être à cette condition que pourrait être résolue le problème de l’audibilité de la parole de ceux ou de celles à qui l’on demande contradictoirement de raconter authentiquement leur vie tout en les enjoignant à le faire selon le rôle que l’on attend d’eux.