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En 2009, l’ONU attribua au président bolivien Evo Morales le titre de « héros mondial de la défense de la Terre-Mère » pour son militantisme international contre la destruction de l’environnement (p. 239). Promoteur d’un discours écologiste révolutionnaire, il est devenu l’emblème de la lutte anticapitaliste et anti-impérialiste, s’inscrivant dans un idéal écosocialiste qui promettait de libérer les peuples autochtones et la nature de l’emprise destructrice du néolibéralisme. Mais qu’en est-il vraiment ? Dans son ouvrage, Dimitri de Boissieu propose de déconstruire le mythe d’Evo Morales en enquêtant sur la mise en pratique concrète de cette vision écologiste si prometteuse. Dans une perspective comparative, l’auteur vise à vérifier la concordance du discours politique du président bolivien avec les réalités du terrain, nous entraînant dans une enquête au plus profond du corridor de conservation Amboró–Madidi. De Boissieu nous offre alors un regard neuf et intime sur les conditions de préservation des écosystèmes en Bolivie, et sur la pratique du concept autochtone du « vivir bien », cette idée d’équilibre et d’harmonie entre Homme et Nature à la base du projet politique d’Evo Morales (p. 50).

L’ouvrage adopte une structure hybride reflétant l’approche entreprise par de Boissieu, entre récit de voyage et enquête de terrain. Il adopte les codes journalistiques du récit, nous entraînant dans l’intimité de son voyage, mais apportant à ses réflexions une dimension empirique et méthodique propre à la recherche en sciences sociales. La structure de l’oeuvre vise alors à retracer les étapes de son parcours, de l’avion à La Paz, d’Apolobamba à Cotapata. L’objectif de l’auteur est de nous amener à vivre avec lui sa découverte de ce qu’il nomme « l’illusion écologiste ». Sa déception croissante au fil des entrevues ne lui a cependant pas permis d’autre constat que celui-ci : le « vivir bien » d’Evo Morales n’est que du bluff, de la poudre aux yeux (p. 300).

Le récit commence dans la capitale où de Boissieu retrace l’ascension de Morales, premier Autochtone élu à la présidence, une véritable révolution politique pour le pays. Inscrit dans la continuité des luttes sociales de Che Guevara et Tupac Katari, le Bolivien définit son projet politique socialiste comme un « processus de changement » (p. 33) visant un nouveau contrat social ancré sur des idéaux de justice sociale, d’anti-néolibéralisme, d’égalité des peuples et du respect de la Terre-Mère (p. 35). Malgré le développement d’un cadre législatif symbolique pour le « vivir bien », cette notion autochtone qui incarne ce nouveau contrat social, la politique écosocialiste de Morales semble purement rhétorique. Au fil des entrevues, de Boissieu dévoile le double discours du président qui à la fois entretient l’idéal écologiste fondé sur son héritage autochtone et promeut un modèle extractiviste ancré dans l’idée d’un développement économique et industriel fort (p. 43). La première étape du voyage présente l’incohérence du projet politique de Morales et sa mise en application : promouvoir le respect de Pachamama, la Terre-Mère, tout en encourageant l’exploitation des hydrocarbures dans les espaces protégés du pays. Pour comprendre ce paradoxe, de Boissieu entame son périple à la recherche des perspectives de terrain des habitants, des gardes-parcs et des représentants locaux du corridor de conservation Amboró–Madidi.

Le troisième chapitre nous amène ainsi à Apolobamba, ce qui permet à l’auteur d’approfondir les concepts de corridor écologique et de corridor de développement, essentiels à la compréhension des politiques contradictoires d’Evo Morales. Dans l’aire protégée d’Apolobamba, l’activité minière et métallurgique en plein essor illustre l’incohérence du programme de développement industriel mené au sein des espaces de conservation (p. 81). La prochaine étape de son voyage nous plonge au coeur du parc national de Cotapata. L’auteur y met en exergue la discordance entre les pratiques spirituelles des habitants, ces traditions ancestrales valorisées par Morales, et la directive du gouvernement de rendre les aires naturelles productivistes, capables de générer leurs propres ressources économiques sans engager celles de l’État (p. 109). À cet effet, les entrevues réalisées par de Boissieu auprès des gardes-parcs révèlent le double discours entretenu par le président : entre la défense rhétorique de la Terre-Mère et la baisse du budget pour les espaces protégés, Morales manque de mettre en oeuvre ses politiques du « vivir bien ».

Le cinquième chapitre nous emmène à Cochabamba, bastion du mouvement altermondialiste bolivien. Par la découverte de ce lieu, l’auteur aborde l’histoire des mobilisations sociales et des luttes citoyennes pour la démocratie en Bolivie, mettant en scène l’idéologie écologiste et révolutionnaire de ses habitants, face à l’accroissement des activités industrielles polluantes dans le pays (p. 134). Le sixième chapitre introduit le débat sur la production de coca, symbole de la lutte anti-impérialiste menée par Morales, cet ancien cocaleros qui combat toujours la réprimande de l’Organisation des Nations Unies contre la culture de cette « feuille sacrée » (p. 144). Par la découverte du parc national de Carrasco, de Boissieu illustre les difficiles enjeux de conservation et de gestion des forêts face aux exploitations de coca défendues par le président bolivien, emblèmes à la fois de sa lutte contre les organisations internationales étatsuniennes et de ses politiques de déforestation.

L’auteur poursuit ensuite son voyage dans le parc d’Amboró, l’une des aires protégées les plus importantes du pays et les plus menacées par les activités industrielles défendues par le gouvernement de Morales. Il y raconte la légalisation et l’intensification des activités pétrolières et d’exploitation d’hydrocarbures dans l’ensemble des zones de protection, dans le but de « rassurer les investisseurs étrangers » (p. 173), soulignant l’incohérence du discours écologiste et des pratiques extractivistes du président.

Le chapitre suivant aborde les cultures de soja et les enjeux du développement des organismes génétiquement modifiés (OGM) dans le secteur agroindustriel bolivien. À travers ses entrevues et observations, de Boissieu fait également état de la politisation des enjeux de déforestation et d’exploitation des ressources naturelles et de l’hostilité de Morales envers les organisations non gouvernementales (ONG) environnementales. Pour le gouvernement, « le summum de l’insolence est d’oser critiquer l’extractivisme » (p. 192).

En parallèle, Morales continue ses plaidoyers internationaux pour la défense des droits autochtones. Le neuvième chapitre illustre l’apogée de ce double discours : le Territoire indigène et parc national Isiboro-Sécure (TIPNIS), théâtre d’un important conflit autour de l’infrastructure routière qui couperait à travers ses écosystèmes fragiles, oppose les communautés autochtones au gouvernement intransigeant d’Evo Morales (p. 220). Le dixième chapitre a pour objectif d’inscrire ces enjeux dans le contexte international et d’expliquer le rôle que s’est façonné le président bolivien, celui d’un leader indigène altermondialiste et anticapitaliste (p. 243). L’auteur nous plonge ensuite dans les zones reculées du Madidi, abordant les enjeux de la protection des droits de la nature et des Autochtones non contactés. Au coeur de ces problématiques, le développement des barrages hydroélectriques et des cultures de coca met en péril la conservation des espèces protégées et des communautés indigènes (p. 271). Enfin, le douzième chapitre nous ramène à la capitale du pays, où l’auteur souligne le paroxysme du double discours de Morales : la Bolivie souhaite s’engager dans l’aventure nucléaire (p. 284).

L’ouvrage se termine sur une tentative d’explication de cette discordance entre discours et réalité, en retraçant l’histoire écologiste du pays. De Boissieu dresse une cynique hypothèse : la prétendue vision écologiste et révolutionnaire de Morales n’aurait été qu’une « entreprise de communication » (p. 300) destinée à rehausser la Bolivie sur la scène internationale. L’auteur met ainsi en dialogue la dynamique industrielle du développement promu par le gouvernement, et les fondements idéologiques sur lesquels Evo Morales s’est fait élire. Les corridors écologiques sont devenus le théâtre de cette confrontation, mettant en exergue les apparentes incompatibilités entre les paroles de Morales et les actes de son gouvernement. Bien que son arrivée au pouvoir ait permis la revalorisation des pratiques et des traditions autochtones, l’intensification de l’exploitation des ressources naturelles et les projets de développement sur les aires protégées auront renforcé la domination de la logique industrielle sur les communautés autochtones et leur environnement.

Bolivie : l’illusion écologiste puise sa force dans la diversité des perspectives qu’il relate. De Boissieu entremêle avec succès le récit et l’analyse politique et juridique, évoluant entre ses rôles d’observateur, de chercheur et de militant. Son enquête présente une dure réalité pour les perspectives écosocialistes en Bolivie et ailleurs, illustrant la difficulté de concilier les impératifs de développement industriel avec la protection des ressources naturelles. Il soulève de réels questionnements sur la possibilité même de mener le combat du « vivir bien » aujourd’hui, et le danger de sa politisation à des fins électorales. Si le vice-président bolivien qualifie ces incohérences de « tension créative du processus de changement » (p. 32), cet ouvrage nous amène à en repenser la finalité. Quel changement, et pour qui ? À travers son voyage, Dimitri de Boissieu contribue à la réflexion sur le potentiel de l’écologisme politique aujourd’hui, un douloureux rappel que la lutte environnementale est loin d’être gagnée. Car, finalement, « l’écologie et la nature sont, en Bolivie comme ailleurs, les dernières roues du carrosse » (p. 300).