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En 2019, Bibliothèque et Archives Canada (BAC) célébrait ses quinze ans d’activités. C’est en effet le 21 mai 2004 que la Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada (L.C. 2004, ch. 11) était proclamée. C’est donc l’occasion idéale de revoir comment s’est mise en place cette institution d’un genre nouveau, qui intègre de manière novatrice tant les archives que la bibliothèque nationales. Pour ce faire, deux dimensions seront explorées tour à tour. Il s’agit dans un premier temps d’examiner le processus menant à sa création. Ensuite, il est nécessaire de considérer les fondements historiques du concept de patrimoine documentaire. Ce concept est fondamental pour la nouvelle institution et se situe au coeur même de son approche intégrée.

Cette nouvelle organisation, une réponse originale aux enjeux de l’heure, est créée à la suite d’une décennie de transformations majeures affectant les deux institutions qui la précèdent, les Archives nationales du Canada (ANC) et la Bibliothèque nationale du Canada (BNC). Expansion rapide des besoins, contraction des ressources et irruption des nouvelles technologies sont autant de défis auxquels elles doivent faire face. Alors que la machine gouvernementale fédérale se réorganise – affectant d’autant son intervention dans le patrimoine, y compris documentaire –, de nouvelles voies doivent être trouvées. Dans ce contexte, la naissance de BAC s’appuie sur quatre dimensions convergentes, soit : une intégration organisationnelle ; un fondement conceptuel unifié ; un travail sur les cultures organisationnelles ; et l’insertion continue dans les réseaux professionnels et organisationnels.

Parmi ces facteurs convergents du projet d’intégration[2], le concept de patrimoine documentaire est fondamental. Cette clé de voûte conceptuelle permet de faire le pont entre les différentes pratiques disciplinaires tout en répondant aux nouvelles préoccupations liées au numérique. De fait, le concept est si important qu’il est le premier élément mentionné dans le préambule explicitant la Loi, dès le début du texte législatif. De plus, cette insertion semble d’une telle évidence qu’elle est acceptée d’emblée, sans avoir fait l’objet, au cours du processus d’élaboration puis d’adoption de la Loi, d’aucune réflexion particulière sur les changements de perspective qu’elle apporte, sans parler de son à-propos ou de ses limites. Or, si le concept est aujourd’hui largement utilisé, on en sait fort peu sur sa genèse : il est ainsi remarquable que sa diffusion à travers les univers hispanophone, anglophone puis francophone des années 1960 à nos jours ait suscité peu d’intérêt. L’utilisation du concept dans la Loi de 2004 reflète alors tant sa reconnaissance internationale que les contributions canadiennes à sa diffusion. En refaire l’évolution est pertinent pour aujourd’hui, car la notion de patrimoine documentaire fonde nos pratiques, notamment en favorisant l’intégration des archives et des bibliothèques dans une approche patrimoniale. Mais c’est aussi et surtout parce qu’il inscrit nos pratiques dans leur finalité sociale – celle de préserver la mémoire collective – qu’il révèle tout son intérêt.

1. La naissance d’une institution unique en son genre : Bibliothèque et Archives Canada

L’adoption de la Loi créant BAC en 2004 est la suite d’un long processus qui s’est déroulé tout au long des années 1990. Cette décennie, commencée avec la chute du mur de Berlin, s’est terminée sur la frénésie planétaire du « bogue de l’an 2000 ». Ces deux marqueurs illustrent pourtant des changements structuraux majeurs pour les sociétés : la mondialisation et le rôle croissant des technologies de l’information. Se rajoutent à cela les enjeux des finances publiques. Tout un cocktail à même de marquer l’évolution tant des Archives nationales que de la Bibliothèque nationale...

1.1. Répondre aux enjeux du temps

Dans les années 1990, deux tendances vont placer les ANC et la BNC dans une situation critique. D’une part, elles doivent faire face à une expansion rapide des besoins (due à une croissance élevée des publications) et à l’arrivée des nouvelles technologies qui imposent une adaptation constante dans un univers en bouleversement. D’autre part, dans un contexte de refonte des programmes, on assiste à une contraction des ressources financières et humaines ; ce qui aura un lourd impact sur la capacité de ces organisations à répondre à leur mandat. Les résultats, constatés par le vérificateur général, sont lourds de conséquences.

1.1.1. Des besoins en expansion : l’explosion documentaire et l’arrivée du numérique

Dans les années 1990 surgit une véritable explosion documentaire qui affecte les deux institutions. Ainsi, entre 1991 et 2003, la collection de la BNC passe de 13,3 millions à 19,5 millions de documents, soit une augmentation globale de 46,6 % en à peine plus de dix ans. La situation est similaire aux ANC, où, pour la même période, les inventaires de documents textuels en provenance du gouvernement fédéral se sont accrus de 85 % (Bureau du Vérificateur général du Canada, 2003, p. 15, 24).

Parallèlement à cela, les mutations technologiques créent également une pression considérable sur ces deux institutions. L’arrivée des microordinateurs, au milieu des années 1980, modifie en profondeur la production et la gestion de documents, bouleverse les manières traditionnelles de produire et gérer les documents, exigeant ainsi une adaptation continuelle des pratiques et rendant du même fait, la gestion de l’information plus complexe. L’optimisme est néanmoins au rendez-vous : en 1987, le ministère de l’Agriculture vise le bureau sans papier pour 1994 et, pour ce faire, entend implanter un système de gestion numérique des documents dont le coût s’élève alors à 111 millions de dollars (Bureau du Vérificateur général du Canada, 1987, p. 260). Cette vision du sans papier est reprise plus tard par le Secrétariat du Conseil du trésor du Canada (SCT) (1994a) qui, dans un document intitulé Améliorer les services en utilisant l’information et les technologies de façon novatrice, se donne comme objectif qu’en 2000, il faudra « traiter les transactions courantes par voie électronique, afin d’éliminer les documents sur support papier ». Bien sûr, le chemin sera encore long avant d’y arriver.

Toutefois, au-delà de la recherche d’un bureau sans papier, l’enjeu de la gestion de l’information pour le gouvernement devient plus marqué, comme le note David C. G. Brown :

From a records and information policy perspective, the late 1980s and early 1990s represented a high water mark. After a long period of neglect, information was seen by Treasury Board as a corporate resource, with administrative policies designed to encourage departments to manage it in support of the move into the information society. […] Under the influence of Public Service 2000, there was a move to harness information with new information and communications technologies in support of better service to both the public and government.

The situation changed dramatically in the early 1990s, shaping the current environment where the individual components of IM are more important than ever but the whole is less than the sum of the parts[3].

2010, p. 5-6

Ainsi, dès 1993, le gouvernement nomme un dirigeant principal de l’information, suivi, en 1994, par l’adoption par le SCT (1994b) d’un Plan directeur pour le renouvellement des services gouvernementaux à l’aide des technologies de l’information. De plus, l’irruption de l’Internet en 1993 sera rapidement suivie de nouvelles approches : dès 1996, Industrie Canada publie une stratégie intitulée La société canadienne à l’ère de l’information : pour entrer de plain-pied dans le XXIe siècle (Secrétariat du comité consultatif sur l’autoroute de l’information, 1996) dans laquelle tant les ANC que la BNC sont appelées à contribuer. Ces efforts vont mener en 2003 à une nouvelle Politique sur la gestion de l’information gouvernementale qui définit les rôles et les responsabilités des sous-ministres et de leurs adjoints tout en investissant la BNC et les ANC « de responsabilités et de rôles précis en matière de gestion de l’information gouvernementale » (Secrétariat du Conseil du Trésor, 2003), notamment dans l’aide aux ministères.

En somme, la pression est forte sur ces institutions de mémoire. Et pourtant…

1.1.2. Des ressources en contraction : réingénierie gouvernementale et examen de programmes

Les années 1980-1990 sont également marquées par une importante restriction budgétaire qui aura de lourds impacts sur les deux institutions. Confronté aux déficits et à une dette accrue, le gouvernement du Canada adopte différentes mesures à partir de 1984 pour réduire la taille du service public. Non seulement un premier examen des programmes est mis sur pied en 1984-1986, mais pas moins de 22 diminutions de budget seront effectuées entre 1984 et 1993 ; chacune étant plus difficile et démoralisante pour la fonction publique que la précédente (Bourgon, 2009, p. 16). En 1993, le 23 juin plus précisément, le gouvernement lance un plan de restructuration qui, comme l’écrit Evert Lindquist :

[…] was a remarkable announcement, a bolt out of the blue which reduced the number of ministers and departments from 32 to 23, and affecting tens and tens of thousands of federal public servants. It was a comprehensive, fundamental re-design of the structure of the Canadian government, affecting not only the size and operation of Cabinet, but also the size and portfolios of a host of departments[4].

2014, p. 1

À la suite de son élection en 1993, le gouvernement de Jean Chrétien poursuit le travail entamé jusqu’alors et lance, en février 1994, l’examen des programmes. Celui-ci a pour but « de revoir toutes les dépenses de programme non législatives, et [de] réexaminer le rôle de l’État dans la prestation desdits programmes » (Scratch, 2010, p. 1). Les deux années de revue (1994-1996) vont affecter durement et durablement les deux institutions, comme en témoigne le Tableau 1.

Tableau 1

Évolution des budgets et du personnel des ANC et de la BNC entre 1990-1991 et 1998-1999, selon leurs rapports annuels

Évolution des budgets et du personnel des ANC et de la BNC entre 1990-1991 et 1998-1999, selon leurs rapports annuels

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Certes, ces efforts ont mené à un premier surplus budgétaire du gouvernement du Canada en 1997-1998 (le premier en 28 ans, une situation répétée pendant plusieurs années par la suite), mais il en résulte une mise à risque du patrimoine documentaire.

1.1.3. Un bilan désastreux

Les pressions des années 1990, c’est-à-dire de répondre à des besoins croissants avec des ressources diminuées, placent les deux institutions dans une situation difficile face à leurs mandats respectifs. Un bilan, réalisé par la vérificatrice générale en 2003 et rendu public en février 2004, en témoigne avec force (Bureau du vérificateur général du Canada, 2003).

En ce qui a trait à la BNC, son enquête démontre de graves insuffisances relativement à la préservation. Elle note d’abord que les collections sont abritées dans des installations de piètre qualité : non seulement les cinq édifices où elles sont réparties ne répondent pas aux normes de préservation, mais 116 incidents sont survenus depuis 1988, endommageant environ 30 000 documents dont le coût de restauration ou de remplacement a atteint 4,5 millions de dollars. De plus, cette mauvaise qualité des infrastructures met particulièrement à risque la collection des documents non imprimés ainsi que celle des journaux, qui sont pliés, plutôt qu’entreposés à plat dans des boîtes conçues à cet effet. Sa recherche révèle également que les espaces sont insuffisants : le taux d’occupation de l’espace est de 90 %, alors que la norme est de 75 %. De plus, alors que l’espace d’entreposage est de 23 000 mètres carrés, la BNC estime avoir besoin d’ici 2015 de 17 000 mètres carrés supplémentaires, soit une augmentation de 75 % en douze ans. À cela s’ajoute une capacité de sauvegarde limitée causée, d’une part, par l’incapacité de protéger dans les conditions requises la collection de préservation (26 % seulement de celle-ci sont préservés selon les normes) et, d’autre part, par un retard dans le traitement de conservation, que ce soit par la désacidification (deux millions de documents en retard) ou autres procédés (six millions). On suggère alors d’adopter une approche plus globale, notamment par l’adoption d’un plan stratégique de préservation (Bureau du vérificateur général du Canada, 2003, p. 16, 17, 19).

En ce qui a trait aux archives, la vérificatrice générale s’intéresse d’abord aux documents en provenance du gouvernement du Canada. À cet égard, elle constate que le régime d’autorisation de disposer de documents est inefficace, notamment en raison d’une couverture incomplète : une enquête auprès des vingt-et-un principaux ministères indique qu’elles ne couvrent au maximum que 67 % des documents clés. De plus, nombre de ces autorisations sont désuètes : sur les 2 252 existantes, 63 % ne sont plus utilisées et 18,5 % autres doivent être remplacées ou révisées. Font également partie du problème les autorisations dites « de conservation sélective […] qui ont engendré un transfert massif de documents de peu de valeur historique aux Archives nationales » (Bureau du vérificateur général du Canada, 2003, p. 22). Le régime est aussi affecté par l’absence de respect des modalités de transfert, les ministères conservant les documents à valeur historique ou archivistique plutôt que de les envoyer aux ANC. Pour couronner le tout, la nouvelle Politique de gestion de l’information gouvernementale, adoptée en mai 2003, donne aux ANC un « rôle de leadership » (Bureau du vérificateur général du Canada, 2003). Pour ce faire, souligne la vérificatrice générale, les ANC « devront intervenir plus tôt dans le cycle de vie des documents », créer « une liste impressionnante d’outils de toutes sortes » (Bureau du vérificateur général du Canada, 2003), sans compter qu’il faudra aussi intégrer la gestion des documents électroniques. Au final, selon elle, les ANC disposent d’une information incomplète sur la nature et l’état des documents de valeur archivistique en provenance des institutions fédérales, tant au sein des ministères que dans les centres fédéraux de documents. Finalement, elle note un important retard dans le traitement des archives privées, dont 9 000 mètres linéaires n’ont pas encore été évalués pour en permettre l’acquisition ou le traitement. Un rattrapage qui nécessiterait un investissement de 14 millions de dollars (Bureau du vérificateur général du Canada, 2003, p. 21-25).

Si les traces des années 1990 ont laissé de profondes blessures, de nouvelles perspectives permettent néanmoins de croire à un redressement.

1.2. À la recherche d’une nouvelle voie pour le patrimoine

L’examen de programmes a laissé d’importantes cicatrices dans l’administration fédérale alors que la part dévolue au patrimoine dans son ensemble passe de 2,2 % du budget en 1993 à une prévision de 1,6 % en 1997 (Swimmer, 1996, p. 446). C’est dans ce contexte qu’en février 1997, une revue des activités en matière de culture et de patrimoine est lancée par le Comité permanent du patrimoine canadien (CPPC) de la Chambre des Communes. Comme le souligne son président Clifford Lincoln, « à l’aube d’un nouveau millénaire où les nouvelles technologies vont continuer de transformer notre vie socio-économique […], il est indispensable que nous définissions le rôle que le gouvernement fédéral jouera pour encourager la culture » (Comité permanent du patrimoine canadien, 1999, introduction).

Pendant deux ans, les députés membres du CPPC vont alors chercher à définir la place passée et future du gouvernement du Canada dans la culture. Dans son rapport, il ne peut que constater l’effet des coupures sur les organismes fédéraux du patrimoine, soulignant que :

En revanche, il y a aussi de mauvaises nouvelles : les compressions budgétaires. Les organismes patrimoniaux sont non seulement moins aptes à offrir des services de base, mais aussi à exécuter leurs fonctions premières, soit acquérir, préserver et exposer. Selon les témoignages de représentants de la communauté muséale, les fonds qui étaient consacrés aux programmes publics et aux expositions itinérantes ont pratiquement disparu, et les programmes publics des archives et des bibliothèques subissent le même sort.

Comité permanent du patrimoine canadien, 1999, p. 68-69

Parallèlement aux travaux du CPPC, la ministre du Patrimoine canadien Sheila Copps lance en 1998 une enquête sur la situation des archives et de la bibliothèque nationales. Sous l’effet convergent de ces deux réflexions va émerger une nouvelle vision, menant à la fusion des deux institutions par la Loi de 2004.

1.2.1. « Renforcer la capacité » : le rapport English et ses suites

Le 12 mars 1998, la ministre du Patrimoine canadien, Sheila Coops, mandate l’historien John English pour examiner :

[…] si de nouveaux moyens pouvaient être mis en oeuvre pour renforcer la capacité des Archives nationales et de la Bibliothèque nationale de répondre aux besoins des citoyens et de jouer un rôle de chef de file au sein de partenariats voués à la gestion de l’information, sur les plans national et international.

English, 1999, p. 1

Pour soutenir ce mandat, la ministre Sheila Copps appelle à de larges consultations, considérant que « It is important for our national institutions to preserve Canada’s heritage and to ensure that we are properly positioned for the information age of the 21st century[5] » (Patrimoine canadien, 1998, p. 1). Sept domaines d’enquête sont particulièrement ciblés, soit les mandats, les collections et acquisitions, l’accès, la conservation, la gestion de l’information, les structures de l’organisation et la direction[6] (English, 1999, p. 2).

Le travail se met rapidement en place : des consultations internes sont organisées, notamment lors de rencontres thématiques avec les gestionnaires des deux institutions du 5 au 11 août 1998. Elles sont suivies par l’envoi de plus d’une centaine de lettres du personnel à M. English. Des groupes de discussion avec les intervenants sont organisés en juillet, suivis d’audiences publiques qui ont lieu en septembre, au cours desquelles 38 présentations sont effectuées par les principales associations et d’autres intervenants intéressés (English, 1999, p. 3).

Dans un contexte où le gouvernement a procédé à d’importantes restructurations, la fusion possible a déjà suscité de sérieuses réflexions, l’idée d’une entité commune ayant fait l’objet d’échanges tout au long des années 1990. Déjà, de nombreuses ententes de partage de ressources entre les ANC et la BNC existaient : de 1988 à 1995, une série de huit ententes sont signées, concernant entre autres le partage des services administratifs, de certaines acquisitions, de la programmation publique et des services aux clients. C’est dans cette perspective que plusieurs, tant au sein de ces institutions que parmi les partenaires, plaidaient pour un partage plus grand des services, sans toutefois favoriser une fusion (Wallot, 1994).

Quoi qu’il en soit, l’enjeu de la fusion potentielle est alors au coeur des préoccupations des divers acteurs, comme l’indique Terry Cook en 2002 :

The rumour mill in Ottawa buzzed that English’s job was really to justify merging the National Archives and National Library into one grand Canadian heritage research institution, perhaps as another « legacy project » for (so it was then thought) a soon-to-be-departing prime minister. Certainly English raised the issue in many forums, only to find the idea of merging the two institutions universally condemned in both the archival and library communities[7].

2002, p. 117

Si English (1999, p. 11-12) reconnaît qu’« aucun mémoire émanant des principaux organismes intervenants ne recommandait la fusion des Archives nationales et de la Bibliothèque nationale », il précise tout de même que certains particuliers s’en sont fait les promoteurs. Ces derniers soulignent les apports potentiels de visibilité auprès de Patrimoine canadien, d’accès ou de partage des ressources, compte tenu des transformations liées aux nouvelles technologies de l’information – comme on les appelle alors. S’appuyant sur ce large consensus, English recommande un statu quo amélioré, c’est-à-dire le maintien de deux institutions distinctes avec un renforcement des collaborations.

Déposé en 1998, son rapport n’a pas été rendu public immédiatement. Pendant l’été 1999, des rumeurs persistent sur une éventuelle fusion. En juin, le magazine Perspectives de la Fédération des sciences humaines rapporte que :

Heritage officials say Copps is nevertheless seeking to somehow consolidate the National Archivist and National Librarian positions into a single entity. With the National Archivist position having been vacant since June 1997 and National Librarian Dr Marianne Scott scheduled to step aside this summer, a « consolidated » appointment is forthcoming, said one official. Separate deputies will be appointed to oversee activities at the archives and library but they’ll both be directly answerable to a single National Archivist/Librarian. It’s believed such an appointment will improve policy coordination between the two institutions and may achieve some financial efficiencies[8].

McCormick, 2012, p. 173

Cette option n’est cependant pas retenue et le mois suivant, en juillet 1999, en même temps que le rapport est rendu public, la ministre nomme Ian Wilson archiviste national et Roch Carrier administrateur général de la BNC, cette dernière nomination étant l’objet de critiques de la part du milieu (Atkins, 1999, p. 8). Rapidement, diront les deux hommes, ils ont voulu pousser plus loin la réflexion sur l’intégration. Roch Carrier rapporte ainsi, devant le CPPC, le 3 juin 2003, que :

Ian et moi avons été nommés à peu près en même temps. Avant d’être nommés, nous avons lu le rapport English, rapport qui est infiniment respectable, qui a une vision que je compare parfois au rapport Massey-Lévesque, qui a eu tellement d’importance en son temps. Ce rapport English suggère entre les deux organisations une collaboration qui peut-être n’existait pas anciennement. Ian et moi avons parlé de ce rapport. Nous avons discuté ensemble et nous nous sommes aperçu des très nombreuses possibilités que nous avions de travailler ensemble. […] Donc, après avoir parlé, discuté, nous avons commencé à mettre en place les modifications recommandées par le rapport English et nous avons réalisé que cette logique-là devait nous mener plus loin. C’est ainsi que nous avons commencé à développer ce que nous appelons la vision de l’institution pour le futur.

Comité permanent du patrimoine canadien, 2003, 3 juin

Si, à l’interne, les deux dirigeants entendent donc adopter une intégration plus poussée, un contexte politique nouveau permet d’envisager de nouvelles perspectives.

1.2.2. Un leitmotiv : l’accès

La question de l’accès, via l’autoroute de l’information, devient à la fin des années 1990 un enjeu majeur. C’est ainsi que dans son rapport, John English propose « d’étendre largement les programmes et les services communs pour que s’accroissent la visibilité de ces institutions et l’accessibilité de leurs collections à toute la population canadienne » (1999, p. 12). Cette idée est également centrale dans l’enquête lancée par le CPPC en 1997 (voir supra), et dont le rapport est publié en 1999. Pour le comité, le développement des nouvelles technologies apparaît à la fois comme une préoccupation et une opportunité pour la culture et le patrimoine, car « Le riche matériel contenu dans les fonds de nos organismes patrimoniaux devrait être mis à la disposition du monde entier. Or les nouveaux médias constituent un moyen de mieux faire connaître les ressources des organismes patrimoniaux du Canada et d’en faciliter l’accès » (Comité permanent du patrimoine canadien, 1999, p. 56). Plus loin, il souligne que :

Une caractéristique intéressante des nouvelles technologies est qu’elles permettent à des particuliers de visiter des musées d’art, des archives, des musées et des bibliothèques sans quitter leur domicile. Grâce au microordinateur, des personnes qui ne se rendraient jamais à la bibliothèque, aux archives ou au musée le feront peut-être au moyen d’Internet ou d’un cédérom. Cette situation offre aux établissements patrimoniaux la chance de s’attirer un nouveau public et d’engendrer des recettes.

Il est maintenant possible de diffuser des images de musées, de musées d’art et d’archives du Canada sur des supports multimédias. L’accès en ligne ou par le biais de produits de consommation comme les cédéroms est de moins en moins coûteux et est très commode pour voir les collections des établissements. L’accès à Internet pourrait aussi augmenter la participation aux activités culturelles puisqu’une visite virtuelle peut faire naître le désir de visiter un établissement du patrimoine.

Comité permanent du patrimoine canadien, 1999, p. 78-79

Aussi n’est-il pas surprenant qu’il indique qu’« archives et bibliothèques ont besoin de ressources pour numériser leurs collections » (Comité permanent du patrimoine canadien, 1999, p. 23).

Ce tournant sera alors soutenu officiellement dans le discours du Trône qui est prononcé quelques mois plus tard. En effet, le 12 octobre 1999, une section significative du discours et programme du gouvernement vise ce qui est appelé l’« infrastructure du XXIe siècle » (Parlement du Canada, 1999, octobre). Il s’agit de doter le Canada d’une économie « axée sur le savoir et capable de générer des idées nouvelles et de les mettre en oeuvre pour les Canadiens » et où « l’économie du savoir n’est pas le simple produit des entreprises de haute technologie. C’est une économie dans laquelle tous les secteurs et toutes les industries s’efforcent d’utiliser les technologies et les procédés de pointe » (Parlement du Canada, 1999, octobre). À la suite du rapport du Comité de la Chambre des Communes, on mentionne ainsi que :

La force du Canada trouve racine dans sa riche diversité. Écrivains, chanteurs, comédiens, cinéastes et artistes donnent vie à notre culture pendant que d’autres consignent notre histoire et protègent notre patrimoine culturel. [Le gouvernement] mettra en ligne les collections des Archives nationales, de la Bibliothèque nationale et d’autres établissements clés.

Parlement du Canada, 1999, octobre

Cette mention dans le discours est vue comme fortement significative, car comme l’indique Terry Cook :

On this second recommendation [of the English report], the Government was listening, for the National Archives and National Library were both mentioned for the first time in living memory in the Throne Speech (Spring 2000) (sic), and granted therein significant new funding for digitizing their holdings[9].

2002, p. 118

La question de l’accès au patrimoine documentaire devient alors un enjeu de taille. Comme le note Cook, le rapport English y porte une grande attention. Dans cette perspective, Cook s’interroge alors sur une intégration plus complète des services aux publics :

Might not the reference, outreach, public programming, communication, exhibition, publication, and Web site programmes of the two institutions be profitably integrated – in short, their entire public face as seen by Canadians? From researchers’ perspective, the issue is clear : they want the stuff, and care not whether it comes from the Library reference room on the second floor or the Archives reference room on the third floor in the Wellington Street building, or from one or two Web sites. Clearly integrating and harmonizing this public face would help the many shared users of both institutions find more and better sources.

[…] Perhaps a bold stroke would be to recognize that Web-savvy Canadians do not want to navigate through two cultural institutions’ organizational structures and media overlap, let alone two sets of baffling professional jargon, but rather want to find, or be led to, good, contextualized information about Canada, period. Is that so wrong? And if not, then maybe the « role » for the National Archives and National Library in the new century, for which Minister Copps and Professor English were searching, is to decide how better to serve Canadians with heritage information about Canada, rather than defend institutional or professional boundaries[10].

Cook, 2002, p. 120

S’inspirant de cette vision de l’économie du savoir, la création d’une nouvelle institution du savoir devient alors un leitmotiv pour aller de l’avant. C’est un mot d’ordre que l’institution en devenir reprendra en alliant une signature graphique, un Inukshuk, au slogan Ici le savoir. Comme le souligne Ian Wilson :

When the Government of Canada announced the new institution, it was described as a key strategic initiative for the knowledge society of the twenty-first century, and this is an important point. The intent was not simply to combine two functions under a single administration, but to create a new, integrated, knowledge-based institution[11].

2006, p. 135

1.2.3. En route vers la Loi de 2004

C’est en considérant cette double dynamique – poussée interne pour l’intégration des ANC et de la BNC et poussée externe en faveur de l’accès – que le projet de fusion prend forme. Il se précise le 30 septembre 2002 lorsque le gouvernement du Canada indique, lors du discours du Trône, que :

Au moment où les Canadiens prennent leur avenir en main, le gouvernement fera en sorte qu’ils puissent découvrir leur histoire grâce à la création d’une nouvelle institution résultant de la fusion des Archives nationales du Canada et de la Bibliothèque nationale du Canada. Il fournira ainsi de nouveaux moyens de rejoindre les Canadiens, jeunes ou vieux. Il renforcera également des institutions clés vouées aux arts et au patrimoine et protégera les sites et édifices historiques importants.

Parlement du Canada, 2002, septembre

Cette annonce sera suivie de deux démarches distinctes, d’une part sur le plan législatif, au Parlement, et, d’autre part, sur le plan administratif et organisationnel, au sein des deux institutions. Peu après l’annonce officielle, une équipe conjointe est mise sur pied au sein des ANC et de la BNC pour préparer la nouvelle loi à l’automne 2002. La rédaction de celle-ci donne lieu à différentes démarches, notamment l’examen d’autres législations, des consultations internes, ainsi que des consultations externes ciblées en janvier 2003 auprès d’une vingtaine de représentants d’associations et d’organismes. Ces dernières ont porté sur cinq questions particulières (le nom, les objectifs, la programmation publique, le dépôt légal, le rôle en regard des collectivités), donnant lieu à un consensus élargi sur le projet d’intégration.

C’est le 8 mai 2003 qu’est finalement déposé le projet de loi C-36, intitulé Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada. Pour la ministre Sheila Copps, « la création de cet organisme du savoir, à la fois moderne, dynamique et d’envergure internationale, répondra au désir de la population canadienne d’avoir accès plus facilement à son patrimoine documentaire » (Patrimoine canadien, 2003, mai). Elle ajoute que « Ce nouvel organisme fera appel aux technologies du XXIe siècle pour rejoindre les Canadiens et Canadiennes [et qu’il] sera également plus en mesure d’améliorer l’accès de l’ensemble de la population canadienne à son patrimoine documentaire » (Patrimoine canadien, 2003, mai).

Au cours des débats qui suivent, la fusion demeure un élément-clé. Lors du dépôt du projet de loi en seconde lecture, Carole-Marie Allard, secrétaire parlementaire de la ministre du Patrimoine canadien et marraine du projet de loi, souligne, le 13 mai, que c’est « l’arrivée des nouvelles technologies [qui] a fait tomber les barrières qui délimitaient la responsabilité de chacun » (Chambre des Communes, 2003, mai). Elle note également que la fusion poursuit la démarche de collaboration et de partage de services entre les deux institutions, d’autant plus que « les fusions entre les bibliothèques et les services d’archives sont une tendance qui a été observée dans les milieux universitaires » (Chambres des Communes, 2003, mai). Elle soutient également que l’accès et la préservation de la mémoire canadienne seraient mieux servis par une institution unique.

Lors de l’étude du projet de loi par le CPPC, l’idée d’intégration fait rapidement consensus. Aux plaidoyers de Ian Wilson et de Roch Carrier suivent ceux des principales organisations du milieu du patrimoine documentaire, qui endossent désormais l’idée d’une seule institution. La Canadian Library Association (CLA), l’Association pour l’avancement des sciences et des techniques de documentation (ASTED), l’Association des bibliothèques de recherche du Canada (ABRC), la Société historique du Canada (SHC) et l’Association of Canadian Archivists (ACA) viennent ainsi soutenir la fusion[12]. Madeleine Lefebvre, vice-présidente de la CLA, s’exprimant au nom de la CLA, de l’ASTED et de l’ABRC, souligne :

Nous voulons commencer par féliciter le gouvernement de cette initiative. Il s’agit d’une transformation qui est motivée par autre chose que des économies d’échelle et de plus grandes efficiences. Il semble plutôt s’agir d’une vision de la façon dont deux institutions nationales précieuses peuvent rafraîchir leur mandat et rendre nos documents d’actualité et patrimoniaux plus accessibles aux Canadiens partout, indépendamment de leur situation financière.

Comité permanent du patrimoine canadien, 2003, 3 juin

Pour sa part, Terry Cook, porte-parole de la SHC et de l’ACA, renchérit en indiquant que :

Les impératifs du monde de l’informatique estompent les distinctions entre les renseignements publiés et ceux qui ne le sont pas. Pour acheminer la connaissance à la société, pour qu’elle dispose d’un accès direct aux renseignements pertinents, identifiés et mis en contexte par les archivistes et les bibliothécaires, il faut prendre les mesures qui s’imposent, car le bien-être et la compétitivité du Canada en dépendent et cela est important pour notre esprit de découverte et de créativité, notre patrimoine et notre culture.

Comité permanent du patrimoine canadien, 2003, 5 juin

Ce revirement, face aux positions contraires exprimées au moment du rapport English, interpelle les parlementaires qui demandent des explications. Louis Cabral y répond :

Nous étions tièdes, parce qu’à l’époque, il nous apparaissait inapproprié de jumeler deux cultures de travail et de perception des documents, celle de l’archiviste et celle du bibliothécaire. Il faut dire que l’évolution des technologies au cours des dernières années nous permet de voir ce qu’il peut advenir de la convergence, c’est-à-dire de la diffusion de l’information. Le citoyen qui veut avoir accès à une carte ancienne et ensuite à une monographie devrait-il avoir à passer par trois ou quatre filières ? La perspective de 1998 nous apparaît aujourd’hui contournable. Nous étions tièdes, mais nous nous sommes peut-être réchauffés devant la perspective d’une institution du XXIe siècle qui sera pourvue de moyens qui lui permettront de faire en sorte que l’ensemble des Canadiens aient accès à toutes les ressources.

Comité permanent du patrimoine canadien, 2003, 5 juin

Au sein du projet de loi, une clause concernant la Loi sur le droit d’auteur (L.R.C. 1985, ch. C-42) soulève d’importants débats, mais la prorogation du Parlement signe l’arrêt des discussions. Réintroduit en février 2004, les travaux reprennent là où ils avaient été interrompus. Désormais désigné comme le projet de loi C-8, et, en l’absence des dispositions litigieuses concernant le droit d’auteur qui sont alors caduques, le processus est repris rapidement au Sénat pour finalement obtenir la sanction royale le 22 avril 2004. Bibliothèque et Archives Canada est né et la Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada (L.C. 2004, ch. 11), est proclamée le 21 mai. Comme l’écrit Michelle Doucet, alors directrice générale des services à BAC :

Scale and efficiency were the real drivers behind the creation of LAC. Yet beyond that, I think that the leaders of the National Library and the National Archives were convinced that what archives and library professions had in common with one another was greater and more important than what distinguished them. The situation had become one where [...] the boundaries had blurred to the point where they were no longer justifiable to our end users, or to the institutions themselves[13].

Doucet, 2007, p. 61-62

Pour sa part, Robert Martin, directeur du Institute of Museum and Library Services aux États-Unis, déclarait, peu avant la sanction royale :

I believe you are blazing a path that all of us in the cultural heritage field will ultimately follow […] It seems apparent to me that the time has come for a recognition of the need for a new kind of cultural heritage agency, an institution that eliminates the silos in which have all operated for so long. An institution that is dedicated to providing seamless and transparent access to the rich resources and services that enable and support learning for people of all ages, in all circumstances [….] I congratulate Library and Archives Canada for leading the way in this transition[14].

Delagrave, 2004

Bien sûr, l’adoption de la Loi ne règle pas tout et de nombreux défis devront être relevés, mais, sous de nombreux aspects, cette loi innove et constitue une base permettant aux institutions mères qu’étaient les ANC et la BNC d’évoluer dans un nouvel environnement.

2. La loi de 2004 et le concept de patrimoine documentaire

Depuis la création de BAC en 2004, le modèle adopté a fait l’objet d’intérêt sinon d’envie internationalement. Régulièrement, des institutions de mémoire de partout dans le monde s’enquièrent du cadre légal et du processus suivi menant à une institution complètement intégrée, donnant lieu à différents modèles d’intégration (Gharbi, 2015). Certes, l’adoption d’une loi unifiant les deux institutions est cruciale, mais elle s’accompagne d’une démarche qui va faire de BAC une institution unique : un processus appelé la Transformation. D’une part, à l’interne, on va chercher à définir une nouvelle structure organisationnelle en tentant de créer des ponts entre les cultures professionnelles ; d’autre part, à l’externe, on sollicite à de nombreuses reprises des échanges avec les organismes du milieu (Roy, 2019).

Or, tout cela s’appuie sur un important fondement notionnel qui permet cette intégration : le concept de patrimoine documentaire, une clé de voûte conceptuelle qui permet de faire le pont entre les univers des archives et des bibliothèques. Son importance est soulignée dès les premières lignes de la Loi, où on indique la nécessité « que le patrimoine documentaire du Canada soit préservé pour les générations présentes et futures » (Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada [L.C. 2004, ch. 11]).

2.1. Un concept innovateur et significatif

L’insertion du concept dans la Loi demeure en 2004 une innovation. Comme le mentionne Jean Guérette, directeur exécutif du Bureau des affaires du portefeuille du ministère du Patrimoine canadien, devant le CPPC, le 29 mai 2003 :

Nous pourrions peut-être nous attarder aux nouveaux éléments contenus dans le projet de loi. L’un des principaux objets du projet de loi est d’harmoniser et de moderniser le libellé et les concepts juridiques qui s’appliquent à l’institution. Il faudra pour cela harmoniser l’ensemble du mandat, tout en maintenant des définitions distinctes de deux concepts clés des lois précédentes.

Essentiellement, les « documents » se rapportent aux Archives, alors que les « livres » se rapportent à la Bibliothèque. Afin d’harmoniser tout cela, le projet de loi propose un nouveau concept, le patrimoine documentaire, qui est un concept plus large englobant les « documents » et les « publications », et qui remplace l’emploi du mot « livre » par quelque chose de plus large.

Essentiellement, le projet de loi emploie un libellé technologiquement neutre, pour permettre la poursuite du développement et du progrès technologique.

Comité permanent du patrimoine canadien, 2003, mai

Comme le mentionne Jerry Bartram dans son document rétrospectif sur l’intégration des deux institutions :

A breakthrough came when they came up with the phrase, « documentary heritage » to refer to all LAC holdings, whether publications or records. The new term that resulted – « documentary heritage of Canada » – fit well with the mission of the institution and had immediate resonance with staff and stakeholders[15].

2006, p. 14

L’avancée conceptuelle est significative, mais bien qu’elle permette l’intégration des pratiques professionnelles visant à dépasser les limites des champs d’activité des uns et des autres pour oeuvrer de pair à la préservation de la mémoire nationale, il y a plus.

2.2. Genèse et évolution du concept

Par ailleurs, l’intégration du concept de patrimoine documentaire au début du texte de la Loi reflète une tendance lourde dans le milieu des archives et bibliothèques alors que le concept est de plus en plus repris et utilisé, particulièrement depuis les années 1960. Son usage témoigne de deux phénomènes distincts, mais convergents, associés chacun à une des composantes du concept. D’abord, en s’insérant dans le vaste champ du patrimoine, les activités de préservation et d’accès aux documents, aux archives et aux publications deviennent porteurs de mémoire. Partant, on insiste non seulement sur l’objet, qu’il s’agisse de document d’archives ou d’ouvrage publié, mais aussi et de manière plus marquée sur leur fonction sociale. Comme le rappelle Melot (1994, p. 5), « l’objet patrimonial est un objet considéré sous l’angle de sa valeur collective ». Ensuite, par le qualificatif documentaire, on met en exergue non pas le format de l’objet, mais sa fonction de documentation. Encore là, sans restreindre l’importance des pratiques professionnelles, c’est plutôt leur contenu tout autant que leur parentalité qui est reconnue. Au final, le binôme patrimoine documentaire entend répondre plus efficacement aux besoins sociétaux exprimés, tout en favorisant des ponts entre pratiques disciplinaires différentes.

Outre cela, l’insertion de ce concept dans la Loi de BAC reflète une intégration croissante dans le champ patrimonial à travers le monde, une montée en puissance qui traverse les univers hispanophone, anglophone et francophone, reflétant la propagation internationale du concept de patrimoine documentaire en français, de documentary heritage en anglais ou encore de patrimonio documental en espagnol. Qui plus est, la contribution canadienne à cette diffusion est aussi significative.

Mais revenons quelque peu en arrière.

Avant le milieu des années 1960, on trouve ici et là des traces du concept dans la littérature archivistique, notamment dans un article d’Ernest Posner (1940, p. 161) ou dans le titre d’un colloque tenu aux États-Unis en 1964 (Menkus, 1965). Mais ces apparitions demeurent fugaces, voire non significatives. La situation va s’inverser, à la fin des années 1960, lorsque le concept est incorporé dans des lois sur les archives, puis dans le titre de publications[16].

C’est d’abord dans le monde des archives hispanophones que le concept légal prend racine. En effet, il apparaît dès 1968 en République dominicaine (Ley No 318 sobre el Patrimonio Cultural de la Nación, 1968), en 1971 en Bolivie (Decreto Supremo No 9777, 1971) et l’année suivante au Pérou (Ley de defensa, conservación e incremento del patrimonio Documental decreto ley nº 19414, 1972). D’autres pays suivront ce modèle au cours des années subséquentes. Entre-temps, un projet de législation type est proposé par l’UNESCO en 1971 (Carbone et Guêze, 1971, p. 26). On y souligne le rôle de l’État dans la préservation de ce patrimoine, mais la réception demeure tiède quant au concept : dans le compte rendu de l’ouvrage, Michel Duchein (1971, p. 229) soutient que « ce souci de vocabulaire, sans doute honorable, ne nous semble cependant pas s’imposer dans un temps où le jargon ne tend que trop à envahir le domaine linguistique et où l’emphase tient si souvent lieu de clarté ».

Quoi qu’il en soit, la reconnaissance des archives et des bibliothèques comme faisant partie du patrimoine évolue au cours des années 1970, et particulièrement au Canada. Au départ, cela est loin d’être acquis d’avance. En 1975, un colloque est organisé par la Société royale du Canada et Héritage Canada sous le thème La préservation du patrimoine canadien (Laidler, 1975). Or, signale Hugh A. Taylor :

It was necessary for archivists to make a special request that archives be accorded a separate presentation. […] Visually unremarkable, voluminous in quantity, and hidden away in boxes, archives have generally been taken for granted as the information environment of traditional heritage, a collective memory to be ransacked by experts when some element of the past is to be fixed in time and space[17].

1983, p. 119

La présence d’archivistes à cette conférence ne va pas de soi pour les organisateurs. C’est à la suite d’une protestation de Gordon Dodds, premier président de l’Association canadienne des archivistes, que l’archiviste fédéral y est finalement invité à faire une présentation. Comble de l’ironie, la Bibliothèque nationale en est absente, alors que le colloque se passe dans les locaux des Archives et de la Bibliothèque nationales (Taylor, 1995, p. 19). Malgré tout, le concept de patrimoine documentaire est présenté au colloque. D’abord, l’archiviste national William I. Smith y souligne que :

In addition to physical evidence and the works of man we need the product of man’s unique capacity to think rationally, to records, to transmit ideas and information. We need the printed text and the archival records. They are closely related elements in our heritage which are often overlooked in this context[18].

1975, p. 107

Lui faisant suite, l’historien Jacques Monet (1975, p. 120) s’intéresse au « patrimoine documenté » et appelle notamment à un programme de sensibilisation pour amener les grandes institutions « à une juste appréciation du patrimoine qu’ils ont dans leurs archives ». Reflet de cette insertion croissante dans le champ patrimonial, les archives provinciales de l’Alberta et de la Saskatchewan publient des rapports portant sur la préservation de leur patrimoine documentaire au cours des années subséquentes (huit rapports entre 1975 et 1984).

L’intégration s’accentue dans les années 1980. C’est d’abord un article publié dans Archivaria en 1983 qui donne crédit au concept. Hugh A. Taylor, archiviste provincial en Nouvelle-Écosse, auparavant directeur des archives aux Archives nationales de 1972 à 1978, y soutient que les archives et les bibliothèques font partie intégrante du patrimoine pour eux-mêmes :

Communities also began to discover their heritage as never before. Documents, for so long the information environment for historic sites, buildings and works of art, became precious artifacts in their own right, not individually in an antiquarian sense but sui generis as a powerful medium of communication to the reader, providing a sense of immediacy with the past and possessing their own aesthetic and emotive qualities[19].

Taylor, 1982-1983, p. 122-123

Si Taylor porte une attention particulière aux archives, il témoigne d’une sensibilité nouvelle en soulignant le lien unissant archives et bibliothèques. Dans sa conclusion, Taylor (1982-1983, p. 130) souligne que s’il existe une symétrie complémentaire entre les archives et les bibliothèques qui ne va pas toujours de soi, il y a un « great potential for a co-operative future based on a rich and varied heritage jointly achieved[20] ».

Cet argument est renforcé en 1987 avec la publication, dans la même revue, d’un texte de Hans Boom, archiviste de renommée internationale. Il y définit ainsi ce qu’est le documentary heritage comme « the totality of the existing evidence of historical activity, or as all the surviving documentation on past events[21] » (1987, p. 76[22]).

Au cours des années 1980, les sensibilités collectives au patrimoine et à la mémoire se développent partout dans le monde, se traduisant par une reconnaissance toujours plus forte des archives et des bibliothèques comme patrimoine. D’une part, le concept de patrimoine documentaire est intégré dans des lois plus générales couvrant l’ensemble des champs patrimoniaux, comme en Espagne en 1985 (Ley del patrimonio historico, 166/1985, Titulo VII, Capitulo 1, « Del patrimonio documental y Bibliographico ») ou en Australie (Protection of Movable Cultural Heritage Act, 1986, no 11). D’autre part, le concept se diffuse plus largement dans le monde. Dans la sphère anglophone, par exemple, le concept de documentary heritage est repris aux États-Unis tant par des institutions fédérales que par les États, dont celui de New York (Documentary Heritage Law, Ch. 679, L. 1988). Il en est de même dans l’univers hispanophone, notamment en Colombie (Ley por la cual se crea el Archivo General de la Nación, 1989).

Durant cette même période et tout en franchissant les limites disciplinaires, le milieu des bibliothèques, particulièrement du côté francophone, s’approprie aussi la notion de patrimoine, écrit ou documentaire. C’est d’abord une institution québécoise, la Bibliothèque nationale du Québec (1979), qui intègre le concept de patrimoine documentaire dans ses publications dès la fin des années 1970 et tout au long de la décennie suivante. En 1988, la Loi sur la Bibliothèque nationale du Québec (RLRQ, chapitre B-2.1, art. 17) la mandate d’ailleurs « de rassembler, de conserver de manière permanente et de diffuser le patrimoine documentaire québécois publié et tout document qui s’y rattache et qui présente un intérêt culturel »[23]. En France, par exemple, le concept est repris dès 1982 dans un rapport officiel (Desgraves, 1982), alors qu’il se diffuse tout autant dans le monde anglophone, notamment en Australie (Lyall, Schmidt et Australian Council of Libraries and Information Services Conservation Task Force, 1989).

Au tournant des années 1990, le patrimoine documentaire est donc vu plus globalement, tant par son objet – intégrant archives et bibliothèques – que par sa diffusion spatiale et linguistique à travers le globe. Comme le note Davallon (2014, p. 1) en ce qui a trait aux archives : « cette représentation [des archives comme patrimoine] a un fondement à la fois dans les nouvelles pratiques de valorisation des archives et dans l’évolution des formes de patrimoine ».

La consécration internationale vient avec le lancement en 1993 du programme Mémoires du monde de l’UNESCO. L’idée émerge après la conférence générale de l’UNESCO de 1991, où « the Member States, and especially the new ones, expressed their anxiety about their documentary heritage because, as they rightly stated, nations which do not care about the past do not have a future[24] » (Petherbridge, Kitching et De Wolf, 1998, p. 12). Après une rencontre avec les principales organisations internationales de bibliothèques et d’archives en 1992, Federico Mayor, le directeur général de l’UNESCO, entend aller de l’avant avec le programme. Pour lui, il importe d’agir, car « la mémoire collective qui se trouve dans nos archives et nos bibliothèques est fragile, exposée à toutes sortes de risques. Les exemples d’archives détruites [...] sont hélas trop nombreux » (Mayor, 1993, p. 1). Il souligne que des cas récents, notamment en Croatie et Bosnie-Herzégovine (Blažina, 1996, p. 150), en illustrent l’urgence. Pour Mayor :

La sauvegarde du patrimoine culturel est une tâche fondamentale de l’UNESCO. Partie intégrante de ce patrimoine, les archives et les bibliothèques sont aussi les miroirs fidèles des manifestations culturelles, sociales, artistiques et politiques. Il est donc indispensable d’inclure le patrimoine documentaire dans l’action que l’UNESCO mène pour transmettre l’héritage du monde.

1993, p. 2

Pour mettre sur pied le programme, le Comité consultatif international (CCI) est créé. Il tient sa première rencontre en 1993 sous la présidence de Jean-Pierre Wallot, alors archiviste national du Canada. Cette rencontre jette les bases du programme Mémoires du monde. Pour le CCI :

La mise en oeuvre du Programme doit être l’occasion de sensibiliser les gouvernements des États membres à la sauvegarde de leur patrimoine documentaire. [...] Ont été réaffirmés avec force et unanimité, les deux principes essentiels qui guident le Programme : la préservation des collections et des fonds d’une part et, d’autre part, la démocratisation de leur accès qui peut d’ailleurs être utilisé pour sensibiliser les gouvernements.

Comité consultatif international, 1993, p. 2

En conséquence, le CCI (1993, p. 11) recommande que le programme Mémoire du monde « soit conçu comme une nouvelle approche de la sauvegarde des patrimoines documentaires en péril, de la démocratisation de leur accès et d’une plus large diffusion ». C’est pourquoi, lors de la seconde rencontre du CCI (1995, p. 5), toujours présidée par Wallot, les critères de sélection sont définis en fonction du patrimoine documentaire.

En somme, la reconnaissance internationale accentue cette appropriation du concept : reconnu officiellement dans un texte réglementaire international de l’UNESCO, sa diffusion s’en trouve alors sanctionnée, résultante de nombre de lois, documents officiels ou autres de différents pays. Au Canada, alors qu’une approche nouvelle pour l’institution en gestation est recherchée, il est donc normal que ce concept novateur en devienne la clé de voûte.

En vertu de la Loi constitutive de BAC, la définition retenue de patrimoine documentaire est : « les publications et les documents qui présentent un intérêt pour le Canada » (Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada [L.C. 2004, ch. 11], art. 2). Or, comme le soulignait le bibliothécaire et archiviste du Canada, Guy Berthiaume (2015), celle-ci est suffisamment large pour évoluer de pair avec la mémoire collective qui prend « parfois des formes aussi fragiles qu’éphémères ». À cette occasion, il témoignait également des mesures, des succès et des vicissitudes reliés à l’intégration des deux univers au sein d’une même institution.

Par ailleurs, la réflexion sur le concept même de patrimoine documentaire s’est poursuivie. Au Québec, Bibliothèque et Archives nationales du Québec (2008, p. 7), créé en 2006 de la fusion entre la Bibliothèque nationale et les Archives nationales du Québec, définissait le patrimoine documentaire comme « l’ensemble des biens documentaires transmis à la communauté au fil des générations qui constituent un héritage commun et cimentent l’identité d’une nation ». Quatre ans plus tard, la nouvelle Loi sur le patrimoine culturel (RLRQ, chapitre P-9.002, art. 2) du Québec reprenait et raffinait la définition de ce qui constitue un document patrimonial.

De même, l’UNESCO a cherché à mieux en définir les contours. Ainsi, la Recommandation concernant la préservation et l’accessibilité du patrimoine documentaire, y compris le patrimoine numérique adoptée par la Conférence générale en 2015 précise que :

Le patrimoine documentaire comprend les documents, ou ensembles de documents, qui présentent une valeur significative et durable pour une communauté, une culture ou un pays, ou pour l’humanité en général, et dont la détérioration ou la perte constituerait un appauvrissement dommageable. L’importance de ce patrimoine peut n’apparaître clairement qu’au fil du temps. Le patrimoine documentaire mondial est important pour tous les pays et il est de la responsabilité de tous. Il devrait être pleinement préservé et protégé au bénéfice de tous, compte dûment tenu des usages et des pratiques culturelles. Il devrait être en permanence accessible à tous et réutilisable par tous, sans entrave. Il offre les moyens de comprendre l’histoire sociale, politique, communautaire et individuelle. Il participe à la bonne gouvernance et au développement durable. Il définit la mémoire nationale et l’identité de chaque État, contribuant ainsi à lui donner sa place au sein de la communauté mondiale.

UNESCO, 2015

En mars 2019, le Conseil exécutif de l’UNESCO a produit un rapport de suivi sur la mise en oeuvre de cette recommandation ; document transmis à la Conférence générale qui s’est tenue en novembre 2019. On y soulignait que sur 36 États ayant fait un rapport, 25 d’entre eux « se sont dotés d’un cadre législatif pour formuler des politiques de préservation du patrimoine documentaire et veiller à [son] accessibilité » (UNESCO, 2019, p. 3).

En somme, non seulement le concept se diffuse-t-il plus largement parmi les États membres, mais il est de plus en plus clairement reconnu en tant que vecteur de mémoire, comme en témoigne la recommandation de 2015.

Cette approche interpelle les institutions, telles les archives et les bibliothèques, en ce qui a trait à leur rôle social en tant qu’agents actifs dans la mémoire collective. Pour sa part, Aaron Andrew Gordon rappelle que :

Contrasted to the custodial paradigm, memory’s archive is not the benign repository of facts but an institution involved in creating what is remembered. Memory’s archivist recognizes that they are an active agent in the construction of memory by determining what is archivable and what is not, as well as how that archive is described, conserved and made available[25].

2014, p. 148

Pour d’autres, cependant, ce tournant mémoriel appelle à certaines réserves : selon Helena Robinson (2012), cela simplifie à l’excès le concept de mémoire et marginalise les approches spécifiques à un domaine d’expertise pour le catalogage, la description, l’interprétation ou la diffusion. Il faut en revanche noter que l’insertion dans un paradigme sociétal plus large ne signifie d’aucune façon l’abandon de pratiques professionnelles reconnues.

Conclusion

Le 21 mai 2004, une nouvelle institution de mémoire nationale – on parlait alors d’institution du savoir – naît de l’intégration de deux organismes, les ANC et la BNC. Fruit d’un processus de longue haleine, cette fusion entend créer une nouvelle organisation capable de répondre aux enjeux confrontés par ses prédécesseurs de même qu’aux défis nouveaux qui se posent, notamment par les technologies de l’information. Encore là, ces nouvelles technologies constituent également un facteur favorisant une convergence croissante entre les univers des archives et des bibliothèques. Malgré les difficultés rencontrées lors des années 1990, la volonté d’offrir aux Canadiens et aux Canadiennes une infrastructure du savoir du XXIe siècle apparaît comme une opportunité de mettre de l’avant de nouvelles approches au sein d’une seule institution.

Au centre de ce processus, l’intégration s’appuie sur une clé de voûte conceptuelle permettant de faire travailler de concert deux univers professionnels distincts. Or, l’incorporation du concept de patrimoine documentaire dans la Loi fondatrice de BAC constitue une synthèse intéressante de trois dimensions. Il s’agit en premier lieu d’une mise en valeur de la finalité de l’action de l’organisme comme institution de mémoire ; ensuite, cette inscription se situe en continuité et renforce la contribution canadienne à la diffusion du concept de patrimoine documentaire ; et finalement, elle conforte la présence de BAC dans un mouvement international qui favorise un nouveau regard sur les collections et leur finalité.

L’adoption de la Loi créant BAC en 2004 crée de nouvelles perspectives pour aborder les différentes dimensions du patrimoine documentaire. Se mettent en place non seulement la base d’un dialogue entre professions qui est appelé à se poursuivre, mais aussi une nouvelle structure institutionnelle devant permettre à BAC de faire face aux défis contemporains dans l’acquisition, la préservation et l’accès au patrimoine documentaire canadien dont elle est responsable. Plus globalement, cela contribue également à l’élargissement et l’approfondissement de la reconnaissance du rôle du patrimoine documentaire dans la construction des mémoires nationales.