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Ce travail historiographique porte sur le domaine « Histoire et cinéma », tel qu’il s’est développé à partir des années 1960[1], soit sur des regards critiques sur les représentations cinématographiques du passé, des analyses portant sur le cinéma comme défi à l’écriture de l’histoire et surtout des études historiennes ayant pour objet la fabrique des films et leur circulation dans l’espace public. Plus précisément, l’objectif est de comprendre le rapport aux archives des historien(ne)s qui s’inscrivent dans ce champ d’études et, en particulier, la manière dont celui-ci a évolué au cours des dix dernières années dans le monde francophone. Cette délimitation à la fois d’ordre méthodologique[2], thématique[3], spatial[4] et temporel est liée à une volonté de mettre en lumière un phénomène générationnel en se concentrant sur des thèses soutenues et des recherches commencées après 2008. L’hypothèse explorée est qu’il y aurait eu un changement de perspective chez les historien(ne)s, d’un rapport à un objet (les archives du cinéma) à un rapport à un ensemble de pratiques (les recherches portant sur les archives du cinéma). Dit autrement, on propose d’étudier le passage d’un questionnement pouvant se résumer ainsi : « Quels rapports les historien(ne)s qui étudient le cinéma entretiennent-ils avec les archives ? » à « Quels rapports les historien(ne)s qui étudient le cinéma entretiennent-ils avec les chercheurs qui étudient les archives ? »

Mais, avant toute chose, il est nécessaire de caractériser ce que les historien(ne)s étudient, quand ils s’intéressent au cinéma, et quels types de rapports aux archives sont sous-tendus par leurs différentes perspectives. Il faut pour cela adopter une démarche historiographique qui inscrit cette étude dans le temps relativement long du second vingtième siècle (partie 1 : approches historiographiques). Cela permet de mieux envisager ce que l’on place au centre de cette analyse, soit les études en « Histoire et cinéma » menées par de jeunes chercheurs francophones depuis une dizaine d’années. Cela permet de comprendre comment ces chercheurs s’inscrivent dans un moment de l’historiographie qu’ils contribuent à renouveler. Le temps des illusions perdues, le titre de la deuxième partie de ce texte montre bien, cependant, que le but n’est pas de faire l’hagiographie de cette génération (à laquelle l’auteur de ces lignes appartient). Au contraire, il semble que certains topos pourtant questionnés au début du XXIe siècle (2004-2008) se trouvent régulièrement réactualisés entre 2008 et 2019. Enfin, dans la partie conclusive, des liens entre ces travaux et les recherches actuelles en archivistique sont envisagés comme une voie possible afin de renouveler les approches en « Histoire et cinéma ».

1. Approches historiographiques

Pour comprendre la question présentée en introduction de ce texte – quels rapports les historien(ne)s qui étudient le cinéma entretiennent-ils avec les archives ? – il faut souligner que l’on s’intéresse aux historien(ne)s qui étudient le cinéma. Le fait que les sources audiovisuelles soient, aujourd’hui, devenues sources légitimes d’études historiques, au même titre que les sources écrites ou orales, n’est donc pas placé au centre de cet article[5]. Ce texte n’est pas non plus centré sur l’histoire du cinéma, mais bien sur des historien(ne)s qui s’intéressent au cinéma (on reviendra sur cette distinction ultérieurement). Ces derniers consultent ainsi des images en mouvement (pellicules 35 mm, bandes vidéo, fichiers numériques, etc.), mais aussi des archives dites « non-film » (des factures aux scénarios, en passant par tous les types de documents liés à la production, à la diffusion et à la conservation d’un corpus de films). Il est aussi important de remarquer que les liens entre histoire et cinéma sont multiples. Pour les besoins de la démonstration, on se limitera aux quatre principales perspectives.

La plus largement répandue (notamment dans les publications qui atteignent un plus vaste public que celui des seuls spécialistes) est celle qui nous intéressera le moins, car elle entretient peu de liens avec les archives. Cette perspective étudie la façon dont le passé est représenté dans un film ou un corpus de films. Cela donne lieu à des analyses portant sur des événements/périodes de l’histoire ou des groupes culturels-sociaux-politiques. Par exemple, en 1974, Pierre Sorlin s’interroge sur la représentation du Risorgimento en Italie pendant la seconde moitié du XIXe siècle à travers un corpus d’une vingtaine de films qui abordent explicitement ce sujet (Sorlin, 1974). Si dans ce cas la démarche est compréhensive, cette perspective est, le plus souvent, d’ordre critique, le chercheur venant corriger les erreurs d’interprétations de l’équipe du film en allant jusqu’à regretter qu’un historien ne soit pas amené à valider le contenu des films à sujet historique (Sorlin, 1963).

La deuxième tendance est plus d’ordre épistémologique. Elle relève d’un questionnement sur la discipline de l’histoire elle-même. Dans ce cadre, la forme du film est interprétée comme étant un défi posé à l’écriture académique de l’histoire[6]. Comme l’explique Antoine de Baecque et Christian Delage, l’intention est de « réfléchir à la manière dont le cinéma contribue à la vitalité et à la diversité des réflexions actuelles sur l’écriture et le statut de vérité de l’histoire » (1998, p. 13). Cette tendance qui se développe en dialogue avec la microhistoire, les essais d’égo-histoire et des essais d’histoire contrefactuelle, conduit à « prendre le cinéma au sérieux[7] ». L’historien(ne) quitte sa position de surplomb pour s’intéresser aux mises en scène singulières du passé qui sont proposées par certains réalisateurs. À titre d’exemple, Jacques Revel compare l’enquête menée par le personnage principal de Blow up (Michelangelo Antonioni, 1966) aux méthodes de la microhistoire (Revel, 1998).

La troisième perspective considère la fabrique des productions audiovisuelles. Le fait de « prendre le cinéma au sérieux » passe alors par un véritable travail d’historien portant sur le temps de la réalisation. Dans ce cadre, les films ne sont alors plus considérés comme des sources parmi d’autres pour écrire à propos d’un phénomène historique donné, mais bien comme des objets à part entière. Cela passe – quand cela est possible – par le fait d’aller aux archives, de mener des entretiens avec l’équipe du film et – dans tous les cas – de retrouver tous types de traces du processus de réalisation du film étudié. Cette approche est parfois qualifiée d’archéologie des images et/ou de génétique cinématographique (Anokhina et Pétillon, 2015 ; Bourget et Ferrer, 2007).

La quatrième tendance reprend l’étude du film au point où l’a laissé la troisième perspective, soit à partir de sa première diffusion dans l’espace public. Les recherches ont ainsi pour objet la circulation des contenus audiovisuels dans l’espace public. Le principe directeur ne consiste alors pas à interpréter les films comme étant des représentations d’un passé qui leur serait extérieur (première tendance), mais comme des agents qui sont parties prenantes d’un moment de l’histoire. Par exemple, dans le livre Le film-événement, Diana Gonzalez-Duclert montre comment la représentation de l’homosexualité, dans le film Western Le Secret de Brokeback Mountain (Ang Lee, 2005), s’inscrit dans un moment de l’histoire des États-Unis qu’il contribue à transformer.

Si le rapport aux images dites d’archives est rarement problématisé dans les textes qui traitent des modes de représentation du passé au cinéma (première perspective), cette question est au centre de l’intérêt des épistémologues (deuxième perspective). Ces derniers considèrent que les images dites d’archives passent du statut de source pour les chercheurs à celui de matériau pour les réalisateurs. Ils proposent alors de très fines études portant sur les enjeux narratifs et esthétiques des usages des images d’archives (Véray, 2011). Ces analyses s’accompagnent parfois d’un passage à la réalisation, ce qui est notamment le cas de Laurent Véray et de Christian Delage. Dans L’historien et le film, ce dernier déclare à propos d’un court métrage qu’il a réalisé avec Henry Rousso au sujet de Vichy,

Le pari adopté ici est d’offrir sous la forme d’un film de montage, obéissant aux lois du genre, une analyse historique telle que les historiens la conçoivent : décryptage et critiques des sources […] confrontation avec d’autres documents […] montage. […] Plutôt que d’adopter le parti pris classique des historiens – livre, article ou thèse, un discours écrit – nous avons tenté d’utiliser directement l’image, et donc un support filmique. Bref, d’expliquer l’histoire en images par l’image.

Delage et Guigueno, 2004, p. 130

Ces recherches épistémologiques qui prennent parfois la forme de films n’ont cependant jamais occupé une place centrale dans les pratiques historiennes des images animées. S’intéresser au cinéma en historien, cela a longtemps consisté à interpréter un film en prenant en compte sa fabrique. Le fait d’avoir accès aux archives telles qu’elles sont définies d’un point de vue légal, soit « l’ensemble des documents, quelle que soit leur date ou leur nature, produits ou reçus par une personne ou un organisme pour ses besoins ou l’exercice de ses activités et conservés pour leur valeur d’information générale » (Loi sur les archives, RLRQ, chapitre A-21.1, article 2) devient alors un marqueur d’une pratique historienne qui se différencie dès les années 1970 des pratiques cinéphiles, sémiologiques et esthétiques du cinéma qui sont alors dominantes.

Au début des années 2000, le débat porte sur l’intérêt de considérer le rôle de la circulation des films dans l’espace public. Les chercheurs dont l’avis est le plus réservé défendent l’idée que les sources (articles de journaux, documents pédagogiques, émissions télévisées, expositions muséales, reprises dans d’autres films, etc.) étudiées pour analyser la circulation des images animées relèvent moins du domaine de l’histoire que les documents archivés et les témoignages de l’équipe du film[8]. À cela, les historien(ne)s qui se penchent sur le rôle du film dans l’espace public répondent que c’est précisément dans ces appropriations postérieures à la diffusion que se joue le rôle du cinéma dans la cité. Ainsi, en 2004, Sylvie Lindeperg explique, que « le sens et la valeur conférés à l’image ne sont jamais définitifs ni stabilisés, que chaque document iconographique s’enrichit sans fin de sa qualité d’archive du futur » (2004, p. 207). Ces débats sont si vifs que ces deux perspectives semblent irréconciliables.

Pourtant, entre 2007 et 2009, un changement historiographique a lieu. L’historien de la photographie Clément Chéroux qui était jusque-là un des chantres de l’archéologie des images (About et Chéroux, 2001) publie un ouvrage dans lequel il étudie la circulation des images du 11 septembre (Chéroux, 2009). Sylvie Lindeperg, qui s’était principalement intéressée à la circulation des images, intègre une longue étude du processus de réalisation du film, dans le livre (2007) qu’elle consacre à Nuit et Brouillard (Alain Resnais, 1956). Enfin, Frédéric Rousseau (2009) consacre un travail à L’Enfant juif de Varsovie. Histoire d’une photographie, dans lequel il fait se succéder une étude génétique (réalisée pour des buts de propagande et intégrée à un album nazi) et une étude de la circulation de l’image (qui montre comment elle est devenue une icône de la Shoah). Les dix dernières années s’ouvrent donc sur un potentiel rapprochement entre les deux perspectives.

2. Le temps de la désillusion (2008-2018)[9]

Ce point historiographique était essentiel pour comprendre les débats actuels, car le rapport aux archives de chacun des chercheurs est sous-tendu par leur positionnement (plus ou moins conscient) au sein de ces différentes perspectives. En effet, si l’expression « image d’archives » est systématiquement reliée à une valeur potentielle des images ou si les archives sont considérées comme des traces institutionnalisées d’un processus donné (la réalisation d’un film), alors nous faisons face à deux types de rapports aux archives bien distincts.

Pour le dire plus simplement, l’étude de la circulation repose bien souvent sur le présupposé qu’une séquence issue d’un film de fiction, d’un documentaire ou d’une actualité devient une image d’archives, quand elle est remobilisée dans une autre production audiovisuelle. En 2016, dans l’ouvrage collectif L’image d’archives. Une image en devenir, l’expression « image d’archives » est ainsi interprétée comme étant une traduction de stock shot, soit d’« images d’actualité de cinéma ou de télévision empruntées à des documents d’archives et insérées dans une oeuvre postérieure de reportage ou de fiction » (arrêté du 24 janvier 1983, cité dans Maeck et Steinle, 2016, p. 13) et comme renvoyant aux usages créatifs que font certains réalisateurs d’images filmées par d’autres. On peut ici penser à la série télévisée à grand déploiement Apocalypse, la Seconde Guerre mondiale (Clarke et Costelle, 2009), mais aussi à des films expérimentaux tels que ceux réalisés par Harun Farocki à partir d’une seule archive (En sursis, 2007) ou à Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi qui travaillent notamment avec des films de familles. Pour les codirecteurs, Julie Maeck et Matthias Steinle, l’image d’archives :

C’est la belle au bois des archives dormantes, qui devient une image monument/document à partir du moment où l’on s’en saisit. Si on accepte ce postulat, il est donc nécessaire d’interroger le devenir archive [au singulier] de l’image, à savoir les processus qui concourent à conférer à l’image le statut d’archives : qu’est-ce qui fait qu’une image devient document d’archives ?

Maeck et Steinle, 2016, p. 14

Cette acception est, pour le moins, éloignée des définitions habituelles en archivistique. Dans le même ouvrage, Patrice Marcilloux, dont l’habilitation à diriger des recherches porte sur Archivistique et histoire : pratique professionnelle et réflexion théorique, relève cela quand il note « assurément, l’expression [image d’archives] n’est pas perçue comme suffisamment précise ni opératoire pour être intégrée au vocabulaire professionnel » (Marcilloux, 2016, p.62).

Cet intérêt pour la circulation des images, au-delà du seul cas des images dites d’archives, est pourtant très visible chez les jeunes chercheurs (travaux menés entre 2008 et 2018) puisqu’en plus du titre susmentionné, il est notamment placé au centre du collectif publié en 2017 par les doctorant(e)s et jeunes docteur(e)s de l’Université Paris 1, Par le fil de l’image. Cinéma, guerre, politique (Lindeperg, 2017) et en 2018 par ceux de l’Université de Lausanne, dont le titre est tout à fait explicite Circulation des images : cinéma, photographie et nouveaux médias (Berthon, Bouchez et Trenka, 2018). À titre d’exemple, en prenant le cas du film The Connection (Clarke, 1960), Faye Corthésy « analyse des circonstances entourant la circulation du film, les rôles et les interactions de différents acteurs, humains (critiques, traducteurs, directeurs de festivals) et non-humains (discours, copies du film, sous-titres) » (2018, p. 115).

Cependant, une telle perspective n’est pas hégémonique et des recherches qui relèvent de la génétique cinématographique et/ou de l’archéologie des images se poursuivent. Cette coexistence a d’ailleurs lieu au sein même des ouvrages susmentionnés. Ainsi, dans Image d’archives, l’étude des Archives de la planète menée par Éléonore Challine et Laureline Meizel (2016) est centrée sur les modes de sélection, de classement et de conservation des fonds d’images. De même dans Par le fil des images, Ania Szczepanska revient sur sa thèse qui portait sur les relations d’un groupe de cinéastes dirigés par Andrzej Wajda aux autorités polonaises entre 1972 et 1983. Elle analyse pour cela des cas particuliers en se basant sur la consultation des archives polonaises (Szczepanska, 2017). Enfin, plusieurs auteurs de La Circulation des images insistent sur la nécessité de prendre en compte leur genèse. Par exemple, Lilia Lustosa de Oliveira « propose de suivre le trajet [du film documentaire] d’Arraial [do Cabo (Paulo Cezar, 1960)] depuis sa commande jusqu’à sa projection » (Lustosa de Oliveira, 2018, p. 95).

En conclusion à cette partie, revenons sur l’expression « illusions perdues » qui lui sert de titre. Celle-ci s’applique au fait que les dialogues engagés entre 2007 et 2009 entre l’étude de la genèse des films et de leur circulation sont restés des cas relativement isolés. L’identification de ce tournant historiographique qui était au coeur de mon projet de thèse portant sur le film Shoah (Claude Lanzmann, 1985)[10] n’a pas été largement partagée bien qu’une thèse comme celle qu’Adrien Genoudet vient de conclure sur les Archives de la planète adopte une perspective comparable. Proposant une approche à la fois sensible à la constitution du fonds et aux appropriations des images dans l’espace public, il ne parle ainsi pas du devenir-archive des contenus audiovisuels, mais d’une volonté de « mieux comprendre les devenirs des Archives de la Planète » (Genoudet, 2018, p. 43).

3. Vers un dialogue entre histoire culturelle et archivistique ?

Plutôt que de conclure sur ce constat d’illusions perdues, il est certainement plus pertinent de reconnaître que le renouvellement des liens entre histoire et cinéma a eu lieu sur un autre plan. S’il n’y a pas eu de convergence (ou ne serait-ce qu’un dialogue suivi) entre les pratiques historiennes (études de la genèse par rapport aux études de la circulation des images), cette attention aux archives a peut-être débouché sur une forme de convergence entre études historiennes et recherches en archivistique.

Ce rapprochement semble assez évident pour certain(e)s historien(ne)s dont les objets d’études sont des fonds d’archives ou l’étude de la trajectoire d’une ou de plusieurs institutions culturelles à travers leurs archives. Les différents travaux cités ci-haut sur les Archives de la planète entrent dans ce cadre. La thèse menée par Marie Frappat (2015) sur L’invention de la restauration des films est exemplaire de ce type de démarche. Il en va de même des thèses menées par Catherine Roudé (2017) sur les collectifs de cinéma militant français Slon et Iskra ou encore de Léo Souillés-Debats (2017) sur l’histoire des fédérations de ciné-clubs en France. Ces chercheurs ne s’intéressent pas seulement aux documents qu’ils peuvent trouver en archives, mais à l’ensemble de la chaîne documentaire de leur mise en archives, à leur classement, à leur reclassement, à leur disparition, à leur redécouverte, à leur détérioration matérielle et à leur restauration. Ils entrent en dialogue avec les archivistes (et les personnes privées) qui conservent ces fonds et ces collections sur le temps long de leur travail de thèse. Ils louent leur expérience et leur professionnalisme. Cette connaissance intime des archives conduit certains de ces jeunes chercheurs à développer une expertise dans le domaine, qui s’adosse parfois à une formation professionnelle (on pense notamment aux écoles d’été de la Fédération internationale des archives du film). Ils s’approprient un vocabulaire professionnel, des connaissances portant sur les bonnes pratiques, les normes et les standards internationaux. Ils apprennent également comment manipuler les supports (pellicules, bandes vidéo, pistes sonores), les appareils cinématographiques et ceux propres à la conservation ainsi que, parfois, à la restauration. Grâce à cette formation, ils comprennent mieux les contraintes liées à leur préservation et les enjeux pratiques et souvent juridiques liés à leur diffusion. Ils envisagent, enfin, parfois les affinités que leurs sujets entretiennent avec l’archivistique.

Cette évolution conduit à ce que les recherches en histoire et cinéma portent moins régulièrement sur le rôle des films dans la société que sur le cinéma comme domaine à part entière de la société. Cela correspond au champ de l’histoire culturelle du cinéma, dont le texte fondateur remonte à 1958 (Mandrou, 1958), mais dont la pratique réelle par un groupe de chercheurs francophones date, plutôt, du début du XXIe siècle (Gauthier, Ory et Vezyroglou, 2004)[11]. Les chercheurs considèrent alors le cinéma comme un « fait social total[12] », qui renvoie donc à l’activité des spectateurs (Juan et Trebuil, 2012), mais aussi à une histoire critique : de la cinéphilie, du star-system (Juan, 2014), des revues de cinéma (Champommier, 2018), des ciné-clubs, des distributeurs indépendants ou encore des salles de cinéma.

Cette attention à la fabrique des archives du cinéma entre en dialogue avec une archivistique dite postmoderne ou critique qui se développe depuis une dizaine d’années. Dans ce cas, la notion de postmodernité – parfois incomprise ou contestée par les historien(ne)s – renvoie notamment aux travaux de Derrida (1995) dans Mal d’archive. Comme l’explique l’archiviste Carol Couture,

le postmodernisme met l’accent sur les différences plutôt que sur les similitudes, les conflits plutôt que les consensus et les doutes plutôt que les vérités […] Les documents ne sont plus perçus comme des objets matériels statiques, mais plutôt comme des concepts virtuels dynamiques ; ils ne sont plus le produit passif de l’activité humaine et administrative, mais plutôt des agents actifs dans la constitution de la mémoire humaine et organisationnelle.

Couture et Lajeunesse, 2014, p. 116

Cette prise de conscience a aussi à voir avec l’étude des liens entre archives et pouvoir, soit à une conception des institutions archivistiques comme lieu d’une forme de contrôle sur les représentations du passé. Dans ce cadre, on préfère utiliser le terme d’archivistique critique pour désigner des questionnements tels que : « Qui intervient ici, pour servir quels intérêts ? Dans quelle mesure les archivistes exercent-ils un pouvoir, à quels pouvoirs sont-ils eux-mêmes soumis, et quels facteurs de pouvoir se manifestent à travers leur action »[13] (Schenk, 2014, p. 45).

Dans tous les cas, le but est de remettre en cause l’impression d’une forme de neutralité du processus archivistique qui laisserait croire que « les documents [sont] comme un reflet des conditions de leur création […], un marqueur du moment de leur création et un reflet du passé » (Klein et Lemay, 2018, p. 160). Au contraire, cela revient à considérer que « ces informations [sur la constitution des fonds] constituent également la base de la compréhension du fonds par les chercheurs » (Rebours et Messonnier, 2013-2014, p. 47).

Ce type de questionnement qui se développe principalement au sein de départements d’histoire de l’art et d’études cinématographiques est compatible avec les recherches historiennes dites génétiques portant sur la fabrique des films. Le déplacement nécessaire pour appréhender ce type d’objet consiste à considérer la fabrique du fonds d’archives étudié comme une condition nécessaire à la compréhension des liens entre la fabrique du film et l’histoire. Cela revient à dire, comme le font Étienne Anheim et Olivier Poncet dans le dossier de la Revue de Synthèse qu’ils ont consacré à Fabrique des archives, fabrique de l’histoire, que « le problème épistémologique vient de ce que le document est donné à travers une structure archivistique socialement construite, que l’historien doit éclairer et critiquer » (2004, p. 7). Pour le dire autrement, une forme de mouvement dialectique continu est à mettre en place entre faire l’histoire des documents d’archives en tant que représentations du passé institutionnalisées et faire l’histoire du film à titre de représentation du passé. L’un ne va, en effet, pas sans l’autre, dans une histoire culturelle qui est attentive aux réflexions contemporaines en archivistique.

Cependant, les liens avec l’archivistique contemporaine ne se limitent pas au temps de la fabrique des films ; ils peuvent aussi être proposés avec l’étude de la circulation des images dans l’espace public. Cela paraît risqué tant la définition d’images d’archives semble éloignée de celle acceptée par les archivistes (cela a été rappelé dans la seconde partie de cet article). Un tel constat manque cependant le fait qu’une branche de l’archivistique s’intéresse aux usages culturels et artistiques des archives. Comme le notent Anne Klein et Yvon Lemay, il est désormais possible d’interroger l’exploitation des archives (et non seulement leur accessibilité ou leur valorisation), « c’est-à-dire l’existence des archives dans l’espace public » […] soit « l’existence des documents une fois les différents gestes archivistiques posés » (Klein, 2014, p. 232). Cette approche permet en effet de prendre en considération « l’ensemble des gestes posés autour des documents à travers le temps, c’est-à-dire ceux des producteurs, des archivistes et des utilisateurs » (Klein et Lemay, 2018, p. 161-162). Cette approche dialectique, explicitement inspirée des écrits de Walter Benjamin[14], renvoie au devenir-archives des documents qui restent donc en sommeil tant qu’ils ne sont pas appropriés par un geste créateur (celui d’un amateur, d’un recherchiste, d’un réalisateur, d’un monteur, etc.)[15]. Les thèses, en cours, d’Annaëlle Winand (2016) sur le réemploi d’archives audiovisuelles dans des films expérimentaux et de Simon Côté-Lapointe (2018) sur les usages des archives audiovisuelles en ligne, entrent dans cette perspective. Il y a là une volonté de créer un changement paradigmatique dans la discipline en ne souhaitant plus partir de l’origine des documents (leur Arkhè) et de leur représentance ou lieutenance[16] vis-à-vis du passé (valeurs de preuve et/ou de témoignage), mais bien leurs usages sociaux, culturels et artistiques au présent que ce soit sur Internet, dans des galeries, des musées ou des salles de cinéma. Une telle définition converge clairement avec les travaux des historien(ne)s qui s’intéressent à la circulation des images dans l’espace public.

Cette troisième et dernière partie était moins d’ordre historiographique qu’elle ne visait une dimension programmatique. Il s’agissait de dresser une rapide typologie des rapports envisageables entre archivistique, histoire et cinéma. Il en ressort que ces liens sont renforcés par l’évolution récente des études en histoire et cinéma. Cela est lié à l’émergence de l’histoire culturelle du cinéma depuis une dizaine d’années, mais aussi à la persistance et la reformulation d’études de type génétique. De plus, ces rapports sont renforcés par l’émergence d’une archivistique postmoderne qui porte une attention particulière à la notion d’exploitation. Ce dernier constat rend compte d’une potentielle convergence entre deux champs de recherches. Des illusions perdues d’un rapprochement entre approche génétique et études de la circulation autour d’une pratique commune des archives (partie 2), nous passons donc à une autre proposition, celle d’une convergence entre les études en histoire et cinéma et les recherches actuelles en archivistique.