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Hongwei Bao propose dans Queer Comrades. Gay Identity and Tongzhi Activism in Postsocialist China une compilation d’observations effectuées depuis 2007 sur certaines communautés homosexuelles de la Chine urbaine. Comme d’autres livres récents focalisant sur le même sujet (Engebretsen et Schroeder 2015 ; Zheng 2015), il souligne le fait que bien que le mot tongzhi (同志) puisse référer à l’ensemble des groupes LGBTI (lesbiens, gais, bisexuels, transgenres, intersexes) du pays, il est dans les faits utilisé et revendiqué quasi exclusivement par la communauté homosexuelle masculine. L’approche de Bao se distingue des autres recherches puisqu’il affirme clairement son appartenance à la communauté tongzhi et demande de surcroît aux chercheurs chinois étudiant les questions queer dans leur pays de remettre en question le « particularisme chinois » et de dialoguer davantage avec les chercheurs occidentaux spécialisés dans ces questions.

Le titre de l’ouvrage demande une explication, le sens du mot tongzhi (« camarade ») ayant une connotation très spécifique dans le pays (ce mot a été créé en 1911 par une organisation militant contre un projet politique de la dynastie Qing [p. 69], puis tant les nationalistes du Guomindang que les communistes se le sont approprié). Dans son usage actuel, il sert d’auto-identification à des homosexuels masculins chinois qui mettent de l’avant leur « qualité citoyenne » (suzhi, 素质) pour appuyer leurs revendications. L’appellation tongzhi souligne également leurs différences avec deux autres groupes d’homosexuels masculins. Le premier est composé de personnes très cosmopolites et réfère à des modes de vie partagés dans les communautés homosexuelles occidentales. Le second est la génération d’homosexuels plus âgés utilisant le mot tongxinglian (同性恋) pour s’identifier. Les tongzhi trouvent d’ailleurs ce mot stigmatisant parce qu’il rappelle la période où toute homosexualité était officiellement liée à un désordre mental.

Si tongzhi renvoie donc à une catégorie spécifique d’homosexuels masculins chinois, l’ouvrage montre finement les différences multiples existant entre les personnes qui s’en réclament ainsi que l’importance du lieu de résidence des individus en ce qui a trait à leur auto-identification. L’auteur, qui reprend en partie des propos tirés de sa thèse de doctorat soutenue à l’Université de Sydney (2011) et d’articles déjà parus, nous offre une enquête de terrain multisituée (Pékin, Shanghai et Canton) sur la longue durée, ce qui donne un livre extrêmement riche en données empiriques.

Les huit chapitres de Queer Comrades traitent de sujets parfois hétéroclites, l’auteur revenant entre autres sur les divergences tactiques des communautés homosexuelles gaies et lesbiennes à la suite de l’apparition du sida au pays et de sa prise en charge sanitaire par l’État. Bao dévoile également différentes stratégies utilisées par des tongzhi et quelques autres regroupements LGBTI pour revendiquer leurs droits ou avoir la permission d’organiser un événement leur étant dédié. Les tongzhi parlent par exemple du respect des « droits des citoyens » (gongmin quan, 公民权) plutôt que du respect des « droits humains » (renquan, 人权), expression rédhibitoire aux yeux du pouvoir en place. Dans le même ordre d’idée, l’utilisation du mot queer (ku’er, 酷儿) est préférée à l’emploi d’homosexuel, les autorités n’ayant pas connaissance des valeurs symboliques attachées à ce mot. Le livre survole par ailleurs l’utilisation d’Internet et les subtilités dont ces communautés font usage alors qu’un chapitre entier est consacré aux « cures de guérison » qui sont toujours d’actualité dans le pays. En effet, bien que l’homosexualité ne soit plus, depuis 2001, systématiquement traitée comme une pathologie mentale en Chine continentale, des thérapies sont toujours entreprises lorsqu’un individu n’est pas « confortable » avec son homosexualité ou « en harmonie avec lui-même » (zhiwo hexie, 知我和谐) (p. 94). Enfin, un chapitre souligne l’importance qu’a le réalisateur de cinéma et activiste Cui Zi’en pour la communauté tongzhi.

Ce livre dense en données l’est aussi du point de vue conceptuel, s’appuyant sur de très nombreux auteurs auxquels se réfèrent les penseurs de la théorie queer, Michel Foucault étant ici le plus mobilisé (concepts de « biopouvoir », de « gouvernementalité », de « société carcérale »…). Pour comprendre l’introduction de l’ouvrage, cette compilation de concepts demande un niveau d’abstraction élevé. Cependant, les éléments théoriques sont par la suite distillés de façon opportune, au fil des interprétations de l’auteur qui jalonnent l’ouvrage.

Les stratégies d’utilisation des zones grises dans le militantisme des tongzhi, tout comme l’ensemble des données présentées dans le livre, en font une lecture nécessaire pour toute personne s’intéressant aux communautés LGBTI chinoises. D’une manière plus large, le livre reste pertinent pour comprendre certains phénomènes de contestation dans le pays et est une bonne porte d’entrée pour un public souhaitant en connaître davantage sur les implications politiques reliées à la vie quotidienne des Chinois.