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Mark S. Mosko se distingue comme l’un des chefs de file de l’anthropologie océaniste contemporaine. Dans Ways of Baloma. Rethinking Magic and Kinship from the Trobriands, et cent ans après la publication des Argonauts of the Western Pacific [Les argonautes du Pacifique occidental] (1922) de Bronislaw Malinowski, il entreprend de revisiter, sur les plans théorique, conceptuel et ethnographique, non seulement les travaux de cet ancêtre de la discipline, mais aussi ceux des générations d’anthropologues qui se sont succédé depuis en terrain mélanésien et trobriandais. Avant d’entamer ses recherches auprès des Trobriandais, Mosko était déjà bien connu pour ses travaux chez les Mekeo du Nord (Papouasie–Nouvelle-Guinée). Depuis les débuts de la discipline, l’Océanie, et plus particulièrement la Papouasie–Nouvelle-Guinée, a toujours représenté un terreau fertile pour les débats théoriques et conceptuels sur des thèmes clés, dont les économies de l’échange et du don (incluant les circuits kula) ; la parenté, les rapports de genre, la logique clanique et le rôle des lignées matrilinéaires et patrilinéaires ; la notion de « personne » et les théories locales de la procréation humaine ; les figures d’autorité et de la chefferie ; le sacrifice, les tabous, le sacré et le profane ; les pouvoirs et pratiques magiques et rituels ; les relations objets/sujets ; l’aliénable et l’inaliénable ; et, dans les thèmes plus contemporains, les processus locaux d’appropriation de la modernité et du christianisme. Autant de thèmes et de débats traités au fil des neuf chapitres de cet ouvrage et repensés par l’auteur avec sagacité et élégance, avec comme fil conducteur la notion de la « personne dividuelle » (« partible person »). L’avant-propos est signé par Eduardo Viveiros de Castro, spécialiste de l’Amazonie et l’un des principaux tenants du tournant ontologique.

Dans les études mélanésianistes, le concept de la « personne dividuelle » (dite aussi composite, fractale, divisible, relationnelle), élaboré initialement par Marilyn Strathern dans The Gender of the Gift (1988), a été au fondement de ce qu’il est depuis convenu d’appeler la « New Melanesian Ethnography [Nouvelle ethnographie mélanésienne] » (NME). Cette idée novatrice élaborée à partir de la théorie classique de Marcel Mauss sur l’échange et le don s’attache à démontrer comment la personne mélanésienne, au contraire de la personne dite individuelle et conçue comme auto-fondée et a-relationnelle de l’idéologie occidentale moderne, se constitue et se trans-forme au gré des échanges et des trans-actions de types multiples. Dans son analyse de la socialité mélanésienne et des processus de production de la personne humaine, Strathern souligne la dimension genrée de tels interrelations et échanges. Dans Ways of Baloma, Mosko complexifie et élargit la réflexion théorique et l’analyse ethnographique de Strathern en faisant valoir la dimension magico-religieuse et l’agencéité des esprits, dont les esprits baloma, dès lors partie prenante des échanges et des trans-actions et considérés aussi comme des personnes dividuelles. L’auteur définit ainsi les esprits baloma :

Il faut comprendre que dans la perspective autochtone, chaque être humain (tomota) vivant dans le monde visible et matériel connu sous le nom de Boyowa est animé par une « âme » baloma immatérielle. Après la mort, cette « âme » baloma est réputée sortir du corps et aller vivre à Tuma, le pays des morts, en tant qu’« esprit » invisible baloma désincarné qui est toujours humain (tomota) à tous égards. Par conséquent, les personnes Boyowan et les esprits Tuman sont tous deux reconnus comme des êtres également sensibles (p. 8, notre traduction).

Selon Mosko, le concept de « personne dividuelle » s’applique donc autant aux humains qu’aux esprits (parmi ceux-ci les ancêtres baloma, les esprits totémiques, les divinités chrétiennes). Ils sont dès lors consubstantiels et participent — ensemble — à la reproduction du monde. Les concepts de « partibility » et de « participation » sont tous deux au coeur de son analyse. Dans toutes les sphères de la vie trobriandaise, le pouvoir de la magie résiderait alors non seulement dans la valeur et le pouvoir symboliques des paroles et des incantations sacrées des humains comme l’avait proposé Malinowski, et comme d’autres l’ont fait après lui, mais aussi dans l’agencéité et la participation active des esprits ainsi interpellés. Cet ouvrage permet de revisiter la pensée, la cosmologie et la socialité des Trobriandais. En outre, Mosko ramène au-devant de la scène des domaines classiques comme la parenté et la magie que l’anthropologie contemporaine a quelque peu délaissés, alors même qu’ils continuent d’imprégner la vie et la réalité de plusieurs peuples et régions du monde. En cela, l’ouvrage offre aussi des avenues novatrices pour repenser les processus mélanésiens de changements culturels et de christianisation.

En sus de ses apports ethnographiques et analytiques, la valeur indéniable de cet ouvrage tient au dialogue continu que l’auteur engage avec les principaux tenants de la discipline, autant les ancêtres comme Malinowski, Durkheim, Mauss, Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss, Evans-Pritchard, Leach et Douglas que les contemporains comme Tambiah, Sahlins, Viveiros de Castro, Wagner et Strathern, pour n’en nommer que quelques-uns. Fort des réflexions théoriques et conceptuelles ainsi que des visées ethnographiques et analytiques du XXIe siècle, Ways of Baloma est un ouvrage remarquable, digne des classiques comme Les Argonautes du Pacifique occidental, Witchcraft, Oracles and Magic Among the Azande [Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé] (Evans-Pritchard [1937]) ou encore The Gender of the Gift, lesquels se sont imposés comme des lectures obligatoires pour des générations d’anthropologues et d’étudiants diplômés et auront ainsi permis à la discipline, chacun en leur temps, de se déployer sur de nouveaux horizons.