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Cet ouvrage de Jaume Franquesa s’inscrit dans le champ de l’anthropologie de l’énergie. Il pose, à la lumière du cas particulier du sud de la Catalogne, un regard critique, ancré dans la théorie de l’économie politique, sur les enchevêtrements de la vie rurale, de la subsistance et de la production énergétique afin d’offrir une réflexion visant à éclairer le présent et l’avenir de cette dernière.

Power Struggles. Dignity, Value, and the Renewable Energy Frontier in Spain, dont l’auteur est spécialiste du sud de l’Europe, se base sur un terrain de recherche réalisé en pointillé entre 2011 et 2014. Structuré en sept chapitres, en plus de l’introduction, le livre présente les personnages et les enjeux historiques et contemporains relatifs à la production d’énergie dans la région rurale paupérisée et aride du sud de la Catalogne, loin des clichés paradisiaques mettant en scène les côtes méditerranéennes espagnoles. Chaque chapitre est descriptif et expose de manière approfondie les particularités ethnographiques du terrain, présentant finement les lieux et les acteurs de la recherche. Les descriptions sont en dialogue — dans un style vivant — avec divers auteurs d’approches critiques en anthropologie.

L’ouvrage offre un regard historique et contemporain sur l’émergence de l’économie extractiviste de la production d’énergie en Espagne et dans le sud de la Catalogne en examinant comment la production d’énergie hydroélectrique, nucléaire et éolienne s’est structurée et a été successivement appuyée par les systèmes politique et économique en place depuis plus d’un siècle, et s’est maintenue grâce à eux. L’auteur montre aussi que bien que des énergies dites renouvelables, comme l’énergie éolienne, commencent à être exploitées, elles ne permettent pas une organisation socioéconomique, politique et environnementale plus juste ou équitable ; au contraire, elles exacerbent les structures d’accumulation déjà en place.

Franquesa fait la démonstration de l’évolution en parallèle de l’économie paysanne à celle de la production d’énergie et des moments où ce qu’il appelle des économies morales différentes, paysanne et énergétique, se sont croisées. Malgré les luttes citoyennes et politiques de longue date dans la région et l’instrumentalisation du secteur de l’énergie par une partie de la population locale afin de consolider ses pratiques agricoles et l’économie locale, le modèle de production d’énergie a contribué à déstructurer la région et ses activités de base. Power Struggles retrace les initiatives locales pour assurer la survie de la population qui s’articulent avec la mise en valeur du territoire, du paysage et du terroir. Ainsi, le livre met par exemple en dialogue des archives journalistiques ou de conseils municipaux et des entretiens pour documenter ces parcours de luttes environnementalistes et citoyennes jusqu’à aujourd’hui sur la scène locale et nationale. Ce même jeu d’échelles entre des programmes de développement, des politiques économiques, les contraintes normatives et légales de l’implantation de projets énergétiques et les expériences de développeurs et de travailleurs de l’énergie permet de brosser un tableau diachronique qui met en lumière, par des sources variées, les tractations et les ressorts de la mise en oeuvre et de l’opération de centrales d’énergie. Ainsi, les enjeux propres à différentes échelles sont mis en parallèle, mettant au jour les effets systémiques de la mise en oeuvre de projets d’extraction.

L’analyse qui encadre cette exploration est soutenue sans être lourde. Alors que les concepts de base de l’économie politique — la « valeur », la « production », l’« accumulation », l’« aliénation » — structurent l’examen des données, Franquesa y greffe des concepts et des positionnements qui sont débattus dans les théories actuelles dans ce champ, renouvelant par là notre interprétation de la production d’énergie. Plus particulièrement, la notion de « rebuts » (« wastes ») permet de problématiser la marginalisation des régions productrices et des acteurs centraux en explorant la « face cachée » de la valeur des mécanismes de l’extractivisme. La notion de « dignité », qui fait l’objet d’une exploration foisonnante depuis une décennie en sciences sociales, permet quant à elle de se pencher sur les ressorts des luttes paysannes et de l’économie de subsistance des agriculteurs d’amandes et d’olives en terrasses sèches. De très nombreux concepts animent, parfois trop rapidement, ces explorations tout au long du livre, et il aurait été intéressant que certains soient plus approfondis. De même, le champ de l’anthropologie de l’énergie aurait pu être mobilisé davantage dans les analyses proposées.

Cet ouvrage est d’intérêt pour les anthropologues qui travaillent sur les enjeux de production énergétique, bien sûr, mais aussi pour ceux qui s’intéressent à « l’économie verte », à la néolibéralisation de la nature et au développement régional. Power Struggles offre aussi un regard riche et nuancé sur les luttes citoyennes et permet de nourrir les réflexions en cours quant à la résistance et la décroissance.