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À première vue, Bush Bound: Young Men and Rural Permanence in Migrant West Africa et The Insecure City: Space, Power, and Mobility in Beirut présentent des points de vue opposés sur les flux migratoires. Le texte de Paolo Gaibazzi est une ethnographie ancrée en milieu rural sur les migrations qui forgent le village de Sabi en Gambie, tandis que celui de Kristin V. Monroe est une ethnographie mobile en milieu urbain à Beyrouth. Mais tous deux prennent la mobilité comme lentille pour penser la manière dont un territoire est habité et reconfiguré au rythme des trajectoires humaines. En se concentrant sur les processus de circulation en milieux urbains et ruraux, ces ethnographies nous invitent à penser les rapports au territoire dans une perspective liquide. Je prends comme point d’articulation sémantique la « liquéfaction » de manière à dégager la façon dont les deux auteurs problématisent le mouvement d’individus dans des milieux différemment soumis à des pressions politiques, économiques et parfois écologiques. Ces deux ouvrages s’intéressent tous deux à la façon dont l’introduction de liquidités lubrifie le mouvement de manière différentiée en même temps que des pressions néolibérales dissolvent le territoire politique et social. Le présent essai bibliographique synthétise les deux textes en trois mouvements : accélération, dissolution, spéculation. Il s’agira d’abord de voir comment le capital lubrifie certains types de relations. Ce sont ensuite les effets délétères de ce « solvant » sur le tissu social qui seront abordés, puis je m’intéresserai à la prise de risque accentuée et aux pratiques de spéculation — au sens éthique du terme, cette fois — sur un terrain devenu instable.

Accélération : lubrification d’un régime de vitesses

Dans leurs ethnographies respectives, Bush Bound: Young Men and Rural Permanence in Migrant West Africa et The Insecure City: Space, Power, and Mobility in Beirut, Gaibazzi et Monroe explorent les différentes modalités de la mobilité qui se voient être reconfigurées sous la pression de forces issues d’un régime (de vitesses) capitaliste néolibéral. En faisant notamment référence à Henri Lefebvre mais aussi à Heidegger (dans le cas de Gaibazzi), les auteurs définissent la ville comme un milieu composé de trajectoires, de corps en mouvement, impliquant ainsi des manières d’habiter l’espace.

Monroe propose d’explorer la manière dont une citoyenneté à deux vitesses se forme dans une capitale fragmentée en îlots politiques et traversée par des lignes sectaires héritées de la guerre civile libanaise (un processus urbain que l’auteure appelle « Beirutization »). Monroe montre comment le processus d’insularisation urbaine est aujourd’hui exacerbé par la dérégulation du développement urbain en ce qui concerne, par exemple, l’application des normes de construction, l’octroi des permis de construire et l’accès à la propriété à des acquéreurs étrangers. Sous la pression de ces flux de capitaux, la privatisation de l’espace urbain renforce les stratifications sociales et politiques existantes. Mais au-delà des affiliations politiques, l’ethnographie de Monroe montre comment, dans un climat politique toujours sous tension au moment où l’auteure écrit, la sécurisation de Beyrouth reconfigure la mobilité de ses résidents en fonction de leur classe sociale. L’accès au capital et le statut de classe sociale lubrifient la circulation pour certains dans un espace quadrillé, créant donc une citoyenneté à deux vitesses. La fluidité de ces circulations est fonction de ce que les résidents appellent la « wasta », c’est-à-dire leur propre accès à ces liquidités, ce qui leur donne en somme une marge de manoeuvre supplémentaire à laquelle certains résidents peuvent recourir pour dissoudre les obstacles urbains.

Dans ces espaces relationnels reconfigurés, à Beyrouth comme dans le village gambien de Sabi auquel s’intéresse l’ethnographie de Gaibazzi, le capital n’est pas seulement un médium circulant, il est ce qui permet le déplacement au sein de territoires de plus en plus difficiles à parcourir. Le village de Sabi est zone de convergences migratoires transfrontalières dont l’économie de relations repose sur la migration des jeunes hommes. Ces circulations internationales et les liquidités ramenées par les migrants alimentent en retour les circuits de mobilité sociale et l’économie monétaire au sein même de Sabi. Ces circuits de liquidités qui imbibent le village de Sabi ne se limitent pas à la stricte accumulation personnelle. L’argent circule et lubrifie le lien social, il intègre les échanges de réciprocité et contribue à la notoriété de ceux qui le font circuler. Ces liquidités aident aussi à financer le départ d’autres jeunes hommes et assurent également la possibilité de leur retour au village. Contrairement au discours récurrent dépeignant les migrations comme des fuites vers l’Europe, Gaibazzi insiste sur le fait que les migrations ne sont pas des départs définitifs, mais bien des boucles migratoires transitoires.

Dissolution d’un milieu

Qu’il s’agisse de l’ascension sociale des hommes de retour à Sabi comme des mouvements à Beyrouth, l’introduction de liquidités vient lubrifier les relations et sert de solvant aux obstacles urbains. Mais si ces liquidités permettent à chacun de se frayer un chemin aussi bien au sens géographique que social, elles participent également à la dissolution du lien social. Dans le cas de Beyrouth, la reconstruction de la ville en nouvel espace financier après la guerre civile a ravivé le passé colonial français tout en contribuant à effacer un patrimoine historique et à dissoudre un tissu social. À l’instar des villes du Golfe telles que Dubai (Émirats arabes unis), Doha (Qatar) et Abu Dhabi (Émirats arabes unis), l’industrie du bâtiment saoudienne impliquée dans le nouvel urbanisme de Beyrouth a misé sur le développement immobilier et touristique. Ce processus de privatisation et de sécurisation de l’espace urbain est à la fois cause et conséquence d’une érosion de l’État. Dans son dernier chapitre plus particulièrement, Monroe aborde la façon dont le dispositif de sécurité qui quadrille la ville et certaines pratiques policières qui s’y rattachent tend à discriminer les automobilistes en fonction de leur statut social. Comme l’auteure le décrit dans son dernier chapitre, les agents discriminent de manière à ne pas s’exposer à l’humiliation de ne pas être obéis, pour ainsi préserver l’autorité qu’ils incarnent. Mais en permettant une citoyenneté à deux vitesses où les plus nantis ont un droit de passage que d’autres n’ont pas, ces pratiques intensifient l’érosion d’un principe de droit.

Le village de Sabi a aussi vu son paysage se fragiliser sous la pression de forces écologiques et économiques qui traversent la région. Les ajustements économiques structurels des années 1990, en plus des conditions écologiques défavorables qu’a connues la région pendant les années 1960 et 1970 et des restrictions migratoires imposées par l’Europe et soutenues par les politiques de « retour à la terre » de l’État gambien dans les années 2000, n’ont pas forcé les migrations qui alimentent les modes d’existence de Sabi à l’arrêt. Au contraire, ces pressions politiques ont paradoxalement exacerbé l’économie migratoire de la région qui s’est réduite à une économie monétaire dépendante de l’envoi de liquidités par les hommes du village partis à l’étranger. L’appauvrissement du milieu de Sabi — au sens écologique et économique d’une agriculture en déclin — a eu pour effet d’alimenter et d’augmenter la fréquence ainsi que la durée des migrations au sein et à l’extérieur du pays. Les forces à l’oeuvre ont restreint une marge de manoeuvre qui a rigidifié la plasticité des trajectoires. Certains migrants se sont résolus à prendre la voie de la mer, plus risquée, afin de contourner les contraintes migratoires qui, par ailleurs, forcent à un exil prolongé. Ces différentes pressions ont aussi dévalorisé ces populations d’hommes contraints à « juste s’assoir », en attente d’un futur fantasmé qui ne se réalise pas — ce que Gaibazzi appelle en anglais « bare sitting », de façon à établir une distinction par rapport à « l’assise » respectable (« sitting ») des patriarches et en écho au concept de « vie nue » (« bare life ») de Giorgio Agamben (1995). Ce même régime politique qui complique les migrations internationales crée au passage les conditions sous lesquelles les jeunes hommes de Sabi se retrouvent tourmentés par l’inertie, de plus en plus criminalisés et stigmatisés de ne pas incarner la masculinité des migrants. La dévalorisation de ces jeunes, couplée à l’absence plus prolongée des migrants, affecte l’organisation du village et déstabilise la gérontocratie sur laquelle repose le tissu social du village.

Dans Bush Bound: Young Men and Rural Permanence in Migrant West Africa et The Insecure City: Space, Power, and Mobility in Beirut, le concept d’« agentivité » se définit en filigrane comme la capacité d’un individu à ne pas être contraint au mouvement, à être maître de ses dérangements comme de ses déplacements. Chez Gaibazzi, par exemple, l’agentivité se manifeste paradoxalement dans la capacité des hommes à pouvoir revenir dans leur village et s’y « asseoir », capacité qui se rattache à une ascension sociale. Par ailleurs, dans ces deux ouvrages, l’inertie ne se définit pas en opposition au mouvement, mais bien en lien avec celui-ci. Elle est produite par l’exacerbation de mouvements ayant perdu en quelque sorte leur élasticité. Les hommes de Sabi, comme les automobilistes de Beyrouth chez Monroe, se retrouvent en fait coincés en mouvement, pris dans une mobilité circulaire et épuisante. L’ethnographie de Monroe retrace une histoire tout autant de congestion et de ralentissement des automobilistes que d’obligation de circuler pour des raisons de sécurité. À Beyrouth, la sécurité est garantie non pas en immobilisant l’individu, mais en forçant le mouvement et en rendant impossible l’arrêt. Les exemples abondent dans l’ouvrage de Monroe, mais retenons ici celui des ailerons de requin disposés à certains endroits dans les rues de Beyrouth de manière à empêcher le stationnement ou encore le cas de la propre attente de l’auteur devant la résidence d’une amie dans un quartier affluent, mais dont la présence relativement stationnaire a fini par attirer l’attention de forces de sécurité. Dans un cas comme dans l’autre, le dispositif de sécurité requiert que les personnes se mettent en mouvement.

Spéculation en terrain incertain

L’intensification d’un régime capitaliste se traduit dans ces deux ethnographies par une liquéfaction du milieu devenu précaire, hautement volatile, qui force à différents degrés les individus à spéculer sur leur avenir, à prendre des risques accrus. Se pose ainsi une dernière question par le biais de ces deux études : comment négocier l’incertitude ou comment circuler et endurer sans s’épuiser ? Les deux ouvrages proposent de penser une anthropologie des possibles (bien que Gaibazzi soit celui qui suggère le terme [p. 182]) où est envisagée, et ce, en dépit des contraintes abordées, l’émergence d’une flexibilité des corps comme du corps social. Les deux auteurs ne s’intéressent pas seulement aux limites et impasses d’un système, mais également aux interstices, à la négociation permanente au sein d’un système, à savoir comment les circonstances économiques et politiques forcent à la reconfiguration de modes de vie. Il n’est donc pas seulement question d’une réduction d’une marge de manoeuvre dans ces ouvrages, mais d’une négociation perpétuelle de celle-ci, d’une improvisation de nouvelles manières d’exister (plus que d’une simple adaptation).

Monroe et Gaibazzi reprennent tous deux la notion de « navigation » pour penser une relation au milieu qui se meut en fonction des contingences. J’aimerais lier à cette notion l’idée de « spéculation » qui, si elle n’est pas mentionnée par les auteurs, me semble traverser les deux textes dans leur ensemble. Le terme est d’autant plus bienvenu qu’il permet de sortir de la dualité « stratégie/tactique » (par ailleurs issue d’une théorie moderne et occidentale de la guerre) que Gaibazzi critique. Le terme tactique emprunté à Michel de Certeau suppose selon Gaibazzi une réalité relativement stable qui laisse place à un certain calcul (p. 105). Or, le contexte ouest-africain, comme pour la ville de Beyrouth, est hautement instable et imprévisible. Chez Monroe, le caractère instable et quelque peu explosif est lié à un espace urbain rendu précaire à cause de l’imprévisibilité de l’éruption de conflits dans la ville, mais aussi à cause de l’aspect arbitraire et également itinérant du dispositif de sécurité qui rend le territoire d’autant plus difficile à traverser. Les jeunes de Beyrouth spéculent ainsi sur les lieux susceptibles d’exploser. Les jeunes hommes de Sabi se risquent à voyager par bateau et prennent le risque en général de ne pas pouvoir revenir ou de revenir les mains vides. Ainsi, le terme spéculation nous permet d’appréhender la prise de risque, mais aussi la flexibilité des corps épousant ces événements. Dans ces espaces précaires, un nouveau rapport au temps est négocié, invitant à un mode d’attention qui se rattache à une spiritualité chez Gaibazzi ou bien à une identité libanaise chez Monroe qui revendique une certaine créativité, une inventivité au quotidien. Ce rapport au temps et à l’espace apparaît ainsi comme une forme de résistance qui se manifeste également dans le refus d’un fatalisme de la part d’une jeunesse qui continue de sortir en dépit des risques. Gaibazzi, quant à lui, montre comment les hommes de Sabi inventent de nouvelles formes de socialité et s’efforcent politiquement de redéfinir les normes de la masculinité, et plus généralement de réinventer une socialité.

Bush Bound: Young Men and Rural Permanence in Migrant West Africa et The Insecure City: Space, Power, and Mobility in Beirut mettent en lumière l’intensification d’un régime capitaliste qui est avant tout un régime de vitesses permettant l’accélération pour certains en même temps qu’il marginalise d’autres individus. La précarisation des relations liée à un régime de liquéfaction se manifeste dans l’élasticité toujours plus exacerbée d’une marge de manoeuvre, forçant chacun à la construction d’une cartographie in momentum qui se fait sur la route.