Corps de l’article

Introduction

Ce qui est très simple, c’est que l’on peut distinguer les sociétés qui n’ont rien pour dormir, sauf « la dure », et les autres qui s’aident d’instrument[s]. […] Il y a les gens à oreillers et les gens sans oreillers. Il y a les populations qui se mettent très serrées en rond pour dormir, autour d’un feu, ou même sans feu. [...] Il y a enfin le sommeil debout. […]

Il y a l’usage de la couverture. Gens qui dorment couverts et non couverts. Il y a le hamac et la façon de dormir suspendu.

Voilà une grande quantité de pratiques qui sont à la fois des techniques du corps et qui sont profondes en retentissements et effets biologiques. Tout ceci peut et doit être observé sur le terrain, des centaines de ces choses sont encore à connaître.

Mauss 1936

Marcel Mauss a, le premier, attiré l’attention des anthropologues sur ce qu’il appelait les « techniques du sommeil » (1936), en montrant que l’activité de dormir ne pouvait pas être considérée comme naturelle : elle se structure et se module différemment selon le lieu de vie et le contexte socioculturel. Si Mauss ne s’est intéressé au rêve que de manière indirecte, ses réflexions ont inspiré l’anthropologue Dorothy Eggan (1966) qui, dans son étude réalisée auprès des Hopi, considère l’observation des lieux où l’on dort comme nécessaire et préalable à la contextualisation de l’expérience du rêve. Dans les sociétés que Giordana Charuty (1996) définit comme des « sociétés à rêves », la narration onirique implique souvent des références précises en termes spatiaux et temporels : où une personne s’est-elle endormie ? Quand et avec qui ? Cela sous-tend que l’ensemble de ces variables a une influence déterminante sur le rêve (Poirier 1994). Dormir dans un hamac au milieu de la forêt, dormir en ville dans un lit avec plusieurs enfants ou à l’hôpital devant un téléviseur allumé… les lieux, associés à des « techniques » particulières de sommeil, exercent une influence directe sur les rêves.

Dans cet article, les lieux sont appréhendés à la fois en tant que contexte de l’expérience du sommeil, acteurs participant à la fabrication des rêves et protagonistes des expériences nocturnes. Cette réflexion croisée entre le sommeil, les lieux de vie et les lieux des rêves a pris forme à la faveur d’une ethnographie urbaine menée principalement dans deux cités des « quartiers nord » de Marseille, Kallisté et Plan d’Aou. Les courants migratoires y sont historiquement de grande ampleur (Temime 1991 ; Peraldi 1999). D’emblée, cela a donné lieu à un croisement fertile des pistes d’exploration : il fallait prendre en compte, d’une part, l’impact de l’expérience du changement de lieu de vie et de la migration sur l’univers onirique et, d’autre part, la possibilité que les rêves jouent un rôle dans la réélaboration de ces processus de déplacement.

Après avoir explicité les enjeux de la construction d’une méthodologie innovante, il s’agira d’étudier les lieux et les pratiques autour du sommeil, en mettant en lumière les conditions matérielles du logement ainsi que les variantes socioculturelles. L’analyse se focalisera ensuite sur l’influence que peuvent avoir les rêves sur certains aspects de la vie diurne et sur leur capacité à contribuer à la fabrication des liens que les personnes établissent avec les lieux, favorisant parfois l’adaptation des individus aux transformations de leur espace de vie. Cela nous amènera à esquisser une approche de l’étude anthropologique du rêve plus attentive aux liens co-constitutifs entre les individus et leur environnement, diurne et nocturne.

Une méthodologie nocturne ?

Le décalage entre la production de recherches sur la dimension diurne de la société et celle de la nuit est indéniable. Néanmoins, ces dernières années, des chercheuses issues de diverses disciplines ont investi de plus en plus l’espace-temps nocturne et se sont interrogées à son sujet (Galinier et al. 2010 ; Candela 2017 ; Menoux 2017). Cela a donné lieu à de nouveaux questionnements méthodologiques. Par exemple, comment faire de la recherche la nuit ?

L’expérience ethnographique offre souvent l’occasion de partager non seulement les habitudes diurnes, mais aussi les habitudes nocturnes d’autres personnes et groupes sociaux. Dans les Andes péruviennes, où mes recherches ont commencé à s’orienter vers la dimension nocturne et les rêves (Cecconi 2011, 2015[1]), j’étais hébergée par des familles de villageois au sein de communautés paysannes installées à trois mille mètres d’altitude, dans des maisons en terre et sans électricité. Là, une même chambre est le lieu où l’on dort à plusieurs ; la nuit n’est pas un espace solitaire, ni le sommeil une activité continue.

Lorsqu’en 2013 j’ai entamé à Marseille un nouveau terrain en milieu urbain, je n’habitais pas avec les familles. Faire l’expérience des nuits des habitants s’est révélé moins aisé. Quand je rendais visite aux personnes dans leur appartement, j’étais plutôt reçue dans le salon ou dans la cuisine et, le plus souvent, je les rencontrais dans les espaces publics de la cité.

Expérience sociale reléguée au cours des siècles à la sphère de l’intime (Elias 1973), la fonction du sommeil ne peut s’accomplir dans certains lieux et sociétés, comme la société française, que dans le cadre légitime, autorisé, de la famille[2]. En dehors des « centres du sommeil », en milieu hospitalier, où la personne endormie est filmée et observée en direct, il n’existe que très peu d’occasions d’assister au sommeil des autres. La tendance est donc d’accéder au sommeil à partir du récit qu’en fait la personne éveillée. Il faut alors tenir compte du décalage, des possibles distorsions dont parlent les neuroscientifiques, entre l’expérience du sommeil et la perception que l’on en a au réveil. Je m’étais interrogée au sujet de ces mêmes contraintes lors de mes précédentes recherches sur l’univers onirique : impossible, l’observation participante des rêves des autres. Si, dans le cas du sommeil, cette impossibilité touchait aux frontières mouvantes de l’intimité, dans le cas des rêves elle était plutôt d’ordre phénoménologique et ontologique. De plus, comme pour le sommeil, il est souvent difficile de transformer le rêve en récit, dans la mesure où l’expérience onirique rompt et déstabilise les normes qui encadrent la narration. Le récit du rêve est toujours influencé par la manière dont le rêve est organisé, interprété et partagé (Kilborne 1978 ; Tedlock 1987). Comment d’ailleurs témoigner dans un langage conscient d’une expérience où la conscience est elle-même suspendue ?

L’« imagination participante », plutôt que l’observation participante, est devenue l’enjeu méthodologique central de ma recherche sur les nuits des autres. J’ai ressenti la nécessité d’aborder les rêves et le sommeil non seulement au travers d’entretiens et de récits individuels, mais aussi en interaction avec des pratiques artistiques me permettant d’explorer d’autres formes d’expressions qui pouvaient être complémentaires à la parole.

En collaboration, l’artiste Tuia Cherici et moi avons pour cela créé un dispositif nommé Oniroscope, qui transforme le partage de rêves en expérience collective. Il s’agit d’abord de constituer un groupe de plusieurs rêveurs. Au fil de la narration par un rêveur, Cherici réalise et projette des images vidéo qui cherchent à donner une forme visuelle au récit du rêve. Cela permet d’imaginer avec le rêveur le rêve qu’il est en train de raconter (Cecconi et Cherici 2019).

Nous avons mis en place des Oniroscopes et un cycle d’ateliers artistiques sur les rêves au centre social et à l’école primaire de Kallisté en 2013-2014. Les femmes et les jeunes ont été les principaux sujets de cette ethnographie, car ce sont eux qui participent le plus souvent aux activités organisées par les centres sociaux et les associations du quartier[3]. Les médiateurs se sont joints aux habitants[4].

Au-delà du cadre établi, propice au partage collectif, ces ateliers ont permis de faire de l’exploration des rêves un objet d’étude, par le biais de l’utilisation d’outils comme la vidéo, la sculpture et le dessin[5], mais ils ont aussi permis d’apprivoiser le sommeil. Comment dormez-vous ? Dans quelle position ? Comment décririez-vous votre sommeil ? Il n’était pas facile de répondre à ces questions de manière abstraite. Pourtant, la nécessité de consacrer un espace de parole au sommeil s’est imposée dans l’exploration des rêves : plusieurs habitantes de la cité se plaignaient de rêver moins parce qu’elles dormaient mal. Ce même constat avait d’ailleurs été mis en avant par les professionnels de diverses organisations du territoire (centre social, centre de protection maternelle et infantile [PMI], école). Connaître mieux le sommeil et en appréhender les perceptions et les pratiques est devenu un chemin incontournable.

Dans la continuité de l’Atelier artistique sur les rêves, j’ai donc proposé en 2016 un Atelier sommeil, élément d’un dispositif de recherche-action élargi[6], en collaboration avec la psychologue Frédérique Fabre et le docteur Marc Rey, directeur du Centre du sommeil de l’Hôpital de la Timone, à Marseille[7]. L’atelier est pensé comme un lieu de recherche permettant de collecter des données sur le sommeil et ses variables environnementales et socioculturelles, mais aussi comme un lieu d’action, où l’on se propose de co-construire, avec les participantes, des pistes d’amélioration du sommeil.

Des poupées en pâte à modeler, des maquettes de chambres et de lits ont pris forme au cours des ateliers. Les dormeuses les manipulaient pendant qu’elles racontaient. On s’apercevait que cela leur permettait de donner beaucoup plus de détails concernant les positions, les perceptions, les vécus du sommeil. D’autres fois, il s’agissait de dessins que Cherici créait à partir des témoignages et les dormeuses pouvaient intervenir en les précisant ou en les corrigeant. Ces supports visuels et plastiques nous ont permis d’affiner « l’imagination participante » des nuits des autres.

Fig. 1

Un portrait de mes nuits

Un portrait de mes nuits

Image tirée d’une captation vidéo réalisée par Tuia Cherici pendant l’Atelier sommeil tenu au Centre de protection maternelle et infantile d’Aubagne (2018)

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Dormir dans la cité Kallisté à Marseille

Située derrière l’Hôpital Nord, dans la banlieue intra-muros (Temime 1991) de Marseille, la cité Kallisté[8], construite dans les années soixante, compte neuf immeubles et 753 logements en copropriété. Kallisté, « la plus belle » en grec ancien, est édifiée sur une colline. Depuis ses bâtiments les plus hauts, on voit la mer, bien que la plupart des résidents y aillent rarement. À Kallisté se croisent les parcours migratoires d’habitants venus du pourtour méditerranéen et d’une grande communauté comorienne, mais l’insalubrité de certains logements et la non-conformité aux normes des plus grands bâtiments mettent en difficulté la copropriété depuis vingt ans. Johanna Lees, qui a enquêté sur les conditions de logement et la précarité énergétique dans cette cité, a bien montré les interactions entre la situation matérielle (absence d’électricité, factures élevées, faiblesse des revenus, absence d’eau chaude ou de chauffage, froid) et les manières de faire face à ces situations, de les ressentir et de les éprouver (Lees 2014 : 229). Reprenant l’expression de Gaston Bachelard, « être habité », et l’appliquant aux conditions de précarité énergétique, Lees explique que « les situations de précarité énergétique impliquent une dimension charnelle et sensitive : ressenti du froid dans le corps, sur les murs de l’appartement, de l’humidité qui pénètre l’espace intérieur et parfois jusqu’aux os » (ibid. : 235). Il en va de même concernant la relation que les personnes tissent avec leur lieu de vie du point de vue nocturne : dormir est une façon spécifique d’habiter, une action quotidienne qui implique un acte de confiance dans le lieu. Quand on dort, on perd le contrôle de l’espace, on s’abandonne. Si le lieu devient scénario du sommeil, il est aussi censé protéger le dormeur.

Dans les entretiens et au fil des ateliers, plusieurs habitantes m’ont fait part de leur difficulté à dormir dans les appartements de Kallisté, précisément parce qu’ils n’assuraient pas la fonction de protection contre l’extérieur. La porosité de la frontière entre le dedans et le dehors (Lees 2014) — dont le froid, l’humidité, mais aussi le bruit et les cris des voisins sont des manifestations contraignantes — est encore plus envahissante et difficile à supporter la nuit. Le corps, la nuit, semble plus vulnérable.

Des métaphores corporelles sont souvent utilisées par les habitantes de Kallisté pour indiquer un mal-être qui se manifeste la nuit. La sensation d’une petite bête qui leur marche sur la tête, celle de picotements dans le corps… Trois femmes racontent être allées à l’hôpital et avoir passé un examen de tomodensitométrie pour vérifier ces sensations étranges perçues au niveau du crâne : « Moi, ici [Samia indique sa tête], je sentais que j’avais quelque chose qui pique […]. J’avais la sensation d’avoir une petite bête qui [me] marche sur la tête […]. J’ai demandé à quelqu’un de regarder, mais il n’y a[vait] rien. »

L’obscurité redéfinit la hiérarchie des sens. Leurs expériences sensorielles, mêlées à leur imagination, retranscrivaient une réalité avec laquelle les habitantes n’établissaient pas nécessairement de lien de causalité, mais qu’elles dénonçaient en parallèle : la véritable présence d’insectes (poux et punaises de lit) qui infestent les appartements et qui se manifestent surtout la nuit.

Les habitudes de sommeil rencontrées à Kallisté sont diversifiées, ancrées dans des rituels nocturnes qui remontent à l’enfance. Awa confie : « Moi, depuis toujours, je dors sur le côté droit » ; « Moi, je dors toujours avec la lumière », etc. En même temps, elles sont influencées par l’environnement de sommeil actuel.

Dans cette cité où les marchands de sommeil font leurs affaires, on dort souvent à plusieurs, dans une même chambre mais aussi dans un même lit (en particulier les mères avec leurs enfants[9]). Les postures, les rythmes et les habitudes nocturnes des uns influencent ceux des autres : le sommeil est un fait social.

Cet aspect collectif du sommeil, lié aux conditions du logement, se comprend également à la lumière des manières partagées d’appréhender le monde de la nuit. Dormir à plusieurs (en compagnie de membres d’une même famille, mais aussi avec des voisins ou des invités) est une pratique commune dans diverses sociétés qui permet de faire face collectivement à la nuit lorsqu’elle est perçue comme un espace-temps potentiellement dangereux (Glaskin et Chenhall 2013). À Kallisté, les craintes qui perturbent le sommeil des enfants et de leur mère sont liées aux cambrioleurs, mais aussi à l’invisible. Partageant un même discours sur la nuit issu de l’islam, plusieurs habitantes la décrivent comme une temporalité où l’on est plus vulnérable aux attaques des esprits et des djinns. Le fait de dormir ensemble constitue donc aussi une mesure de protection.

Parmi la diversité des habitudes de sommeil rencontrées, un autre aspect commun est celui de s’endormir avec un téléphone, un téléviseur, une tablette, etc. Au XXe siècle, le sommeil a été profondément bousculé par l’arrivée de la lumière artificielle (Garnier 2013). Au XXIe siècle, ce sont les nouvelles technologies qui jouent un rôle principal dans les transformations du rapport à la nuit. Elles deviennent partie intégrante de l’endormissement des jeunes comme des adultes. Bribes de séries, jeux vidéo et scènes de films se glissent alors directement dans le sommeil du dormeur, se transformant souvent en contenu des rêves.

L’une des informations[10] transmises par le Centre du sommeil dans le cadre de l’Atelier sommeil concernait précisément la nocivité des écrans pour la qualité du sommeil. Instigatrice de l’atelier, je me suis vite trouvée face à un paradoxe puisque le fait de s’endormir sur le canapé, devant la télévision ou le téléphone à la main était une constante qui semblait de surcroît remplir une fonction bien précise pour les personnes rencontrées, l’écran étant purement et simplement « la seule façon de s’endormir ». « Avec les soucis que j’ai, c’est le soir que ma tête travaille », affirme Jamila, Comorienne qui, comme plusieurs autres habitants de Kallisté, ne trouve pas de travail. Elle passe toute la journée à la maison, sort seulement pour faire les courses ou pour accompagner les enfants à l’école et dit se sentir tout le temps fatiguée, sans pourtant jamais arriver à se reposer, « même dans la journée, et la nuit encore moins », car elle est envahie par l’angoisse. C’est souvent pour chasser ses pensées parasites, sources d’anxiété, que télévision et téléphone portable sont utilisés.

L’arrivée en France a très souvent bousculé le rapport au sommeil des résidentes qui viennent d’ailleurs[11]. Fatima, originaire des Comores, habite à Kallisté depuis cinq ans. Elle évoque la difficulté de s’adapter non seulement à un nouveau lieu, mais aussi à de nouvelles temporalités et pratiques de sommeil :

On avait une habitude, là-bas [aux Comores] : à partir de 19 h, tout le monde au lit ! Il n’y avait pas de télé, pas de lumière… Bon, si on avait des grand-mères, elles racontaient des histoires d’autres personnes, et après on va dormir ; il n’y avait pas d’activité. Et quand je suis venue en France, ça a bousculé mon mode de vie, mon environnement, les gens et le rapport au sommeil ; la nuit, ça m’a fait un grand, grand changement.

Les habitudes de sommeil varient au cours de l’année et selon les saisons. Les femmes venues des Comores éprouvaient ainsi une difficulté particulière à s’adapter au rythme de l’été en France : « Chez nous, là-bas, à 18 h, c’est déjà la nuit. Tous les jours, toute l’année […] et à 5 h du matin, c’est déjà le soleil, c’est comme ici en été. Là-bas, tout le monde dort tôt, vers 20 h, comme ça. […] Ici, surtout l’été, à 20 h, il y a le soleil, t’es obligée de rester réveillée », raconte Samira. La période du ramadan transforme également le sommeil. Les femmes qui le pratiquaient racontaient comment elles et leurs enfants avaient beaucoup plus de mal à dormir pendant cette période.

Bien que le sommeil soit une activité intrinsèquement liée aux rythmes sociaux et climatiques et au travail, la nuit de huit heures a commencé à s’imposer au XXe siècle comme un référentiel naturel et neurophysiologique (Wolf-Meyer 2012). Un tel régime spatio-temporel normatif lié, surtout, aux temporalités de la société industrielle est conçu, revendiqué et imposé comme un phénomène naturel, de sorte que les modes de vie produits par les idées normatives prépondérantes sur le sommeil sont considérés soit comme un signe de bonne santé, soit comme celui d’un déséquilibre (ibid.). Ainsi, chez certaines femmes habitant Kallisté qui sont originaires de milieux ruraux ou d’autres pays et habituées à des conditions de sommeil différentes de celles rencontrées dans le contexte urbain marseillais, le fait de ne pas réussir à s’adapter aux nouveaux rythmes de la société engendrait un sentiment de culpabilité.

Rares sont les cas où les altérations du sommeil dont se plaignent les habitants rencontrés pour cette étude semblent déterminées par des causes neurophysiologiques. Elles apparaissent plutôt liées à des problèmes sociaux (chômage, déstructuration familiale, dégradation des conditions de logement) qui leur sont rattachés et dont ils sont un symptôme. Ainsi, les témoignages font apparaître une rupture entre le sommeil « au pays » et le sommeil ici, à Marseille, et il est particulièrement fréquent, lors d’une visite au pays, que le sommeil revienne. Aminata raconte : « Moi, la première année où je suis descendue à Mayotte en vacances avec ma fille, j’ai dormi et j’ai dormi… Quand on retourne au bled, on quitte pas la maison, on fait que de dormir. »

Circulation et interprétations oniriques

À Kallisté, la cuisine du centre social est l’un des premiers endroits où a pu être initiée la discussion autour des rêves, soit avec un groupe de femmes rassemblées là pour préparer un repas. Une grande marmite de riz, le parfum du poisson imprégnant l’air, les mains occupées à couper les légumes, une telle situation collective pourrait paraître peu propice pour aborder un sujet aussi intime que le rêve. Pourtant, ni le fait que je m’intéresse aux rêves ni celui d’en parler en groupe n’était surprenant ou inhabituel pour les femmes de Kallisté. Pour la plupart originaires du Maghreb et des Comores, elles aussi s’intéressent beaucoup aux rêves et se les racontent souvent, dans un contexte similaire.

« C’est surtout le printemps et l’été qu’on se retrouve. L’hiver, on récupère les enfants et on rentre à la maison », explique Syrine de la cité Plan d’Aou. Construite en 1971, cette cité aussi s’érige sur une colline, le « Plan d’en haut ». Située entre deux quartiers villageois, Saint-André et Saint-Antoine, elle a été sujette à un plan de rénovation urbaine en 2005 qui a mené à la démolition et à la reconstruction de 900 logements sociaux. À Plan d’Aou, les rêves circulent surtout au printemps et en été. Ce n’est pas parce que l’on rêve plus en ces saisons, mais en raison du fait que, l’après-midi, quand il commence à faire chaud, de nombreuses femmes apportent des chaises dans la cour de la cité et y restent jusqu’au soir, discutant en regardant leurs enfants jouer. Syrine : « Quand on est assises, on discute entre nous, on se raconte nos rêves ».

Source d’information et de savoir (Tedlock 1987 ; Charuty 1996 ; Mageo 2003 ; Galinier et al. 2010), lieu de communication avec les âmes des morts et les divinités, le rêve occupe au sein de plusieurs sociétés une place privilégiée dans la vie collective. Diffusé largement, le rêve devient un « objet culturel » (Stewart 1997) transmis de génération en génération, tout comme les mythes, les légendes et les histoires. Cela remet en question la notion de « discours privé et intime » souvent associée au rêve dans les contextes occidentaux. Si le fait que je m’intéresse aux rêves n’est pas plus étrange que cela, ma présence parmi ces femmes semble l’être. Pourquoi m’intéressais-je à leurs rêves ? Une question posée quelquefois directement, sous-tendant leur hésitation à les raconter. Partager un rêve avec quelqu’un est un acte de confiance, et la pudeur de ces femmes relativement au dévoilement de leur vie personnelle est venue s’ajouter à la peur que les récits de leurs rêves soient mal utilisés. Plusieurs d’entre elles concevaient le rêve comme un message prémonitoire (Iain 2011) dont le récit pouvait affecter la réalisation.

Mon accès au partage des rêves à l’occasion d’entretiens, de discussions collectives ou pendant les ateliers s’est trouvé facilité par le fait que, comme plusieurs de mes interlocutrices, je viens d’ailleurs ; qu’au début de la recherche, je me rendais souvent à la cité avec mon fils nouveau-né ; et que je contribuais au partage avec mes propres rêves, mes questionnements et mes incertitudes quant à leur signification. Ici, les rêves se racontent et s’interprètent surtout dans un entre-soi féminin et il est rare que les maris les racontent : « Le rêve, c’est une question de femmes », affirme Samia. Pourtant, les ethnographies de Benjamin Kilborne (1978) et de Vincent Crapanzano (1975) sur les rêves au Maghreb, dans lesquelles on retrouve plusieurs récits oniriques d’hommes, laissent supposer qu’en matière de rêves les frontières entre les genres ne sont pas très étanches.

Lorsqu’elles évoquaient leur rapport aux rêves, la plupart des femmes des cités Kallisté et Plan d’Aou faisaient référence à l’islam. Au-delà de leurs différences d’origine (Maghreb, Comores ou Turquie), ces femmes partageaient un même discours. On retrouve dans la tradition islamique plusieurs sortes de rêves : rêve vrai, rêve faux ; rêve envoyé par Dieu (ruya) et rêve trompeur, qui prend son origine dans le « moi » du rêveur, ses désirs corporels, ou qui est provoqué par les djinns (Iain 2011). Dans la littérature, on trouve le plus souvent deux types d’onirocritiques (Lory 2003 ; Iain 2011) : le premier type a une portée essentiellement religieuse et morale, s’appuyant sur la compréhension du Coran ; l’autre est populaire, centré sur des questions beaucoup plus profanes et s’appuyant sur différents textes, notamment celui attribué à Muhammad Ibn Sîrîn (654-731 ; voir Ibn Sîrin (1999 [1645])). Néanmoins, au-delà de ces classifications, j’ai pu observer comment, au quotidien, les femmes hésitaient souvent face à leurs rêves, ne sachant pas comment les qualifier. Le récit d’un rêve était souvent enrichi et complété par l’interprétation ou les commentaires déjà reçus de la part de voisins ou de connaissances qui habitent à Marseille ou au pays. Cela m’a permis d’observer comment et entre qui les rêves avaient déjà circulé.

« Kallisté, j’ai vécu ; c’était très, très dur pour moi ; il y avait les souris et chaque fois je rêve des rats et des souris. Même maintenant, je rêve des souris et des rats et ça, je le fais tout le temps, et quand je vois la souris dans mon rêve, il y a quelque chose après. » Farida, une femme dans la cinquantaine d’origine algérienne, n’habite plus à Kallisté bien qu’elle continue, des années plus tard, et à fréquenter le centre social, et à faire ce rêve : « Moi, je rêve qu’il y a des souris qui me mangent les pieds sous la couette ; ils m’ont dit que ce n’est pas bon signe ». Lorsqu’elles discutent de ce rêve, que beaucoup de femmes de Kallisté ont expérimenté, les femmes ne s’attardent pas sur le rapport entre les rêves et la réalité de leur appartement. Elles se focalisent sur la signification de ce message onirique. L’idée que la souris est un symbole annonciateur de problèmes et de préoccupations est partagée.

Souris, rats et cafards sont des symboles récurrents dans les rêves des habitants de Kallisté et tous sont interprétés de la même manière : ils sont annonciateurs de soucis. En même temps, la matière manifeste du rêve est là, témoin d’une réalité et de préoccupations tangibles que partagent déjà les rêveuses et qu’elles dénoncent aux bailleurs et aux services sociaux. Plusieurs rêves impliquent aussi des ascenseurs en panne, des revendeurs de drogue qui entrent dans les appartements ou le bus 97 — qui relie Kallisté au centre-ville — qui n’arrive pas. Les rêves « sismographes » enregistrent les effets des évènements sociopolitiques sur chaque être humain, comme l’affirmait dans son travail pionnier l’historienne du IIIe Reich Charlotte Beradt[12] (2004 [1943]), mais reflètent aussi le contexte socioéconomique d’un territoire.

La présence d’entités invisibles est elle aussi évoquée comme jouant un rôle important dans l’équilibre du sommeil et des rêves. Elle influence le fait de « sentir les lieux » ou de « ne pas les sentir », d’y éprouver une forme de bien-être ou de mal-être (Grésillon 2012, cité par Lees 2014 : 227). Amira se rappelle encore très bien sa première nuit dans son nouvel appartement :

La première nuit où j’ai dormi ici, je me rappelle, j’étais enceinte ; je dormais et d’un seul coup je me lève et je suis en train de marcher chez moi ; et j’entends un bruit, et d’un seul coup, je vois une femme habillée en blanc. Quand je parle de ça, ça me fait venir… [Elle indique sa peau comme si elle avait la chair de poule]. La femme, elle courait derrière moi, elle courait, courait… Et, du coup, moi, j’étais dans la salle de bain et je sors en courant et je dis à Mehdi, mon fils : « Pousse, pousse la porte, ferme, ferme la porte ». Elle voulait rentrer. […] Elle pousse la porte et elle se met debout comme ça et elle me dit : « Pourquoi t’as peur ? Je ne veux rien te faire » […]. Et je me suis réveillée, j’étais en sueur. Et après, quand j’ai raconté [mon rêve] à ma mère, elle m’a dit : « Quand tu rentres dans une maison, il y a l’esprit de la maison ; elle t’aime bien, tu ne dois pas avoir peur de cette maison. »

Ce rêve a influencé la relation qu’Amira a établie avec son nouveau lieu de vie. Comme en ont témoigné d’autres femmes d’origine kabyle, chaque demeure est habitée par un esprit airsess ou aurham, gardien invisible de la demeure, et c’est précisément le rêve qui permet d’entrer en contact avec les présences invisibles qui occupent déjà la maison.

Chez les habitantes de Kallisté, j’ai rencontré autant des rêves sismographes, où se manifestent certaines caractéristiques du territoire habité, que des rêves récurrents, qui habitent le corps des dormeuses et provoquent des sensations physiques semant un doute sur la frontière entre l’expérience du rêve et les conditions réelles du sommeil. Ces rêves sont ensuite réinterprétés, selon les codes culturels, ou resignifiés, comme des rencontres avec des esprits. Mais dans tous les cas ces rêves semblent se fabriquer à partir de la relation aux lieux du sommeil et la fabriquer à leur tour.

Les lieux des rêves

Pour les femmes venant d’ailleurs, même celles habitant à Marseille depuis de nombreuses années, les lieux qui se manifestent le plus souvent en rêve, ou du moins ceux qui laissent une trace au réveil, ce sont les lieux de « mon pays », une expression récurrente dans les témoignages. Adèle évoque ainsi un renversement entre le rêve-désir et le rêve nocturne. Lorsqu’elle habitait encore en Algérie, son rêve éveillé était d’arriver en France pour vivre dans un HLM à Marseille. Depuis qu’elle habite à Kallisté (soit cinq ans désormais), elle se retrouve très souvent la nuit, en rêve, dans sa maison en Algérie :

Rêver de la [cité]… Non, pas du tout… Quand je rêve, moi… Moi, je suis le plus souvent au pays. Le lieu, c’est le pays. On se croit ici, avec des gens d’ici le plus souvent, mais on est ailleurs. Je rêve que je suis dans les lieux de mon enfance, la maison où j’ai vécu avant, en Algérie. Je suis née en Algérie et j’y ai vécu jusqu’à l’âge de 12 ans, alors…

La « déconnexion » entre les lieux que l’on habite le jour et les lieux où l’on va la nuit avait poussé Roger Bastide à se questionner durant son terrain au Brésil, support de sa « sociologie du rêve ». Au fil des mois, Bastide se rendait compte que ses rêves étaient toujours peuplés par sa « France nocturne » (Bastide 1972 : 25). Se penchant sur ses propres rêves lors d’un terrain au Mexique auprès des Zapotèques, l’ethnologue Laura Nader (1970) évoquait elle aussi une sorte de « résistance à être possédée par l’altérité ». La nuit, elle se retrouvait toujours aux États-Unis. N’incorporant ni les nouveaux lieux, ni les personnes qu’elle rencontrait, ni les expériences qu’elle vivait au Mexique, ses rêves semblaient lui assurer qu’elle était restée la même. Quant à moi, en discutant avec les femmes de Kallisté, je me suis rendu compte qu’à l’instar de beaucoup d’entre elles, après quatre ans de vie à Marseille, je ne me souvenais pas avoir jamais rêvé de cette ville ni de la maison dans laquelle je vis. Je gardais par contre le souvenir de plusieurs rêves qui se passaient en Italie, mon pays d’origine.

Dans les rêves semble s’instaurer un rapport privilégié avec les lieux de l’enfance, les maisons des grand-mères, les lieux où les personnes ont grandi. Le philosophe Gaston Bachelard proposait de concevoir la maison natale, physiquement inscrite en nous, comme le lieu où l’on va se « reposer » en rêve, dans son propre passé :

Elle est un groupe d’habitudes organiques. À vingt ans d’intervalle, malgré tous les escaliers anonymes, nous retrouverions les réflexes du « premier escalier », nous ne buterions pas sur telle marche un peu haute. Tout l’être de la maison se déploierait, fidèle à notre être. Nous pousserions la porte qui grince du même geste, nous irions sans lumière dans le lointain grenier.

Bachelard 1957 : 42

Bachelard suggérait l’existence, pour chacun, d’une maison onirique, une maison du souvenir-songe, qui est, selon lui, la crypte de la maison natale : « Habiter oniriquement la maison natale, c’est plus que l’habiter par le souvenir, c’est vivre dans la maison disparue » (ibid. : 43). Ce lien onirique privilégié évoqué par le philosophe devient encore plus sensible lorsque la maison natale est désormais inaccessible.

En explorant l’impact et les émotions que ce type de rêves laisse au réveil, on s’approche donc aussi de la manière dont le déplacement et la migration sont vécus différemment par chacun.

En fait, le « repos » dans son propre passé, évoqué par Bachelard, ne provoque pas les mêmes effets que le repos « classique ». Jamila, originaire de Kabylie, est arrivée à Marseille il y a quatre ans pour se marier. Elle habite avec son mari et sa belle-mère : « Depuis que je suis ici, je rêve tout le temps d’être en Algérie avec ma famille. Je suis toute seule, ici ». Le réveil dans son appartement à Kallisté après avoir vécu en rêve cette proximité physique avec sa maison en Algérie et ses proches la rend très triste et lui fait ressentir avec plus de force encore la nostalgie de son pays natal. La fonction compensatoire de ce rêve est assez éphémère, car le retour à la réalité de l’éveil est particulièrement déstabilisant. Jamila n’a pas vécu son installation à Marseille comme un choix volontaire. Elle continue à se sentir détachée de cette ville, même si les choses ont commencé à changer depuis la naissance de sa fille. Estel, au contraire, après trente ans de vie à Marseille, ressent désormais cette ville comme son « chez-soi », car toute sa famille habite maintenant en France, et ses enfants ont grandi ici. Pour elle, retourner en rêve dans sa maison d’enfance aux Comores est plutôt réconfortant :

Parce que toute ma famille, elle est ici, par-ci, par-là ; mes enfants, mes petits-enfants, j’ai des soeurs à Paris… donc… Ma pensée reste ici, avec eux, mais quand je rêve, normalement, je me trouve toujours projetée vers là-bas, dans une maison de là-bas, dans ma maison de là-bas… C’est bizarre : il faudrait peut-être que j’y aille, dans ma maison.

En prononçant cette dernière phrase, Estel rit, car il semble que les chemins de ses pensées, qui sont toujours « ici », en France, ne sont pas ceux de ses rêves.

Les lieux « du pays » se manifestent en rêve de manière plutôt conforme à ce qu’ils étaient à l’époque de l’enfance. Ce qui, en revanche, peut se transformer, ce sont les émotions provoquées par ces rêves : la douleur de l’éloignement du pays d’origine peut laisser place à d’autres formes de nostalgie, moins déchirantes. Face à une rupture comme celle provoquée par le déplacement, les rêves peuvent jouer le rôle de garantie d’une « continuité intérieure » (Serfaty-Garzon 2006), une « cohésion de vie » (Breviglieri 2010) avec son propre passé. La « résistance à être possédée par l’altérité » proposée par Nader (1970) pourrait donc ne représenter qu’un des aspects ou peut-être la phase initiale d’un processus d’adaptation à un nouveau lieu de vie : le rêve semblerait à la fois être le miroir témoignant de ce processus et y participer activement.

En plongeant dans l’univers onirique de familles turques vivant en Allemagne, l’anthropologue Katherine Ewing (2003) montre comment les rêves peuvent devenir en quelque sorte des synthèses où se fondent éléments du pays d’origine et nouveau contexte de vie. Une telle négociation est observée dans la matière manifeste des rêves et non uniquement dans leur structure latente, dans laquelle Sigmund Freud situait les conflits primaires. Le rêve, souligne Ewing, à travers le mécanisme de condensation, élément clé de ce que Freud (1900) appelait « le travail du rêve », synthétise les différents mondes auxquels les personnes sont attachées, ainsi que les différentes pensées, en une seule image. Comme le dit Sabrina : « Moi, je rêve souvent de la maison où j’ai grandi […]. Je rêve de l’appartement et j’ai l’impression qu’il s’est agrandi. Mais il est toujours le même et que je vive ma vie dedans, comme si j’avais mon monde et ma vie dans cet appartement-là, c’est bizarre, eh ! Et souvent, souvent, souvent… » De son côté, Anissa confie :

Juste avant-hier, l’autre nuit, j’ai rêvé que j’étais dans la maison de ma grand-mère, en Algérie. La maison, c’était pareil, mais en fait c’était la maison de ma grand-mère, mais elle se situait ici, à Marseille, avec des personnes de là-bas et d’ici, qui étaient dans la même maison… C’est bizarre, quand même.

Il ne s’agit donc pas seulement de retourner au pays ; le rêve est aussi un espace qui rend possible la transformation et le métissage des lieux, les rencontres qui ne peuvent pas avoir lieu dans la vie diurne, dont la réalisation onirique influence le rêveur. Ces rencontres semblent permettre de regrouper des parties de soi renvoyant à des univers différents. Par exemple, les membres d’une famille éparpillée géographiquement se retrouvent dans un même espace onirique, un espace qui crée une continuité entre les divers lieux et les temporalités ayant marqué la vie d’une personne.

Estel confie : « Une fois, j’ai rêvé de ma mère… […] Ma mère, elle a jamais mis les pieds ici, hein !... Eh bien, j’ai rêvé d’elle, mais sur le port de Marseille. » L’image de sa mère dans le port d’Arenc, où la plupart des parents d’Estel émigrés en France ont travaillé, est devenue partie intégrante de sa mémoire et de sa relation avec sa mère. Cette rencontre, qui n’a eu lieu qu’en rêve, a conforté son existence par le biais du récit et de la transmission. Ainsi, les fils d’Estel savent eux aussi que leur grand-mère est venue en rêve dans le port de Marseille.

Certaines femmes ont rapporté que les rêves leur permettaient aussi de conserver un certain « savoir » sur leur pays d’origine. Quand les parents vivant au pays visitent en rêve la famille émigrée à Marseille (ou vice versa), ces expériences nocturnes font ressentir au réveil la nécessité de se mettre en communication avec elle. Ces femmes racontent avoir pris connaissance, grâce au rêve, de certains épisodes advenus dans leur pays d’origine qui leur avaient été cachés pour diverses raisons. Ainsi, à la suite d’un rêve dans lequel sa maison natale de Kabylie brûlait, Saida avait découvert, en appelant sa famille au pays, que l’incendie avait réellement eu lieu. Personne ne le lui avait raconté, car elle était loin (à Kallisté) et enceinte : « Ma mère ne voulait pas m’inquiéter ». Une expérience similaire est arrivée à Zina qui, à la suite d’un rêve, avait découvert que sa soeur en Tunisie avait été abandonnée par son mari, ce que cette dernière n’avait pas eu le courage de lui rapporter. Quant à Mamidi, venue de Mayotte, c’est une voix entendue en rêve, lui intimant de faire une prière rituelle pour sa tante parce que sa maison était en feu, qui l’avait avertie de la séparation de sa tante aux Comores. Appelant, à son réveil, sa soeur à Mayotte, le récit du rêve avait déclenché la confession de la séparation.

Conclusion

Le sommeil et le rêve conçu comme sismographe s’avèrent être une voie peu explorée qui permet pourtant d’appréhender de manière fine et subtile la vie des habitants d’un quartier. Les habitudes de sommeil et l’expérience onirique, à travers lesquelles s’expriment les subjectivités, sont aussi le miroir d’un vécu collectif, d’une expérience sociale et des caractéristiques d’un territoire. Nous sommes des êtres géographiques (Berque 2000), rattachés à un ensemble de lieux qui marquent notre vie, diurne et nocturne. En tant que miroir de l’influence que les lieux que nous habitons exercent sur nos rêves, on peut explorer aussi la manière dont les rêves participent performativement (Tedlock 1987) à notre façon d’habiter les lieux, de nous en souvenir et de nous adapter à leur évolution. Dans les rêves de plusieurs habitantes de Kallisté qui ont vécu l’expérience de la migration se produisent non seulement des retours dans des lieux qu’elles considèrent comme leur « chez-soi », mais aussi des négociations entre des lieux, des personnes ou des aspects de « l’ailleurs » et de « l’ici », du « soi passé » et « du soi présent », qui ont un impact sur la manière dont se construisent les subjectivités dans la réalité diurne, ainsi que sur la façon dont les habitants s’adaptent au nouveau contexte de vie.

La prise en compte des rêves de générations différentes est apparue en filigrane au cours de l’enquête comme une perspective de recherche à creuser. En contraste avec l’expérience des mères, les lieux qui peuplent les rêves des enfants et des jeunes nés et élevés à Kallisté sont le plus souvent ceux où ils vivent : leur chambre, leur appartement, l’école, certains endroits de la cité ou des plages de Marseille, la Corbière, le Prado. Quand les mères visitent en rêve la maison natale, la leur est ici. Le rapport que les jeunes entretiennent avec leurs rêves représente en soi une négociation entre les conceptions, les savoirs qui circulent en France et les codes culturels et religieux transmis par leur famille. Même ceux qui affirment ne pas donner d’importance à leurs rêves rapportent en les racontant l’interprétation que leur mère ou leur grand-mère en a donnée. Les récits oniriques circulent ainsi dans la cité entre les générations, tout comme les savoirs et les interprétations qui leur sont liés.