Corps de l’article

Dans cet essai, à l’invitation de Célia Forget et Noël B. Salazar, les cordirecteurs de ce numéro spécial d’Anthropologie et Sociétés, je prends la plume pour examiner de manière critique l’apparition récente de l’idée de « lifestyle mobilities » — qu’ils ont choisi de traduire par « modes de vie mobiles » — en tant que nouvelle catégorie analytique de la mobilité. J’avance que ce terme serait plus susceptible d’apporter une contribution utile au champ plus large des études sur la mobilité s’il pouvait s’interpréter de manière élargie plutôt que dans le cadre de distinctions typologiques trop strictes. À l’instar du champ plus étendu des études sur la mobilité, une conception plus large de l’idée de « modes de vie mobiles » permettrait aux chercheurs de poser d’utiles questions au sujet des convergences, des distinctions et des recoupements entre les différents types de déplacements. Notre objectif, en suivant cette orientation, est par conséquent d’interroger — et non de faire disparaître — les distinctions entre les différentes formes de mobilité.

Dans un article publié en 2007, Ralph Grillo a critiqué la façon dont les listes énumérant les différentes catégories de personnes mobiles avaient été utilisées dans certaines discussions anthropologiques sur le transnationalisme et le passage des frontières. Grillo citait l’inventaire d’Arjun Appadurai et ses « touristes, immigrants, réfugiés, exilés, travailleurs invités et autres groupes et individus mobiles » (1996 : 33[1]), ainsi que le relevé d’Akhil Gupta et James Ferguson des « travailleurs migrants, nomades et membres de l’élite des affaires et des entreprises transnationales » (1997 : 34), lorsqu’ils décrivaient respectivement « un monde en changement » et des vies vécues d’un côté à l’autre des frontières. Grillo a soutenu que de telles listes faisaient fusionner des expériences très différentes du transnationalisme et que cet « amalgame de différents états de l’entre-deux devait être contré par leur désagrégation » (2007 : 205).

Or, dans un essai publié juste un an auparavant, Mimi Sheller et John Urry avaient introduit leur exposé liminaire sur le « nouveau paradigme des mobilités » par une liste de voyageurs semblable, voire même plus longue :

Le monde entier semble être en mouvement. Demandeurs d’asile, étudiants internationaux, terroristes, membres des diasporas, vacanciers, gens d’affaires, vedettes sportives, réfugiés, routards, banlieusards travaillant en ville, préretraités, jeunes professionnels mobiles, prostituées, militaires — tous ceux-là et bien d’autres remplissent les aéroports, les autobus, les bateaux et les trains du monde entier.

Sheller et Urry 2006 : 207

Tout en reconnaissant que certains critiques avaient mis en doute l’utilité analytique de définir un domaine englobant un si large éventail de sujets de recherche, Sheller et Urry n’hésitaient pas à en rajouter quant à la portée du paradigme des mobilités, arguant qu’au contraire il fallait l’élargir encore davantage (ibid. : 211).

Plus récemment, en discutant de leur étude portant sur de jeunes adultes revenant en Nouvelle-Zélande après un assez long séjour à l’étranger, Naomi Jane Pocock et Alison Jane McIntosh (2011 : 633) ont affirmé que « l’idée absolutiste du champ des mobilités voulant “que le monde entier soit en mouvement” » n’avait pas été particulièrement utile lorsqu’il s’était agi de se pencher sur les particularités de la situation qui faisait l’objet de leur recherche. Souscrire à cette généralité, disaient-elles, aurait risqué d’obscurcir les ramifications d’un retour « à la maison » après une longue période de voyage à l’étranger. Il se peut que le monde soit encore « en mouvement » après que ces voyageurs auront interrompu leurs voyages ou qu’ils y auront mis un terme, mais cet arrière-plan de mouvement perpétuel peut être moins important aux yeux de ceux qui reviennent que les défis physiques, émotionnels et sociaux qu’impliquent leurs expériences respectives du rapatriement et de l’installation.

J’ai introduit ce texte par ces commentaires parce qu’ils attirent utilement l’attention sur un problème essentiel des développements récents qu’a connus ce champ de recherches de grande ampleur que sont les études sur la mobilité. D’un côté, lorsque ce champ d’études se développait et s’épanouissait, il a rassemblé un certain nombre de domaines de recherche auparavant distincts ainsi que des domaines émergents. Autrement dit, ainsi que le mentionnent Sheller et Urry, le développement de ce champ de recherche a été guidé par un effort explicite d’agrégation plutôt que la désagrégation que Grillo appelait de ses voeux. D’un autre côté, cette tendance à l’agrégation a suscité des critiques pertinentes selon lesquelles des différences importantes de circonstances et de questions pourraient être éludées dans la précipitation à faire des affirmations trop générales sur la nature de la mobilité en tant que condition humaine contemporaine. Heureusement, le rapprochement de différentes formes de mobilité peut également permettre des juxtapositions plus productives que les généralisations au sujet d’un « monde en mouvement » ou les inventaires inefficaces de voyageurs. Dans l’essai qui suit, j’arguerai qu’en brouillant les distinctions entre les différentes catégories de la mobilité, l’amalgame implicitement produit par l’émergence des études sur la mobilité a aussi, paradoxalement, contribué à générer des interprétations plus nuancées de la diversité et des particularités des raisons et des façons de se déplacer dans le monde.

La mobilité au sens large[2]

Ainsi que je l’ai soutenu ailleurs (Amit 2012 ; Amit et Knowles 2017), l’une des plus importantes contributions apportées par le développement d’une conception plus large de la mobilité a été de prendre plus pleinement en compte les interactions entre les différentes formes de mouvement. Des domaines d’investigation que l’on avait l’habitude de traiter comme des silos de recherche séparés et distincts sont à présent de plus en plus envisagés comme étant en relation (Cresswell 2010 : 18). L’une des premières incursions dans cette direction, un article d’Allan Williams et C. Michael Hall (2000) qui interrogeait la relation entre tourisme et migration, préfigurait bon nombre des thèmes et des processus qui ont permis par la suite de constituer en objet d’étude « la migration de style de vie » (lifestyle migration), à savoir une migration motivée par la recherche d’un style de vie, y compris l’expression elle-même. Williams et Hall ont observé de quelle manière le croisement des influences entre tourisme et migration pouvait catalyser une succession de déplacements des personnes et brouiller les frontières entre ces formes de mobilité apparemment différentes. Des individus qui avaient migré vers de nouvelles destinations revenaient en touristes dans leur région d’origine pour rendre visite à leur famille et à leurs amis. Des touristes se sont installés comme migrants dans un lieu qu’ils avaient auparavant visité en vacances. Et dans certaines destinations où les touristes se mêlent aux personnes qui reviennent régulièrement dans leur maison de vacances, comme c’est le cas des hivernants (snowbirds), gens du Nord qui effectuent un mouvement pendulaire durant l’année entre ce lieu d’accueil et leur région d’origine, ou des retraités qui s’y sont installés de façon permanente, essayer d’établir une distinction entre visiteurs et résidents peut faire l’objet d’un débat analytique ou devenir un sujet de discorde sur le plan social ou politique comme sur celui de la réglementation.

L’analyse de Williams et Hall nous a donc procuré une première illustration de la raison pour laquelle il peut s’avérer difficile de « cartographier » de strictes typologies à partir du paysage plutôt confus de la mobilité et des expériences qu’elle fait vivre. Par conséquent, pour ce qui est de certains aspects essentiels, on pourrait dire, pour reprendre ce qu’affirmait récemment Jillian Rickly, que le développement des études sur la mobilité a utilement contribué au démantèlement des frontières catégorielles entre les différents types de déplacements (2016 : 245). Et cependant, l’analyse de Williams et Hall a sans doute également donné une forte impulsion au balisage analytique — ou à la désagrégation — d’une nouvelle catégorie de déplacements : la migration de style de vie. En effet, la majeure partie du compte rendu de Rickly au sujet des personnes se déplaçant pour pratiquer l’escalade comprend une tentative d’approfondir l’importance des distinctions entre les différentes formes de déplacements liés au mode de vie : la migration de style de vie, le voyage comme style de vie, le mode de vie mobile. Par exemple, selon Rickly, l’accent mis sur les loisirs permet de distinguer la mobilité liée au mode de vie et les voyages, ces deux catégories divergeant par ailleurs de la migration de style de vie sur le plan de la valeur conférée à cette dernière pour la recherche d’« un endroit où s’installer » (ibid. : 246).

Alors le fait d’examiner la relation entre les différentes formes de mobilité peut-il efficacement attirer l’attention sur les particularités d’un éventail de mobilités de plus en plus diversifié, même si cela brouille les frontières entre les différentes catégories de mouvements ? En nous penchant sur cette question, nous devons mentionner que l’un des traits les plus frappants du développement des études sur la mobilité a été l’extraordinaire diversification des différents types de mobilité sur lesquels se sont penchés les chercheurs, les anthropologues n’étant pas en reste. Cette diversification a élargi le champ des situations qui pourraient être associées aux différentes catégories de la mobilité, mais ce faisant elle a aussi inévitablement complexifié les fondements mêmes de la catégorisation. Un vacancier qui travaille est-il un touriste ou un travailleur migrant (Amit 2010) ? Les deux ? Davantage l’un que l’autre ? Puisque de nombreux vacanciers qui travaillent sont encore étudiants ou viennent de terminer leurs études, s’agit-il d’une forme de voyage étudiant ? Les supporters qui suivent leur équipe sportive de prédilection sur un circuit de compétitions (Hognestad 2003) font-ils du tourisme, s’adonnent-ils à la mobilité sportive ou les deux ? Et qu’en est-il des athlètes que suivent ces partisans ? Entreprennent-ils une migration de travail, un travail mobile ou les deux (Carter 2011) ? Et si les athlètes qui se déplacent sur un circuit de compétitions font partie d’équipes universitaires, prennent-ils part à une forme de mobilité sportive, de travail mobile (étant donné qu’ils peuvent travailler à titre semi-professionnel) ou de migration éducative (Dyck 2011) ?

Plus s’élargit le champ de la mobilité en tant que vaste champ d’investigation incitant à un examen détaillé des conditions de vie réelles de certaines personnes qui se déplacent, plus il est probable que les observations qui en résultent viendront compliquer les distinctions entre les catégories de la mobilité. Les pérégrinations réelles de nombreux voyageurs ne peuvent pas se caser instantanément dans les « formes et stéréotypes aisément reconnaissables » de la mobilité (Shubin 2011 : 517, cité par Rickly 2016 : 245). En outre, si on examine la situation au fil du temps, la distinction entre un type de voyage et un autre peut devenir encore plus floue lorsqu’un voyage se fond dans un autre. Par conséquent, non seulement la migration de style de vie s’inspire-t-elle souvent d’expériences touristiques antérieures, mais Michaela Benson (2011) a également remarqué qu’après s’être installés dans le Lot, un département rural du sud-ouest de la France, les migrants britanniques découvraient qu’en raison du peu de services dispensés dans leur village ils devaient effectuer de longs déplacements rien que pour effectuer des activités ordinaires telles que faire ses courses ou rendre visite à des amis. Dans certains cas, les migrants se déplaçaient à nouveau pour s’installer dans une autre ville de la région afin d’avoir accès à un plus large éventail de services. Les compagnies aériennes à bas prix leur permettaient également de rendre visite à leurs proches ou amis vivant toujours en Grande-Bretagne ou de recevoir la visite de ceux-ci. Ainsi, l’évènement que fut la migration de la Grande-Bretagne au Lot occasionna l’apparition de multiples mobilités dont les interactions ont façonné les modes de vie possibles pour les personnes qui s’étaient installées dans cette zone rurale française. Cette complexité ne signifie pas nécessairement qu’il ne nous reste plus qu’à travailler sur deux niveaux de conceptualisation : d’un côté, les études de cas empiriques sur le terrain et, de l’autre, une conception très générale de la mobilité, du type de celle qui est critiquée par Grillo ou Pocock et McIntosh. Mais cela suggère que nous devons élaborer un répertoire de concepts ou de catégories productifs pour nous permettre de développer une compréhension dynamique des mobilités. Je suis d’avis que le « mode de vie mobile », considéré dans son sens le plus large plutôt que le plus circonscrit, a le potentiel de servir de concept productif de ce type.

Migration de style de vie

Dans l’une des premières tentatives systématiques d’identifier le mode de vie comme une catégorie générale et distincte de migration, Benson et Karen O’Reilly, dans un article de 2009, ont explicitement entrepris des regroupements théoriques. Elles ont retenu deux critères particulièrement révélateurs pour circonscrire cette forme de migration : 1) l’aisance relative des personnes qui se mettent en mouvement ; 2) leur quête d’une « meilleure qualité de vie ». Ces critères, disaient-elles, étaient caractéristiques des migrations que l’on avait jusque-là désignées par différents termes tels que « migration pour la retraite, migration de loisir [leisure migration], contre-urbanisation (internationale), propriété de maison secondaire, migration d’agrément et migration saisonnière » (Benson et O’Reilly 2009 : 609). Elles avançaient en outre que, dans la mesure où ces différentes formes de migration avaient en commun des préoccupations liées au style de vie, elles pourraient, et devraient, être traitées conceptuellement comme un seul et unique phénomène, englobé par le terme plus général de migration de style de vie (ibid.).

Mais tandis que les principaux critères servant à circonscrire les migrations de style de vie peuvent rassembler un certain nombre de cas de migration différents, si on les examine de plus près, ces indicateurs s’avèrent plus ambigus que déterminants. Ainsi que l’ont fait remarquer Benson et O’Reilly, la quête d’une meilleure façon de vivre, avec le trope de l’évasion qui lui est associé, peut aussi s’inscrire dans un vaste éventail d’autres formes de mobilité, du tourisme aux demandeurs d’asile (ibid. : 620). Les privilèges relatifs, comprenant diverses formes de statut « moyen[3] » (Conradson et Latham 2005), ont également été soulignés dans d’autres formes de mobilité (Amit 2007). En même temps, ainsi que l’ont aussi observé Benson et O’Reilly, le statut de privilège associé à la migration de style de vie peut être fortement varié et doit être nuancé, allant des personnes pouvant se permettre de posséder plus d’une maison à celles devant vendre toutes leurs possessions pour pouvoir se créer un autre foyer ailleurs, tandis que d’autres encore louent leur nouvelle résidence ou même vivent dans des véhicules récréatifs ou des habitations mobiles (Benson et O’Reilly 2009 : 619).

Un exemple des difficultés pouvant complexifier les notions d’« aisance » et de « privilège » dans la migration de style de vie est illustré par l’étude de Kate Botterill (2017) sur la migration des retraités britanniques vers la Thaïlande, où les expatriés retraités attirés par le coût abordable de la « bonne vie » doivent aussi faire face au gel de leur pension de retraite, à un accès limité ou très coûteux aux soins médicaux et aux services sociaux et à des droits de séjour incertains. Botterill conclut que cette forme de mode de vie mobile est simultanément constituée d’expériences de privilège et de précarité. Il n’est donc guère étonnant qu’en dépit de l’accent mis sur la consommation et les loisirs en tant que composantes essentielles des aspirations à ce style de vie, l’assouvissement de ces désirs exige souvent des efforts continus pour générer des revenus (Oliver 2007 ; Benson et O’Reilly 2009 : 610-611 ; Hoey 2010), ce qui brouille la frontière entre ce type de migration et celles qui sont axées sur la production.

L’étude des facteurs utilisés pour définir la migration de style de vie tend donc à brouiller les distinctions entre cette forme de mobilité et les autres. Mais l’ambiguïté de ce concept ne le rend pas pour autant inefficace. En effet, ainsi que l’a fait remarquer Kenneth Burke, l’ambiguïté est une caractéristique inhérente de la conceptualisation : « Comme il n’y a pas deux choses, actes ou situations exactement identiques, on ne peut appliquer le même terme aux deux sans que cela ne crée une certaine marge d’ambiguïté » (1955 : xiii). Par conséquent, le travail d’élaboration conceptuelle ne devrait pas, selon Burke, chercher à éviter à tout prix l’ambiguïté. Il devrait plutôt viser à circonscrire des termes qui permettent une ambiguïté productive, « des termes révélant clairement les points stratégiques où des ambiguïtés surgissent forcément » (ibid.).

Modes de vie mobiles

Dans l’esprit de Burke, qui célèbre l’ambiguïté stratégique, nous pouvons relever que le concept de « mode de vie » a été retenu par les chercheurs pour traduire les désirs diffus, les récits, la création de lieux et d’identités personnelles qui peuvent être associés à certains types de mobilités liées aux aspirations (Benson et O’Reilly 2009 ; Hoey 2010). Il a été employé pour révéler les incertitudes qui se manifestent dans les tentatives de différencier les déplacements ayant pour but la consommation par opposition à ceux motivés par la production (Williams et Hall 2000). Mais coupler ce terme avec la migration a également introduit la possibilité que l’on ne considère que partiellement le champ des mobilités motivées par des projets de style de vie, au lieu de l’envisager dans son entier. Cette façon de tronquer les choses a cependant été atténuée par la volonté des chercheurs de ce domaine de contourner les limites du terme migration de style de vie. Comme je l’ai exposé plus haut, les discussions savantes sur la migration de style de vie ont généralement reconnu son interaction avec un éventail de mobilités, parmi lesquelles le tourisme, les résidences secondaires, les déplacements saisonniers, les circuits locaux, etc. En outre, les rôles ambigus de facteurs tels que le travail, les loisirs, la richesse/le privilège et la résidence permanente dans ce domaine, comparativement à d’autres formes de mobilité, ont également fait l’objet d’un examen. Ainsi, les références apparemment plus particulières à la « migration » ont souvent donné une fausse image du spectre des mobilités qui était examiné et qui était en réalité bien plus étendu.

Dans des publications plus récentes, y compris ce numéro spécial dirigé par Célia Forget et Noël B. Salazar, dans lequel paraît cet essai, l’emploi du terme mode de vie mobile est devenu plus explicite. À l’instar des percées facilitées par l’émergence des études sur la mobilité, l’emploi du terme mobilité en association avec les aspirations liées au mode de vie a le potentiel d’élargir encore la gamme des situations et des questions qui peuvent être soulevées au sujet des aspirations à une qualité de vie différente. Sous certains aspects importants, ce type de diversification et de décloisonnement a en effet constitué un trait saillant des travaux récents sur les modes de vie mobiles. Par exemple, le titre même de l’article corédigé par Scott A. Cohen, Tara Duncan et Maria Thulemark (2015) situe les projets de modes de vie à l’intersection de différentes formes de mobilité : « Lifestyle Mobilities: The Crossroads of Travel, Leisure and Migration [Modes de vie mobiles. Au croisement des voyages, des loisirs et des migrations] ». Pour Cohen et ses coauteurs, en tant que « mobilités physiques volontaires continues » (ibid. : 157), les modes de vie mobiles « brouillent les frontières entre les voyages, les loisirs et les migrations », font disparaître « la scission entre travail et loisirs » et compliquent les « dichotomies entre “le chez-soi” et “le lointain” » (ibid. : 156). Pourtant, en dépit de ce positionnement interstitiel initial, un aspect important de l’argumentation de Cohen, Duncan et Thulemark dans cet article semble être la délimitation du mode de vie par rapport aux autres formes de mobilité.

Le mode de vie mobile, selon eux, diffère de la mobilité temporaire par le fait qu’elle se maintient à travers le temps (ibid. : 158). Elle ne présuppose pas un retour « à la maison » ni l’absence de retour, ce qui semble la distinguer de la migration temporaire, permanente ou saisonnière (ibid. : 159-160). Elle diffère également de la migration temporaire et de la migration permanente puisqu’elle se caractérise par une plus forte identification à la mobilité physique qu’au lieu (ibid. : 158-159). Elle est donc « plus fluide, continue et comporte davantage de transitions » que la migration de style de vie (ibid. : 161). Bien qu’elle puisse inclure travail et carrière, elle est « axée sur le style de vie », ce qui la distingue apparemment du travail mobile (ibid. : 162).

Il me semble que cette tentative de délimiter a priori le mode de vie mobile en fonction de modèles de déplacements plutôt bien circonscrits passe à côté d’une percée importante. Ainsi que je l’ai déjà mentionné, la littérature existante sur la migration de style de vie a souvent transcendé son apparente focalisation sur la migration pour observer plus largement les successions de différentes formes de mobilité, ainsi que leurs intersections et chevauchements. L’adoption d’un terme tel que modes de vie mobiles pourrait permettre de reconnaître plus explicitement qu’au lieu de parler uniquement de migration, nous étudions en réalité les interactions dans l’espace et dans le temps entre un vaste éventail de différentes formes de mouvements. Il peut être employé pour examiner en parallèle la situation des touristes pour qui le voyage est un mode de vie continuel (Cohen 2011) et celle des retraités cherchant à résider (temporairement, saisonnièrement ou à long terme) dans un lieu qu’ils avaient visité en tant que touristes (Oliver 2007). On peut l’utiliser pour examiner de quelle façon les efforts et les ressources considérables investis dans le tourisme par des « passionnés de voyage » tels que ceux qui ont participé à l’étude de Julia Harrison (2003) s’inscrivent dans l’interaction entre la mobilité et le mode de vie. Après tout, selon Harrison, il s’agit de personnes qui font preuve d’une « obsession pour les voyages » (ibid. : 3) et qui organisent leur vie autour de voyages d’agrément réguliers, de durée et de fréquence variables, mais qui se lancent toujours dans ces voyages en espérant revenir « chez elles » avant longtemps.

Le terme modes de vie mobiles véhicule la possibilité de comparer le circuit des artistes de cirque donnant des représentations à travers les États-Unis, que Cohen et ses coauteurs citaient comme exemple de cette catégorie de voyages (Terranova-Webb 2010, cité dans Cohen et al. 2015 : 164), avec celui des « touristes-travailleurs » mobiles qui se déplacent d’un hôtel à l’autre dans le sud de l’Europe (Bianchi 2000). Il nous permet d’examiner plus en profondeur la façon dont la routinisation de la mobilité chez ces travailleurs recoupe les aspirations et les modes de vie d’autres travailleurs mobiles. Par exemple, les consultants en développement international qui ont fait l’objet de l’une de mes propres études[4] (Amit 2006) avaient généralement fait des efforts concertés pour démontrer leur capacité professionnelle à entreprendre un travail exigeant des déplacements dans une grande variété de lieux pour des durées variables. Mais ils attribuaient souvent leur intérêt pour ce type de travail en grande partie à l’excitation, au sentiment de découverte et à la réalisation de soi que cette forme de mobilité leur permettait de ressentir.

En mentionnant la productivité potentielle de ces situations et d’autres de ce type, je ne suggère pas que nous effacions les distinctions entre ces différentes circonstances de la mobilité. Je propose cependant qu’une interprétation plus large du mode de vie mobile nous permettrait de sonder les dynamiques d’un plus vaste éventail d’intersections entre les projets liés au style de vie et les possibilités de la mobilité, ainsi que des barrières qui peuvent faire obstacle à cette dernière. Certaines de ces circonstances peuvent bien comporter des distinctions nettes entre catégories, mais un plus grand nombre encore sont susceptibles de présenter une gradation plus fine de circonstances dans lesquelles les aspirations liées au mode de vie interviendront, à différents degrés, pour façonner les mobilités physiques. La prise en compte de cette gamme plus subtile de situations facilite également l’examen des façons dont les mobilités se développent avec le temps. À quel moment du voyage le tourisme peut-il « basculer » dans le voyage comme mode de vie (Cohen et al. 2015 : 158) ? Quand et pourquoi une personne qui a adopté un mode de vie caractérisé par la mobilité permanente se trouverait-elle obligée de réduire le rythme de ses déplacements (Thorpe 2017) ? Quand et pourquoi une personne qui s’est « sédentarisée » dans une nouvelle « bonne vie » se remet-elle en mouvement et où se rend-elle (Amit-Talai 1998 ; Oliver 2007) ? Quel est le spectre des mobilités — tourisme, migration, travail mobile, trajets pendulaires, déplacements locaux, etc. — qui peuvent être mobilisées dans le cadre de la poursuite d’aspirations à un mode de vie particulier ? Comment ces aspirations peuvent-elles être remodelées par les expériences de mobilité ?

Une conception large de la mobilité comme mode de vie, dont on pourrait extraire de productifs éléments d’ambiguïté, devrait s’avérer précieuse pour envisager ces questions et pour en générer de nombreuses autres, utiles sur le plan analytique. Il pourrait également être possible de poser ces questions en travaillant à partir d’une interprétation du « mode de vie mobile » plus axée sur l’établissement de distinctions typologiques, mais il est probable que ce faisant — comme précédemment avec le terme migration de style de vie —, nous finissions par devoir éviter les limites de cette typologie. Autrement dit, l’analyse pourrait être fructueuse en dépit de la typologie plutôt que grâce à elle. Alors pourquoi s’engager dans cette impasse analytique dès le départ ?