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Introduction

Les développements technologiques ont changé le rapport qu’entretiennent les usagers avec les institutions culturelles, à savoir les GLAM (Galleries, Libraries, Archives and Museums). On assiste de nos jours au développement des pratiques de l’archive participative, laquelle confère plus de légitimité à l’usager dans la participation au dispositif de l’archive (Eveleigh, 2012, 2015, 2017 ; Huvila, 2008 ; Theimer, 2011a, 2011b, 2014). Par le fait même, les mutations sociales engendrées par les effets de la crise sanitaire actuelle liée à la COVID-19 incitent les GLAM à documenter davantage cette pandémie afin de mieux en tirer des leçons pour les générations futures (UNESCO, 2020). Pour ce faire, elles font appel aux citoyens pour qu’ils documentent leurs propres expériences, leur vécu et leurs émotions liées à cette crise. Cela dit, le concept de l’archive participative connaît un nouvel essor : alors que le propre de cette pratique préconise le rôle de l’usager dans la valorisation des collections archivistiques mises à disposition via les plateformes numériques participatives (Theimer, 2014), le devoir de documentation de la pandémie confère à cet usager encore plus de légitimité dans la participation aussi bien à la valorisation des archives qu’à leur création. Cela dit, les plateformes participatives, qu’elles soient dédiées à la valorisation des archives ou à la génération de celles-ci par les usagers, s’apparentent à un troisième lieu, à un espace de socialisation où affects, émotions et expériences coexistent et se partagent à travers les archives. Dans ce contexte, l’archiviste, autrefois un médiateur entre les archives et leurs usagers, se doit de réinventer son rôle pour l’orienter vers la construction de ce troisième lieu numérique, qui motivera les usagers à s’engager plus activement dans les différentes manifestations de l’archive participative, notamment en ce qui a trait à la documentation de la pandémie actuelle.

Toutes ces considérations nous poussent à nous interroger sur le positionnement de l’archiviste dans cette sphère sociale : comment faire partie de cette équation où les usagers sont à la fois des consommateurs et des producteurs d’archives ? Comment réussir à gagner l’engagement de ces usagers à long terme ? Jusqu’à quel point ceux-ci se verront-ils comme des acteurs autonomes dans la documentation de la pandémie ? Comment le concept du troisième lieu, transposé dans un contexte numérique, favorisera-t-il l’engagement de ces acteurs dans la documentation de la crise sanitaire actuelle ? Malgré l’engouement que la crise sanitaire actuelle a engendré auprès de la communauté des chercheurs en sciences humaines et sociales, il n’existe pas, à notre connaissance et d’après l’exploration de la littérature en sciences de l’information, d’études qui se penchent sur le rôle de l’archiviste dans la documentation sociale et collective de la pandémie.

Dans l’objectif de répondre à ces questionnements, nous nous proposons donc de mobiliser un ensemble de cadres théoriques et conceptuels en archivistique. Le concept de l’archive participative (participatory archives), dans ses diverses formes, est exposé et revu. Ensuite, le concept de l’archive communautaire (community archives) est mis en lumière en tant que manifestation sociale de l’archivistique. Les deux concepts sont mis en lien avec les mutations socioculturelles liées à la pandémie de la COVID-19, notamment au regard du besoin de la documentation des expériences vécues par les citoyens en général, et des communautés en particulier. Puis, la question de l’engagement des usagers dans la documentation de cette pandémie est abordée, notamment en tâchant de positionner l’archiviste dans ce contexte. Pour ce faire, le concept du troisième lieu numérique est introduit, et ce, dans une perspective de socialisation et d’échange entre les usagers impliqués dans les pratiques des archives participative et communautaire.

L’archive participative (participatory archives) : un survol

L’archive participative : définition, fondements et principes

L’archive participative[1], ou l’archive 2.0, est un concept qui s’est introduit pour la première fois dans la littérature archivistique grâce à Isto Huvila (2008), lorsqu’il publie son article dans la revue Archival Science, dans lequel il souligne la nécessité de mobiliser le potentiel des technologies numériques dans la réinvention de la relation entretenue par les institutions culturelles avec leurs usagers. Le concept est mobilisé par la suite par plusieurs auteurs se préoccupant de l’étude des usagers et de la façon dont ceux-ci s’approprient l’information dans l’univers documentaire numérique. Parmi ces auteurs, on mentionne Eveleigh (2012, 2015, 2017), Benoit et Munson (2018), Theimer (2011a, 2011b, 2014), Iacovino (2012) ainsi que Moirez (2013). Il n’existe pas une définition consensuelle de l’archive participative, mais il est admis par les auteurs s’y intéressant que celle-ci se révèle une pratique participative où les usagers – spécialistes ou non – sont sollicités à mobiliser leurs compétences archivistiques et numériques pour annoter et décrire les archives dans l’objectif d’en améliorer l’exploitabilité à des fins de recherche, d’information générale ou encore de divertissement.

L’archive participative s’est développée sous l’influence du courant postmoderne qui met l’usager au centre des préoccupations des chercheurs et praticiens en archivistique. Terry Cook (2001) soutient l’idée selon laquelle, selon la pensée postmoderne, le dispositif de l’archive n’est jamais neutre mais plutôt subjectif, puisque la réalité est multiple et que son interprétation dépend du point de vue du sujet observateur. Ainsi, le courant postmoderne prône une interprétation collective des archives, en conférant ainsi à ces dernières de multiples significations suivant les préoccupations de chaque usager. L’archive participative s’inscrit dans ce courant de pensée et considère que les archives sont des objets documentaires, tous chargés de valeurs historiques, patrimoniales, émotives, artistiques ou scientifiques, et que celles-ci sont mises de l’avant par les usagers en fonction de leurs besoins et de leurs propres assimilations de l’objet archivistique.

D’une manière générale, l’archive participative s’articule autour de trois grands axes, à savoir 1) l’approche centrée sur l’usager, 2) la curation numérique des archives et 3) la contextualisation élargie des archives et de leur gestion (Huvila, 2008). L’approche centrée sur l’usager reflète une vision postmoderne de la relation qu’entretiennent les usagers avec les archives. Ces derniers sont désormais des acteurs actifs qui s’engagent dans l’amélioration de la découvrabilité des archives et de leur exploitabilité, et ce, en fonction des préférences qu’ils expriment à l’égard de ces témoignages documentaires. Ces actions des usagers s’inscrivent dans une perspective de curation numérique des archives, puisque les extrants générés par ces usagers ont trait à la description de celles-ci, à leur annotation, à leur partage et à leur appropriation à des fins diverses. La curation s’entend ici en termes d’amélioration de la qualité des archives en termes de repérabilité, d’identification, d’intelligibilité et de lisibilité. Quant à la contextualisation élargie de la gestion des archives, elle renvoie à l’idée selon laquelle les plateformes numériques participatives offrent la possibilité de regrouper autour des mêmes archives plusieurs usagers géographiquement dispersés. Chaque usager apporte sa propre interprétation de ces traces documentaires, et ce, suivant ses habiletés cognitives. Cela donne naissance à une description variable des archives, laquelle acquiert encore plus d’importance dans le cas de l’agrégation des objets documentaires qui élargissent les significations de ces traces pour en générer de nouvelles. Ce faisant, la contextualisation élargie de ces archives stimule la portée historique, patrimoniale ou encore esthétique renfermée par celles-ci et multiplie les chances de leur appropriation par des usagers de profils différents.

Le courant du postmodernisme, calqué sur l’archivistique, rejoint les assises du modèle du Records Continuum, développé par Frank Upward et ses collaborateurs dans les années 1990 à l’Université Monash, en Australie. En effet, le modèle propose quatre dimensions de l’archive, à savoir la création, la capture, l’organisation et la pluralisation, et ce, dans une perspective continue et dynamique. Les quatre dimensions rejoignent quatre axes qui reflètent les finalités du processus de l’archive, à savoir 1) la transaction, soit le contexte dans lequel les archives sont créées, capturées, gérées, diffusées et préservées ; 2) la preuve, qui traduit les finalités de la création, de la gestion et de la préservation des archives, à savoir la trace, la preuve, la mémoire individuelle et la mémoire collective ; 3) la gestion documentaire, qui renvoie à l’ensemble des actions entreprises sur les archives pour les valider comme des traces documentaires possédant une valeur en soi, que ce soit sur le plan organisationnel, individuel ou sociétal ; ainsi que 4) l’identité qui révèle les acteurs qui s’engagent dans le processus de l’archive, que cela soit lié au plan individuel, organisationnel ou encore sociétal. Nous pouvons affirmer que les finalités de l’archive participative s’inscrivent surtout dans la dernière dimension du modèle du Records continuum, à savoir la pluralisation des archives et leur diffusion comme mémoire collective pour la société dans son ensemble. En effet, les usagers-citoyens sont invités à participer à la valorisation du patrimoine archivistique qui revêt une valeur de témoignage, historique, patrimoniale et sociétale pour leur collectivité. Du fait de leurs diverses interventions sur les archives – autrement dit, leur annotation, leur description, leur indexation et leur transcription –, ces citoyens participent à la stimulation de la visibilité de la mémoire sociétale, une tâche qui était traditionnellement sous la responsabilité de l’archiviste en tant que médiateur et promoteur de la mémoire collective.

Les pratiques de l’archive participative : la production participative (crowdsourcing)

Les technologies du Web 2.0 offrent un large éventail d’opportunités de collaboration entre les institutions culturelles et leurs usagers. Dans l’univers archivistique, l’archive participative se manifeste en grande partie via les pratiques de production participative, soit le crowdsourcing. Celle-ci réfère à la participation volontaire et engagée des usagers qui possèdent les compétences nécessaires à l’exécution d’une tâche donnée (Howe, 2006). Cette définition induit que la production participative repose sur un acte de délégation d’une tâche d’un expert à un segment plus large d’usagers compétents, afin de réaliser une tâche ou un ensemble de tâches données, et ce, au moindre coût. La production participative tire parti du potentiel de socialisation offert par les technologies du Web 2.0, plus précisément au regard de l’interactivité, du partage des contenus et de la fédération de l’expertise. Dans l’univers archivistique, cette production participative s’incarne à travers plusieurs pratiques, dont l’indexation sociale des archives, leur annotation, leur transcription ou leur numérisation.

L’indexation sociale est la description des archives mises à la disposition des usagers sur les plateformes participatives, et ce, en faisant usage des étiquettes sociales (tags). Elle mise sur la valorisation de la découvrabilité des archives par leur contextualisation historique, géographique ou thématique. Elle se base sur les folksonomies, ces formes d’indexation sociale traduisant l’usage des mots-clés dans des formes non contrôlées. L’annotation des archives, rejoignant la même perspective que celle de l’indexation sociale, consiste à ajouter du contenu pour enrichir l’intelligibilité des archives et leur signification, et ce, dans un texte libre non contrôlé. Si l’indexation sociale propose de décrire le contenu des archives en des mots-clés, d’une manière synthétique, l’annotation offre à l’usager l’opportunité de décrire de façon plus approfondie les propriétés intrinsèques des documents d’archives. Ces deux pratiques se rejoignent dans une finalité commune : celle de l’amélioration de l’intelligibilité des archives en les contextualisant par des repères appropriés, générés selon le degré de familiarisation de l’usager avec la portée de chaque document d’archives en question. Elles s’inscrivent à la fois dans l’orientation usager, dans le sens où le public est invité à annoter et à décrire les archives qui représentent un intérêt particulier pour lui, et la contextualisation élargie de la gestion des archives, grâce aux repères ajoutés aux objets archivistiques déployés sur les plateformes numériques pour en améliorer l’intelligibilité et la découvrabilité.

La transcription des archives, pour sa part, s’intègre dans le deuxième principe de l’archive participative, à savoir la curation numérique. En effet, la transcription des archives est une pratique interpellant les usagers à s’engager dans la correction de la lisibilité des archives, par exemple les anciens manuscrits, et ce, dans l’objectif d’en améliorer l’accessibilité intellectuelle. Il peut aussi être question de la correction de la qualité linguistique des contenus des archives textuelles (vocabulaire, grammaire, etc.), ou encore de leur traduction vers d’autres langues dans une optique de démocratisation d’accès à l’offre culturelle. Elle sollicite non seulement les compétences numériques et archivistiques des usagers, mais aussi leurs habiletés linguistiques. Ainsi, grâce à la transcription, le contenu d’un manuscrit, par exemple, sera plus intelligible et sa visibilité s’accroît grâce à sa traduction dans plusieurs langues.

Dans cette même perspective de curation, l’une des manifestations de l’archive participative s’avère aussi la numérisation des archives. Les usagers engagés dans une telle pratique numérisent les archives et les déposent sur l’espace dédié à cette fin sur la plateforme numérique participative. Il pourrait s’agir de la numérisation, par exemple, des photographies des lieux historiques connus à l’échelle locale ou nationale, les Archives ne disposant que d’une seule copie et celle-ci n’étant pas de bonne qualité. La numérisation dite participative des archives mise ainsi sur la visibilité des archives et l’amélioration de leur potentiel d’exploitation par un large segment d’usagers.

Il appert de ce bref exposé que les usagers s’engagent, dans le contexte participatif, à exécuter un ensemble de tâches traditionnellement assumées par l’archiviste. Ils ne sont plus des consommateurs passifs, mais aussi des acteurs actifs qui valorisent les propriétés matérielles et les valeurs historique, patrimoniale, esthétique, scientifique et artéfactuelle revêtues par les archives. Il suffit de penser aux projets conduits par des institutions culturelles au Canada et au Québec, lesquels reflètent le désir de celles-ci de s’impliquer plus activement avec les usagers dans l’optique de la valorisation du patrimoine documentaire. Par exemple, au Québec, les deux évènements populaires organisés par Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), à savoir Mardi c’est Wiki ![2] à Montréal et Jeudi, c’est wiki à Québec ![3], rendent bien compte de ces formes de l’archive participative : il s’agit des projets invitant les usagers à valoriser les archives détenues par BAnQ et à les insérer dans des articles Wikipédia pertinents. On pense aussi à l’initiative du musée McCord, Sensibilités partagées ou comment rendre compte des sentiments qui se cachent dans les documents d’archives, misant sur l’amélioration de la repérabilité des archives textuelles du musée, notamment en les indexant et décrivant. L’une des particularités d’une telle initiative réside dans le fait qu’elle a permis de représenter, sous forme de mots-clés, les émotions que les archives peuvent susciter chez les usagers. Dans le contexte canadien, on fait mention du projet Co-Lab lancé par Bibliothèque et Archives Canada (BAC) et invitant les usagers à étiqueter, à décrire et à indexer plus de 2000 documents d’archives, incluant des photographies et des journaux intimes. BAC, lors de son initiative de production participative, a tenté de diversifier les défis afin de répondre aux attentes des usagers.

Il en ressort que l’archive participative, étant sous l’influence du courant postmoderne, met en lumière le rôle actif des usagers dans la valorisation du patrimoine archivistique. Ceux-ci assument des tâches traditionnellement exécutées par l’archiviste, dont la description, l’annotation et la mise en valeur des archives. Les extrants archivistiques créés par ces usagers, lesquels s’apparentent à du contenu généré par les usagers (user generated content), soutiennent l’archiviste, dans une perspective de démocratisation de l’offre culturelle, à rendre le patrimoine archivistique plus visible auprès d’un segment plus large d’usagers. Cependant, si ces pratiques participatives sont principalement réalisées sous l’encadrement de l’archiviste et des institutions culturelles en général, force est d’admettre qu’il existe d’autres pratiques axées sur la socialisation mais qui échappent à l’intervention de l’archiviste. L’archive communautaire (community archives) illustre bel et bien ce constat.

L’archive communautaire (community archives) : une pratique archivistique sociale autonome

Parallèlement à l’influence du postmodernisme, lequel fait couler beaucoup d’encre notamment dans la littérature archivistique anglophone, on mentionne les mutations sociales qui ont conduit la pratique archivistique à se développer dans le monde francophone, nommément en Europe. En effet, Jacques Derrida, avec son ouvrage Mal d’archive (1995), ainsi que Patrice Marcilloux, dans sa communication lors du symposium du Groupe interdisciplinaire de recherche en archivistique (GIRA) à l’Université de Montréal (GIRA, 2018), soutiennent que l’archivistique a subi, au cours des dernières années, des transformations qui l’orientent vers une voie plus sociale. L’archivistique sociale a donc émergé comme réponse aux pressions socioculturelles exercées par les différentes communautés composant la société (Niblett et Vickers, 2019). Cette touche sociale peut être perçue, entre autres, à travers les actions collectives des organisations communautaires telles que les communautés LGBT (Archives gaies du Québec[4] ou ArQuives, LGBTQ2+ Oral History Digital Collaboratory[5]). Ces acteurs sociaux, conscients du pouvoir des archives comme reflets des faits sociaux, tendent à préserver leur mémoire par eux-mêmes, de façon autonome, et ce, sans avoir de recours formel à un expert en archivistique. Cette pratique est plus largement connue sous le nom d’« archive communautaire » (community archives) (Hurley, 2016 ; Sheffield, 2017 ; Wright de Hernandez, 2018).

Ce qui distingue l’archive communautaire de l’archive participative détaillée plus haut, c’est sans doute l’aspect autonome de la première. Alors que les pratiques de l’archive participative, bien qu’elles sollicitent un large éventail d’usagers qui s’engagent dans la valorisation du patrimoine archivistique mis en ligne, et ce, sous l’encadrement des institutions culturelles, l’archive communautaire se développe de manière autonome et n’obéit aucunement à des règles institutionnelles strictes. Plus encore, l’archive communautaire se révèle une pratique qui vise à gérer les archives des communautés, c’est-à-dire les témoignages documentaires qui représentent un intérêt particulier pour cette communauté. Autrement dit, les archives communautaires sont créées par la communauté, gérées par elle-même et destinées à être exploitées par elle-même. Dans ce contexte, cette pratique communautaire « reflète la conscience de l’importance de la mémoire communautaire, elle-même faisant partie de la mémoire de la nation dans son ensemble [...]. Il est donc évident d’affirmer que les citoyens adoptent désormais les rôles de l’archiviste en tant que constructeur, gestionnaire et gardien de la mémoire collective » (Alaoui, 2018, p. 43).

En exposant le propre de l’archive participative et communautaire, nous n’avions pas pour ambition d’aborder en détail ces deux pratiques, lesquelles semblent envahir la littérature archivistique produite au cours des dernières années. Nous désirons plutôt positionner les pratiques archivistiques émergeant en raison du contexte actuel de crise sanitaire liée à la COVID-19, dans cette foulée de transformations archivistiques et sociales. Comme en rendent compte les discours actuels des institutions culturelles à travers le monde, la documentation de la pandémie devient une nécessité afin de constituer, de gérer, de préserver et de diffuser le patrimoine documentaire lié à la pandémie pour les générations à venir afin de surmonter des crises similaires dans le futur (Association des archivistes du Québec, 2020 ; UNESCO, 2020). Cette documentation collective doit couvrir les effets de la pandémie sur la vie sociale, administrative, sanitaire, culturelle, politique, économique, etc. Comme nous allons le montrer dans les sections suivantes, cette pratique collective se situe au carrefour des pratiques de l’archive participative et de l’archive communautaire.

La documentation de la crise sanitaire liée à la COVID-19 : un impératif socioculturel

Depuis le mois de mars 2020, le monde connaît des bouleversements majeurs dus à la crise sanitaire liée à la COVID-19. Les perturbations que la société subit sur les plans sanitaire, social, culturel, économique, etc., commandent la disposition de plans d’urgence, de décisions et de cadres d’interprétation afin de minimiser l’intensité des enjeux actuels sur les plans individuel et collectif. Plusieurs décideurs, gouvernants, professionnels de la santé et experts en gestion de l’information ont exprimé leur besoin d’avoir recours aux archives des crises sanitaires que l’Humanité avait subies dans le passé afin d’en tirer des leçons et des bonnes pratiques bénéfiques pour surmonter la pandémie actuelle. Les archives de la grippe espagnole, par exemple, pourraient être mises à profit pour minimiser l’intensité des effets de la crise de la COVID-19. Que serait-il arrivé si ces crises n’avaient pas été documentées dans le passé ? Il s’agit d’une question intéressante qui interpelle les professionnels de l’information et ne fait que renforcer leur rôle primordial dans la constitution, la gestion, la valorisation et la préservation de la mémoire sociétale.

En tant qu’organisation mondiale agissant sur la préservation du patrimoine culturel, l’UNESCO a publié un manifeste, au mois de mars 2020, interpellant les professionnels de l’information à travers le monde à concerter leurs efforts pour surmonter la crise sanitaire actuelle. Il est plus précisément question de favoriser un meilleur accès aux archives et à la documentation, notamment celles en lien avec les crises sanitaires ayant frappé l’Humanité dans le passé. Cela s’opère essentiellement par la mise en ligne des contenus culturels, et par la minimisation des barrières d’accès à l’information payante, par exemple par l’annulation temporaire de la période d’embargo propre aux revues scientifiques dont l’accès est limité. Cet appel s’inscrit dans cette préoccupation visant à offrir aux décideurs, aux gouvernants, aux professionnels de la santé et à d’autres spécialistes l’information nécessaire pour prendre les bonnes décisions. Aussi, les GLAM ont procédé à la mise en ligne d’une partie de leurs contenus (livres, archives numérisées, etc.) dans le but de favoriser un accès plus équitable à l’offre culturelle, puisque les citoyens sont en période de confinement et ne peuvent pas se rendre physiquement à ces institutions. Plus encore, le manifeste de l’UNESCO invite ces mêmes acteurs, et les citoyens en général, à concerter leurs efforts afin de mieux documenter la pandémie dans toutes ses dimensions. Ainsi, on peut lire dans la déclaration de l’UNESCO (2020) ce qui suit :

La pandémie du COVID-19 a déjà été déclarée par de nombreux pays comme la plus grave urgence sanitaire de l’histoire moderne. La manière dont le monde réagit à cette crise mondiale sans précédent fera partie des livres d’histoire. Les institutions de mémoire, notamment les Archives nationales, les bibliothèques, les musées, ainsi que les organismes d’enseignement et de recherche, enregistrent déjà les décisions et les actions prises qui aideront les générations futures à comprendre l’ampleur de la pandémie et son impact sur les sociétés. Dans ce contexte et dans le cadre de cette crise sanitaire mondiale, le patrimoine documentaire est une ressource importante pour fournir une perspective historique sur la manière dont les gouvernements, leurs citoyens et la communauté internationale ont fait face aux pandémies dans le passé.

Cela étant dit et par le biais du programme « Mémoire du monde » (Memory of the World)[6] lancé par cette organisation mondiale, les États membres de l’UNESCO sont invités à préserver les archives et les ressources documentaires en lien avec la pandémie de la COVID-19. Une page Web officielle a été créée à cette fin : elle comporte des ressources pour les acteurs précédemment cités, notamment des documents officiels faisant état des décisions prises par les décideurs pour surmonter la crise. Le contenu alimentant la page Web provient en grande partie des efforts des institutions culturelles à travers le monde, dont, entre autres, le Conseil international des archives (ICA), la Fédération internationale des associations de bibliothécaires et des bibliothèques (IFLA), le Conseil international des musées (ICOM) et le Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels (ICCROM).

Par ailleurs et dans cette même perspective, si l’exemple précédent interpelle en grande partie les grands acteurs culturels et politiques agissant dans le champ de la préservation de la mémoire archivistique mondiale, force est de constater que l’UNESCO ne néglige pas l’apport des citoyens et leur importance dans la documentation de la pandémie. À travers des initiatives de storytelling, l’UNESCO a lancé une campagne auprès des jeunes, incitant ceux-ci à partager leurs témoignages en lien avec leurs vécus, leurs affects, leurs opinions et leurs émotions relatant leur expérience de confinement et leur quotidien tel que vécu dans le contexte actuel. Il s’agit de la campagne Mon histoire COVID-19, possédant le mot clic #YouthofUNESCO[7] et qui se révèle être une invitation à la documentation collective de la pandémie : les jeunes citoyens, forts de leur capacité à instaurer des changements et à revendiquer des droits à tous les niveaux, sont invités à partager leurs idées créatives pour faire face aux nombreux défis émergeant dans cette période difficile, que ce soit pour venir en aide à des proches ou encore pour réinventer les rapports sociaux et éducatifs pour minimiser l’angoisse ressentie par la population à travers le monde. Les contenus à partager peuvent être textuels ou encore audiovisuels, selon les préférences des citoyens.

En France, des initiatives similaires se sont popularisées dans le milieu culturel. On ne peut s’empêcher de penser à l’appel à dons d’objets ou d’archives, lancé en avril dernier par le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEUM), lequel sollicite l’engagement des citoyens pour documenter la pandémie. Sur le site Web du Musée[8], on peut comprendre que l’appel à dons concerne aussi bien les objets personnels, matériels, qui revêtent une dimension émotive, esthétique ou affective pour les citoyens, que les documents et les témoignages oraux qui accompagnent ces objets et rapportent leur importance pour réinventer son quotidien dans la situation de confinement. Il peut s’agir, entre autres, d’objets mis à profit pour éduquer les enfants, pour passer du temps avec la famille, etc. Le Musée précise que ces objets peuvent être « inattendus ou surprenants, officiels ou bricolés, créateurs de liens ou symboles d’isolement, traduisant les formidables solidarités et soutiens qui se mettent en place ou au contraire les mouvements de rejet et de peur » (MUCEUM, 2020). On s’aperçoit très bien qu’il ne s’agit pas uniquement des objets muséologiques et des collections artéfactuelles, mais aussi des documents d’archives et des témoignages qui illustrent les liens qu’entretiennent les citoyens participants avec ces objets.

Dans la même lignée de pensée, au Québec, plusieurs initiatives similaires ont vu le jour en réponse aux changements instaurés par la crise de la COVID-19. Il suffit de penser à la fameuse initiative Une heure au musée lancée par le Musée de la civilisation du Québec[9]. Elle s’inscrit dans la même perspective culturelle conjuguant le muséologique avec l’archivistique, dans laquelle les Québécois sont amenés à partager leurs objets significatifs et conservés en période de quarantaine, accompagnés d’un témoignage expliquant en quoi ledit objet possède une valeur symbolique pour la personne. Grâce au déploiement de la plateforme numérique des contenus culturels, il est désormais possible pour les citoyens de répondre, sur une base hebdomadaire, à une question thématique en lien avec le confinement. Les témoignages colligés aideront les générations futures à surmonter des crises similaires. Les objets rassemblés peuvent aussi faire l’objet de diverses expositions illustrant comment la population québécoise, tous âges confondus, a vécu la période de confinement dans le contexte de la COVID-19. Similairement, le Musée McCord a organisé une initiative de documentation de la pandémie via les photographies. Le projet, baptisé Cadrer le quotidien : histoires de confinement[10], a été lancé auprès de la communauté montréalaise via une invitation sur les médias sociaux (Facebook et Instagram) avec le mot-clic #CadrerLeQuotidien, notamment pour documenter la période de confinement. Le choix des photographies se justifie en grande partie par l’aptitude de celles-ci à représenter des affects et à permettre au lecteur de vivre les émotions qui se dégagent sur les visages des personnes représentées, ou encore des conditions réelles des lieux capturés. En effet, sur le site du Musée et dans la section réservée à ce projet, on se rend clairement compte du potentiel des photographies à documenter la pandémie : une famille réunie, un couple faisant des activités domestiques ensemble, un père prenant soin de ses enfants, un groupe d’amis pratiquant la distanciation physique, des rues presque vides, une fenêtre d’une maison affichant un dessin traduisant l’espoir, notamment avec l’expression « Ça va bien aller ! », etc. Toutes ces photographies, dont une partie est marquée par la spontanéité, sont révélatrices de la manière dont la population québécoise agit en réponse à la crise actuelle, notamment en se soumettant aux consignes de la Santé publique et en minimisant l’angoisse exprimée face aux enjeux de la pandémie.

Au Canada, et plus précisément à Ottawa, Ingenium, le réseau des Musées des sciences et de l’innovation du Canada, qui regroupe le Musée de l’agriculture et de l’alimentation du Canada, le Musée de l’aviation et de l’espace du Canada et le Musée des sciences et de la technologie du Canada, lance un appel de documentation de la pandémie par des témoignages des citoyens. L’initiative, nommée Conserver en quarantaine[11], vise à colliger des histoires et à « inviter les Canadiens à partager ce que signifie la vie en temps de COVID-19 pour eux » (Ingenium, 2020). Cette initiative, si elle rejoint celui des projets précédemment détaillés, possède une particularité en elle-même, laquelle réside dans le fait qu’Ingenium désire comprendre comment la période du confinement a influencé la relation que les Canadiens entretiennent avec les plateformes numériques et avec les technologies en général. Cela rejoint en effet la portée du réseau Ingenium, puisque celui-ci met à la disposition du public du contenu diversifié sur des problématiques liées à la science et aux technologies.

Grosso modo, la documentation de la pandémie liée à la COVID-19 s’inscrit dans les préoccupations des acteurs culturels de garder trace des évènements actuels pour les générations à venir. L’ensemble des actions visant à documenter cette pandémie fait certes partie de la sphère participative, autrement dit de l’archive participative. Toutefois, ces actions dépassent celle-ci pour revêtir une dimension identitaire et personnelle résultante de l’appartenance individuelle et collective à la société et aux communautés qui composent celle-ci. Ce faisant, force est de constater que la documentation « collective » et « sociale » de la pandémie se situe au carrefour entre le propre de l’archive participative et celui de l’archive communautaire. En effet, elle fait partie de l’archive participative dans le sens où l’initiative est administrée par une institution culturelle et vise un large segment de citoyens (le crowd pour le crowdsourcing ou la production participative). Qui plus est, les interventions des participants répondent à des directives bien spécifiques précisées par les institutions culturelles. Les appels à participation examinés convergent vers un seul point : celui de la documentation de la pandémie par des objets artéfactuels et archivistiques (textuels, audiovisuels et photographiques). Cela laisse entendre que les institutions culturelles établissent des critères bien déterminés afin de délimiter la participation citoyenne dans ce contexte.

Par ailleurs, cette documentation de la crise revêt aussi un caractère social qui rejoint les principes de l’archivistique sociale, et plus précisément celui de l’archive communautaire. En fait, cette documentation collective de la pandémie reflète le vécu des citoyens et des communautés de la société. Les témoignages colligés sont créés, gérés et annotés par ces mêmes communautés, sans obéir à des normes de formatage documentaire imposant des règles de description du contexte de création, ou encore de critères permettant de déterminer la durée de conservation de ces archives. En outre, ces traces documentaires, puisqu’elles relatent des expériences, des émotions, des opinions et des sentiments d’angoisse, mobilisent une subjectivité importante. Par exemple, les photographies soumises par les citoyens reflètent leur façon de vivre, leur perception du monde, voire même leurs pratiques socioculturelles. Les descriptions accompagnant ces photographies sont révélatrices d’un lien traduisant l’identité des citoyens, leur culture et leur manière d’agir face à la pandémie. Elles sont capturées, colligées et mises en ligne de façon autonome, sans avoir recours à un expert en gestion des archives. La documentation de la pandémie se situe ainsi entre le contrôle et l’autonomie (voir figure 1), un contexte où l’archiviste va voir son rôle se redéfinir.

Figure 1

Positionnement de la documentation collective de la pandémie entre les archives communautaire et participative

Positionnement de la documentation collective de la pandémie entre les archives communautaire et participative

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La documentation collective et sociale de la pandémie : les enjeux

Alors que les initiatives lancées par les institutions culturelles pour solliciter la mobilisation citoyenne dans la documentation de la pandémie ont été bien accueillies par le public et ont connu un énorme succès, il n’en demeure pas moins qu’elles soient porteuses de nouveaux défis. Ceux-ci peuvent être d’ordre éthique, notamment en raison du potentiel identificatoire revêtu par les photographies révélatrices des personnes en situation de confinement, ou encore des enjeux de droits d’auteur pour la réutilisation des archives mises en ligne sur les plateformes numériques. À cela s’ajoute la question de l’engagement à long terme des usagers dans des projets de telle portée socioculturelle, ainsi que la fracture numérique et la question des compétences qui semble envahir les projets participatifs dans le contexte numérique actuel (Benoit et Eveleigh, 2019). Dans cette foulée de défis, l’archiviste, ce gardien de confiance, voit son rôle se redéfinir. En effet, dans tels projets marqués par la coexistence de l’autonomie (l’archive communautaire) et du contrôle et de l’encadrement (l’archive participative), l’archiviste doit réinventer son rôle et continuer à s’auto-affirmer en tant qu’acteur indispensable dans la documentation de la crise sanitaire. D’un simple gardien de la mémoire institutionnelle, il possède désormais une mission sociale : celle d’offrir aux citoyens un climat social qui leur permet de contribuer à la constitution et à l’enrichissement de la mémoire sociétale. En effet, cela rejoint les postulats du postmodernisme, qui considère l’usager comme un acteur actif dans la constitution et la valorisation de la mémoire collective, de la même manière que, selon le modèle du Records Continuum, le citoyen participe à la fois à la création, à la capture, à l’organisation et à la pluralisation des archives, comme l’illustre bien la documentation collective de la pandémie. L’archiviste doit pouvoir offrir aux citoyens les conditions sociales propices à leur participation à des projets similaires portant sur la constitution et la valorisation de la mémoire collective. Comment se positionne l’archiviste dans ce contexte ? Comment fera-t-il partie de cette nouvelle équation, où les développements technologiques d’une part, et les effets de la crise sanitaire d’autre part, amènent les citoyens à participer plus activement à la constitution, à l’enrichissement et à la valorisation de la mémoire collective ?

L’archiviste : un agent « social » constructeur d’un troisième lieu numérique

Dans le contexte de la documentation dite sociale et collective de la pandémie, les citoyens deviennent à la fois des producteurs et des consommateurs de l’information. Forts de leurs interactions avec les plateformes numériques déployées par les institutions culturelles, ils dépassent la simple consommation des contenus culturels mis à leur disposition pour participer, plus activement, à la documentation de leur expérience de confinement. Si cette action collective s’avère lourde en bénéfices, elle comporte, nous l’avons dit, son propre lot de risques (éthiques et culturels). Il s’avère dès lors nécessaire d’instaurer des mécanismes d’échange qui développeront une interaction continue entre les citoyens et les archivistes.

En effet, les citoyens peuvent réclamer des droits sur les photographies et les témoignages qu’ils mettent sur les plateformes numériques, notamment lorsque cela risque de nuire à leur vie privée et à l’identification de leur personne. Cependant, ces archives, lors de leur mise en ligne, acquièrent un statut de dons pour la communauté ; elles s’apparentent à des archives communautaires. Elles ne sont ni institutionnelles ni privées : elles sont générées par et pour la communauté des usagers. Cependant, à la différence du propre des archives communautaires qui représentent une certaine homogénéité se justifiant par le fait que ces traces documentaires résultent de l’activité d’une même communauté, donc mobilisant des valeurs, des idéologies, des propriétés identitaires et sociales communes, les archives documentant la pandémie sont créées par plusieurs usagers à profils hétérogènes. Si l’on reprend les exemples précédents, on peut affirmer que les témoignages de la pandémie sont générés par les Québécois ou les Canadiens, mais, si ces usagers partagent des valeurs communes, leurs profils demeurent hétérogènes puisque cette répartition en fonction des régions ne fait pas clairement ressortir les particularités des groupes composant la société. Or, les photographies et les traces documentaires mises en ligne permettront sans doute de mettre en lumière cette diversité culturelle. Ainsi, les usagers manifesteraient probablement une curiosité et un besoin d’échange avec les autres usagers afin de partager des connaissances et des valeurs sur la façon de surmonter la pandémie, puisque les pratiques culturelles diffèrent et peuvent ainsi s’avérer mutuellement bénéfiques pour les différentes communautés.

Cela étant dit, l’archiviste, ce gardien de confiance, devra adapter son rôle en tant qu’agent social et s’impliquer auprès des usagers afin de mieux cerner leurs attentes en matière de compréhension des bonnes pratiques pour faire face à la crise actuelle. La participation citoyenne à la documentation de la pandémie devra ainsi s’opérer dans un environnement interactif qui commande des conditions propices à l’échange dans un espace social. Ce dernier fait référence au concept des Archives en tant que place (Archives as a place) (Cunningham 2017 ; Duranti 2007), où les citoyens se rendent pour partager leurs affects, émotions et opinions. Cette place fait plus précisément figure d’un troisième lieu (third place).

Les Archives en tant que troisième lieu en contexte de pandémie : le rôle social de l’archiviste

Développé initialement dans la littérature en sociologie, le concept du troisième lieu (third place) a été introduit par le sociologue Ray Oldenburg dans les années 1980 afin de caractériser les lieux de détente, de socialisation et de démocratie, où les citoyens peuvent se rendre pour échanger (Oldenburg, 1989). Le vocable « troisième » réfère à une hiérarchie des lieux où les communautés se rendent pour se réunir et se socialiser, le premier étant le domicile et le second, le lieu du travail ou l’école. Le troisième lieu s’apparente à un espace de détente, accessible à tout le monde, sans distinction d’âge, de culture, d’identité ou d’autres caractéristiques sociodémographiques. C’est un lieu de réunion, de dialogue, de coexistence et d’exercice de démocratie, qui aide les citoyens à nouer des rapports sociaux plus étroits, la socialisation étant l’un des besoins fondamentaux de l’acteur social. Ces liens sociaux favorisent la constitution d’un sentiment d’appartenance qui lie le singulier au collectif, l’individu à sa communauté, et qui favorise l’épanouissement de l’individu et sa reconnaissance en tant qu’acteur social au sein de sa communauté.

En sciences de l’information, le concept du troisième lieu a été introduit dans le monde des bibliothèques afin de répondre à la crise culturelle subie par ces institutions de mémoire dans les années 2000, notamment avec les développements technologiques et la prolifération de l’édition numérique et du libre accès. Les usagers éprouvaient de moins en moins le besoin de se rendre à leur bibliothèque, dans un contexte où Internet offre une multitude de ressources documentaires numériques accessibles depuis le poste de travail personnel de l’usager. Il était essentiel pour les bibliothèques de réinventer leur rôle et dépasser cette simple logique de comptoir pour intégrer des activités de socialisation favorisant la fidélisation des usagers. Les cafétérias, salons de détente, espaces d’activité, fabs labs, bibliothèques participatives, ateliers d’imagination : tous sont des manifestations de la bibliothèque en tant que troisième lieu. Quelques années plus tard, on assiste à la transition de cette métaphore du troisième lieu dans les milieux archivistiques (Sirois, 2013-2014). Transposé sur l’univers archivistique, ce concept vise à répondre à cette préoccupation d’impliquer les citoyens dans les activités des centres d’archives, en transformant ces derniers en des espaces sociaux, plus visibles, servant à la fois à la consultation, à l’étude et au divertissement (Sirois, 2013-2014, p. 29). En tant que troisième lieu, un centre d’archives offre un large éventail de services culturels et sociaux, lesquels correspondent aux attentes des citoyens, notamment à l’ère du numérique (ex. socialisation, développement des compétences sociales, partage des expériences, etc.). Dans sa conception des Archives en tant que troisième lieu, Sirois s’est fondée sur une interprétation conjuguant des logiques de sociologie urbaine et d’archivistique. Elle suggère une reconfiguration des locaux des centres d’archives et une révision des paramètres physiques (entreposage, salles et autres ressources immobilières, etc.) pour transformer les Archives en un espace de socialisation et de détente. Or, si une telle lecture s’avère particulièrement intéressante pour une meilleure visibilité des Archives, cela ne correspond que très peu à la situation actuelle, alors que la pandémie oblige le confinement et le maintien de la distanciation physique entre les citoyens. Ce faisant, une piste prometteuse qui aidera l’archiviste à jouer son rôle social auprès des citoyens est de déployer des plateformes numériques avec des fonctionnalités plus sociales. Ces plateformes feront ainsi figure d’un troisième lieu numérique, réunissant toutes sortes de citoyens autour des initiatives de la documentation de la pandémie.

L’archiviste, en tant que constructeur de ce troisième lieu numérique, assumera de nouveaux rôles sociaux. Tel que précédemment postulé, les initiatives de documentation collective et sociale de la crise sanitaire actuelle, par la mise en ligne des photographies ou des témoignages écrits ou audiovisuels, interpellent des considérations sociales, éthiques et culturelles. Par exemple, la qualité de ces archives peut s’avérer disparate, et ce, en raison des différents niveaux de culture numérique chez les citoyens en question. Plus encore, les photographies peuvent s’avérer parfois sensibles si elles représentent clairement des personnes, alors que celles-ci souhaiteraient ne pas être facilement identifiées. Ainsi, pourvu que les extrants de cette documentation collective de la pandémie puissent rejoindre les préoccupations de chacun, l’archiviste doit s’engager dans un dialogue continu avec ces citoyens, dans un objectif de mieux cerner leurs préférences. Il peut aussi les aider à développer les habiletés nécessaires, tout comme dans les projets d’archive participative (Benoit et Eveleigh, 2019) pour accompagner ces usagers dans leur démarche de mise en ligne des contenus culturels. Il lui incombe enfin de faire preuve d’ouverture à toute suggestion de la part des usagers.

Par ailleurs, puisque le champ d’intervention de l’archiviste rejoint à la fois la sphère participative et la sphère communautaire, force est d’affirmer que cet agent doit se doter d’une mission qui assure la cohésion et le dialogue continu entre les membres des communautés. Les plateformes numériques dédiées à la documentation de la pandémie doivent comprendre des fonctionnalités propres à un troisième lieu numérique. Cela laisse entendre que des espaces de dialogue, d’échange et de divertissement doivent être davantage intégrés dans les plateformes numériques des institutions culturelles. Or, ces plateformes, comme leur exploration le révèle, s’apparentent à un simple réservoir de contenus. Quelques institutions culturelles, notamment les musées, ont décidé de mettre en ligne les témoignages que des citoyens ont fait parvenir en réponse à l’invitation à documenter la pandémie. Ces archives sont exposées de manière arbitraire, accompagnées d’une simple description indiquant le lieu et la date de la capture, voire même de quelques témoignages expressifs et émotionnels se dégageant chez la personne au moment de la prise de la photographie. Néanmoins, on ressent l’absence d’une certaine dynamique et d’une rétroaction de la part des citoyens sur ces archives de la pandémie. En effet, les citoyens ont besoin de voir quelle sensation leurs témoignages ont suscité chez les membres de leur communauté, ou encore d’avoir une vue d’ensemble des émotions et des opinions se dégageant chez les autres au regard de leur manière de faire face aux enjeux de la crise sanitaire. Pour ce faire, il est nécessaire de se doter d’espaces de dialogue, de rétroaction, de socialisation, etc. Il peut être légitime d’intégrer, à l’image des réseaux sociaux, des fonctions de commentaires et de rétroaction sur les photographies et les témoignages textuels et audiovisuels. Il est aussi bénéfique de concevoir des forums thématiques pour aider la population à échanger et à tirer des leçons des expériences des autres en lien avec la gestion des rapports sociaux (entre familles, amis, enseignants, collègues, supérieurs hiérarchiques, professionnels de la santé, etc.) en temps de pandémie. Ainsi, les citoyens développeront de nouveaux loisirs et activités en temps de confinement, tout en transposant leurs besoins de rapports sociaux sur la scène virtuelle. Dans ce contexte, l’archiviste agira à titre de gestionnaire de communauté (community manager), et ce, dans le sens où il est amené à jouer le rôle de modérateur des commentaires et à imposer une nétiquette et des règles sociales à suivre pour garantir le respect mutuel entre les membres de la communauté.

La figure 2 révèle que la documentation de la pandémie s’avère une responsabilité partagée entre, d’une part, l’archiviste, acteur institutionnel qui représente les institutions culturelles et leur mission de démocratisation de l’accès à l’offre culturelle, et, d’autre part, les citoyens qui sont à la fois des producteurs et des consommateurs des contenus culturels. L’archiviste est amené à concevoir des plateformes numériques suffisamment conviviales, faciles à explorer, intégrant des fonctionnalités sociales les rendant comme des troisièmes lieux numériques où les citoyens peuvent échanger, se divertir et s’exprimer entre eux. Ainsi, on peut dire que les effets de la pandémie, couplés à ceux du développement du numérique, ont réinventé les rapports qu’entretient l’archiviste avec ses usagers : il dépasse son rôle traditionnel de gardien de confiance pour assumer des responsabilités sociales, inhérentes à la nature même des archives participative et communautaire.

Figure 2

Le troisième lieu numérique dans le contexte de la documentation collective de la crise

Le troisième lieu numérique dans le contexte de la documentation collective de la crise

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Conclusion

Les transformations socioculturelles que subit la société de nos jours, à savoir la pandémie de la COVID-19 et les développements technologiques, ont apporté un nouveau souffle à la pratique de l’archivistique. Celle-ci, orientée vers une voie plus sociale, participative et communautaire, fait surgir de nouvelles préoccupations pour les chercheurs et les praticiens en archivistique. Nous avons donc démontré, à travers cette contribution, comment le citoyen, en contexte de crise, devient à la fois un consommateur et un producteur plus actif de contenus culturels. Qui plus est, nous avons expliqué l’évolution du rôle de l’archiviste d’un simple gardien de confiance vers un agent social qui a la lourde tâche de concevoir un troisième lieu numérique qui réunit les citoyens dans un espace de socialisation et d’échange. Cela se traduit, en effet, par de nouvelles façons de travailler pour les archivistes, ces agents qui font désormais partie d’une équation sociale où collaboration, participation et ouverture envers les citoyens sont des éléments clés. Le concept de troisième lieu numérique ne se limitera sans doute pas au contexte de la crise sanitaire actuelle, mais pourra être transposé dans plusieurs contextes participatifs qui misent sur un meilleur rapprochement entre les institutions culturelles et les citoyens. On se demande ainsi si l’archiviste réussira à fidéliser ses usagers et à s’impliquer davantage auprès d’eux pour mieux cerner leurs besoins. On s’interrogera également sur l’importance du rôle social de l’archiviste en tant que gestionnaire de communauté sur la scène virtuelle. Devrait-il songer à des stratégies de fidélisation à long terme de ces usagers ? Les techniques de la gamification peuvent s’avérer une bonne avenue à explorer, comme le témoignent un bon nombre de projets d’archive participative (Bégin et al., 2019 ; Duff et Haskel, 2015). Comment l’archiviste réussira-t-il à établir le juste équilibre entre ses missions culturelles et sociales ? Il nous semble que de tels questionnements constituent des pistes de recherche futures qui auraient le mérite d’être explorées par la communauté des chercheurs qui s’intéressent à l’avenir de l’archivistique.