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Appliquée au domaine de la création artistique, la problématique du nom d’auteur – compositeur, peintre, poète ou prosateur – offre un très vaste champ exploratoire, compte tenu, parmi d’autres facteurs, des transformations que l’on observe entre les premiers siècles où elle s’offre à l’étude et l’époque actuelle. Pour toutes les périodes, mais d’une manière particulièrement saillante pour le Moyen Âge et pour sa littérature, la réflexion doit par ailleurs inclure une composante qui en forme d’une certaine manière le reflet inversé : au regard d’un écrit attribué des années 1200 ou 1300, par exemple, il convient en effet de compter avec au moins autant, et sans doute beaucoup plus de textes dont l’auteur ne se désigne pas et nous reste inconnu, surtout si l’on prend acte de l’ensemble de la production littéraire et que l’on ne se limite pas aux oeuvres les plus célèbres qui ont été composées alors, en général (mais pas nécessairement) mieux identifiées[1].

La situation qu’offre le Moyen Âge sur le plan de sa tradition textuelle nous conduit de la sorte à envisager les unes après les autres toute une série de données parfois complexes : pourquoi tant d’écrits sont-ils alors anonymes ? Les raisons de ce phénomène sont-elles toujours identiques ou résulte-t-il de causes multiples ? Toutes les catégories de textes sont-elles concernées au même titre ? Le fait est-il perçu et ressenti au moment même de leur production et de leur diffusion ou est-ce notre esprit moderne qui en perçoit l’existence et s’en empare comme d’un objet d’analyse ? Se manifeste-t-il à toutes les époques ou surtout durant le premier essor de la littérature vernaculaire ?

Comme nous l’avons souligné en tête de ces brèves considérations, pour les quelque quatre cents années que couvre la production littéraire en langue vernaculaire, il s’avère en premier lieu difficile de dissocier la question de l’anonymat des oeuvres de celle du statut de leurs auteurs et de son évolution au fil des siècles, enfin de la manière dont ces derniers se désignent et se définissent eux-mêmes. D’emblée, nous pouvons cependant noter que le thème qui nous occupe ici ne donne pas le sentiment d’en dépendre d’une manière aussi inextricable qu’on serait de prime abord porté à le croire : en dépit des modifications profondes que subit la position des écrivains au cours des xiie-xve siècles et du renouvellement de perception à leur égard de la part de leurs contemporains, il ne semble pas en effet que la proportion de textes attribués augmente significativement par rapport à celle des écrits diffusés de manière anonyme, ou que les modalités qui déterminent les désignations d’auteurs dont les textes se font l’écho changent du tout au tout, bien au contraire. Pour obtenir un tableau vraiment éclairant sur la répartition entre les deux groupes, il conviendrait naturellement d’entreprendre des sondages plus méthodiques, tenant compte des différences entre les niveaux de production et de circulation de chaque période et des écarts entre genres littéraires, de la condition des auteurs et des codes rhétoriques auxquels ils se soumettent.

Une autre difficulté avec le corpus des écrits médiévaux est celle des limites qu’il convient d’apporter à la compréhension de la notion même d’anonymat. Les fréquentes désignations de caractère détourné, par allusion ou ricochet, par des jeux verbaux, des simulacres ou des prête-noms plus ou moins imaginaires, et ainsi de suite, relèvent-elles ainsi d’une approche similaire ou s’agit-il pour nous d’en faire autant de cas à part, et indépendants de ceux où toute mention d’un auteur est gommée ? Les exemples de telles pratiques sont aussi nombreux que célèbres pour certains d’entre eux, comme pour un Chrétien de Troyes qui, dans le prologue souvent cité de son roman Cligès, nous procure le catalogue des oeuvres qu’il aurait composées, sans présence explicite de son nom, le poète se contentant de faire allusion à lui-même au moyen d’un pronom de valeur indéfinie, simple support d’une détermination à la troisième personne :

Cil qui fist d’Erec et d’Enide,

Et les comandemenz d’Ovide

Et l’art d’amors en romanz mist,

Et le mors de l’espaule fist, 4

Dou roi Marc et d’Iseut la Blonde,

Et de la hupe et de l’aronde,

Et dou rousignol la muance,

.i. novel conte recomence 8

D’un vallet qui en Grece fu

Dou lignage le roi Artu[2].

Même mode de fonctionnement chez Jean Bodel, écrivain particulièrement inventif et fécond d’une période légèrement postérieure, dans son préambule au fabliau des Deus chevaus, s’il en est bien l’auteur :

Cil qui trova del morteruel,

Et del mort vilain de Bailluel

Qui n’ert malades ne enfers,

Et de Gombert et des deus clers 4

Que il mal atrait en son estre,

Et de Brunain, la vache au prestre,

Que Blere amena, ce m’est vis,

Et trova le songe des vis 8

Que la dame paumoier dut,

Et du leu que l’oue deçut,

Et des deus envieus cuivers,

Et de Barat et de Travers 12

Et de lor compaignon Haimet,

D’un autre fablel s’entremet,

Qu’il ne cuida ja entreprendre.

Ne por mestre Jehan reprendre 16

De Boves, qui dist bien et bel,

N’entreprent il pas cest fablel,

Quar assez sont si dit resnable[3].

Quelques générations plus tard, l’équivoque sur le nom règne en maître chez un Rutebeuf, qui ne cesse d’en jouer dans ses écrits[4], d’autres auteurs choisissant plutôt la voie de l’énigme pour signer leurs oeuvres, comme le mystérieux vulgarisateur qui, vers 1300, traduisit notamment pour la première et dernière fois jusqu’à l’époque moderne de larges extraits de la Somme théologique de Thomas d’Aquin dans son Ars d’amour, de vertu et de boneurté :

Pour qui est fais et ki le fist,

Par ces vers ci le vos descrist.

Tres bien porés savoir les nons,

Mais le sein a a reculons

Mis por pis traire le bersel.

Or le ferés, car il m’est biel.

Avenant le sournon arés

A sein, sans chief, se l’ajoustés.

Se vous savés dire en thyois

Metre, en françois les nons avrois.

Se le sornon savoir volés,

Au contraire d’amors joindés :

Ekeve en retournant

Et tertu. Hor va avant[5].

Bien qu’ils débouchent sur une reconnaissance partielle ou mettent en scène un référent grâce auquel lecteurs ou auditeurs sont susceptibles de parvenir à une identification, de tels procédés ne se nourrissent-ils pas d’effets de faux-semblants destinés au fond, ou tout autant, à masquer l’instance auctoriale, à l’occulter, voire à la faire disparaître ? Beaucoup de textes médiévaux sont également autoréférentiels ou allèguent le bien-fondé de la parole rapportée d’après sa source présumée, plutôt que celle d’un écrivain réel, et on ne compte plus les oeuvres qui débutent par une formule tel que « Ci dist li contes que… », ou sa concurrente « Ci dist uns tels que… ».

Il resterait en outre à se demander quelle valeur une attribution, même précise, possède réellement pour nous, compte tenu de notre incapacité ou des limites de notre aptitude à la faire coïncider avec une connaissance biographique, et donc avec la perception historique d’un individu du Moyen Âge, la plupart du temps. Dans la majorité des cas, le fait de disposer d’un nom d’auteur ne nous éclaire au mieux, aujourd’hui, que sur son origine puisque nous ne détenons en général aucune donnée externe susceptible de renforcer notre compréhension du texte sur la base de cette identification (et, souvent, de bien peu de renseignements tirés des textes eux-mêmes, pour autant que de tels éléments ne relèvent pas de lieux communs ou de la fiction). Mais ces questions se posent aussi pour le lecteur d’antan. Un homme du xiiie siècle était-il confronté aux mêmes insuffisances que nous ? Sans doute, dans le cas de bien des écrivains, mais ce déficit d’information avait-il la moindre importance pour lui, ou bien la dimension symbolique qui se rattache au fait de mentionner l’auteur d’un écrit (en tant surtout qu’affirmation de son statut, réel ou feint) prédominait-elle sur le besoin d’identifier une figure réelle ? En d’autres termes, la présence d’un nom suffit-elle à lever l’anonymat d’une oeuvre ? Ne représente- t-elle pas souvent un leurre, intentionnel ou involontaire, ou le moyen détourné de parvenir à un autre résultat ? Et l’anonymat ne cesse-t-il pas plutôt au moment où un référent connu – nous serions plutôt tentés de dire : convenu – peut être clairement associé à cette désignation ? Si le nom ne se réduit pas à un simple élément conventionnel, quel est donc pour un personnage historique le seuil de reconnaissance nécessaire, le degré minimal de mise en relation du nom avec son référent[6] ?

Anonymat et niveaux de réalité

Le niveau d’anonymat d’une oeuvre est donc aussi fonction du degré de connivence qui existe entre son auteur et ceux qui y auront accès, à tout le moins en synchronie ou dans le cas d’un faible écart temporel. Or, pour le Moyen Âge, il existe sans doute des critères de mise en relation manifeste dont nous n’avons plus qu’une perception affaiblie : communauté culturelle, liée au partage d’un certain nombre de repères implicites ou peu visibles (comme aujourd’hui certains détails associés à des marques de fabrique, par exemple) ; communauté mémorielle, déterminée par la très forte capacité des hommes de cette période à enregistrer des données et à en maintenir la conscience active (même s’il est légitime de s’interroger sur la possibilité qu’un lecteur reste capable d’analyser des contenus fortement cryptés après un certain laps de temps si leur encodage repose sur une association d’idées dont la validité est momentanée ou n’est accessible qu’à un nombre restreint d’utilisateurs).

Pour réfléchir au nom d’auteur dans le contexte de la littérature médiévale, il est nécessaire aussi de se demander si, pour cette période, se référer à l’anonymat en tant que pratique est bien approprié. Cette notion mérite sans doute d’être considérée sous un angle différent dans un espace de civilisation où le fait de ne pas se nommer en tant que concepteur d’un objet d’art ou d’un écrit représente sinon la norme, du moins une tendance largement répandue. Il s’agit donc de distinguer l’anonymat en tant que fait partagé ou généralement admis ou subi par la communauté des acteurs de la scène artistique et littéraire, et choix occasionnel, lié à un objet spécifique, en vue de produire un effet prémédité sur les destinataires d’une création (dissimulation ou simulation : appropriation du crédit rattaché à la personne mentionnée comme auteur, dans un but « publicitaire » ; acquisition d’une aura de mystère par l’occultation du nom de l’artisan ; effacement destiné à assurer protection et sécurité lors d’une publication contestée ou qui expose son responsable, etc.). Qu’un écrivain puisse sciemment taire son nom en vue de produire un quelconque effet de sens est donc loin de représenter une évidence dans les très nombreux cas où cela se produit au Moyen Âge, le caractère volontaire d’un tel geste étant sans doute moins souvent décelable que sa nature inconsciente ou l’intervention de facteurs matériels (nous y revenons plus loin). En outre, cette situation conduit inévitablement à s’interroger une nouvelle fois sur la perception du statut de l’écrivain médiéval, surtout dans le cadre de la production vernaculaire.

Mais pour donner toute leur dimension aux faits objectifs qu’évoquent les textes eux-mêmes et les particularités auxquelles ils sont soumis lors de leur diffusion, il convient aussi de se demander où, concrètement, le nom d’un auteur est censé trouver sa place, quel rapport celui-ci instaure avec l’oeuvre dans laquelle il figure et quels sont les moyens qui assurent cette inscription, son rayonnement et sa permanence. Bien que la tradition et d’évidentes raisons pratiques encouragent les écrivains médiévaux à apposer leur signature dans les parties liminaires ou l’épilogue de leurs oeuvres, il est des situations assez singulières qui nous poussent à nous interroger sur la fonction d’une désignation, lorsque, par exemple, celle-ci intervient au coeur d’un long récit dans des incises, comme dans le Barlaam et Josaphat composé vers 1220-1225 par Gui de Cambrai. Dans cette traduction d’inspiration morale et religieuse d’environ treize mille cinq cents vers, il est nécessaire de poursuivre la lecture de plusieurs milliers d’octosyllabes pour parvenir à une telle information (aux v. 5328 et 6215), au lieu d’y avoir immédiatement accès dès les premières lignes du texte, ou dans son paratexte, comme aujourd’hui lorsqu’on étrenne un livre. Le rôle d’identifiant d’un nom d’auteur n’est donc pas toujours si clair dans un écrit ancien, ce que révèlent aussi le fonctionnement particulier et le caractère fluctuant des intitulés médiévaux, dans la mesure où ceux-ci n’appartiennent pas nécessairement aux oeuvres elles-mêmes mais sont souvent un avatar de leur transmission, sujet par conséquent aux nombreuses fluctuations que scribes et rubricateurs introduisent dans les manuscrits qu’ils confectionnent. On peut en prendre comme exemple le cas du Songe d’enfer, poème allégorique de Raoul de Houdenc (écrit en 1214 ou 1215), désigné comme tel dans une partie des exemplaires (BnF, f. fr. 837 et 1593 ; Turin, Biblioteca Nazionale Universitaria, L. V. 32 ; ou Songe tout court, dans le manuscrit BnF, f. fr. 12 603), mais comme la Voie d’enfer, le Roman d’enfer ou le Fabliau d’enfer dans d’autres copies (Burgerbibliothek Berne 354 ; Oxford, Bodleian Library, Digby 86[7] ; BnF, f. fr. 2 168, où l’indication provient d’une autre main que celle du scribe ; Rennes, BM 1275), le recueil de la Bodleian Library étant le seul à faire référence à son auteur dans sa rubrique inaugurale.

Il y a aussi fort à parier qu’un plus grand nombre de copies des Deus chevaus, dont nous avons cité plus haut un extrait, aurait laissé apparaître des divergences suffisamment nettes pour entraver la reconnaissance de l’auteur présumé de ce fabliau. Pour les techniciens médiévaux de l’écriture, qui assurent la reproduction et la circulation des textes et donc, dans une certaine mesure, la reconnaissance et la célébrité de ceux qui les ont composés, le nom d’un auteur relève d’un ensemble de données périphériques, tout comme la désignation du genre littéraire rattaché à une oeuvre (conte, dit, roman, etc.) et l’intitulé proprement dit, dont la restitution et l’interprétation, et donc la validité, restent assez libres et sujettes à caution. Les données en principe stables et aisément repérables qui caractérisent pour nous un écrit sont ainsi soumises aux aléas d’une pratique irrégulière à tous les points de vue. Dans un contexte d’élaboration et de diffusion qui confère toujours au texte un caractère unique, à quelque degré que ce soit, en fonction des variations qui l’affectent, chaque exemplaire est alors susceptible de véhiculer une identification distincte, éventuellement opposée à une autre ou du moins divergente. Le manque de normes plus systématiques dans ce domaine, comme les modalités de transmission de beaucoup d’écrits, en recueils et non sous forme de pièces isolées, favorise à coup sûr leur anonymat, que celui-ci ait été voulu ou non au départ par leurs auteurs. Faute de procédures mieux établies, on doit alors admettre que l’absence de nom, son altération ou sa falsification résultent parfois, voire souvent, de faits contingents, imposés par les mécanismes qui assurent la perpétuation des textes et ne sont pas souhaités par leurs auteurs.

La littérature vernaculaire face à son référent latin

Comme cela a été suggéré plus haut, la nature de l’oeuvre et la langue dans laquelle celle-ci est rédigée jouent assurément un rôle dans le partage entre textes anonymes et écrits attribués. Pour en obtenir la confirmation, il serait bienvenu de pousser l’enquête dans le domaine médio-latin, ou en direction d’autres aires de production linguistique, mais, dans le cas du français, la question entretient de toute évidence un lien avec l’accession graduelle de l’idiome vulgaire au niveau d’une langue de culture, face au latin (fait en lui-même concomitant de l’affirmation progressive du statut de l’auteur vernaculaire[8]). L’absence de nom n’est peut-être pas surprenante dans des écrits qui nous renvoient au temps où le français reste dans une situation déficitaire par rapport à la langue qui assure la promotion et le quasi monopole des lettres, du savoir et de la pratique écrite, même si, là encore, il ne faut pas se représenter les choses de manière trop absolue. Les exceptions apparentes, et parfois précoces, trouvent sans doute des explications plausibles, comme chez Philippe de Thaon par exemple, auteur entre 1110 et 1140 de quelques traductions dont le registre « scientifique » de même que leur caractéristique d’oeuvres de commande ou de dédicace, et donc leur milieu d’élaboration, constituent autant de facteurs déterminants pour la revendication d’identité qui les accompagne[9].

À l’arrière-plan de cette concurrence et de l’essor progressif du vernaculaire, on ne négligera pas non plus un élément d’une conséquence primordiale pour tout le Moyen Âge, indissociable de la constitution du répertoire littéraire et de la fixation des valeurs qui lui sont attachées (puisque la rivalité entre français et latin s’exprime nécessairement à travers l’écriture[10]) : le Moyen Âge est une époque durant laquelle se manifeste une véritable sacralisation de celle-ci, conformément au modèle qu’offrent aux hommes la religion qu’ils pratiquent – religion par excellence biblique, au sens étymologique du terme – et les supports de leurs croyances (le canon des Saintes Écritures). Le texte se pare en lui-même d’une autorité que sa profération lui garantit et l’écrivain n’est que celui qui le fait advenir à la réalité, le matérialise, au lieu du génial créateur ou inventeur que nous percevons aujourd’hui dans la figure de l’artiste. Il compose, agence ou ré-agence, donne forme plutôt qu’il ne confère à l’objet littéraire le crédit d’une réalisation personnelle. Sa disparition en tant qu’individu ou celle de son nom derrière le texte est donc d’autant plus aisée à concevoir, tandis que son acquisition d’une identité bien définie, son affirmation, peuvent être envisagées comme une certaine « laïcisation » ou « standardisation », un élargissement profane des valeurs originales liées à l’écriture dans la culture chrétienne.

Les textes narratifs brefs

Il est certain aussi que tous les types littéraires ne sont pas logés à la même enseigne (ce qui ne revient pas à affirmer qu’il existerait des règles absolues en fonction de ces derniers). Un genre narratif bref comme le fabliau est très caractéristique à ce point de vue. Sur les cent vingt-sept pièces que compte le Nouveau recueil complet des fabliaux (NRCF), anthologie qui met à notre portée la presque totalité du corpus que cette désignation recouvre aux yeux de la critique moderne, soixante-douze sont anonymes dans tous les manuscrits qui les ont conservées (soit une proportion d’environ 60 %, dont plus de la moitié – trente-neuf exactement – sont toutefois des unica). Seuls deux noms d’auteurs français contemporains susceptibles d’une identification extérieure apparaissent formellement dans le reste de cet ensemble (que les appellations dont sont munis les cinq fabliaux concernés soient fondées ou non) : Rutebeuf (encore que celui-ci n’ait laissé de trace dans aucun document historique), pour les nos 54, 55, 111 et 112 du NRCF, et Watriquet de Couvin, pour le no 121. On peut joindre à cette brève liste un troisième trouvère, Jean de Condé, mais par des arguments de nature strictement contextuelle (nos 115, 116, 117, 119 et 120), qui méritent qu’on s’y intéresse (c’est d’ailleurs sur des fondements analogues que les deux précédents se sont vu eux aussi attribuer la paternité de fabliaux qu’ils n’ont pas expressément « signés » : le no 56 pour Rutebeuf ; le no 122 pour Watriquet de Couvin). Voici en effet comment les auteurs du NRCF justifient l’attribution du no 115 à ce dernier :

Bien qu’il ne porte pas de nom d’auteur dans le manuscrit où il a été conservé, le fabliau des Braies le Priestre est l’oeuvre de Jean de Condé, ménestrel attitré de la cour de Hainaut. L’attribution ne fait pas de doute, étant donné que le poème figure, avec Le Pliçon et La Nonete, à l’intérieur d’un ensemble homogène de pièces signées[11].

Nous l’avons déjà rappelé, la circulation des textes médiévaux est très souvent conditionnée par une technique de mise en recueil, d’assemblage, à des échelles très diverses, surtout pour de courtes pièces, et même si les habitudes des scribes ou maîtres d’atelier sont loin de correspondre toujours aux principes qui gouvernent nos anthologies modernes (organisation par thèmes, par formes littéraires, par ordre chronologique, par auteurs, etc.), il n’est pas absurde de penser qu’une suite d’écrits de la même nature recopiés les uns après les autres puissent détenir une certaine communauté d’origine ; mais cette coexistence matérielle, le constat de rapports contextuels entre pièces anonymes et oeuvres « signées », ne le prouve d’aucune manière non plus. La tradition des manuscrits de fabliaux met de la sorte en évidence un principe d’attribution à la fois très plausible, compte tenu des tendances que l’on observe au sein de la production documentaire du Moyen Âge, et contestable en raison des fortes incidences auxquelles ce type de rapprochement est soumis[12].

Pour en terminer avec les personnages identifiables, Pierres d’Anfol, que l’épilogue du Chevalier qui recovra l’amor de sa dame (no 78) désigne comme son auteur, est également une figure connue, Pierre Alfonse, mais il s’agit d’une attribution aussi peu vraisemblable qu’intéressante par les échos qu’elle véhicule[13].

Au regard de l’histoire littéraire, ce sont pourtant deux autres noms que la notion d’auteur de fabliaux évoque en premier lieu : Jean Bodel, d’une part, écrivain aux facettes multiples (nos 6, 35, 40, 49, 50, 62, 70 et 71), et Gautier le Leu, d’autre part, qui semble avoir cantonné son activité à cette sorte de récits, sans que pour autant nous soyons en mesure de retracer son existence. Pour le plus célèbre des deux, le prologue du fabliau que nous avons cité au début de cette brève étude (les Deus chevaus, no 50) procure en réalité le seul indice permettant de postuler une quelconque contribution de Jean Bodel à ce type de poésie narrative – à ceci près que, dans les faits, l’unique manuscrit (désigné traditionnellement par la lettre « A ») qui renferme les Deus chevaus ne nomme pas exactement ce prolifique écrivain, mais un certain Jehan de Boves, inconnu par ailleurs. L’ambiguïté qui entoure cette indication peut certes être mise au compte d’une déformation au fil des copies du texte, mais un tel nom n’est pas sans rappeler quelques échos curieux si l’on prend garde à la manière dont un autre poète non moins ingénieux auquel nous avons déjà fait allusion, Rutebeuf, joue de la topique du « poète bovidé » à partir de son propre patronyme[14]. Se nommer soi-même « Jehan de Boves » (v. 16-17), s’il ne s’agit pas d’une leçon altérée, relève donc peut-être plus du positionnement littéraire que du désir de se laisser identifier par ses lecteurs au moyen d’une désignation réelle. Cela posé, la façon dont un Gautier le Leu, « Gautier le Loup », intervient dans certains de ses fabliaux s’entourerait d’une autre résonance. La réapparition de ce nom dans deux d’entre eux (nos 106 et 107), ou l’attribution de quatre pièces supplémentaires par la critique moderne d’après les arguments que nous avons mentionnés (nos 53, 77, 81 et 105), nous incite à nous demander si, pour les contemporains de ces écrits, une telle appellation ne constituait pas une forme d’indicateur pointant en direction du genre que le fabliau représente ou d’une certaine spécificité inhérente à sa production. Bref, il conviendrait de définir si, avec un surnom comme Li Leus, comme dans le fabliau du Sot chevalier (no 53), nous ne rencontrons pas une fiction d’auteur, susceptible de se combiner avec n’importe quel texte de cette sorte afin d’en signaler la nature auprès de ses lecteurs.

Pour compléter ce tableau, tous les fabliaux restants, soit vingt-huit, sont accompagnés d’une mention elle aussi ambiguë, ou qui ne permet aucune mise en relation avec l’histoire littéraire du Moyen Âge, ou avec un personnage reconnaissable :

– sept fabliaux nous confrontent à une situation fluctuante et sont anonymes dans une de leurs versions ou dans une partie des exemplaires conservés (nos 4, 16, 30, 34, 69, 74 et 75) ; exception faite du no 74, l’attribution que comporte l’autre version ou l’autre partie des exemplaires subsistants est fondée sur un prénom et elle ne débouche jamais sur une identification certaine ;

– un seul fabliau est attribué de manière distincte en fonction de la version qui a été copiée (no 43) ; la mention la plus précise coïncide avec le nom d’un auteur connu par ailleurs, sans qu’un rapprochement convaincant puisse être établi (l’autre ne consiste qu’en un prénom) ;

– les nos 1 + 5, 8, 9, 10, 11 + 85 + 87 + 99, 15 + 98 (cf. 30, 34, 69, 75), 18, 47, 52, 91, 101, 103, 110, 124 et 127, soit vingt fabliaux, comportent un nom d’auteur (simple prénom, si le numéro de référence du NRCF n’est pas souligné) ou une désignation susceptible de correspondre à un personnage réel, mais celui-ci n’est pas identifié et reste inconnu en dehors de ces mentions.

Oeuvres longues et traductions

Par manière de comparaison, on pourrait tenter une évaluation du même ordre à propos de genres narratifs plus développés, comme le roman et la chanson de geste. Tout semble en effet indiquer qu’à la même période (entre la fin du xiie siècle et le troisième quart du xiiie siècle, ou quelque peu au-delà), les auteurs d’épopées vernaculaires restent peu enclins à revendiquer la paternité de leurs oeuvres (même si, à l’inverse, il est vrai que la plus ancienne d’entre elles, la célèbre Chanson de Roland, nous confronte dans la version canonique du manuscrit d’Oxford à une désignation, dont la nature reste pourtant énigmatique), les romanciers se nommant plus souvent dans leurs compositions. Pour dépasser le niveau de simples généralités, trop anodines et superficielles, il serait bienvenu de préciser autant que possible les conditions particulières de genèse de chacun des textes élaborés durant cette centaine d’années ; mais, aussi sommaire soit-il, le bilan est néanmoins parlant : sur la trentaine de chansons de geste rédigées selon toute vraisemblance au xiiie siècle, seules six sont attribuées et, parmi celles-ci, quatre ont été rimées par le même auteur (Adenet le Roi), tandis qu’on recense un nombre à peu près équivalent de romans anonymes et de romans « signés »[15].

Les traductions, notamment dans le cas de la tradition hagiographique, représenteraient elles aussi un excellent terrain pour des enquêtes complémentaires sur notre sujet. Dans un autre contexte, nous avons tenté d’analyser le cas particulièrement illustratif des versions françaises de la Legenda aurea[16], qui nous confrontent à une variété significative, en nombre de représentants, au point de vue diachronique (deux cents ans ou davantage s’étendent de la plus ancienne vulgarisation à la plus tardive) et sur le plan conceptuel (pour ceux qui se sont employés à la tâche aux xive et xve siècles, traduire Jacques de Voragine peut en effet relever de présupposés assez variés). En dépit de cette hétérogénéité, l’absence d’attribution certaine représente toutefois presque une règle puisqu’elle prévaut dans douze des quatorze adaptations dont on dispose au maximum pour chaque Vie[17]. Il y a en outre fort à parier qu’un élargissement aux autres sources hagiographiques (la Legenda aurea n’étant qu’une des compilations traduites à foison durant tout le Moyen Âge) ou aux réécritures qui ne reposent pas sur des matériaux latins conduirait à des résultats forts similaires. Sur les quelque mille huit cent cinquante légendes vernaculaires qui nous sont parvenues, il en est en effet bien peu auxquelles soit attaché le nom d’un auteur[18]. La plupart du temps, celui-ci peut être considéré comme un « spécialiste », producteur d’un ensemble plus ou moins large de textes de cette nature, comme par exemple Nicole Bozon, qui nous en a laissé onze, ou Wauchier de Denain (onze pièces également, plus ses Vies des Pères d’Égypte, traduction de l’Historia monachorum de Rufin d’Aquilée). Parfois, le signataire d’une pièce, poète ou prosateur, nous est rendu familier par d’autres souvenirs littéraires (Wace compose ainsi une Vie de sainte Marguerite, une autre de saint Nicolas, et le nom par ailleurs connu d’Henri de Valenciennes peut être rattaché à une Vie de saint Jean l’évangéliste ; Gautier de Coinci rime celle de sainte Christine ; Rutebeuf, celles de sainte Élisabeth et de sainte Marie l’Égyptienne ; plus tard, le prolixe Jean Miélot relate celles de sainte Catherine, de saint Fursy et de saint Josse ainsi que la Passion de saint Adrien ; etc.) ; ou au contraire, il ne nous a laissé aucune autre trace d’une activité d’écriture. Mais dans l’immense majorité des cas, sans le moindre doute, nous avons affaire à des entreprises anonymes, autant pour leurs contemporains que pour nous qui les étudions à des siècles de distance, ce qui peut avoir été favorisé autant par le modèle dont les Vies de saints et de saintes s’inspirent (le plus souvent, une collection latine munie d’un grand prestige en elle-même), par leur statut de traductions et l’effacement de l’instance en charge de ce travail devant la figure de l’auteur, enfin par la nette prédominance de la prose, qui semble gommer la fonction créatrice à laquelle un nom peut être associé.

À divers égards, il serait également intéressant d’établir des liens avec les autres domaines de la création artistique qui le permettraient, pour la musique et les arts plastiques. Dans ce dernier cas, l’épigraphie contribuerait sans doute aux résultats les moins anecdotiques ; mais pour une sculpture ou un chapiteau marqué d’un Guillelmus me fecit, combien de centaines en trouverait-on sans nom ? Et si les miniatures d’une partie non négligeable des manuscrits enluminés peuvent être assignées à un artiste identifié, ou renvoyées à la collaboration de plusieurs peintres, ces attributions, fondées en grande partie sur l’analyse stylistique, sont pour l’essentiel le fruit de la recherche moderne et non d’une revendication contemporaine de la réalisation de ces images. Emblématiquement d’ailleurs, elles prennent souvent la forme d’une sorte d’équation avec l’oeuvre la plus renommée du miniaturiste, ou celle qui a contribué à sa découverte (on évoquera par exemple le travail du Maître de Méliacin ou de Fauvel, celui du Maître du Chansonnier d’Arras ou du Perceval de Mons, ou encore l’« Assistant du BnF f. fr. 95 », etc.), ou à certains traits emblématiques de son art (comme pour le Maître au menton fuyant), ce qui ne fait jamais que renvoyer à un objet et aux caractéristiques picturales que celui-ci permet de définir, et non à un individu, qui lui-même demeure sans nom.

Pour en revenir au domaine littéraire, et conclure notre propos, il n’est guère aisé d’exprimer des certitudes face à une époque où, de manière générale, le statut du nom que porte un individu s’avère aussi instable que l’est sa transmission par les documents, comme c’est le cas au Moyen Âge[19]. L’anonymat d’un grand nombre de textes reflète-t-il simplement la fragilité qui caractérise un état de société où le simple prénom tient souvent lieu de seul identifiant, et son effacement résulte-t-il de la faible charge sémiotique d’un élément trop inconsistant pour assurer efficacement la revendication d’une attribution, dans un monde où le poids de l’autorité se faisait tant sentir et relevait de codes aussi puissants et contraignants ? A-t-il plutôt à voir avec les masques conscients de l’écrivain ou ceux de l’écriture, pour reprendre le titre d’un article bien connu d’Emmanuelle Baumgartner[20] ? La réponse à ces questions nous impose sans doute de regarder tantôt d’un côté, tantôt de l’autre sans qu’il s’avère possible, à cinq cents ou huit cents années de distance, de faire toujours la juste part des choses, surtout au regard de l’abondance et de la diversité des situations auxquelles la littérature médiévale nous confronte.

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