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Oeuvres anonymes, signatures collectives, pseudonymes plus ou moins transparents, insertion du nom de l’auteur dans sa fiction : la présente livraison d’Études françaises sur le nom d’auteur a pris le parti de mettre l’accent sur des cas limites, qui obligent à réviser les certitudes les mieux établies. Or le genre peu connu des « nouvelles à la main », auquel est consacré cet article, semble plus que tout autre destiné à mettre en évidence les paradoxes du nom d’auteur : le producteur de ces feuilles d’information ne signe pas, mais ses lecteurs l’identifient sans peine ; est-il un auteur, du reste, ou un simple traducteur ? Son auctorialité ne se dissout-elle pas dans le travail d’atelier qui, de copie en copie, modifie le texte initial ? Quel est donc le statut de cet auteur qui ne se nomme que comme son propre personnage ? Qui réclame à la fois d’être reconnu comme un proche et garde ses distances par l’anonymat, censé garantir son objectivité ? Enfin, quand leur publication posthume en volume finit par lever l’anonymat, la réception des nouvelles à la main n’ajoute-t-elle pas un nouveau paradoxe à leur étrange situation d’énonciation ? Ce sont toutes ces ambivalences qu’on examinera ici et qui justifient qu’on transporte le lecteur en territoire lusitanien. Ce dépaysement nécessitera un assez long préambule, où il faudra bien, pour être intelligible, décrire les caractéristiques génériques des nouvelles à la main, présenter notre corpus et son auteur, qui n’est heureusement pas si éloigné des lettres françaises qu’on pourrait le craindre.

« L’auteur du journal souhaite à Votre Excellence de très bonnes fêtes[1]. » Ces voeux closent un exemplaire du 6 avril 1733, du Diario, exemplaire d’un recueil de nouvelles à la main produit à Lisbonne entre 1729 et 1740. Il s’agit d’un exemplaire distribué il y a presque trois siècles, le lundi de Pâques. Qui est cet auteur ? A-t-il un nom ? Et quelle est l’importance d’un auteur et d’un nom à demi caché dans un recueil de nouvelles comme celui-là ? Il ne signe pas, mais nous savons de qui il s’agit. Le responsable de ces feuilles est Francisco Xavier de Meneses (1673-1743), quatrième comte d’Ericeira : il porte un nom noble, qui signale un homme de condition ; un nom indissociable aussi de l’autorité culturelle et sociale des académies que Dom Francisco fréquente ou qu’il anime. D’ailleurs, selon le roi João V, Francisco Xavier de Meneses aurait eu trop d’influence à la cour[2].

Une question de genres

Une partie de cette influence, le comte la doit aux informations qu’il reçoit et qu’il fait circuler, sous la forme de nouvelles à la main. On connaît bien l’importance de ces feuilles dans le domaine français, grâce notamment aux travaux de François Moureau[3]. En effet, la circulation de l’information parmi l’élite portugaise du xviiie siècle est redevable aux feuilles françaises, soit parce qu’elle en reproduit le modèle de communication, soit parce que l’information qui lui parvient en français est la principale source d’information sur l’actualité européenne. C’est pourquoi ceux qui produisent les nouvelles au Portugal sont souvent considérés comme de simples traducteurs. En tant que traducteurs, ils estiment n’avoir pas droit à un nom, même s’ils se considèrent comme dignes de reconnaissance. D’où l’importance de comprendre la complémentarité entre les informations manuscrites et imprimées, et le rôle que joue un noble comme le comte d’Ericeira dans ce processus. Il a un bureau, des secrétaires, et il écrit et fait copier ce qui, selon lui, mérite d’être partagé parmi les gens bien informés. En somme, non seulement il n’est pas n’importe qui, mais son activité de nouvelliste renvoie à la question de l’autorité, au sens où l’auteur d’un discours en garantit tout à la fois la source, la fiabilité et l’efficacité. Or, cette auctoritas est en principe indissociable d’une signature, d’un nom d’auteur sans lequel elle perd toute substance.

Dans ce contexte, la question qui se pose est donc celle d’un équilibre instable entre l’importance du nom de l’auteur, qui confère son statut et son effet de proximité à chaque feuille, et l’apparente invisibilité de ce même auteur, anonymat qui renforce l’idée selon laquelle il ne mène qu’un travail de traduction ou de transcription de voix qui circulent. Celui qui produit et diffuse ces textes manuscrits est-il un auteur identifiable, un épistolier rapportant dans ses lettres des nouvelles auxquelles on ne peut avoir accès qu’en lisant ces feuilles ou s’efface-t-il totalement devant ses sources, puisant l’essentiel de ses informations dans une documentation rédigée en français ?

Mais de quel corpus parle-t-on ? Comme la plupart des nouvelles à la main européennes, il s’agit de feuilles à mi-chemin entre les gazettes et les lettres personnelles. On s’attend à y trouver, d’une part, un rapport de confiance entre l’auteur et ses lecteurs (comme dans une correspondance privée), mais aussi, d’autre part, la revendication d’une exactitude factuelle, celle qui convient à des historiens du présent et au genre des gazettes. D’ailleurs, celui qui écrit peut être appelé aussi bien « chroniqueur » (cronista) que « gazetier » (gazeteiro). En français, on peut encore le désigner comme un « nouvelliste », bien que ce terme n’ait pas d’équivalent en portugais. Dans tous les cas, l’idée est celle de quelqu’un qui sait ce qui se passe et qui le raconte, qui distribue des informations. On peut percevoir un peu d’auto-ironie quand le comte se présente comme gazetier. En même temps, il devrait pouvoir assurer, par son nom, la crédibilité de ce qui est raconté. Un nouvelliste est, pour ceux qui écrivent des nouvelles au xviiie siècle, une sorte d’historien. Francisco Xavier de Meneses le dit lui-même quand il s’identifie comme chroniqueur. Et on peut le constater dans d’autres sources, comme dans les lettres publiées dans la Gazeta de Lisboa[4] ou, concernant leur rédacteur, dans l’entrée correspondante, « José Freire de Monterroio Mascarenhas », du répertoire bibliographique publié en 1747 par Barbosa Machado[5]. Il affirme que l’auteur (c’est le mot juste pour Machado) « poursuit cette Histoire qui compte trente-deux volumes – un par an – et qui est constituée par les Gazetas de Lisboa[6] ». Quant à la nature de son travail, Machado déclare que l’auteur de cette « Histoire » imite « dans cette laborieuse entreprise le très érudit abbé Eusèbe Renaudot, un des quarante membres de l’Académie française[7] ».

Les gazettes racontent donc une histoire immédiate, proche de la chronique, centrée sur des personnes vivantes ou décédées depuis peu, une histoire qui, par conséquent, peut très vite perdre tout intérêt si les hauts personnages auxquels elle s’intéressait jusqu’alors ne sont plus de premier plan, si, privés de leur statut, ils ont désormais perdu en pouvoir ou en influence[8]. C’est une histoire incertaine. Certes, l’histoire du passé peut elle aussi être incertaine, dépendant de témoignages, de sources qu’il faut interroger, de matériaux d’archives comme les chroniques. En revanche, la chronique permet la distance. Elle n’oblige pas à enregistrer quotidiennement l’information. D’où cette différence quant à la fiabilité des informations diffusées : les gazettes sont soucieuses de ne rien leur voir échapper, quitte à rapporter des faits incertains, tandis que l’histoire distante peut choisir ses sources et juger de leur pertinence. Les gazettes se saisissent d’une matière moins solide, mais elles utilisent davantage de sources, et des sources plus proches de l’événement. Parce qu’elle est rédigée au moment même où les faits se produisent, ou peu après, la nouvelle pose des problèmes de crédibilité par comparaison avec les critères de vérifiabilité auxquels est soumise l’information historique. Nouvelle, chronique et histoire sont, dans ce contexte, des notions interconnectées, non différentiables, bien qu’une notion stricte d’objectivité devrait effacer le rôle de celui qui raconte.

Dans un manuel d’histoire publié à Paris exactement à la même époque que notre Diario, en 1735, ce sujet est discuté. Lenglet du Fresnoy parle des gazettes et des mercures comme d’une sorte d’histoire universelle ou de chroniques, bien qu’on ne puisse en attendre ni impartialité, ni certitude[9], ni

prétendre y trouver l’exactitude des circonstances, les vrais motifs d’une action ou d’une entreprise, la sincérité historique ; ce seroit vouloir juger de la beauté d’une source par les eaux bourbeuses que son embouchure décharge dans la mer[10].

Partialité et incertitude sont deux éléments associés aux gazettes, surtout les plus anciennes selon du Fresnoy. Celles-ci changent de version d’une semaine à l’autre. Elles ont en effet l’avantage d’être très proches des Cours, voire sous leur protection, tout en devant se faire l’écho des informations, sinon des rumeurs, qui en proviennent, aussi friables soient-elles :

Le peu de certitude qu’il y avoit dans leurs premières correspondances, qui d’abord n’étoient pas bien établies, les obligeoit à rétracter souvent ce qu’ils avoient avancé mal-à-propos quelques ordinaires auparavant. Mais comme les Princes ont accordé depuis long-temps leur protection à cette forme d’histoire, on en peut tirer plus d’utilité qu’on ne faisoit dans leur établissement, où les Ministres ne communiquoient point à leurs auteurs les mémoires qu’on leur donne aujourd’hui[11].

Du Fresnoy estime que les gazettes, en France, étaient en train d’évoluer vers un registre plus sobre et plus modéré. Elles s’assumaient progressivement comme des publications faites pour être lues par un peuple qu’il faudrait instruire et non pas amuser. Cette évolution, pourtant, du Fresnoy ne la trouve pas dans les gazettes publiées à l’étranger[12].

La question de la crédibilité des gazettes peut être transposée aux nouvelles à la main dès lors qu’elles traitent des mêmes sujets, à un rythme semblable (hebdomadaire) et au sein des mêmes réseaux sociaux ou politiques. Mais il faut souligner que les informations contradictoires qui provoquent les soupçons et la méfiance des lecteurs sont aussi, par leur diversité, à la base du succès de ces feuilles, qui rivalisent avec les périodiques imprimés mais sont aussi en compétition les unes avec les autres. La diffusion des nouvelles qui, jusqu’alors, était limitée à des réseaux de marchands ou de diplomates, s’élargit, tout en multipliant les versions d’un même événement.

Que les témoignages soient contestés ou rectifiés d’une feuille à l’autre, que les faits rapportés varient d’une parution à l’autre, apporte des arguments à ceux qui critiquent les feuilles à nouvelles et surtout à ceux qui, se croyant suffisamment informés, estiment par conséquent ne pas en avoir besoin. Mais ces fluctuations de l’information créent la conviction – ou plutôt l’illusion – d’être au plus près de ceux qui savent ce qui se passe, de ceux qui sont capables d’estimer la fiabilité des sources, de filtrer les voix, les rumeurs, même si cela conduit souvent à revoir certains jugements ou à dénoncer comme fausses des nouvelles qui avaient d’abord été diffusées comme vraies. Toute l’ambiguïté d’un auteur censé être fiable tout en restant anonyme apparaît dans cette tension paradoxale. Les nouvelles à la main, plus réactives et plus rapides que d’autres médias, moins tenues par les protocoles et les convenances de la cour, sont aussi plus sujettes aux démentis que d’autres sources d’information et plus démunies face à leur propre manque de fiabilité. Mais le rédacteur des nouvelles à la main, critiquant la gazette de la Cour, peut se permettre de diffuser, pour tel événement, une version différente des discours officiels. On lit par exemple dans le Diario du 17 avril 1736 : « On ne peut guère tirer de conclusions des discours politiques tenus dans la Gazette de Lisbonne parce que tout ce que l’on sait jusqu’à présent des affaires européennes, c’est que l’Espagne signe les préliminaires en fonction de ce qui s’écrit de Paris[13]. » Le doute ainsi jeté sur l’organe officiel renforce le rôle des nouvelles à la main car il justifie le besoin de réseaux d’information alternatifs. Inversement, il paraîtrait suspect que toutes les versions d’un même événement concordent. C’est ce que souligne une feuille manuscrite d’Addição datée du 20 octobre 1737 :

On fut très étonné, dans cette Cour, que toutes ces nouvelles qui affluaient à propos de la guerre qui menaçait contre les Turcs, fussent rapportées avec tant d’unanimité. Mais maintenant on commence déjà à diverger sur certains points[14].

Ces divergences, toutefois, ne reposent pas sur des sources nominatives qu’on opposerait les unes aux autres. En général, dans les nouvelles à la main, les voix qui s’expriment n’ont pas de visage : « On dit à Madrid que », « de Paris on écrit que », « le paquebot vient d’apporter des nouvelles de », autant de formules courantes, qui n’identifient aucun informateur. Occasionnellement, on cite des gazettes. Mais très souvent, on ne cite rien du tout ni personne, comme si le lecteur devait apprendre ce qui se passe directement de l’auteur des nouvelles qui lui sont arrivées par la poste. L’information non officielle est donnée de façon brute, sans médiation, le lecteur étant censé se fier à la solidité des sources et des réseaux du nouvelliste, sans chercher à connaître le nom des gens de qualité auprès desquels il s’est renseigné là d’où il écrit, ni son degré de proximité ou d’intimité avec eux.

D’autre part, cette flexibilité observable dans le traitement des nouvelles au sein des circuits d’information alternatifs nous montre la liberté avec laquelle ces correspondants non officiels s’emparent de leurs sujets et des événements qu’ils relatent, ce qui revient à souligner l’importance de leur rôle. Cette liberté dont il dispose donne à l’auteur de nouvelles à la main la possibilité de parler de ce qui pourrait sembler inconvenant dans une gazette de la Cour et, surtout, de rapporter de petites histoires de province qui ne pourraient jamais y être lues. Mais le nouvelliste a aussi ses contraintes, qui ne sont pas celles des gazettes. Sa liberté ne le conduit pas à aborder tous les sujets car il s’en tient à ceux qui l’intéressent et sont censés intéresser ses lecteurs, autrement dit à ce qui est important pour sa famille et celles qui appartiennent à son réseau de correspondants. Ses chroniques reflètent les préoccupations des familles qui appartiennent à ce réseau. Du reste, dans une société formalisée et hiérarchisée comme celle de l’Ancien Régime, la façon de parler des grands n’est jamais innocente et ce qui est raconté parle aussi de celui qui raconte. C’est le cas, par exemple, des rivalités qui se font jour lors d’événements apparemment aussi anodins que des cérémonies funèbres. Qui porte le cercueil ? Qui précède qui ? Autant de sujets très sensibles du point de vue politique et social. La description d’une fête, de même, n’est jamais neutre, car ces festivités s’inscrivent dans un cérémonial destiné à faire la démonstration de son opulence et de son pouvoir.

Cette flexibilité qui caractérise les nouvelles à la main est aussi interne car chaque exemplaire est nécessairement unique. Toute nouvelle copie est source de modifications. Par exemple, on ajoute des informations qui viennent d’arriver quand d’autres copies ont déjà été envoyées. Ou bien l’on coupe quand c’est nécessaire, par exemple si le graphisme du copiste, moins serré que celui d’un autre, oblige à s’adapter à l’espace disponible sur la feuille. Et si cela semble opportun, on change la date de publication. C’est le cas de l’exemplaire du Diario sorti un lundi de Pâques, alors que le jour normal d’expédition de cet hebdomadaire était le mardi.

Entre les gazettes et les nouvelles à la main il y a encore d’autres différences qui sont pertinentes pour la question de l’auteur. Ce n’est pas le fait que les nouvelles ne sont pas signées, car la gazette non plus n’est pas signée, même si personne n’ignore qui en est le rédacteur, surtout s’il s’agit de publications connues, comme la Gazeta de Monterroyo. Est-ce qu’en revanche tout le monde sait qui a écrit telle feuille à nouvelles ? En fait, tous ceux qui la reçoivent le savent. La nouvelle à la main repose, comme une lettre, sur le principe d’un rapport personnel entre son rédacteur et son lecteur, ce qui est possible avec des feuilles reproduites à peu d’exemplaires, au contraire de ce qui se passe avec la gazette, dont le tirage plus important interdit de facto une telle proximité. La flexibilité des nouvelles à la main s’accroît donc de la connaissance très fine que l’auteur a de son destinataire. Chaque exemplaire est différent : il est pour ainsi dire rédigé sur mesure et s’adapte au lecteur bien identifié auquel il s’adresse en priorité. « L’auteur du journal souhaite à Votre Excellence de très bonnes fêtes » : les voeux au moyen desquels s’ouvre notre article en sont un exemple, car dans une autre copie des nouvelles de cette date ils n’apparaissent pas. Dans d’autres exemplaires, les commentaires destinés à un lecteur bien précis peuvent inclure des remerciements pour des cadeaux reçus ou des plaisanteries que ce seul destinataire est censé comprendre, indice qui invite à penser que le gazetier – si l’on peut l’appeler ainsi – entend s’assurer que ses nouvelles seront appréciées. L’« Excellence » à qui l’auteur s’adresse dans l’exemple précédent n’est donc pas un lecteur abstrait, mais un être de chair et d’os qu’il connaît, qui le connaît et qui reçoit régulièrement ses feuilles, comme s’il s’agissait de lettres personnelles[15]. Le lecteur a, lui aussi, parfois un nom, ce qui implique d’adapter partiellement quelques feuilles à celui qui doit les recevoir.

Double condition du nouvelliste et triple mode d’existence des nouvelles

Du fait du double statut de son auteur, la nouvelle à la main repose sur une énonciation paradoxale. En effet, d’un côté c’est la proximité entre rédacteur et lecteur qui assure la crédibilité des nouvelles : une relation de confiance s’établit dont le modèle est la conversation, fondé sur la reconnaissance d’un visage familier qui offre une garantie comparable à celle d’un témoin. Mais, d’un autre côté, c’est l’apparent anonymat de l’auteur qui est censé garantir la neutralité alléguée des nouvelles rapportées. Le fait que ces feuilles ne sont pas signées n’est donc pas arbitraire. Leur anonymat correspond à un genre qui se prétend sobre et objectif, suivant le modèle des gazettes. Et en même temps, le rédacteur profite de la confiance qui est censée exister dans les lettres personnelles, quand des correspondants éloignés s’échangent des nouvelles de leurs pays respectifs. Par exemple, le gazetier peut raconter un épisode récent en écrivant « ici à Telheiras », l’embrayeur conférant au discours la valeur d’un témoignage direct[16].

Cette double condition du nouvelliste est elle-même liée au triple mode d’existence des nouvelles. Précisons ce que nous entendons par là. Il ne s’agit pas des différentes façons de faire circuler les nouvelles. Il s’agit bien des trois modalités de production d’une même série de nouvelles. D’abord, il y a les feuilles à la main typiques, produites dans un bureau, pliées, portant un titre et une date. Ces feuilles ont une périodicité hebdomadaire et peuvent compter entre trois et huit pages. C’est la feuille composée à l’image des gazettes. On peut identifier celles qui ont été rédigées et recopiées par plusieurs secrétaires dans le bureau du comte. Cette série produit plusieurs copies du même exemplaire. Parfois des copies sont ensuite produites par des bureaux d’autres nouvellistes, ce qui rend un peu plus compliquée l’attribution individuelle des graphismes et l’évaluation du nombre de copistes dont s’entoure le comte dans son entreprise[17]. Et quand on réussit à identifier par son graphisme tel auteur qui n’est pas censé appartenir au bureau du comte, on ne sait pas s’il s’agit d’un de ses collaborateurs ou de quelqu’un qui a recopié ses feuilles de sa propre initiative.

La question des copies non contrôlées nous amène au deuxième mode d’existence des nouvelles à la main. À côté des copies qui reproduisent les feuilles en vrac, il y en a qui sont réunies dans des cahiers. Parmi ces cahiers qui consignent des nouvelles, à l’époque le plus connu est celui où quelqu’un a copié plusieurs années de feuilles du comte d’Ericeira. Ce cahier a été publié en 1940 comme s’il s’agissait du journal du comte lui-même, sous le titre Diario de D. Francisco Xavier de Menezes, 4e Conde de Ericeira. Eduardo Brasão, qui l’a étudié, écrit qu’il s’agit d’un document « attribué au Comte[18] ». En fait, c’est le texte – et non pas le document lui-même – qui doit être attribué au comte, car on estime aujourd’hui que ce cahier est une copie faite à partir des feuilles qui circulaient. Le rythme de celle-là suivait probablement celui de celles-ci et, puisqu’il s’agit d’un cahier, les dates qui manquent permettent de repérer les feuilles qui n’ont pas été reçues par le copiste. Le comte n’a donc certainement joué aucun rôle dans la copie ni dans la plupart des variations qu’on y trouve. On peut tout au plus former l’hypothèse qu’elle se fonde par endroits sur des exemplaires dans lesquels le comte avait introduit des changements, ou sur des exemplaires fautifs, ou bien encore sur des exemplaires dont l’original ne nous est pas connu.

Ce qui nous intéresse plutôt, c’est que celui qui a fait (ou fait faire) cette copie a jugé nécessaire de l’identifier par le nom de son auteur. C’est ce nom qui, pour le copiste ou le lecteur, organise comme un tout un texte rédigé à partir de papiers épars et lui donne un sens. Les nouvelles devenaient ainsi un livre manuscrit, le journal de référence d’un personnage important à la Cour et qui, vraisemblablement, n’avait pas lui-même envisagé un tel recueil.

Le troisième mode d’existence des feuilles à la main éclaire un peu le processus de leur diffusion, ses vicissitudes et la question de la signature. Apparemment, il s’agit de lettres personnelles du comte et non pas de nouvelles à la main. Mais le comte explique lui-même la raison qui l’a conduit à envoyer des lettres individualisées au lieu de nouvelles. En fait, il a interrompu ses nouvelles pendant plusieurs mois, entre 1734 et 1735, et il s’en excuse. Dans une lettre à son cousin le comte de Unhão, il s’explique : a) il a dû interrompre l’envoi des nouvelles que son cousin recevait régulièrement ; b) cette interruption est due aux médisances de la Cour, en partie à cause des copies qu’il ne pouvait pas contrôler et qui lui étaient attribuées ; c) ces lettres qu’il écrit à son cousin sont en fait les nouvelles, auxquelles il donne provisoirement cette forme ; d) il demande à son cousin de ne pas le nommer comme auteur et de ne pas écrire à la Cour pour protester contre l’interruption des nouvelles à la main ; e) ces lettres-nouvelles n’étant pas vraiment des lettres personnelles, elles n’exigent pas non plus une réponse personnelle[19].

On revient donc à la double condition de l’auteur des nouvelles, celle d’un auteur connu mais caché, à la fois proche et distant. Le nom associé aux nouvelles, étant celui d’un puissant, garantit la proximité des correspondants avec la Cour et une relation étroite entre eux. D’un côté, le fait d’être connu de ses lecteurs permet de les intégrer à un circuit d’information, mais d’un autre côté, la discrétion du nouvelliste, sa prudence et son humilité correspondent aussi au statut des nouvelles : celles-ci doivent être lues comme des récits impartiaux, conformément au style des périodiques imprimés.

Il ne s’agit donc pas seulement de mettre en évidence le fait que les différents destinataires ont droit à des feuilles différentes et individualisées. Considéré dans son ensemble, le processus de communication ici décrit doit être saisi dans son ambivalence : si chaque feuille est transparente pour ceux qui connaissent le nom de l’auteur et appartiennent au cercle de ses correspondants, en revanche cette feuille à la main ne saurait être aussi transparente pour ceux qui, hors de ce circuit, accèdent à la lecture de ces nouvelles sans disposer pour autant des instruments nécessaires pour en saisir toutes les implications possibles.

Le nom du nouvelliste comme personnage

Cette inévitable distance s’observe chaque fois que le nouvelliste parle de lui-même ou de sa famille. On a vu comment il s’adresse à des lecteurs précis, comment il leur souhaite de bonnes fêtes de Pâques ou un joyeux Noël. Il parle généralement de lui-même de façon discrète, en se présentant soit comme un chroniqueur, soit comme un personnage parmi les milliers qu’il mentionne tout au long de l’année. Alors qu’abondent les références au comte, avec des centaines de nouvelles qui le concernent et une évidente bienveillance de ton, les allusions au chroniqueur ou au gazetier sont non seulement bien moins nombreuses, mais elles se justifient en partie par l’incidence de la vie du comte sur l’expédition des nouvelles, qui peut notamment être perturbée par ses problèmes de santé. Le 15 mai 1731, par exemple, les nouvelles ne sont pas envoyées. La semaine suivante, la première ligne sert à expliquer que l’auteur, « O Autor do Diario », était malade et qu’il était donc incapable d’écrire. En juillet 1731, de même, il doit s’absenter pour se rendre avec sa belle-fille dans la ville de Caldas, en raison des problèmes de santé de la comtesse. C’est alors le chroniqueur qui explique aux lecteurs le retard de l’exemplaire de la semaine précédente (début juillet) et les avertit qu’il ne sait pas s’il devra retarder les nouvelles à suivre ou même en cesser les envois. De fait, les nouvelles ne vont bientôt plus être diffusées que toutes les deux semaines. Pendant plus d’un mois, entre août et septembre, le chroniqueur va même en interrompre la rédaction. Ce qui est curieux, néanmoins, c’est que les séjours de la comtesse à Caldas et la présence du comte, son beau-père, à ses côtés, ont fait l’objet de plusieurs nouvelles depuis 1729. Leur auteur, c’est-à-dire le comte lui-même, y est toujours présenté de façon discrète, comme s’il s’agissait d’un personnage parmi d’autres. Ce n’est que lorsque ces déplacements entravent la rédaction des nouvelles et qu’il faut en informer le lecteur qu’il est fait mention du « chroniqueur » et de ses obligations familiales, mais toujours à la troisième personne, bien entendu. D’autres perturbations se produiront, à des moments de deuil notamment, mais le plus souvent à cause des problèmes de cataracte du comte, qui aboutiront à une intervention du chirurgien français Jacques Daviel au début de 1737, sans grand succès toutefois. Depuis un certain temps, du reste, le comte ne rédige plus directement ses nouvelles. Il les dicte, ce qui explique pourquoi ses grands problèmes oculaires et cette intervention chirurgicale peu efficace n’ont pas interrompu la série des nouvelles plus d’une semaine, à la fin du mois de janvier 1737.

Avant, comme après, le comte d’Ericeira Dom Francisco est un personnage que les feuilles mettent en scène très souvent, mais en faisant mine de ne pas lui prêter une attention particulière. On dit que le comte est revenu de Caldas avec sa belle-fille et qu’elle va beaucoup mieux (4 octobre 1729). On parle du panégyrique que le comte a présenté à l’Académie royale (25 octobre). On explique qu’il n’est pas allé à la réception de l’ambassade de France à cause d’un deuil (25 octobre). On raconte qu’il a offert à des rois et des princes un livre qu’il avait fait publier (29 septembre). Il ne s’agit que de quatre exemples pris en 1729. Une autre feuille, datée du 12 juillet 1735, nous raconte comment le comte a surpris trois voleurs qui menaçaient un religieux avec un pistolet et lui avaient déjà pris une montre et sa bourse. Le comte crie, descend de son cheval et fait fuir les voleurs, puis raccompagne le religieux chez lui. Le comte avait alors soixante-deux ans. Or au moment où cet épisode a eu lieu, combien de lecteurs, parmi ceux qui lui étaient proches, savaient qu’il commençait à souffrir d’une maladie aux yeux ?

Quoi qu’il en soit, à travers les nouvelles à la main le lecteur se voit entouré des familles nobles, de princes et de rois. Le succès de ces nouvelles est sûrement en rapport avec la satisfaction de reconnaître comme telles ces élites sociales et de se compter parmi elles. Par exemple, parmi les milliers de personnes désignées par leur prénom dans les nouvelles, plus d’une centaine s’appellent Francisco (il y a en outre quelques François) et l’on dénombre une dizaine de Francisco Xavier, dont le comte lui-même. Mais, parmi elles, il n’y a que deux religieux et un domestique. Autrement dit, l’immense majorité des personnes identifiées par leur nom sont des notables ou des aristocrates portugais. À la faveur de cette onomastique restreinte, les lecteurs entrent pour ainsi dire en contact avec des personnalités en vue, dont la notoriété repose avant tout sur leur rang et sur le nom qu’elles portent. Cependant les lecteurs de ses nouvelles devaient savoir que le comte n’était pas un personnage parmi d’autres, du moins ceux qui avaient deviné que c’est lui qui écrivait. Dans ce cas, ils devaient aussi savoir, par exemple, que Frei António da Piedade, dont l’auteur raconte les succès, était son fils. Ils pouvaient s’apercevoir, par exemple, que lorsque les Diarios racontaient avec quels honneurs il avait été reçu par le Roi ou combien ses sermons étaient appréciés, le nouvelliste faisait montre d’une bienveillance assez rare dans ses autres feuilles. Mais ses amis excusaient sûrement l’amour d’un père pour son fils.

Est-il possible qu’un lecteur de l’époque n’ait pas établi de rapport entre les nouvelles et son rédacteur ? C’est sûrement le cas pour d’autres séries de nouvelles à la main car leurs rédacteurs n’y apparaissent pas en personne, du moins pas directement. D’ailleurs, de manière générale les rédacteurs ne sont pas nommés. Certes, il ne faut pas imaginer un lecteur de 1740 recevant tous les hebdomadaires, imprimés et manuscrits, un lecteur qui aurait ainsi pu disposer de toutes les versions disponibles des événements politiques survenus à la Cour. Mais il n’en est pas moins vrai qu’à l’époque l’espace de l’information ne se limitait pas à la gazette officielle. Ce que nous pouvons constater en définitive dans ce média parallèle que constituaient les feuilles à la main, c’est l’extrême diversité des voix et des commentaires qui donnent leur sens aux faits relatés. Alors même que nous ne pouvons en juger qu’à travers celles qui sont parvenues jusqu’à nous, les nouvelles à la main nous permettent ainsi de saisir que l’identification d’un auteur est un phénomène indissociable de l’immense pluralité vocale et de la diversité des noms.