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Climax, sous-titré Une fiction, encore ?, et Vivre près des tilleuls sont deux ouvrages d’assez petit format et de poids léger qui ont paru respectivement en 2015 chez Othello et en 2016 chez Flammarion avec pour particularité commune de présenter une signature d’auteur étonnante. Climax porte en effet en bas de la première de couverture, figurant un mur de brique avec un effet de relief, le nom de « Général Instin », tel un militaire, portant en avant son grade, reconverti en écrivain. Pour sa part, Vivre près des tilleuls présente sur la couverture, au-dessus du titre du livre, à une place qui semble être celle du nom d’auteur, un groupe nominal composé d’un article défini et d’un nom commun inventé, en majuscules : « L’AJAR ». Derrière ces deux noms, qui se démarquent des pratiques habituelles, se tiennent deux collectifs d’écrivains, une pluralité de créateurs qui se fondent dans un nom d’auteur unique. Il n’y a ici aucun secret ni volonté de mystification, il suffit de parcourir l’ouvrage et les paratextes qui informent rapidement le lecteur curieux ou inquiet des personnes qui ont oeuvré derrière ces noms d’auteurs quelque peu mystérieux. Un jeu s’expose dès lors entre l’unicité de la signature et le multiple des créateurs qui ont écrit ces livres, qui va venir se prolonger à l’intérieur de l’oeuvre fictionnelle par des récits en forme de fiction d’auteurs où se travaille la constitution d’une identité. Cet effet de signature d’auteur dans des oeuvres nées de pratiques d’écriture collective possède des enjeux particuliers que nous explorerons : la constitution de ces nouveaux noms d’auteurs témoigne d’une interrogation de l’auctorialité qui traverse l’oeuvre tout entière, et non sa seule couverture, et s’articule à une réflexion contemporaine sur l’autorité de l’auteur et la présence de la littérature dans l’espace public.

Signer d’un seul nom

Les deux oeuvres, Climax et Vivre près des tilleuls, sont attribuées à un auteur unique par la signature qu’elles portent tout en indiquant par ailleurs, dans le paratexte immédiat, que ce nom d’auteur rassemble un groupe d’écrivains. En quatrième de couverture, la notice biographique de Vivre près des tilleuls explicite ainsi l’acronyme L’AJAR :

L’AJAR – Association de jeunes auteur-e-s romandes et romands – est un collectif créé en janvier 2012. Ses membres partagent un même désir : celui d’explorer les potentialités de la création littéraire en groupe. Les activités de l’AJAR se situent sur la scène, le papier ou l’écran. Vivre près des tilleuls est son premier roman[1].

Pour Climax, il suffit de tourner la première de couverture et de lire cette présentation sur le rabat intérieur pour connaître le cadre de création de l’oeuvre :

Oeuvre à sept mains (Sereine Berlottier, Guenaël Boutouillet, Nicole Caligaris, Patrick Chatelier, Marc Perrin, Benoit Vincent, Laurence Werner David), Climax a été construit comme un palimpseste à partir de diverses contributions au projet Général Instin (cf. Anthologie Général Instin, toujours chez Othello), dont les voix se sont tissées par allers-et-retours successifs entre les auteurs. Explorant les thèmes du territoire, du corps, de la nature, Climax cristallise la tension collective du projet GI, expérimentant une manière d’écrire qui appartient à tous… ou à personne[2].

Les deux livres se distinguent en cela d’autres pratiques de publication collective, tels les volumes qui rassemblent des textes signés individuellement par différents contributeurs (ce serait par exemple Le Livre des places du collectif Inculte en 2018[3]). Ici la signature unique rend indistincte la participation des différents écrivains du groupe : leurs créations respectives sont tressées ou rassemblées sans marquer de frontières auctoriales à l’intérieur du récit.

Ce phénomène est d’autant plus net dans le cas de L’AJAR que l’oeuvre ne comporte aucun autre nom propre et entretient même une certaine incertitude sur le nombre des contributeurs dans la postface intitulée « La fiction n’est pas le contraire du réel » qui indique que le livre « a été écrit par quinze, seize, dix-huit personnes » (VT, 121). Pour trouver les noms des auteurs qui appartiennent au collectif, il faut se rendre sur le site internet de L’AJAR[4], par exemple dans les comptes rendus d’activités publiés annuellement. À l’issue du travail collectif pour établir le premier jet du roman, « en une nuit », au cours de laquelle les membres du groupe se sont « répartis [« une liste de thèmes »] pour rédiger une première série de courts chapitres » (VT, 123), le travail individuel des auteurs ne peut plus être délimité et les appropriations individuelles des textes disparaissent. Climax résulte pour sa part d’une création collaborative entre plusieurs écrivains dont les noms sont mentionnés dans l’oeuvre mais sans indication du rôle de chacun. Le collectif a choisi cependant de conserver, aux côtés de l’oeuvre finale publiée, une trace du processus de création sur un site internet qui reprend les étapes de l’écriture et publie des extraits préparatoires du texte, attribués à chaque auteur avant d’être retravaillés dans l’oeuvre commune[5].

L’AJAR et Général Instin, par l’indistinction des membres du collectif que le livre publié opère, fonctionnent bien comme des noms d’auteurs malgré leur étrangeté évidente. Il faut d’ailleurs sans doute considérer cet effet créé par le nom d’auteur à rebours : le décalage produit par ces noms – la présence d’un groupe nominal ou d’un titre militaire en lieu et place d’un prénom et d’un nom propre – agit comme un indice laissé, point de départ d’une enquête sur ces étranges auteurs. Cette démarche entretient des affinités avec celle du collectif italien Wu Ming qui a choisi depuis 2000 ce nom d’auteur en forme de pseudonyme collectif pour signer tout à la fois les romans écrits en collaboration (comme 54 en 2002, Manituana en 2007) et les oeuvres individuelles des cinq membres du collectif (en accompagnant seulement le nom d’auteur d’un chiffre : par exemple, Wu Ming 1 est l’auteur du livre New Thing en 2004). Le nom ici semble reprendre la structure conventionnelle de l’identité civile, autorisant l’hypothèse que Wu serait le prénom et Ming le nom de famille, ou plutôt, si l’on respecte l’ordre usuel pour les patronymes chinois, Wu serait le nom de famille et Ming le prénom. Cependant, le choix d’un nom chinois pour des auteurs écrivant en italien vise à nous étonner et sans doute à éveiller notre vigilance : le collectif joue de ce mystère, indiquant par ailleurs que Wu Ming signifie en chinois « pas de nom » ou bien « cinq noms » selon l’intonation de la première syllabe[6], tout en laissant à la disposition de tous, par exemple sur leurs sites internet, les identités réelles des écrivains formant le groupe.

Ces formes de signatures collectives reproduisent le double mouvement de la fonction auteur qui caractérise la notion définie par Michel Foucault[7]. D’une part, les noms de L’AJAR et de Général Instin permettent de caractériser comme une oeuvre littéraire unique les textes écrits par ces groupes d’écrivains. Nous savons en effet que le discours littéraire, depuis le xviiie siècle et toujours dans la période contemporaine, se diffuse doté d’un nom d’auteur. Mais en outre, le choix de ce nom assure à l’oeuvre son unicité, ou, pour le dire autrement, subsume la multiplicité présente dans le processus de création dans la singularité finale de l’oeuvre. Se concentre ici, à l’échelle d’un seul livre, la démarche étudiée par Michel Foucault, à partir de saint Jérôme, pour attribuer une oeuvre à un auteur :

L’auteur, c’est […] le principe d’une certaine unité d’écriture – toutes les différences devant être réduites au moins par les principes de l’évolution, de la maturation ou de l’influence. L’auteur, c’est encore ce qui permet de surmonter les contradictions qui peuvent se déployer dans une série de textes […][8].

Le nom d’auteur fait ainsi exister Climax et Vivre près des tilleuls chacun comme une oeuvre littéraire unifiée.

D’autre part et corrélativement, ce sont les oeuvres elles-mêmes publiées qui accréditent l’existence de cet auteur collectif : c’est parce qu’ils ont composé une oeuvre, qu’ils en assument la responsabilité et en affirment la propriété par la signature que Général Instin et L’AJAR s’établissent comme des auteurs. La publication de ces deux textes marque en effet une étape importante dans les travaux artistiques de ces deux collectifs : même s’il ne s’agit pas du tout du premier travail collaboratif de L’AJAR (le roman est publié quatre ans après la naissance du groupe), la publication de Vivre près des tilleuls se lit comme un geste fondateur puisqu’il s’apparente au « premier roman » d’un nouvel auteur (comme l’expose la quatrième de couverture). En ce qui concerne Général Instin, ce mouvement de naissance d’un auteur par la publication d’une oeuvre est d’autant plus notable que Général Instin préexiste bien à la publication de Climax mais ne se présente alors pas comme un nom d’auteur. En effet, ce nom rassemble depuis 1997 tout un réseau d’artistes et de créations au sein d’un « projet transdisciplinaire et collectif » : « Général Instin » prend la forme d’une fiction collective protéiforme, en renouvellement permanent, « projet dénué de centre, acéphale, proliférant, en simultanée[9] ». Certaines oeuvres du projet donnent déjà la parole au personnage et celui-ci s’insinue également dans notre contemporanéité à travers les réseaux sociaux sur internet comme une personne réelle : Général Instin possède un compte Facebook ainsi qu’un compte Twitter depuis 2009, sur lesquels il dissémine des messages (d’outre-tombe, puisque la fiction collective suppose que Général Instin est mort au début du siècle) qui évoquent bien souvent l’actualité immédiate. Or, une des métamorphoses récentes du personnage est de devenir auteur grâce à deux publications simultanées suivies d’un troisième livre chez le même éditeur :

Une collection GI de livres papier a été inaugurée en octobre 2015 aux éditions Le nouvel Attila / collection Othello, avec deux premiers opus : une Anthologie du projet, et Climax une fiction collective. Puis, en 2016, une nouvelle traduction de Spoon River d’Edgar Lee Masters, accompagnée de prolongements de l’oeuvre[10].

Les trois livres signés du nom « Général Instin » lui construisent une auctorialité nouvelle : l’anthologie rassemble, comme pour un auteur célèbre, une sélection de ses oeuvres passées, créées dans le collectif mais comme réattribuées au personnage[11], Climax se présente comme un inédit de cet auteur qui se révèle également traducteur de l’anglais par l’édition du recueil poétique de Edgar Lee Masters que Général Instin aurait traduit en 1917.

Une silhouette d’auteur se dessine ainsi, par le dispositif éditorial, derrière les noms de L’AJAR et de Général Instin, qui va se prolonger, dans les deux cas, par une fiction d’auteur au sein des oeuvres fictionnelles qu’ils ont écrites. Davantage que des pseudonymes collectifs, ces deux noms se lisent comme des hétéronymes, c’est-à-dire des auteurs fictifs dotés d’une vie et d’une oeuvre en propre, distinctes de celles des créateurs réels. L’écrivain Romain Gary est d’ailleurs un modèle affiché pour le collectif L’AJAR qui lui emprunte le nom de son hétéronyme, Émile Ajar, identité sous laquelle Romain Gary a publié quatre romans entre 1974 et 1979. Le nom d’auteur collectif se développe ainsi dans un personnage auctorial dont l’oeuvre fictionnelle s’attache à explorer l’intériorité.

Reconstitution d’une identité auctoriale dans la fiction

Climax et Vivre près des tilleuls placent tous deux au centre de la fiction un personnage d’auteur dont un pan de la vie se dévoile grâce à un manuscrit retrouvé : les fictions se situent ainsi dans l’héritage d’une longue tradition romanesque qui permet ici, en s’alliant à une construction hétéronymique, de donner vie à l’auteur supposé, là aussi suivant un procédé fréquemment utilisé[12]. Les journaux ou carnets retrouvés et publiés posthumes possèdent un effet d’attestation qui se voit mis au service de l’auctorialité du nom d’auteur collectif. Certes ni Général Instin ni L’AJAR ne sont narrateurs des récits ou auteurs, au sein de la fiction, des manuscrits publiés puisque les constructions romanesques élaborées possèdent un deuxième niveau de complexité et d’enchâssement narratif que nous allons présenter. Néanmoins, les textes rassemblés dans les deux livres créent un effet particulier de présence auctoriale, plus spectrale qu’illusionniste comme nous le verrons, qui est partie prenante du renouvellement du statut de l’auteur présent dans ces oeuvres. Celles-ci se rejoignent toutes deux en ce que la question de l’identité constitue le coeur de la fiction : les personnages mis en scène se confrontent en effet à un profond trouble identitaire et tentent de le surmonter en retrouvant par l’écriture une autorité.

Vivre près des tilleuls se présente dès la page de titre intérieure comme une supposition d’auteur : si le nom de L’AJAR reste présent en haut de page, l’oeuvre se voit attribuée à une autre autrice puisque le titre est immédiatement suivi de la mention « par Esther Montandon » et de l’indication générique « roman ». Un « Avant-propos » signé par un certain Vincent König, « dépositaire des archives Esther Montandon » (VT, 10), ouvre le livre en expliquant qu’il s’agit de la publication d’écrits intimes de l’autrice, retrouvés par hasard en 2013, quinze ans après sa mort. Esther Montandon est présentée comme une écrivaine suisse dont « l’oeuvre est peu à peu tombée dans l’oubli » (VT, 7) et qui a connu une tragédie personnelle, le décès accidentel de sa fille Louise en 1960. Cet événement constitue le noyau du livre puisque les textes publiés sont des fragments de journaux intimes rédigés probablement entre 1956 (au moment de la naissance de la fille d’Esther Montandon) et 1962. Cet « Avant-propos » appartient ainsi à l’univers fictionnel tandis que la postface rompt avec l’illusion et entend bien démystifier le lecteur en exposant clairement qu’« Esther Montandon est aussi fictive que ses carnets » (VT, 121) afin d’éviter tout effet de « canular » : « [I]l n’est pas question ici d’une falsification qui chercherait à passer inaperçue. L’AJAR avance à découvert » (VT, 125-126). Entre ces deux textes paratextuels au statut véridictionnel opposé (l’un fictif, l’autre factuel), Esther Montandon devient narratrice au fil de soixante-trois fragments autobiographiques dans lesquels elle consigne des morceaux de vie, d’abord les joies puis la douleur sourde de la perte, ainsi que des réflexions intimes. Ces textes, hantés par la figure de Louise, son enfant prématurément disparue, témoignent d’une vie brisée, celle d’une mère qui cherche une manière de vivre avec la mort de sa fille : la formule qui sert de titre, « vivre près des tilleuls », est une citation empruntée au chapitre 43 qui situe justement ces arbres dans le cimetière. Comme le suggère Vincent König dans l’« Avant-propos », « Esther semble […] traverser ces moments comme à tâtons dans le brouillard, se frayant un passage dans un dédale de réflexions personnelles et d’exigences sociales » (VT, 10). Esther Montandon se confronte notamment aux regards des autres, à leurs jugements et conseils : « Le chagrin est moins un état qu’une action », écrit-elle au chapitre 26 (VT, 53). « On me dit de me reprendre, de faire des choses pour me changer les idées. Personne ne comprend que j’agis déjà, tout le temps. Le chagrin est tout ce que je suis capable de faire » (VT, 53).

Le récit de Climax est plus déroutant et même souvent nébuleux parce que les narrateurs ne sont pas toujours bien identifiés à la différence du livre de L’AJAR. Le résumé de la quatrième de couverture nous offre cependant quelques repères : 

Un soldat part à l’aventure bâtir un mur en terre étrangère. Un mur qui doit marquer la puissance et la limite de son Empire. Il croit apporter à cette terre inconnue, vierge peut-être, la culture et la civilisation. Mais son horizon change à la rencontre des hommes bleus, et au terme de son voyage, il bascule : c’est le vide qui appelle.

De ce voyage initiatique, témoigne une série de notes recueillies par l’aide de camp du général Instin, qui interroge le soldat revenu fou pour comprendre. C’est le résultat de cette enquête que vous tenez entre les mains.

Comme on le voit, Général Instin, auteur du livre, appartient également à l’univers fictionnel qui semble pourtant se situer dans l’Antiquité latine à la période de l’Empire romain. Le livre se structure en six chapitres qui forment le récit du soldat, chacun doté d’un titre et d’un sous-titre qui permettent d’éclairer quelque peu la progression et reprennent les éléments du résumé : « Les adieux », « Le voyage », « La rencontre », « Le mur », « Les noces », « Le revenant ». Un prologue et un épilogue encadrent les chapitres : nous disposons dans ces deux sections des extraits du journal d’un aide de camp qui a recueilli le rapport de ce soldat revenu d’une mission étrange et tente de comprendre ce qui s’est passé (« savoir s’il a tenté de déserter ou de trahir », C, « Prologue »). Les entrées du journal sont introduites dans le « Prologue » par une mention de date lacunaire, ainsi « Mardi 9 », sans donner le mois ou l’année, ce qui nous empêche de saisir véritablement la chronologie des faits. La particularité de ce journal de bord est qu’il est adressé au « Général » qui a dirigé l’opération à laquelle participait le soldat et qui a lui-même disparu à l’insu de tous : l’aide de camp semble devoir préserver le secret de cette absence et il attend, indéfiniment, les consignes du Général. Dans l’« Épilogue », l’aide de camp a compris que son attente était vaine, comme le montre cette autre adresse au Général : « À la réflexion, peut-être la mission de ces hommes n’avait-elle d’autre but que de réaliser votre disparition, votre discrète évasion d’une existence dont le cadre commun vous étouffait » (C, « Épilogue »).

Les six chapitres intérieurs du livre forment un récit enchâssé, lui aussi écrit à la première personne, où le soldat anonyme raconte l’expédition, d’emblée de façon assez lacunaire (les lieux, les noms, les dates ne sont pas donnés) puis de plus en plus confusément au fur et à mesure que le soldat semble perdre pied. Nous assistons notamment à un ébranlement profond de son identité, qui s’amorce au début du chapitre II intitulé « Le vide appelle, c’est le lâcher des bourdons (Le voyage) » lorsque le sujet individuel commence par se fondre dans le groupe au point que le « nous » collectif a remplacé le « je » : « Nous sommes le fil de l’histoire. Nous quittons les lieux où nous avons vécu. Nous quittons les lieux où nous avons aimé. […] / Je suis l’un d’entre nous, je suis chacun d’entre nous – avec aisance » (C, II). Ce « nous » s’identifie alors collectivement par « un nom », Climax, que « l’escouade s’est donné » elle-même (d’après le « Prologue »), mais cette identité du narrateur vacille encore dans ce qui semble être une projection fantasmée qui clôt le chapitre II :

Ça vient.
Je n’ai pas demandé à venir, je suis les ordres. Les ordres fondent sur moi comme un rapace, m’arrachent le (coeur)
alors que je n’ai même pas levé le plus petit
Mais c’est mon métier, je suis de ce côté-ci de la ligne, je suis du bon côté, je suis du côté du général, je suis le général, je suis les ordres.
Ça vient.
Je suis le Général.

C, II

Une nouvelle fois, cette stabilisation n’est que temporaire puisque, dès l’ouverture du chapitre suivant, le soldat établit une relation entre la mission militaire du groupe de soldats (d’annexion et de pacification) et le sujet « je » dans la langue, ce qui le conduit à aller plus loin encore dans la déprise de soi :

Quel est ce lieu ?
Comment l’habiter ?
Quel est le lieu ? Le lieu est là d’où je dis. Comment habiter le lieu où je dis ? Comment envahir ?
Il n’y a pas de doute. Je dis Il y a.
[…]
Il n’y a pas de doute possible. Mais il y a la violence. La violence de la parole, lorsque je dis ce qu’il y a.
Quand un dit je, il annexe un territoire.
Qu’est-ce qui m’épouvante dans la langue ? C’est quand un territoire devient je.
Je ne veux pas de je.

C, III

Le soldat rencontre l’altérité dans les « peuples bleus » de cette zone frontière et son « vertige » grandit tandis que se délitent tout à la fois la nécessité de la mission et son identité personnelle, voire l’unité de sa parole puisque le dernier chapitre présente en alternance un récit écrit à la première personne en italique (une lettre sans doute de la femme du soldat évoquée dans le chapitre I) et un autre récit que le pronom « il » domine à la place du « je » (sans qu’il soit néanmoins facile d’établir quel est le référent exact de ce pronom).

Les narrateurs des deux livres que nous comparons affrontent ainsi une épreuve de vie qui se décline en crise identitaire : Esther Montandon dans Vivre près des tilleuls, le soldat comme l’aide de camp dans Climax montrent dans leurs récits leur déroute qu’ils tentent d’articuler par l’écriture. Pour l’écrivaine suisse, c’est en effet non seulement sa vie qui a été ébranlée par l’épreuve du deuil mais également son rapport à l’écriture : nous apprenons dans l’« Avant-propos » qu’elle ne publiera rien pendant dix ans après la mort de sa fille – rien justement à l’exception de ces manuscrits retrouvés où elle affronte directement la douleur de l’absence. Le roman dessine d’ailleurs un trajet de reconstruction intime, lorsqu’Esther Montandon effectue quelques voyages dans les derniers chapitres du livre, rencontre furtivement un nouvel homme puis, dans le chapitre final, envisage même un retour à la création littéraire :

Depuis quelque temps, les images m’assaillent. […] Cela pourrait donner quelque chose, un bref texte, à l’intrigue ténue mais dont l’intensité irait croissant. Il s’agirait moins de scènes que de tableaux. La lumière serait primordiale. Il faudrait savoir rester douce. Peut-être est-il temps de me remettre au roman. Cela n’engage à rien d’en caresser l’idée.

VT, 118-119

Les deux récits juxtaposés de l’aide de camp et du soldat dans Climax ont tous deux une nature trouble : il devrait s’agir d’un rapport de procédure mais le récit dérive vers autre chose, « mêle les relevés et les notes personnelles, tient plus du journal intime que d’un récit officiel » (C, « Prologue »). Ces hommes y consignent tout autant les faits que leurs incertitudes grandissantes qui atteignent même le discours. Celui de l’aide de camp dans le prologue s’enraye car il s’adresse à un absent qui ne répond pas. Le soldat pour sa part prend acte des mutations que le voyage produit, comme il le note dans le chapitre II : « J’avance, inventant ma nature, rendu silencieux par les langues incompréhensibles dont je passe les fréquences […]. / […] La langue ne nomme rien, n’appelle plus, ne rappelle rien, renouant avec la musique, la langue renonce à son pouvoir. » Si le soldat continue pourtant d’écrire, comme l’aide de camp, les enjeux se sont transformés : « Je n’écris pas pour la mémoire, j’écris pour le passage », affirme le « il » du dernier chapitre (VI), pris d’une frénésie d’écriture délestée de toute volonté de transmission :

Il a écrit partout, il a écrit sur ses vêtements, sur tous les tissus qu’il a trouvés. Il a écrit sur le sol, sur les feuilles larges des consoudes, sur le tronc des hêtres. Il a écrit debout, allongé, tordu, il a écrit partout, sous la pluie ou le soleil, il fallait qu’il écrive. Jusqu’à ne plus sentir ses membres.
[…]
— Je n’ai pas voulu témoigner. Je n’ai jamais voulu témoigner.

C, VI

Ces écrits sont en effet voués à disparaître, comme le « il » qui écrit des poèmes sur du « papier à cigarettes » avant de les fumer. L’écriture trouve ici une convergence possible entre la présence du sujet (par le discours) et son absence (par la disparition du texte ou de l’être). C’est la conclusion à laquelle parvient l’aide de camp dans l’« Épilogue » : « Présence et absence ne semblent pas se distinguer si nettement dans ce camp où l’existence se passe à attendre […] ».

Traversant la crise du sujet des personnages fictifs, une autorité se refonde dans les deux récits de Général Instin et de L’AJAR mais il ne s’agit pas d’une restauration simple de ce qui avait été brisé : il s’agit de laisser ouverte la fracture dans l’invention d’un auteur fantomatique, présent et absent à la fois. Le vocabulaire spectral est bien présent dans les notes d’Esther Montandon (parlant par exemple de ses « réflexes de fantôme », VT, 114) ainsi que dans la postface du livre : il s’agissait pour le collectif de l’ « invoqu[er] » tel un fantôme (VT, 124) par l’invention de son nom puis de ses mots pour que « de fait, elle existe » (VT, 125). L’enjeu du roman Vivre près des tilleuls réside dans le surgissement de la présence d’Esther Montandon dotée d’une autorité propre, et pourtant sans recourir à une mystification : « Produite par tant de voix, elle s’est rapidement affranchie de toute autorité » (VT, 124), souligne encore la postface de L’AJAR qui, dès lors, trouve dans la réussite de cette refondation auctoriale l’autorité et le crédit de sa propre signature d’auteur collectif. Il nous semble qu’un jeu de relais équivalent se produit dans Climax dont le titre se comprend aussi désormais comme un autre nom possible d’auteur : celui de ce soldat, membre de l’escouade « Climax », happé par le vide dans le sillage du « Général » (Instin). Ce dernier a organisé la mission, a dirigé les troupes avant de se dérober tout en laissant aux autres la marque entêtante de son absence[13]. Le Général hante ainsi tout le livre et autorise en définitive l’inversion finale des signatures : Général Instin n’écrit rien, ne répond à personne et pourtant il peut endosser le rôle de l’auteur de façon légitime parce que, précisément, dans ce processus, c’est le statut même de l’auteur qui doit se repenser.

Les récits de Climax et de Vivre sous les tilleuls opèrent ainsi, dans la fusion des écritures de chaque créateur, à travers l’invention fictionnelle, la reconstitution d’une figure auctoriale familière mais troublée : le nom d’auteur unique sur la couverture, qui se comprend dès lors comme le point d’aboutissement de ce cheminement.

Au revers de la singularité auctoriale : les enjeux contemporains d’une écriture collective

Les fictions d’auteur développées dans les deux livres Climax et Vivre près des tilleuls permettent, avec d’autres oeuvres contemporaines qui animent des personnages d’écrivain, de penser autrement l’autorité de l’auteur en lui donnant cette dimension spectrale de présence-absence, de réalité et de fictionnalité. Cependant, ici, la nature collective du processus de création nous paraît renforcer ce geste de redéfinition du statut auctorial par une articulation nouvelle de la dialectique entre l’un et le multiple.

L’hétéronymie ouvre la possibilité d’une démultiplication de soi, ainsi que d’une liberté gagnée contre l’enfermement dans une identité assignée : par exemple, les créations hétéronymiques de Fernando Pessoa résultent d’une perte de l’unité du moi et se lisent comme un décentrement du sujet dans l’altérité tandis que Romain Gary (évoqué par L’AJAR) relie l’écriture romanesque à un désir nécessaire de multiplicité. Le sujet écrivant se pluralise et se diffracte ici dans l’invention d’autres auteurs. D’une certaine manière, les cas de Général Instin et de L’AJAR seraient exactement inverses. Ou plutôt, il s’agit du revers de ce geste : la multitude est concrètement posée comme le point de départ de la création mais elle conduit à une oeuvre et un nom communs à tous. Dans ces oeuvres comme dans l’hétéronymie, il s’agit tout à la fois de faire fonctionner le nom d’auteur selon le mode conventionnel de réception et de lecture des oeuvres littéraires tout en opérant en réalité son dysfonctionnement, ou du moins en amenant à prendre conscience de la nature construite du statut d’auteur par la fictivité effective de l’auteur créé. « [U]ne femme qui n’a jamais existé peut être l’auteure d’un livre qu’elle n’a pas écrit », souligne L’AJAR dans la postface de Vivre près des tilleuls (VT, 126), mais plus encore, il s’agit dans les deux projets de groupe de permettre que « la littérature [soit] libérée de son prédicat le plus tenace – tu écriras seul » (VT, 126). Le travail collectif de création tenu dans la signature d’un auteur fictif est un pas supplémentaire qui accentue encore la démarche de désappropriation engagée par la fiction d’auteur : en cela L’AJAR et Général Instin jouent à l’auteur tout en s’attachant à déjouer l’autorité personnelle qu’on lui associe, en écho avec les évolutions de la création littéraire dans le temps contemporain.

Ces deux créations se placent bien sûr dans la filiation des pratiques d’écriture et de création artistique collectives du xxe siècle, qui interrogent les représentations de l’auteur et les processus d’appropriation de l’oeuvre : les avant-gardes du début du siècle, par exemple, s’attachent bien à miner une certaine individualisation de la création littéraire ; nous pouvons également penser à la manière dont l’Oulipo substitue au génie inspiré la figure de l’écrivain artisan au travail. Nous rencontrons ces dernières années une réactivation particulière de cet héritage par de nouvelles expérimentations collectives marquées tout à la fois par le désir de créer ensemble – c’est-à-dire de rompre avec la solitude de l’artiste – et de dérégler un régime d’autorité, notamment en créant un nom d’auteur pour signer les oeuvres qui déroute ce qu’il devrait impliquer : l’autorité d’un seul créateur solitaire. Cela n’est pas réservé au champ artistique : en sciences humaines, des collectifs, parfois éphémères, apparaissent, comme Roy Pinker récemment, pseudonyme d’un collectif d’universitaires qui signe une étude sur l’affaire de l’enlèvement du fils de l’aviateur Lindbergh[14], ou encore l’ouvrage signé du Collectif Onze, Au tribunal des couples[15], fruit d’un travail collectif écrit par onze chercheurs. Il faut là aussi réinscrire ces pratiques contemporaines de chercheurs dans la filiation d’autres collectifs, en particulier celui du groupe de mathématiciens qui s’est formé et a diffusé ses travaux sous le nom fictif de Nicolas Bourbaki à partir de 1935, en soulignant néanmoins que ce collectif a élaboré pour l’auteur fictif qui les regroupait une autorité forte de son discours : l’ambition était ici une refondation de la mathématique et, au fil des années, le groupe Nicolas Bourbaki a pu acquérir une « puissance institutionnelle[16] ».

Dans le domaine artistique et littéraire, il est intéressant de noter combien les expérimentations collectives sont nettement attentives au nom choisi et à l’identité auctoriale que celui-ci construit : nous le voyons dans le choix concerté de Wu Ming, mentionné précédemment, ou encore de Claire Fontaine, présentée comme une « artiste ready-made » depuis 2004 par un collectif artistique (formé de James Thornill et Fulvia Carnevale), dont le nom détourne la célèbre marque de papeterie tout en évoquant Marcel Duchamp. Le collectif Inculte, fédéré autour d’une revue (de 2004 à 2011) et d’une maison d’édition, fait entendre dans son nom, lorsqu’il est choisi comme signature collective, le désir de se défaire d’une sacralité de l’auteur (même si les signatures individuelles restent souvent présentes à l’intérieur des ouvrages). Plus récemment, des auteurs francophones de science-fiction ont formé le collectif Zanzibar dont le nom évoque le roman de John Brunner, Stand on Zanzibar, publié en 1968, avec pour projet d’écrire des textes comme « des endroits où se rencontrer, où penser et commencer à désincarcérer le futur[17] » : le nom d’auteur renvoie proprement à un lieu collectif, qui rassemble de façon informelle et ouverte. Sur la page « Qui est Zanzibar ? » de leur site internet, apparaît nettement la volonté de brouiller l’identification en faisant apparaître une liste potentielle et incomplète des auteurs, qui mêle ensemble auteurs contemporains réels et auteurs disparus (comme intégrés de façon posthume) et qui, en outre, se modifie en partie chaque fois que l’on actualise la page[18].

Le nom d’auteur collectif créé par Général Instin et L’AJAR s’inscrit dans ces dynamiques contemporaines qui montrent moins une sortie de la fonction auteur qu’une volonté d’ouvrir des possibles : des zones auctoriales alternatives pour des auteurs mis en partage. Leur démarche est bien en consonance avec cette présentation éclairante de l’artiste Claire Fontaine : « Claire Fontaine grandit au milieu des ruines de la fonction auteur, elle expérimente avec des protocoles de production, détournements et différents dispositifs pour le partage de la propriété intellectuelle et de la propriété privée[19]. » Les écrivains qui sont engagés dans ces projets ne renoncent pas radicalement à toute auctorialité individuelle, comme nous l’avons dit : leurs noms sont disponibles et ils peuvent par ailleurs publier des oeuvres personnelles. Ils se livrent ici à un travail de détournement qui touche à la signature et, plus largement, qui participe d’une autre manière d’envisager la littérature : explorer d’autres formes de création et de présence dans l’espace public. Le projet de L’AJAR comme celui du Général Instin s’ouvrent hors du livre dans le mouvement d’une « littérature exposée[20] ». Le devenir auteur lié au devenir livre du Général Instin est une forme récente du projet qui côtoie bien d’autres créations : oeuvres numériques, performances artistiques, littéraires, créations visuelles, etc. La publication de Climax s’inscrit en outre dans un cadre éditorial particulier, chez un éditeur indépendant qui met en place pour l’occasion une nouvelle collection : « le label Othello, né de la rencontre entre un collectif, Général Instin, et l’éditeur du Nouvel Attila, Benoît Virot, [et] voué aux projets collectifs menés hors des circuits commerciaux traditionnels », selon le site de l’éditeur[21]. En ce qui concerne L’AJAR, si la publication du livre Vivre près des tilleuls a offert au collectif un certain rayonnement, ce dernier défend plutôt l’idée d’une présence vivante et plurielle de la littérature :

L’AJAR crée des performances (lectures dynamiques à une ou plusieurs voix, intégrant musique et projection vidéo), publie des textes sur différents supports, anime des ateliers d’écriture et met sur pied des projets qui ont pour but d’ouvrir la littérature aux autres arts et de la sortir de l’objet-livre[22].

Le groupe a par exemple tenu une chronique dans la presse entre fiction et réalité, et prépare actuellement un spectacle théâtral intitulé Amours collectives. Les écrivains qui collaborent à ces projets collectifs utilisent internet et les réseaux sociaux comme un lieu de médiatisation et d’élargissement de la création littéraire[23] : ainsi L’AJAR tient à jour un site personnel et une page Facebook pour informer des projets du groupe tandis que la publication de Climax s’est accompagnée de la diffusion d’un site internet consacré à la création du livre, comme nous l’avons évoqué au début de notre article.

L’AJAR et Général Instin, réanimés par la fiction narrative de leurs oeuvres, incarnent l’auteur par-devant la pluralité de leurs créateurs mais moins pour fondre la création collective dans une unité que pour mettre en lumière les processus de création et d’appropriation, de constitution d’une auctorialité qui se tissent dans la publication des oeuvres : paradoxalement peut-être, le nom-signature unique d’auteurs pluriels fait entendre en définitive le « brouhaha » du monde, caractéristique de ce que serait le contemporain selon Lionel Ruffel qui souligne, en effet, qu’ « [i]l y a donc un lien assez fondamental entre contemporain, brouhaha et multitude », qui « repose […] sur l’indistinction, l’inséparation[24] ». La création affichée d’un auteur hétéronyme collectif souligne le geste de mise en commun et de partage. Dès lors, elle dessine ce que pourrait être un auteur contemporain, au sens d’un « compagnonnage[25] » : une figure potentielle, offerte comme un lieu de rencontres, de création et d’échanges, qui autorise une pratique plurielle et partagée de la littérature.