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Le témoignage est un acte de langage ou de discours (speech act) et un mode d’énonciation. C’est aussi un événement verbal, défini du point de vue de la relation qui s’établit entre le témoin et son destinataire. Ce rapport à l’interlocuteur est important car il relativise le rôle du témoin comme maître absolu de l’acte dont il se dit responsable. En effet, le témoin a beau dire le vrai, il n’a pas de pouvoir sur la réception de sa parole.

Pour que le témoignage soit accompli avec succès, il faut un destinataire qui s’engage à y répondre sur un plan non seulement affectif mais aussi en fonction de ses connaissances[1]. Le destinataire dont le témoin a besoin est un destinataire informé au sens où il doit être susceptible de reconnaître, dans le récit d’une expérience vécue, le modèle d’une situation de vie et de discours. Il est censé relever dans ce type de récit autobiographique des éléments qui constituent un savoir sur ce qui s’est passé. Sans ce destinataire instruit en quelque sorte, la réalité racontée reste une histoire vécue parmi les autres. L’exemple de Primo Levi met particulièrement en lumière cette idée dans le contexte d’une expérience extrême puisque, dans son ouvrage Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz[2], l’auteur témoigne de la réception de ses témoignages, notamment auprès des jeunes, dans les écoles. Ainsi, au lieu de se concentrer principalement sur sa propre expérience des camps, Primo Levi évoque

le fossé qui existe, et qui s’élargit d’année en année, entre les choses telles qu’elles étaient « là-bas » et telles qu’elles sont représentées dans l’imagination courante, alimentée par des livres, des films et des mythes approximatifs. Celle-ci, fatalement, glisse vers la simplification et le stéréotype […][3].

Levi démontre que, sans une réelle connaissance des conditions dans lesquelles les prisonniers étaient transportés à Auschwitz, concentrés dans les camps et exterminés, son propre témoignage ne peut pas être accompli avec succès. En effet, la réponse donnée par le public a souvent été à l’opposé de ses attentes. C’est ainsi que Primo Levi problématise le décalage entre le public auquel le témoin s’adresse et le public auquel il est confronté, entre la réponse dont le témoin a besoin pour pouvoir accomplir l’acte de témoignage et la réponse effective du public.

Dans le contexte de la réception, le nom propre du témoin joue un rôle aussi important que les connaissances préalables du public. Pour le montrer, nous allons utiliser l’exemple du roman de Yannick Haenel, Jan Karski[4], roman qui porte explicitement sur une réalité et un personnage historiques, roman qui a, de ce fait, provoqué des polémiques chez les historiens et les littéraires. Notre objectif est de définir le statut du nom propre du témoin à partir du nom « Jan Karski », que nous étudierons successivement en tant que nom d’auteur (Karski ayant signé plusieurs livres de témoignage), en tant qu’anthroponyme et, enfin, dans le rapport qu’il entretient avec la catégorie de la voix. Pour cela, nous allons nous référer principalement aux propriétés énonciatives du nom propre. L’analyse, fondamentalement pragmatique, a pour but de mettre en évidence la tension qui traverse l’intégralité du projet de Haenel (et pas seulement la très discutée troisième partie du roman) et, ce faisant, de préciser les raisons pour lesquelles ce roman a suscité des réserves et des avis fortement hétérogènes.

Quelques spécificités des noms propres

Du point de vue de la référence, les noms propres identifient mais, à la différence des noms communs, ils ne classent pas. Ils désignent des individus, des objets, des peuples, des lieux, mais ne fournissent pas de critères d’identité des porteurs ainsi désignés. Ce sont des désignateurs qui individualisent ou qui spécifient, mais ce ne sont pas des garants d’identité[5]. Cela étant, du point de vue sémiologique, les noms propres sont des signes qui évoquent. Ils font signe, notamment sur le plan de leur forme. Par exemple, « Karski » est un patronyme se terminant en -ski et qui peut participer par sa morphologie, sans que cela soit une nécessité, à l’identité nationale du porteur, suggérant des origines slaves, notamment polonaises.

De plus, les patronymes appellent souvent d’autres noms ou d’autres formes anthroponymiques, telles que les pseudonymes, les sobriquets ou les surnoms, qui se substituent à un nom de famille, en général pour masquer la relation référentielle avec un individu. « Karski » est un pseudonyme qui évoque un autre nom, l’anthroponyme Jan Kozielewski, auquel il est possible d’associer une biographie (résistant polonais, prisonnier des Russes, prisonnier de la Gestapo, messager chargé par la Résistance polonaise de fournir au gouvernement polonais en exil un compte rendu de la situation en Pologne occupée). Mais « Karski » évoque aussi une liste de noms ayant tous le même statut, étant réunis par le même critère : il est inscrit au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem parmi les Justes des Nations.

Le fonctionnement des noms propres dans le discours peut aussi avoir une importance aux yeux des historiens. Pour Patrick Boucheron, la question du nom est cruciale quand il s’agit d’analyser le dispositif narratif de Jan Karski[6]. Dans son article sur les frontières entre les différents « régimes de vérité », entre l’histoire savante et « le récit vrai » de la prose romanesque, l’historien analyse minutieusement le dossier Karski, notamment les critiques dont le livre de Haenel a fait l’objet. En même temps, il suit scrupuleusement les formulations du romancier dans les nombreux entretiens que celui-ci a accordés à la presse. En se référant aux trois mentions figurant sur la couverture du roman : « Yannick Haenel, Jan Karski, roman », dont la juxtaposition est censée instituer, selon le projet de Haenel, à la fois une ligne de démarcation et une forte tension entre le documentaire et la fiction, Boucheron constate que, ne serait-ce que par sa couverture, le roman « produit » déjà « un vertige[7] ». En nous appuyant sur des arguments linguistiques, nous inclinons à corroborer cette impression de vertige et, en même temps, à nuancer l’idée du nom propre comme « ligne de démarcation […] entre les différents régimes de vérité[8] ». Les noms propres, même les noms historiques, même ceux qui sont incarnés[9], même ceux qui sont censés désigner des personnes réelles, sont des formes trompeuses puisqu’elles ont la capacité d’identifier sans donner les traits définitoires de leurs référents. En d’autres termes, le nom propre, surtout lorsque nous visons les anthroponymes et leur fonctionnement dans le discours, est un « indice […] fugace », indice qui « esquisse un seuil transitoire, en deçà et au-delà duquel se perd toute référence univoque[10] ». Il s’agit donc d’une forme peu fiable sur le plan de la référence, y compris lorsqu’elle semble atteindre une certaine stabilité du fait qu’un nom doit en principe désigner le même individu chaque fois qu’il est employé à l’intérieur d’un univers narratif. Se trouvant au seuil des discours et non pas à leurs frontières, les noms propres possèdent nécessairement des référents plus ou moins instables, car ceux-ci ne cessent de se construire et de se reconstruire par les discours dans lesquels ces noms sont utilisés.

Du point de vue de l’énonciation, le nom propre est une troisième personne opposée aux deux personnes de l’interlocution : je et tu. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la distinction introduite par Benveniste entre la première personne énonciative, représentée par le pronom je, et le nom propre. La première personne est la marque de l’identité subjective d’une personne, tandis que le nom propre, relevant de la troisième personne grammaticale, marque son identité objective (ou objectivée)[11]. Si le nom propre est à l’extérieur de la relation interlocutive, ayant le statut d’un tiers provisoirement exclu[12], c’est parce que le nom, à la différence du je, n’a pas de voix propre. D’où sa principale propriété énonciative lorsqu’il s’agit de l’étudier dans le discours : le nom propre est forcément dépendant d’une instance énonciatrice qui lui attribue une voix et le fait parler. C’est pourquoi nous pensons reconnaître, dans la parole de la personne nommée, une voix qui est la sienne. Nous allons voir que cette propriété du nom propre permet de mettre en valeur quelques spécificités pragmatiques dans le fonctionnement des noms de témoins en particulier.

Le nom du témoin

Le nom propre du témoin est avant tout un nom indissociable de la parole qu’il souscrit. Il est « accroché » à un récit écrit publié ou à un récit oral rendu public et, de ce fait, il dépend de cette matérialité discursive dont il prend la responsabilité. En ce sens, il possède certains traits de la signature. D’où ses principales spécificités pragmatiques : en tant que signature, c’est un nom et un acte, un nom qui cautionne le discours qu’il souscrit[13]. Par rapport aux (autres) anthroponymes, le nom propre du témoin se rapproche dans son fonctionnement du nom d’auteur puisqu’il relève de l’acte de signer et non pas nécessairement d’un acte de baptême, comme c’est le cas des anthroponymes tout court. Autrement dit, ce n’est pas le même type d’acte qui permet la stabilisation référentielle du nom de personne et du nom du témoin lorsque ces formes sont utilisées dans le discours.

La distinction pragmatique entre les anthroponymes et les noms d’auteurs est importante. D’une part, elle permet de comprendre pourquoi les signatures en général peuvent être des noms attribués à des pseudo-identités, des noms de personnes qui ne sont « personne ». Tels sont les noms d’auteurs dont les référents n’ont pas de biographie, comme Botul (philosophe fantôme), l’auteur de La vie sexuelle d’Emmanuel Kant, ou Ike Antkare (informaticien fantôme, cité comme l’auteur de nombreux textes scientifiques). C’est aussi le cas de Binjamin Wilkomirski, auteur de Fragments : une enfance 1939-1948, signature qui est un acte d’imposture puisque ce nom d’auteur renvoie à un témoin dont l’identité tout comme son récit sont entièrement fabriqués[14]. C’est dire que les noms d’auteurs sont plus dépendants d’une série de propos ou de textes que d’une consistance extratextuelle ou extra-discursive qui permettrait de les associer à des êtres du monde. Ils semblent associés à certains titres ou à la parole qu’ils cautionnent plus qu’à des corps de personnes. Avant tout, ils possèdent certains traits de la fonction auteur, selon la très juste formulation de Foucault[15], car ils font corps avec le texte (écrit ou oral) auquel ils sont apposés.

D’autre part, la distinction pragmatique entre les anthroponymes et les noms d’auteurs permet d’envisager le nom propre du témoin comme un nom impliqué dans un double acte – acte de témoignage et acte de caution – et, par conséquent, comme un nom porteur d’une double responsabilité. Il n’est pas nécessaire d’entrer ici dans le débat complexe sur le statut ontologique de la référence de ces deux séries de noms propres : les anthroponymes, qui désigneraient des êtres du monde, et les noms d’auteurs, qui relèveraient avant tout de la fonction auteur. Il suffit de constater que le fait d’envisager le nom du témoin dans sa dimension de nom d’auteur permet d’expliquer pourquoi un témoin peut signer son propos / son écrit d’un faux nom, c’est-à-dire d’un pseudonyme. C’est effectivement le cas de « Jan Karski ».

« Jan Karski » comme nom d’auteur

Dans la deuxième partie du roman de Haenel, le nom « Jan Karski » a le statut d’une signature puisqu’il est associé à plusieurs titres d’ouvrages, identifiés comme ses témoignages. Il est associé au titre d’un ouvrage autobiographique à succès : Story of a Secret State (1944), publié en français sous le titre Mon témoignage devant le monde[16]. La deuxième partie du roman est le résumé de cette publication, où le lecteur retrouve des citations par Haenel de l’ouvrage mentionné :

Aux yeux des Anglais, la Pologne se résume à la brève campagne de septembre 1939, et à « quelques échos d’une résistance obstinée contre l’occupant », comme l’écrit Karski. Personne, au fond, ne comprend l’héroïsme de cette nation qui refuse la collaboration avec l’Allemagne ; personne ne comprend cette notion d’« État clandestin », alors que partout ailleurs règne le compromis. Et puis, dit Karski, les gens ne cessent de lui demander si les sacrifices de la Pologne peuvent se comparer à « l’héroïsme immense du peuple russe ».

JK, 111

Par ailleurs, dans la même partie du roman, « Jan Karski » apparaît également apposé à côté du titre d’un deuxième ouvrage – Les rapports Karski –, cautionnant cette fois-ci un texte consacré à la situation en Pologne occupée par les Soviétiques et par les Allemands (rapport qui a suscité de l’indifférence, de l’incrédulité, ce qui est mentionné dans le roman). En revanche, aucun passage de cet ouvrage n’est rapporté, sans doute pour des raisons techniques, car le texte n’est accessible qu’en anglais[17]. Quelles que soient les raisons de l’auteur, Yannick Haenel, et ses motivations poétiques, le témoin Karski a ici le statut d’un témoin reconnu dans son droit de dire. Dans cette partie, il est mis en scène comme un témoin-auteur. Son nom y circule associé à plusieurs titres ainsi qu’à une parole publiée qu’il cautionne[18]. Parce qu’il est intégré dans la narration romanesque en tant que témoin-auteur, le nom « Jan Karski » y est identifié comme le nom d’un témoin confirmé. Sa parole est reconnue comme une parole attestée, matérialisée par sa voix propre.

Cela nous amène à une observation importante. Les noms de témoins sont souvent dénués de toute notoriété, désignant des anonymes. Cependant, le nom du témoin peut aussi être connu, tel celui de Primo Levi, auquel cas il est doté d’une puissance, d’un surcroît d’autorité. Mais, d’une manière générale, c’est en s’insérant dans le discours d’autres auteurs que la parole d’un témoin se fait valoir et que son nom est susceptible de gagner en notoriété. De plus, une fois mis en scène comme un nom d’auteur, le nom du témoin ne cautionne pas seulement la parole à laquelle il est associé ; il valorise aussi l’auteur qui utilise les témoignages comme sources primaires. Il valorise son texte. C’est notamment le cas des discours signés d’un historien ou d’un journaliste. Ces auteurs sont à la recherche de témoignages car leurs discours produisent des connaissances sur des réalités vécues. De ce fait, ils ont le pouvoir de légitimer la parole des témoins et de faire reconnaître leurs noms. C’est pourquoi le nom d’un témoin connu, apte à s’insérer dans un dispositif de validation et à crédibiliser le texte intégrant, peut être un nom d’auteur valorisant. C’est ainsi que s’explique le caractère particulièrement mobile des noms de témoins, l’intégration de leur parole dans le discours d’un autre auteur. Ce contexte trans-discursif aurait donc un double effet. D’une part, il apporte aux noms de témoins mal connus une certaine notoriété ; d’autre part, il permet de donner du crédit au discours intégrant et du poids au nom de son auteur. Le roman de Haenel répond à cette interprétation car nous pouvons constater, notamment dans la deuxième partie, une référence récurrente au nom « Jan Karski » dans sa forme complète et dans son statut de nom d’auteur.

Toutefois, les noms de témoins ne se laissent pas réduire entièrement à des signatures. Un témoin ne cautionne pas seulement un énoncé ou un récit à la première personne. Il cautionne aussi un acte autobiographique. Nous savons qu’un acte autobiographique implique l’identité de plusieurs actes et de plusieurs instances du sujet. Avant tout, il s’agit de l’alliance de l’auteur qui appose son nom et de la première personne énonciative – celle qui énonce, qui dit je et qui se manifeste par sa voix. D’où la spécificité du témoignage, qui implique la coïncidence des actes de cautionner en apposant son nom et d’énoncer. En ce sens, témoigner serait dire en son nom propre et de sa propre voix.

Par ailleurs, le témoin ne dit pas, contrairement à ce que l’on a l’habitude de penser, ce qui s’est passé (en utilisant la première personne) ; il dit comment il a été affecté par ce qui s’est passé. Et parce qu’il en est affecté en tant que personne, il sait parfaitement ce qui s’est passé. C’est de là que vient l’autorité du témoin, plus précisément, son droit de dire, le droit de raconter une expérience vécue. C’est aussi la raison pour laquelle témoigner est un acte à la première personne qui, de ce fait, oblige l’interlocuteur à répondre à ce qui se dit. Il est clair que ce raisonnement met en évidence une double spécificité du témoignage. C’est un acte qui implique, comme nous l’avons souligné, un sujet autobiographique réuni dans l’identité du nom (d’auteur) et de la personne (énonciative). C’est aussi un événement verbal à responsabilité partagée[19].

En revenant au rapport entre le nom et la voix, il est possible d’estimer qu’une fois que le nom d’auteur se voit attribuer la voix de la personne qui parle, celle-ci se charge d’une consistance sur le plan de la référence. Elle reçoit un corps. Mais nous savons que notre rapport à la voix est bien particulier. La voix échappe au contrôle car elle a tendance à surgir d’un tout[20]. Elle ne se limite pas à un phénomène du texte que l’on assigne à une source ou qui permet d’actualiser la parole attribuée à un nom propre. C’est aussi une matérialité à laquelle on accède à travers le texte. C’est pourquoi le phénomène de la voix nous pousse à insister davantage sur le plan de la réception. Si la voix est difficilement maîtrisable, c’est parce qu’elle est censée être entendue. De ce fait, lorsque nous définissons le témoignage comme un acte de discours accompli en son nom propre et de sa propre voix, nous tenons compte surtout du point de vue de la réception : dans la parole du témoin, l’interlocuteur ou le lecteur sont censés entendre, on le dit souvent, « une parole authentique », la voix d’une personne qui a vécu les événements dont elle rend compte et non pas seulement la voix d’un « sujet parlant » ou d’un « locuteur ».

« Jan Karski » comme anthroponyme

Dans la première partie du roman de Haenel, « Jan Karski » est le nom de la personne qui intervient comme l’un des « témoins de l’histoire » dans le célèbre documentaire de Claude Lanzmann, Shoah (1980). Cette partie est la mise en récit du film, avec une transcription des paroles prononcées par Karski et recueillies par Lanzmann :

À plusieurs reprises, la caméra s’approche du visage de Jan Karski. Sa bouche parle, on entend sa voix, mais ce sont ses yeux qui savent. Le témoin, est-ce celui qui parle ? C’est d’abord celui qui a vu. Les yeux exorbités de Jan Karski, en gros plan, dans Shoah, vous regardent à travers le temps. Ils ont vu, et maintenant c’est vous qu’ils regardent.

JK, 16

Jan Karski fait le geste de dégainer, son visage est très pâle. Il fait mine de tirer, d’une manière presque enfantine. Il dit : « Coups de feu ! Bruit de verre brisé. Hurlements », comme des indications scéniques. En même temps, il mime les bruits, et les reproduit, maladroitement, avec sa bouche. Son visage est devenu blanc. Il tremble.

JK, 30-31

À la fin, Jan Karski ne s’exprime plus qu’avec des phrases négatives : « Je n’en étais pas. Je n’appartenais pas à cela. Je n’avais rien vu de tel. Personne n’avait jamais écrit sur une pareille réalité. Je n’avais vu aucune pièce, aucun film ! »

JK, 34

Tout comme dans la deuxième partie, où la parole publiée de Karski est reprise et insérée dans le discours romanesque, dans la première partie du roman le narrateur met en récit le corps de Karski, tel qu’il apparaît dans le film. Il décrit ses yeux et son regard en s’adressant directement au lecteur qu’il place dans la position d’un spectateur (« c’est vous qu’il regarde »). L’auteur utilise avant tout le dispositif de l’ekphrasis[21] mais aussi le discours direct. Le lecteur, mis dans la situation du spectateur par le discours du narrateur, ne « voit » pas seulement la personne filmée ; il « entend » aussi prononcer son nom – « Jan Karski » –, en la voyant répondre à une autre voix dans le film. Le lecteur suit du regard la description des gestes, des changements du visage. Il est amené à repérer la structure des énoncés rapportés, à entendre la voix d’une personne, à imaginer son intensité et l’intonation des phrases prononcées[22]. En somme, pour le lecteur et à ses yeux, il ne peut s’agir que d’un acte de langage pris en charge par la personne que l’on entend parler, c’est-à-dire d’un acte accompli, encore une fois, en son nom propre et de sa propre voix. De toute évidence, « Jan Karski » est un anthroponyme ayant pour référent un personnage dans un document audiovisuel, un « être du monde ».

Il en découle que, dans les deux premières parties du roman, le nom propre « Jan Karski » est le nom d’un témoin confirmé et en même temps un nom mal connu, au sens où, dans ces parties du roman, son référent se construit comme celui d’un témoin que l’histoire officielle n’a pas su prendre au sérieux. Ce référent se consolide donc progressivement comme étant l’auteur de plusieurs actes et récits de témoignage, mais possédant aussi une biographie et pouvant être associé au corps d’une personne. Les deux premières parties du roman s’inspirent ainsi des pratiques des discours non fictionnels. Elles prennent la forme d’une narration documentaire au sens où elles reposent sur l’élaboration d’un témoignage-document[23] et sur la mise en scène d’un témoin avéré de l’histoire.

Le Jan Karski de Yannick Haenel

Le projet poétique de Haenel consiste à mettre en scène un témoin de statuts différents en associant au nom « Jan Karski » une référence multiple. Le nom d’auteur « Jan Karski », nom d’un témoin avéré de l’histoire, continue d’apparaître dans la très discutable troisième partie du roman. Toutefois, son référent y subit un changement radical. Cette partie du roman est rédigée à la première personne et à la manière d’un acte de témoignage. Dans cette troisième partie du roman, il se produit une confusion vocale et, en même temps, un double conflit sur le plan de la première personne énonciative :

Moi, Jan Karski, né en 1914 à Łódź, en Pologne, dans la pire ville du pire pays au monde, un pays mal-aimé, mal-traité, je n’oublie pas, je continue obstinément à ne pas oublier. Ils s’acharnent à couvrir la Pologne d’infamie, en la réduisant à cet antisémitisme que leurs pays ont intérêt à lui faire endosser, parce qu’il leur donne l’illusion de les blanchir, eux qui d’une manière ou d’une autre ont collaboré avec les nazis.

JK, 120

À la manière d’un témoignage à sujet autobiographique constitué par l’identité du nom, de la personne et de la voix, le roman utilise une formule introductive stéréotypée. Il s’agit de juxtaposer trois indices : Moi, la forme tonique du pronom de la première personne, mettant en valeur la personne énonciative ; le nom propre de l’auteur – Jan Karski – désignant le responsable de ce qui se dit ; enfin, la forme clitique du pronom de la première personne je impliquant une énonciation que la personne énonciative accomplit de sa propre voix. De plus, ce sujet mis en scène comme témoin est immédiatement associé à sa biographie. Force est donc de constater que plusieurs éléments dans le texte vont dans le sens d’un sujet se manifestant en tant que personne et qui s’adresse à un interlocuteur informé ou instruit, susceptible d’être pris à témoin[24]. En effet, plusieurs indices mettent en évidence une énonciation prise en charge par « Jan Karski ». Or dans ce monologue, la voix attribuée à la première personne énonciative ne se laisse pas vraiment identifier comme la voix du témoin Karski. Le lecteur entend une voix autre se superposer et surgir de la parole assignée au nom « Jan Karski ». C’est cette autre voix qu’il entend progressivement dominer le dire du témoin. En d’autres termes, la voix que le lecteur entend est dissociée de la personne que le discours met en scène par un dispositif de témoignage. Il se produit donc une non-identité entre la personne énonciative montrée dans l’énoncé et la voix que le lecteur entend. En résumé, l’acte de témoigner, attribué au témoin Karski et représenté comme une énonciation en son nom, n’est pas réalisé de sa voix propre. Le lecteur y voit apparaître un nouveau témoin. C’est un témoin hypothétique qui dit ce que Karski dirait au monde aujourd’hui s’il pouvait encore parler. Inutile de dire que cette conclusion affecte l’acte même de témoigner au sens où, configuré ainsi, ce monologue se constitue comme une dynamique de non-coïncidence entre la voix de l’énonciateur représenté et la voix de l’énonciateur entendu.

Il est possible de le démontrer sur le terrain du nom propre. Dans cette troisième partie, le nom « Jan Karski », donné comme le nom du témoin qui parle, n’est plus associé, contrairement aux deux premières parties du roman, à une série de titres, à une parole écrite ou orale, à un texte imprimé ou à une représentation filmique auxquels on accéderait comme à autant de sources. Il perd ici en quelque sorte le statut acquis dans les deux premières parties. Dans la troisième partie, il ne s’agit ni d’une signature ni d’un anthroponyme ayant pour référent une personne mise en scène dans un langage filmique. Il s’agit d’un nom de témoin dont la parole est vocalement doublée par un autre, ce qui entraîne un conflit entre le nom donné dans le roman comme responsable de l’acte de témoignage (« Jan Karski ») et le nom qui le cautionne (« Yannick Haenel »).

Ce conflit relatif à la question de savoir qui endosse la responsabilité de l’acte de témoigner se laisse interpréter également à partir de la page de couverture. Il concerne ici le rapport entre deux noms d’auteurs, deux signatures et les actes qu’ils prétendent contrôler. Dans les deux premières parties, nous l’avons dit, la voix assignée au témoin Karski se laisse clairement distinguer de celle qui la met en scène. Celle-ci pourrait être attribuée à une instance narrative ou à l’auteur qui signe le roman. En revanche, la troisième partie du roman produit un conflit dans le rapport entre deux noms et deux auteurs, au sens où l’auteur du roman intervient dans le discours attribué à Jan Karski, témoin que le lecteur a déjà identifié comme l’auteur de ses témoignages. Le résultat sur le plan textuel est un phénomène que l’on peut caractériser comme polyphonique, au sens où le lecteur pense lire, dans ce monologue, les pensées et le point de vue de l’auteur. Il a surtout l’impression d’entendre sa voix – la voix de l’auteur qui a signé le roman :

J’ai parlé, on ne m’a pas écouté ; je continue à parler, et peut-être m’écouterez-vous : peut-être entendrez-vous ce qu’il y a dans mes paroles, et qui vient de plus loin que ma voix […].

JK, 120

[…] le livre a été publié en Grande-Bretagne, et tout de suite des traductions ont été achetées en France, en Suède, en Norvège. C’était un immense succès. Et pourtant, le livre n’a rien changé. Si un livre ne modifie pas le cours de l’Histoire, est-ce vraiment un livre ? Mes paroles avaient échoué à transmettre le message, mon livre aussi. De toute façon, la Pologne était perdue, car à peine avais-je terminé d’écrire le livre que l’insurrection de Varsovie était écrasée par les nazis.

JK, 144

En tout cas, la liberté qui m’anime ne s’est plus affaiblie depuis 1945, depuis que Churchill, Roosevelt et Staline se sont partagé le monde, à Yalta, comme un trio de charognards.

JK, 123

Au cours de ma vie, j’ai beaucoup plus parlé avec Kafka qu’avec n’importe quel autre homme soi-disant vivant. C’est sans doute parce que lui aussi avait été un messager. Il arrive que les messagers, à force de rechercher celui qui sera capable d’écouter leur message, se perdent, et abordent des régions inconnues ; ainsi découvrent-ils des vérités qui auraient dû rester dans l’ombre ; ils en conçoivent une inquiétude qui leur ferme les portes de la compréhension, mais leur ouvre d’autres portes, plus obscures […]. Lorsque j’ai rencontré Pola, on venait juste de me faire savoir que j’étais devenu citoyen américain. C’était en 1953, j’avais repris des études, et j’allais commencer à enseigner. Jan Karski n’était pas mon vrai nom […].

JK, 160

Sont donc accomplis un acte de discours et un récit, sinon totalement fictifs, du moins recréés, fictionnalisés. En somme, le nom « Jan Karski » désigne ici le Jan Karski de Yannick Haenel.

En découle une progression romanesque intéressante, un récit polyphonique qui prolonge dans le temps les témoignages signés « Jan Karski » auxquels réfèrent les deux premières parties du roman. Il s’agit aussi d’un projet poétique qui repose sur une discontinuité narrative, car ce would-be Karski rompt avec les deux premières parties du roman, fort attachées à une insertion scrupuleuse de la parole attestée de Karski[25]. Et de fait, Haenel semble conscient du caractère discontinu de sa prose. Lui-même s’interroge sur la pertinence du procédé de cette troisième partie rédigée à la première personne pour rendre le plus authentique possible l’acte de témoignage du would-be Karski. Dans un entretien, il insiste sur le flou concernant la question de la responsabilité : « Il me fallait trouver un discours approprié, fondé sur le scrupule, puisque Jan Karski a vécu, et que mon projet était d’appeler le livre par le nom de cet homme, c’est-à-dire de faire se côtoyer les deux noms sur la couverture : qui signe le livre, Jan Karski ou moi ?[26] »

Cependant, faire se côtoyer les deux noms sur la couverture n’est pas sans conséquence. Il s’agit de placer le nom de l’auteur, nom qui garde son emplacement de signature, à côté d’un autre nom qui abandonne son statut de titre pour intégrer le corps du texte, où il atteint un statut pluriel. Nous l’identifions comme le nom d’un messager, l’auteur d’un rapport sur la Pologne occupée par les Soviétiques et par les Allemands. C’est aussi le nom d’un témoin avéré de l’histoire, mais mal connu. C’est enfin le nom d’un témoin construit par et dans la fiction – « le Jan Karski de Yannick Haenel ». « Jan Karski » serait donc un nom à références multiples, hésitantes. Le roman oblige le lecteur à suivre la dynamique de son oscillement entre un témoin acteur de l’histoire dans le film de Lanzmann, un auteur de plusieurs récits, de plusieurs actes de témoignage, et un témoin reconstruit par la fiction romanesque, où il retrouve finalement une forme de notoriété en faisant le récit de sa vie :

Je suis parti en tournée [en 1944 …]. C’est sur les routes de l’Oregon, de la Caroline du Nord ou de la Louisiane que j’ai compris que je n’étais plus un messager, j’étais devenu quelqu’un d’autre : un témoin. On m’écoutait. Plus personne ne mettait en doute ce que je racontais, car un témoin n’est pas quelqu’un qu’on croit ou qu’on ne croit pas, c’est une preuve vivante. J’étais la preuve vivante de ce qui s’était passé en Pologne.

JK, 146

Le projet poétique de Haenel est de mettre en valeur le porteur de ce nom, Jan Karski, de rendre hommage à un témoin enfermé dans sa solitude ; à un homme aussi – Jan Kozielewski – représenté comme un modèle de courage, de pugnacité, de sens de l’honneur. Même si le Karski de Haenel est « moralement et psychologiquement faux[27] », comme on a tendance à le penser, il produit un effet poétique sur le lecteur. Certaines scènes restent en mémoire, comme celle du Cavalier polonais de Rembrandt que nous découvrons dans le regard de Karski et que nous voyons comme une poétique à la fois de la solitude et de l’espoir :

J’ai parlé ce soir-là du Cavalier polonais de Rembrandt. Savait-elle [Pola] qu’à deux pas d’ici, juste à côté de Central Park, à la Frick Collection, il y avait un tableau qui était le plus beau tableau du monde, un tableau qui parlait de notre solitude ? Rembrandt avait deviné que cette solitude n’était pas seulement faite de malheur, mais qu’il y avait en elle un secret qui l’arrachait au pire, et qui, peut-être, la sauvait. Il fallait bien regarder le sourire du Cavalier, ai-je dit à Pola, parce que son sourire brillait dans les ténèbres.

JK, 162

À tous les moments décisifs de ma vie, je suis allé voir Le Cavalier polonais. À chaque fois, il m’a fait du bien. […] Depuis la première fois, ce que j’aime le plus, c’est le geste du cavalier : poing sur la hanche – un geste d’officier, la nonchalance de l’aristocrate. Ce geste, je l’avais répété moi-même des centaines de fois devant un miroir, à l’École militaire, afin de me donner une attitude de jeune seigneur ; puis avec mes amis, lorsque j’étudiais en Angleterre pour devenir un diplomate, et plus tard enfin, tandis que le rêve d’une Pologne libre s’abîmait dans les charniers de Katyń, je refaisais ce geste, sans même y penser, et c’était comme un code, le signal de mon retour à la vie. À travers ce geste, c’est ma solitude qui parlait – et je la découvrais invaincue.

JK, 151-152

L’idée est de poétiser ce sentiment de solitude profonde d’un homme, d’un peuple et, par là, de produire le symbole de l’isolement d’un pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans ce contexte esthétique, le nom « Jan Karski » fonctionne dans le roman, et surtout dans sa troisième partie, comme un instrument de poétisation.

Néanmoins, le projet de Haenel ne tient pas seulement à sa dimension esthétique. L’idée est aussi de réparer une série d’injustices qu’a subies le peuple polonais dans son histoire contemporaine et sur lesquelles les interprétations officielles des événements historiques ne se prononcent peut-être pas assez clairement :

Un Polonais, c’est quelqu’un qui a lutté contre Hitler, mais aussi contre Staline. Un Polonais, c’est quelqu’un qui a toujours combattu les Russes, peu importe leur nom, staliniens, bolcheviques, soviétiques : un Polonais est d’abord quelqu’un qui ne s’est pas laissé prendre au mensonge du communisme ; qui ne se laisse pas non plus prendre à cet autre mensonge : celui de la domination américaine, celui de l’indifférence criminelle propre aux pays prétendument démocratiques. Un Polonais est avant tout un isolé.

JK, 122

Par sa dimension idéologique, le roman empiète explicitement sur le territoire d’un autre ordre de discours, celui qui produit des connaissances historiques et qui fait l’histoire. Dans ces zones hybrides, intergénériques, un lecteur informé est amené à identifier « le faux », c’est-à-dire certaines contre-vérités historiques, souvent dénoncées par les spécialistes[28]. En même temps, dans le même espace intergénérique, il est amené aussi à reconnaître « le vrai » et à être « pris à témoin » ou affecté en tant que personne, sans doute plus que par des écrits que nous situons résolument en dehors de la fiction. Pour illustrer ce paradoxe, il suffit de comparer le passage qui, dans le roman, évoque le massacre de Katyń au commentaire de l’historien Antoine Boulant qui, dans son compte rendu de l’ouvrage de Victor Zaslavsky portant sur le même événement, souligne l’ampleur historique du drame :

Entre avril et mai 1940, plus de vingt mille officiers polonais qui étaient en captivité furent assassinés par le NKVD, la police politique de Staline ; et parmi eux quatre mille furent transportés en camion jusqu’à la forêt de Katyń, près de Smolensk, à cinquante kilomètres de la frontière biélorusse, où ils furent abattus d’une balle dans la nuque et ensevelis dans des fosses communes. Il ne s’agissait pas vraiment de militaires : c’était des jeunes gens qui, comme moi, avaient été mobilisés en août 1939, des intellectuels, des médecins, des chercheurs, des juristes, des ingénieurs, des aumôniers, des enseignants. En les liquidant, Staline et Beria privaient la Pologne de son intelligentsia, et lui interdisaient toute possibilité d’avenir.

JK, 169-170

Ce n’est pas tant l’événement lui-même – le massacre de plus de quatre mille officiers polonais par les services du NKVD en avril 1940 – qui a retenu l’attention de l’auteur, que la manière dont Staline et ses successeurs parvinrent à camoufler le crime, dont ils accusèrent les nazis. À la lumière des documents d’archives révélés durant les années Gorbatchev – dont vingt-cinq sont reproduits en annexe –, Victor Zaslavsky éclaire définitivement les responsabilités de chacun des acteurs, tout particulièrement celle de Beria proposant à Staline d’« appliquer le châtiment suprême » aux « ennemis acharnés et irréductibles du pouvoir soviétique », parmi lesquels des officiers polonais réservistes, représentants d’une intelligentsia particulièrement détestée. Il démontre également la complicité des pays occidentaux dans la dissimulation de la vérité opéré[e] par Moscou, jusqu’à ce que celle-ci soit officiellement reconnue à la fin des années 1980[29].

Il est clair que les deux extraits relèvent de genres différents. Le premier se présente comme une histoire vécue, rédigée à la première personne, imprégnée des convictions et des sentiments forts du sujet. Ce passage, quoique présenté dans le roman comme un témoignage, relève plutôt de la dénonciation. Il dénonce en les rendant publics des aspects tragiques de l’histoire de la Pologne. En revanche, le deuxième passage possède les traits d’une interprétation savante. Il inscrit Katyń dans un contexte historique plus récent et insiste sur l’importance des documents d’archives, sur les éléments nouveaux, tous vérifiables. Malgré leurs différences générico-textuelles, les deux extraits présentent la même interprétation des événements historiques et il serait difficile de penser, en se fondant sur cet exemple, que la fiction romanesque trahit nécessairement la vérité historique. Au contraire, elle peut s’en inspirer. C’est pourquoi il serait possible de dire que cette prose permet de jeter un regard sur le terrain d’autres types de discours[30] et que le nom du témoin, porteur de cette dynamique transtextuelle, n’en est que le principal instrument.

Parce qu’il est motivé par la réparation d’une série d’injustices historiques, parce qu’il est traversé par des émotions et des convictions fortes, ce monologue dans la bouche de Karski bascule souvent du côté de l’accusation. Certains passages se lisent plutôt comme une provocation historico-idéologique. L’extrait suivant le démontre clairement :

De toute façon, la Pologne était perdue, car à peine avais-je terminé d’écrire le livre que l’insurrection de Varsovie était écrasée par les nazis. Mes amis, mes frères, quelques dizaines de milliers d’insurgés et deux cent mille civils polonais se sont fait massacrer parce qu’ils attendaient une aide qui n’est pas venue. Ils n’avaient déclenché l’insurrection qu’avec la certitude d’être aidés pas l’aviation des Alliés, et par l’Armée rouge, qui était sur le point de rejoindre Varsovie. Tout le monde sait que les Soviétiques ne sont jamais venus en aide aux Polonais ; tout le monde sait que les Soviétiques ont attendu de l’autre côté de la Vistule, d’où ils ont assisté tranquillement au massacre. Les avions alliés ne sont pas venus non plus, parce qu’il ne fallait pas fâcher Staline pour une poignée de Polonais. C’est seulement après que les nazis eurent passé Varsovie à la dynamite, après qu’ils l’eurent rayée de la carte, et liquidé deux cent mille de ses habitants, lorsqu’il ne restait plus rien qu’un champ de ruines, que les Soviétiques sont entrés dans la ville, pour en prendre possession. Ainsi, quelques jours avant la sortie de mon livre, le gouvernement polonais en exil était-il obligé, sous la pression des Alliés, de capituler devant Staline […].

JK, 144-145

Ici, le discours poétique de Haenel s’oppose à l’histoire savante, aux intérêts d’un discours qui se constitue dans le souci de produire des interprétations de la réalité historique exemptes d’émotions personnelles.

De fait, plusieurs analystes et interprètes du roman vont dans cette direction. « [O]n observe chez Haenel un conflit tout à fait intéressant entre une construction historique, une construction idéologique et une construction fictive, les unes et les autres s’étayant et se déstabilisant tour à tour[31]. » Telle est justement la force de la fiction : mettre des discours (ceux des autres) en situation, contextualiser les voix et, de ce fait, ausculter d’autres ordres de discours ; enfin, produire de la distance par rapport à d’autres régimes de représentation historique et d’autres régimes de vérité. En ce sens, la fiction ne serait pas seulement en opposition avec l’histoire savante mais aussi en complémentarité avec elle, étant un médium susceptible d’inciter à l’approfondissement de nos connaissances historiques. Cependant, dans l’exemple ici développé, il est peu probable de voir le conflit se stabiliser, car cette prose plurielle est aussi une réflexion sur la position du témoin et sur les limites du témoignage. Haenel a été fort gêné par les enjeux de son dispositif. Il dit avoir utilisé un « narrateur fantôme » afin de « donner vie à ce que Karski ne pouvait pas dire[32] ». Ainsi, pour justifier la solution de continuité entre la troisième partie et les deux premières, Haenel s’oblige, en exergue de son roman, à détourner l’épigraphe empruntée à Paul Celan : Niemand zeugt für den Zeugen (« Personne ne témoigne pour le témoin »). Chez le poète, il s’agit d’une affirmation catégorique que Haenel reformule et présente sous forme interrogative : « Qui témoigne pour le témoin ? » Et c’est là que ce projet poético-historique et idéologique suscite, à nos yeux, des réserves.

Il est manifeste que la juxtaposition des deux noms, deux noms d’auteurs – et par ailleurs deux pseudonymes (Yannick Haenel pour Jean Deichel, Jan Karski pour Jan Kozielewski) –, sur la première de couverture fait apparaître un jeu de résonances dans la forme des patronymes et des prénoms. Karski fait écho à Kozielewski, comme Haenel à Deichel ; tous les noms complets possèdent un prénom proche : Yannick, Jean, Jan. Cela produit, certes, un effet de confusion et contribue à « un vertige nommé Jan Karski »[33]. En même temps, cette conception de la première de couverture facilite aisément la substitution vocale sur le terrain de la personne énonciative.

Ce qui rend ce témoignage fictif problématique ne relève pas, à nos yeux, de sa dimension idéologique ou éthique : un would-be Karski qui trahit le vrai Karski. Le problème est que le conflit entre la voix et la personne, la voix de l’auteur du roman se substituant à celle de Karski, peut avoir pour conséquence la destitution du témoin. La position du témoin, nous le savons, est celle d’un sujet autobiographique réuni dans l’identité du nom, de la personne et de la voix, sujet qui est par là même en mesure de garantir le vrai. Se substituer à sa voix afin de témoigner à sa place pourrait s’interpréter comme acte de priver le témoin non seulement de son autorité, de son droit à la parole, mais aussi de son droit à la réponse. Et de fait, les critiques formulées à l’endroit des interprétations historiques de cette prose, qu’il s’agisse d’avis réservés ou, au contraire, très favorables, ne sont pas adressées à Karski et ne concernent ni sa vision du réel ni son témoignage. Ce sont des commentaires que les lecteurs adressent à l’auteur du roman, à celui qui fait comme s’il avait vécu les événements, comme s’il était en droit de garantir le vrai. En somme, il en découle ceci : dès lors que le témoin est privé de sa propre voix, l’obligation de répondre à son témoignage est suspendue. C’est ainsi que l’idée de témoigner pour ou à la place du témoin, même dans la perspective d’affirmer avec force ce que le témoin aurait dit, idée clé de ce projet narratif, touche paradoxalement aux limites de l’acte même de témoigner, comme le pensait très justement Paul Celan.