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La question de l’auteur est une question ancienne. Elle est incontournable au sein de la philologie et des disciplines historiques qui s’occupent de l’attribution des textes et manuscrits anciens, des oeuvres anonymes en particulier. La question de l’auteur a aussi beaucoup d’intérêt pour la sémiotique, l’analyse du discours et la rhétorique, disciplines qui s’attachent à l’image de soi que le locuteur construit dans son discours (éthos) et à la figure de l’auteur telle qu’elle est représentée dans son texte, quel qu’en soit le genre[1]. Plus récemment, et avec les moyens de calcul fournis par l’informatique, certaines études relevant de la linguistique appliquée – lexicométrie, textométrie et logométrie – ont développé des méthodes de reconnaissance des formes de la langue, notamment sur le plan syntaxique, et des outils d’analyse textuelle comme la statistique lexicale, dont l’objectif est l’identification de l’auteur d’un texte sur la base de récurrences stylistiques[2]. Dans un tout autre domaine, celui des métiers du livre, la question de l’auteur envisagé comme le propriétaire de son oeuvre, bénéficiaire à ce titre de droits d’auteur, a refait surface au cours des trente dernières années dans un nouveau champ de recherche ouvert par l’histoire de l’imprimé. Elle fait notamment l’objet de travaux d’historiens qui s’interrogent sur l’auteur et les traces de ses identités dans les textes marquant une époque[3]. Enfin, comment ne pas rappeler que c’est en se focalisant sur la personne de l’auteur que Sainte-Beuve fut à l’origine de la refondation de la critique littéraire au xixe siècle, son approche essentiellement biographique n’ayant cessé d’informer, à tout le moins en France, un enseignement de la littérature dominé par l’histoire littéraire jusque dans les années 1960, aussi bien à l’université qu’au lycée ?

Cependant la question spécifique du nom propre d’auteur est moins présente dans les études littéraires et dans les disciplines portant sur l’étude des textes. Elle a surtout été introduite par une conférence restée célèbre de Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? »[4], où le philosophe accorde au nom d’auteur une attention particulière. Foucault avance la thèse que l’auteur est une fonction et que le nom d’auteur agit comme une marque distinctive : les textes signés d’un même nom d’auteur forment une oeuvre et s’opposent aux autres textes. La « fonction auteur » ne sauve pas simplement certains discours de l’anonymat, elle introduit aussi un critère discriminatoire qui s’applique aux textes porteurs d’un nom d’auteur. Elle conduit ainsi aux différentes conditions d’assignation des textes et surtout à une dénivellation entre les discours.

Depuis lors, ce fonctionnement du nom d’auteur a intéressé les historiens, qui se sont notamment tournés vers la valeur de la signature dans le processus de publication et de production de textes[5]. Les linguistes et les analystes du discours, quant à eux, abordent occasionnellement le nom d’auteur dans le cadre de leur étude du nom propre en général, en se penchant, par exemple, sur le statut référentiel des pseudonymes[6] ou, encore, sur la circulation des noms d’auteurs dans les textes non littéraires[7]. Quant aux poéticiens, c’est le rapport de l’auteur à son nom qui fait l’objet de leurs analyses[8] ou bien le fonctionnement des noms propres dans les oeuvres de fiction et leurs effets poétiques. Du côté des études littéraires, ce qui reste à explorer, en revanche, ce sont les noms d’auteurs dans la spécificité de leur rapport aux différents genres de discours et leur traitement éventuellement différencié selon qu’ils apparaissent, par exemple, en mode fictionnel ou non fictionnel. Aussi est-ce l’optique dans laquelle nous avons souhaité rouvrir ce dossier du nom d’auteur. Mais la présente publication ne se justifie pas seulement au regard de l’état de la recherche, dans une dynamique purement scientifique. La mise en regard du nom propre et des statuts discursifs – puisque telle est l’orientation de ce numéro thématique – nous a semblé en effet pouvoir éclairer nombre d’évolutions sociologiques récentes, qui imposent en retour de réexaminer à nouveaux frais la question ancienne de la responsabilité : la judiciarisation de la vie littéraire, l’extension incontrôlée du régime autofictionnel, l’usage systématique du pseudonyme sur les « réseaux sociaux » électroniques (en contradiction avec la culture du narcissisme comme phénomène majeur de l’ère postmoderne[9]), les menaces croissantes qui pèsent sur le droit à la fiction dès lors qu’on aborde des sujets socialement clivants ou des traumatismes historiques – autant de mutations qui affectent la distribution des discours, leur légitimité et la capacité à les assumer en son nom propre.

Notre point de départ est l’idée que l’auteur manifeste son identité avant tout par son nom, mais un nom qui est associé à un ensemble d’ouvrages publiés. Le nom d’auteur est donc au coeur d’une double relation : d’une part, celle que l’auteur entretient avec son ou ses noms ; d’autre part, celle qu’il entretient avec les textes qu’il signe. Or ce qui mérite d’être souligné d’emblée, c’est que les complexités méthodologiques et théoriques relatives à cette double relation sont liées à l’instabilité référentielle du nom propre en général, ce signe au statut fuyant que Barthes, par ailleurs théoricien de « la mort de l’auteur », tenait en bon sémiologue pour le « prince des signifiants[10] » – comme s’il pouvait se passer de référent.

En effet, le nom d’auteur est un nom propre bien particulier. Il cautionne l’écrit auquel il est apposé et s’associe à un ensemble de titres. Contrairement aux anthroponymes usuels, il ne renvoie pas nécessairement à une personne. Son référent est déterminé par l’institution de la signature. Un nom d’auteur est donc un nom propre et, en même temps, un acte de validation. Mais c’est aussi, dans certains cas, un signifiant fallacieux, qui n’est corrélé avec certitude qu’au texte qu’il souscrit et qui peut occulter l’identité du signataire, interdisant de remonter comme à sa source à la personne d’un écrivain. Pour ces raisons, il s’agit d’un nom qui ne se comporte pas comme les autres noms propres. D’où l’idée qui traverse la plupart des contributions de ce dossier : le nom d’auteur n’est pas un critère d’authenticité puisqu’il n’a pas de consistance ontologique. C’est plutôt une fonction, comme le montrait déjà Foucault, c’est-à-dire un opérateur de différenciation au sens où il permet de sceller l’unité d’une oeuvre et de la distinguer de toutes les autres.

Cette double perspective – le nom d’auteur comme signature et comme fonction –, qui est le cadre théorique ici retenu, permet-elle d’espérer déterminer la spécificité du nom d’auteur par rapport aux autres signifiants onomastiques et d’en fixer en quelque sorte le concept ? Non seulement une telle ambition dépasserait, à l’évidence, les dimensions et la nature d’une publication collective comme celle-ci, mais notre projet était, à l’inverse, d’éclairer les différentes facettes du nom d’auteur pour en proposer, en fin de compte, une description (cumulative) plutôt qu’une définition (synthétique). Chaque contribution souligne ainsi une dimension originale du nom d’auteur en examinant son fonctionnement spécifique dans les différents genres de discours, qu’ils se situent au sein de la fiction, sur son seuil ou au-delà. C’est le cas notamment du témoignage, des nouvelles à la main, de l’autobiographie, des traductions d’oeuvres pieuses, autant de cas de figure qui permettent d’approfondir les particularités du nom d’auteur, par cercles concentriques. Dans le même esprit, nous nous sommes employés à jeter la lumière sur des cas limites comme l’anonymat, les signatures collectives, ainsi que l’insertion du nom de l’auteur dans sa fiction.

Tous les textes réunis dans ce volume, à l’exception de celui de João Luís Lisboa, portent sur des oeuvres littéraires en langue française. Plusieurs contributions ont pour objet la littérature contemporaine. Ainsi est-ce à partir de Jan Karski, le roman de Yannick Haenel paru en 2009, que Mirna Velcic-Canivez, dans l’étude qui ouvre le dossier, questionne le concept de nom d’auteur en contexte testimonial. Cet article, intitulé « Quand le nom d’un témoin est un nom d’auteur. Le Jan Karski de Yannick Haenel et les limites du témoignage », s’interroge en effet sur la position du témoin hors et dans la fiction. En partant des propriétés du nom propre, Mirna Velcic-Canivez analyse le statut complexe du désignateur « Jan Karski » dans le livre de Haenel, où ce nom de témoin oscille entre le statut d’anthroponyme, de signature et de nom d’un témoin fictif. La démarche de cette étude relève de la pragmatique textuelle, combinant une approche énonciative de l’acte de témoigner et le point de vue de la réception. Elle entend apporter sa contribution au débat souvent polémique sur les études testimoniales et les représentations du témoignage dans la fiction.

C’est ensuite à deux exemples d’écriture collective et d’hétéronymat que s’attache Charline Pluvinet dans « L’un et le multiple. Le nom d’auteur dans les écritures collectives publiées de Général Instin et de L’AJAR ». Le corpus de l’étude est constitué de Climax, ouvrage publié sous le nom de « Général Instin », et de Vivre près des tilleuls, signé « L’AJAR ». L’originalité du corpus concerne la référence de ces deux signatures, la première représentant un collectif artistique informel et la deuxième étant le pseudonyme que s’est donné un groupe d’écrivains, à savoir une « association de jeunes auteur-e-s romandes et romands ». La principale thèse de cette contribution est que le nom d’auteur est une manière de rejouer et de déjouer l’autorité de l’auteur. L’analyse n’attire pas seulement l’attention sur la nature collective du processus de création, elle montre que ces deux oeuvres construisent chacune un auteur fictif qui transgresse la matérialité textuelle (dont la signature renvoie à un collectif) et semble gagner une existence hors des frontières du récit littéraire.

La contribution d’Yves Baudelle, « Le nom de l’auteur dans son texte (autobiographie et autofiction) », met en évidence la distinction entre le nom d’auteur et le nom de l’auteur, distinction dont les implications dépassent les seuls enjeux terminologiques. Yves Baudelle propose d’observer, en poéticien, le fonctionnement du nom de l’auteur dans son texte. Il s’attache aux conséquences que ces mentions du nom de l’auteur peuvent avoir sur le plan de la distinction des genres autobiographiques. Ce nom de l’auteur subit-il une différence de traitement selon qu’il apparaît, par exemple, dans l’autobiographie ou dans l’autofiction ? Ou encore, retrouve-t-on dans les écritures de soi les mêmes procédés d’insertion onomastique que ceux décrits par la poétique du roman ? Les exemples étudiés conduisent l’analyste à se demander si cette stylistique du nom de l’auteur ne risque pas de saper la solidité de la thèse désormais classique de Philippe Lejeune, selon laquelle l’homonymat serait l’un des critères de l’autobiographie.

Maxime Decout, dans « Se pasticher ou comment s’imiter pour se réinventer », s’interroge quant à lui sur le lien, aussi problématique qu’il soit, entre un nom d’auteur et un style, lien qui permet à l’écrivain d’affirmer son nom et au lecteur de reconnaître un style. Au centre de cet article se trouve le processus d’auto-imitation, notamment dans les romans d’Ajar et de Duras mais aussi dans À la recherche du temps perdu, et chez Verlaine. L’originalité de l’étude réside dans l’idée de considérer le nom d’auteur comme une métonymie du style tandis que le style est envisagé comme une signature. De fait, lorsqu’on dit que la Marguerite Duras de L’amour n’est pas la Marguerite Duras de L’été 80, le nom d’auteur, précédé de l’article défini, désigne bel et bien le style d’un texte ou d’un ouvrage et non pas son auteur. Maxime Decout examine donc, à l’aune de l’autopastiche, une certaine illusion de continuité du style induite par l’unicité du nom d’auteur.

Parallèlement à ces contributions portant sur des oeuvres contemporaines, ce volume ouvre une perspective historico-littéraire à la faveur de deux articles qui explorent la notion d’anonymat. Olivier Collet, dans « Un Moyen Âge sans noms ? Statuts d’auteur et anonymat dans les textes vernaculaires des xiie et xiiie siècles », s’intéresse aux différents modes d’anonymat en relation avec plusieurs catégories de textes associées à cette période de l’histoire culturelle de la France. En apportant une diversité d’exemples, mais en privilégiant les traductions d’oeuvres pieuses, il jette la lumière sur la pluralité des situations caractéristiques de la scène littéraire médiévale. Mais avant tout, l’auteur de cette contribution s’interroge sur la pertinence même de la notion d’anonymat appliquée au corpus des écrits médiévaux.

La contribution de João Luís Lisboa s’inscrit dans la tradition d’une histoire du livre. Bien qu’elle ne relève pas des études françaises, cette étude sur « Les noms dans les nouvelles à la main » au Portugal, au xviiie siècle, trouve ici sa place en raison de la perspective historique qu’elle ouvre sur l’anonymat. Relevant d’un genre hybride, entre l’épître et le journalisme, les textes étudiés sont en effet dotés d’un trait que l’on retrouve souvent au xviiie siècle en général : quoique dénués de signature, ils présupposent que le nom de leur auteur est connu par le public, à l’intérieur du cercle des lecteurs où ces feuilles circulaient.

Enfin, il ne pouvait être question de rouvrir le dossier du nom d’auteur sans se référer au travail fondateur de Michel Foucault. C’est à quoi s’attache Luís Bernardo, qui resitue la « fonction auteur » dans le contexte plus large de la pensée du philosophe. Foucault distingue bien le signataire et l’auteur, précisant qu’il ne suffit pas qu’un texte soit attribué à un rédacteur pour qu’il soit régi par la fonction auteur et qu’il exerce des effets d’auctorialité. Intitulée « La fonction auteur entre épistémologie et éthique. Sur les traces de Michel Foucault », cette contribution, d’orientation philosophique, synthétise les enjeux de la fonction auteur en insistant sur la dimension du nom apposé à un ensemble de textes. Défini, selon Foucault, comme un « mode d’agir », comme l’une des manières d’organiser un ordre de discours, le nom d’auteur permet à Luís Bernardo d’insister sur les implications d’une telle conceptualisation de l’auteur pour une critique de la culture.

En réunissant ces différentes contributions sur le nom d’auteur, notre ambition ne saurait être de faire la synthèse des recherches actuelles sur le sujet. Au mieux, nous pouvons seulement espérer donner un aperçu des récentes bifurcations observables dans le traitement de cette question classique des études littéraires. C’est pourquoi ce volume se veut résolument interdisciplinaire, au croisement de la sémiotique et de l’onomastique romanesque, de l’histoire et de la philosophie. Sans doute y aurait-il d’autres dimensions et d’autres fonctionnements du nom d’auteur à approfondir. Il conviendrait notamment d’explorer davantage sur le plan conceptuel, et au vu d’autres exemples, la distinction ici esquissée entre les noms d’auteurs-signatures et ceux présents dans le corps d’un texte, ou entre un nom d’auteur et le nom de l’auteur. Ce que nous aurons seulement tenté de faire, dans cette livraison d’Études françaises, c’est de proposer des pistes de travail, non seulement sur ce qui lie le nom d’auteur à l’auteur et à la manifestation de son identité (quand il n’est pas pluriel), mais surtout sur ce qui l’attache à la textualité, c’est-à-dire à un ensemble de titres, à un genre, à un style. Comme toute autre, la recherche ici engagée reste donc un chantier ouvert.