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N’est-ce pas paradoxal d’évoquer, dans le cadre du présent dossier, un « moment » historiographique ? L’histoire de l’histoire ne suit-elle pas la pratique comme son double ? Ne fait-elle pas office, pour cette dernière, de fidèle compagnon réflexif ? On se demandera, d’ailleurs, s’il n’y a jamais eu, depuis que l’histoire est l’histoire, de pratique historienne qui ne s’accompagne d’une réflexion de second degré. Pierre-François-Xavier de Charlevoix, un de nos premiers historiens, avait pleinement conscience de son lectorat quand il réclamait que ses propres oeuvres soient critiquées avec justice[1]. En se faisant le fils de l’« école historique moderne », François-Xavier Garneau mesurait les progrès du savoir, en même temps qu’il souhaitait s’inscrire dans l’esprit de son époque[2].

Les exemples sont multipliables à l’infini. Dans leur querelle sur les régimes de vérité historique, Joseph-Charles Tâché et Benjamin Sulte révélaient – bien malgré eux – les multiples regards que l’on peut poser sur le passé[3]. En reprochant à Thomas Chapais ses lourds silences concernant des aspects douloureux des Rébellions de 1837-1838, Éva Circé-Côté rappelait, dans son Papineau, que les rapports de force sociaux et idéologiques sont toujours enchâssés dans les interprétations historiques dominantes[4]. Au gré de ses efforts pour intégrer les femmes dans le récit national, sa consoeur Marie-Claire Daveluy, première femme admise à la Société historique de Montréal, développait l’idée d’une histoire nationale cumulative, mais sans cesse à corriger. « [A]ucune [génération] ne doit la transmettre telle qu’elle l’a reçue. Mais toutes ont le devoir d’y ajouter quelque chose en certitude et en clarté[5]. » Pressé, pour sa part, de déplorer l’amateurisme des historiens canadiens-français, Gustave Lanctôt mettait en évidence l’évolution des méthodes et de l’épistémologie[6]. Jusqu’au débat, à coups de plaquettes, des abbés Arthur Maheux et Lionel Groulx sur les leçons à tirer de l’histoire qui se révèle comme la démonstration par quatre des jugements moraux fort divergents que l’histoire sécrète[7].

Si l’historiographie est une permanence, une étoile fixe dans le ciel de la production historique, pour quelle raison, alors, s’attacher à l’idée d’un « moment » ? C’est sans naïveté que nous coiffons cette présentation d’un tel intitulé, conscients que la forme interrogative ne suffit pas à camoufler son caractère performatif. Poser l’existence d’un courant intellectuel, même de manière hypothétique, n’est-ce pas en quelque sorte participer à le créer ? Et pourtant, il nous semble que quelque chose de nouveau est apparu sous le soleil…

Dans l’appel à textes du présent dossier, nous évoquions la publication, depuis quelques années, de nombreuses études consacrées à des figures et à des mouvances historiographiques[8]. Avec l’essoufflement de la question nationale, l’apaisement des débats autour de l’interprétation « révisionniste » de l’histoire du Québec, la diversité des travaux générés par une histoire sociale revigorée par le paradigme de l’histoire culturelle, le recul pris par rapport à la « nouvelle sensibilité historique », l’émergence ou l’exacerbation de certains enjeux sociaux, l’intégration de nouveaux acteurs, de nouvelles actrices et expériences du passé, cette effervescence de la recherche justifiait, jugions-nous, un nouvel examen des pratiques historiographiques au Québec, au Canada et dans le reste l’Amérique française.

Les contributions réunies dans ce copieux dossier permettent de confirmer ce qui n’était alors que des intuitions, tout en enrichissant notre connaissance des figures, des thématiques, des institutions, des interprétations, des tendances et des interrogations reliées à l’historiographie de l’Amérique française. Le distinguo théorique entre l’« historiographie de combat » et le « combat pour l’historiographie » proposé par Patrick Noël montre que l’historiographie fonde deux rapports complémentaires au passé disciplinaire, l’un dicté par le présentisme, l’autre par l’historicisme. Ne se contentant pas de repérer cette rupture dans l’historiographie de l’Amérique française, Daniel Poitras et François-Olivier Dorais voient dans la production récente dans ce domaine un signe de l’autonomisation d’un champ, du reste embryonnaire. Constatant l’attitude parfois encore complexée de l’histoire intellectuelle dans le champ historiographique québécois, Maxime Raymond-Dufour défend, sous la rubrique débat de la Revue, l’importance de cette dernière dans la compréhension de la réalité sociale aussi bien que culturelle.

En plus d’offrir la possibilité aux praticiennes et aux praticiens de s’insérer dans la mémoire longue de leur discipline, de ressaisir, par derrière elles et eux, le sens des problèmes, des techniques et des concepts dont elles et ils tirent parti au quotidien, l’historiographie sert aussi à définir les valeurs et les sensibilités à élire au coeur des paradigmes disciplinaires. À l’heure où nous réfléchissons sur les modalités d’intégration des groupes minorisés à l’historiographie et à la mémoire collective, Helga Bories-Sawala examine la représentation de l’histoire des Autochtones dans les manuels scolaires québécois depuis les années 1980. Une équipe composée de Sabrina Moisan, Jean-Philippe Warren, Paul Zanazanian, Sivane Hirsch et Aude Maltais-Landry a, quant à elle, interrogé 22 professeures et professeurs d’université québécois sur l’enjeu de la diversité en histoire. Cet exercice met en lumière, certes, des stratégies multiples d’intégration de la pluralité, mais aussi une préoccupation persistante pour forcer l’inscription de celle-ci dans une trame nationale perçue comme un rempart d’intelligibilité.

Benjamin Furst, Olivier Guimond et Jean-Philippe Carlos livrent de leur côté des bilans spécialisés consacrés aux travaux récents en histoire du régime seigneurial laurentien, à l’histoire de l’environnement en Nouvelle-France ainsi qu’à l’histoire de l’indépendantisme contemporain au Québec. Rituels consacrés de la pratique historienne, ces bilans sont l’occasion de dresser l’état des lieux, d’identifier les angles morts et de suggérer de nouvelles pistes de recherche.

Enfin, il nous semblait qu’un tel dossier ne pouvait être complet sans un regard sur la revue qui le publie. Pour une vénérable institution comme la Revue d’histoire de l’Amérique française, qui s’apprête à souffler les bougies de son 75e anniversaire, l’heure des bilans sonne ponctuellement. Voulue par son fondateur comme un « foyer » où s’exposent et s’échangent les travaux sur l’histoire de l’Amérique française[9], celle-ci doit garder le rythme et le contact avec la pratique historienne, sinon lui montrer la voie. Désireux de poursuivre la tradition inaugurée par Fernand Harvey et Paul-André Linteau en 1972 et poursuivie par Jean-Paul Coupal au début des années 1980, nous soumettons ainsi une analyse du contenu de la revue depuis 1982.

Pour mettre bellement en valeur les efforts des auteures et auteurs qui ont oeuvré au numéro, nous avons choisi d’orner sa couverture d’une toile de l’artiste québécois André Turpin (1937-2017), intitulée Japonaisette (huile sur toile, 46 cm x 36 cm, 1997). Automatiste dans le geste, empreint de liberté, ce dernier ne concevait pas, cependant, son travail créatif sans un cadre : « J’ai compris très jeune, disait-il, que la création exige une structure. Une structure et une discipline qui permettent de continuer à chercher à l’infini[10]. » Ce fin dosage d’inspiration, de labeur et de méthode n’est pas sans évoquer le patient travail de l’historienne ou de l’historien, celui-là même qui se trouve au coeur de la réflexion de ce numéro thématique. Nous tenons à remercier, pour leur générosité, madame Nathalie Bracken et la Succession André Turpin qui ont gracieusement autorisé la reproduction cette oeuvre inspirante.