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Les recherches sur le marketing des services font de la collaboration entre l’entreprise et le consommateur (coproduction du service) la base du système de servuction (Cova et Cova, 2009). Cette collaboration se révèle comme le processus clé de la Logique du Service Dominant (LSD), où l’entreprise ne fait plus du marketing vers les consommateurs (« market to ») mais plutôt du marketing avec les consommateurs (« market with ») (Lusch et Vargo, 2006; Vargo et Lusch, 2004). Le consommateur interagit ainsi avec l’environnement du service : matériel, humain et technologique (ex. bornes interactives, applications mobiles, objets connectés, etc.) (Ramaswamy et Ozcan, 2018; Walter et al., 2010) pour produire son expérience et créer ainsi sa propre valeur (Hernández-Ortega et Franco, 2019; Vargo et Luch, 2004). Récemment, des chercheurs (Leclercq et al., 2016; Edvardsson et Tronvoll, 2013; Edvardsson et al., 2011) ont souligné l’intérêt de mener des investigations empiriques pour mieux comprendre la structure du système de service, support des expériences de coproduction. En effet, pour faciliter l’interaction avec le client et l’inciter à s’approprier l’expérience et à créer sa propre valeur, les prestataires de services n’hésitent pas à introduire les nouvelles technologies dans les différentes phases de la prestation de service (Ramaswamy et Ozcan, 2019). L’utilisation de la technologie fait bénéficier le client d’un gain en termes de temps et d’argent, et d’un meilleur contrôle de la prestation de service (Dabholkar, 1994). Elle accroît ainsi sa satisfaction et son intention de fidélité (Meuter et Bitner, 1998). Cependant, du moment qu’une valeur est créée, cette même valeur est susceptible d’être détruite (Echeverri et Skalen, 2011). En effet, la littérature marketing a tendance à survaloriser ces dispositifs technologiques qui peuvent, dans certains cas, se révéler néfastes voire même destructeurs de valeur (Prahalad et Ramaswamy, 2004). Certains chercheurs ayant traité des Self-Services Technologies (SST) parlent de sacrifices et évoquent des coûts monétaires, fonctionnels, psychologiques, temporels et relationnels (Mencarelli et Rivière, 2014). Identifier la plus-value réelle des dispositifs de service, basés sur la technologie par opposition à ceux sans technologie, permet de légitimer les lourds investissements souvent consentis par les entreprises, d’éviter les potentielles sources d’échec, et de mieux définir le design des nouveaux diapositifs de service.

Les expériences de coproduction ont souvent été évaluées selon une approche par la valeur (Holbrook, 1999). Cependant, ce cadre théorique peut s’avérer insuffisant, dans la mesure où les attentes du consommateur évoluent. Ces derniers semblent ne plus se restreindre à des valeurs matérielles liées à la consommation ou à la possession, mais aspirent plutôt à une plus-value psychologique et sociale (Gorge et al., 2015). Les derniers développements de la LSD ont mis en évidence la nécessité de migrer d’une approche par la « valeur d’usage » (Vargo et Luch, 2008) vers une valeur ancrée dans le contexte social (Akaka et Vargo, 2014; Edvardsson et al., 2011). Ce contexte englobe l’espace, le temps, les compétences, les interactions et les influences culturelles (Akaka et Vargo, 2014). Il est construit par une structure formée de normes, de règles, de comportements et de ressources propres à chaque système de service.

Cette structure façonne l’échange de service en produisant et reproduisant le contexte social à travers les significations (le sens de cet échange), les jeux de domination (quel acteur prend le contrôle) et les normes de légitimation que les acteurs génèrent (comment ils justifient l’échange) (Giddens, 1987). C’est dans cette perspective que la théorie de la structuration sociale de Giddens (1979; 1987) apparaît comme un cadre d’analyse pertinent pour une meilleure compréhension des systèmes de service et de la valeur qui en découle (Davey et Grönroos, 2019; Vargo et Lusch, 2016; Akaka et Vargo, 2014; Edvardsson et Tronvoll, 2013; Edvardsson et al., 2011).

Dans le prolongement des travaux de la LSD (Vargo et Lusch, 2016; Vargo, 2008; Lusch et Vargo, 2006), nous adoptons dans le cadre de cette recherche, le prisme d’analyse des structuralistes (Giddens, 1979; 1987) pour répondre à la question centrale suivante : quelles sont les valeurs perçues d’une expérience de coproduction de service générées dans deux configurations d’interface; avec et sans technologie ? Il s’agit plus précisément d’identifier les valeurs perçues par les clients d’une expérience de coproduction de service, de les interpréter à travers les dimensions du structurel (les significations, la domination et la légitimation), et d’évaluer leurs différences en fonction de la nature du dispositif de service mobilisé (avec et sans technologie).

Au niveau empirique, nous avons choisi de nous intéresser au secteur de la restauration car de plus en plus d’enseignes mettent en place des dispositifs de service qui permettent d’impliquer le client, en usant de supports technologiques pour lui donner la possibilité de choisir son menu, son vin ou de payer son addition (Wang et Wuu, 2014). Notre étude porte sur le cas d’une enseigne de restauration qui offre à ses clients la possibilité de créer leurs propres recettes de salade selon deux formats de dispositif de service : technologique et non technologique.

Notre recherche se scinde ainsi en trois grandes parties. La première partie présente une revue de la littérature sur la valeur perçue d’une expérience de coproduction dans la LSD. Les principes de la théorie de la structuration et ses apports aux expériences de coproduction dans la LSD sont synthétisés. La deuxième partie est consacrée à la présentation de la méthodologie et des résultats d’une étude qualitative exploratoire. Dans la troisième partie, nous comparons, par le biais d’une étude quantitative, les valeurs perçues par le client d’une expérience de coproduction de service selon deux types d’interface (avec et sans technologie). Des implications théoriques et des recommandations managériales sont ainsi formulées pour optimiser le design de ces interfaces et favoriser leur appropriation.

Vers une meilleure compréhension de la valeur perçue d’une expérience de coproduction de service

La valeur perçue d’une expérience de coproduction de service, de quoi parle-t-on ?

Vargo et Lush (2004) ont développé les fondements d’une théorie majeure en marketing; la Logique du Service Dominant (LSD). Cette dernière a pour vocation de régir les échanges entre l’entreprise et ses clients, dans un contexte de service, en mettant à profit leurs compétences mutuelles au bénéfice d’une création réciproque de la valeur (Vargo et Akaka, 2009). Dans cette perspective, le client passe d’un comportement passif à un comportement actif. Il devient un véritable “acteur”, coproducteur de son expérience (Ramaswamy et Ozcan, 2018), et créateur de sa propre valeur (Vargo et Lush, 2008). Il s’agit d’une valeur déterminée de manière phénoménologique et contextuelle (Vargo et Lush, 2008) qui plaide en faveur de la prise de pouvoir par le consommateur. Cette prise de pouvoir marque l’entrée des entreprises dans un nouveau paradigme; celui de la création de valeur par le biais de la coproduction d’expérience (Ramaswamy et Ozcan, 2018). Nous recensons, dans la littérature, un certain nombre de travaux (Aurier et al., 2004; Holbrook, 1999) ayant mis l’accent sur les valeurs perçues des expériences de consommation. Elles apparaissent comme le résultat d’une interaction entre le consommateur et la plateforme expérientielle mise en place par l’entreprise (Mencarelli et Rivière, 2014). Bien que pertinentes, ces recherches demeurent purement descriptives et ne permettent pas d’appréhender les différents types de valeurs perçues par le consommateur dans leur contexte social. Etant contingentes au contexte social de leur création (Lusch et Nambisan, 2015; Akaka et Vargo, 2014; Edvardsson et al., 2011; Vargo et Akaka, 2009), de récentes recherches appellent à une meilleure compréhension des valeurs perçues des expériences de coproduction dans différents contextes d’étude (Leclercq et al., 2016; Lusch et Nambisan, 2015; Edvardsson et al., 2011). Le contexte social peut être aussi bien inhibiteur qu’inducteur de valeurs (Hernández-Ortega et Franco, 2019; Edvardsson et al., 2011).

Les apports de la théorie sociale de la structuration dans la compréhension de la valeur perçue

La Théorie de la Structuration Sociale invite à comprendre la « construction sociale » à travers les liens entre les acteurs, leurs actions et la structure sociale qui les abrite (normes morales, règles, ressources de pouvoir) (Giddens, 1987). Cette théorie a donné lieu à plusieurs applications dans de nombreux domaines de la gestion (gestion des organisations, contrôle de gestion, ressources humaines et système d’information). Sa mobilisation dans le domaine du marketing et plus particulièrement du marketing des services, est encore à un stade embryonnaire avec seulement quelques travaux sur la LSD (Vargo et Lusch, 2016; Akaka et Vargo, 2014; Edvardsson et Tronvoll, 2013; Edvardsson et al., 2011; Peñaloza et Venkatesh, 2006). Ces travaux soulignent tout l’intérêt de mobiliser les concepts de la TSS pour comprendre les conditions sociales qui habilitent la création de la valeur lors de l’échange de service (Vargo et Lusch, 2016; Edvardsson et Tronvoll, 2013; Edvardsson et al., 2011 ). Il en découle un ensemble de propositions théoriques qui permettent de faire évoluer la LSD, et de mieux comprendre les mécanismes de création de la valeur (Edvardsson et al., 2011) : (1) considérer la valeur comme une construction intersubjective et collective; (2) analyser impérativement les ressources mobilisées dans l’expérience de coproduction; (3) admettre que les processus d’échange de service et de création de la valeur peuvent être asymétriques (au niveau des bénéfices retirés par le consommateur d’une part et ceux obtenus par le prestataire d’autre part), et (4) inscrire l’échange de service et le rôle des acteurs en coprésence dans une perspective dynamique et « adaptative » à leur système de service.

Le rôle dual du structurel dans la valeur perçue

Récemment, Vargo et Lusch (2016) ont revu les axiomes de la LSD au regard de la TSS en mettant en exergue le rôle de la coordination entre acteurs (ex. consommateur, entreprise) et structure dans la création de la valeur. La structure désigne les « forces sociales », les « arrangements institutionnels », et tout ce qui peut donner forme aux pratiques sociales. Giddens (1987) privilégie le terme structurel afin d’éviter toute confusion et insister sur la virtualité de la structure sociale, car le structurel n’existe pas en dehors de l’action humaine. Il est à la fois une force habilitante et une contrainte limitant l’action et l’interaction. Le structurel forme un ensemble abstrait de règles et de ressources dont les acteurs font usage pour produire et reproduire le système social. Les systèmes de services représentent un micro système social où les acteurs agissent et interagissent avec des objets et des acteurs en coprésence (Edvardsson et al., 2011). Les interprétations sociales du structurel permettent la reproduction de nouvelles structures avec des propriétés actualisées permettant de décrire, ou d’anticiper les actions et les interactions des acteurs (Orlikowski, 1992; Barley, 1986). Cette idée traduit le concept de la « dualité du structurel » de Giddens (1987); le structurel étant à la fois le support et le résultat des expériences de coproduction de service. Selon Giddens (1987), les propriétés structurelles peuvent s’exprimer à travers trois dimensions :

  • les significations. Elles traduisent le sens donné par les acteurs à leurs interactions avec les objets, les outils et l’infrastructure. Elles supposent également l’existence de schèmes interprétatifs régissant les interactions et la communication entre acteurs. La communication entre les deux parties de l’échange permet d’aboutir dans le temps à un « consensus social » et des interprétations communes partagées entre les acteurs de l’échange (Deighton et Grayson, 1995),

  • la domination. Elle décrit le pouvoir et le degré de contrôle des acteurs compte tenu des ressources mises à leur disposition. Les acteurs construisent leurs interactions sur des structures de domination en utilisant ce que Giddens (1987) appelle les ressources d’allocation et les ressources d’autorité. Les ressources d’allocation sont formées par le contrôle que peuvent exercer les acteurs sur les artefacts et le matériel à disposition, alors que les ressources d’autorité désignent le contrôle exercé au niveau des interactions entre les acteurs en coprésence,

  • la légitimation. Elle représente les normes, les codes et les valeurs qui entourent et justifient l’action. En respectant les règles, les individus donnent une légitimité à leurs actions et à celles des autres. Dans la conception de Giddens (1987), la sanction est le moyen par lequel les individus régulent les interactions. La légitimation est la dimension du structurel qui permet de justifier l’action, mais aussi de reproduire le système social à travers des modalités de sanctions (destruction de la valeur).

Dans le système de service, orienté par les règles et les ressources présentes, ces dimensions s’activent chez les acteurs à travers les jeux d’interactions. Nous considérons que ces dimensions apportent une nouvelle grille de lecture à l’identification des valeurs perçues des expériences de coproduction de service comme résultats de l’interaction des acteurs (clients) avec le structurel (dispositif de service pouvant être technologique ou non).

La technologie comme construit structurel dans les expériences de coproduction de service

Les systèmes de servuction offrent des configurations d’expériences différentes qui dépendent des interactions entre des acteurs, des infrastructures et des dispositifs matériels ou technologiques (Maglio et Spohrer, 2008). Dans le cadre de la LSD, la technologie est une ressource qui facilite l’interaction avec le client et favorise sa participation dans l’expérience de servuction pour créer sa propre valeur (Akaka et Vargo, 2014). Initialement conçue comme un artefact, une simple ressource opérande nécessitant l’action d’autres ressources pour créer de la valeur (Lush et Nambisan, 2015; Vargo et Lusch, 2004), cette dernière se voit attribuer par les structuralistes le statut de construit social à la fois comme support et produit de l’action (DeSanctis et Poole, 1994; Orlikowski, 1992; Barley, 1986). En effet, la technologie est considérée comme une ressource duale, à la fois opérande (support et facilitateur de la création de valeur), et opérante. Elle est également capable d’agir sur d’autres ressources et de contribuer à créer par elle-même de la valeur (Lusch et Nambisan, 2015; Vargo et Lusch, 2004). Dans le cadre de la LSD, la technologie se conçoit désormais comme le médium mais aussi comme le résultat de l’action et de l’interaction, donnant lieu à diverses symboliques. Elle est ainsi, une composante centrale du structurel permettant de produire et de reproduire les expériences de consommation dans le service (Akaka et Vargo, 2014). La technologie possède des propriétés structurelles qui lui confèrent des qualités dynamiques (Orlikowski, 1992). Elle produit, à cet effet, un sens différent selon le contexte d’usage et permet aux acteurs de réinterpréter leurs actions, et de donner ainsi un nouveau sens à leurs expériences de consommation (Spohrer et Maglio, 2010). Par ses qualités dynamiques, la technologie est donc, phénoménologique et fortement dépendante du contexte (Akaka et Vargo, 2013; Orlikowski, 1992). Par son usage, le consommateur génère de nouvelles significations, de nouveaux jeux de pouvoir avec le prestataire de service et apporte une nouvelle forme de légitimité à son usage pour former « l’esprit de la technologie » (Poole et DeSanctis, 1992). La technologie serait dotée d’un « esprit » renfermant un ensemble de valeurs, d’intentions et de buts d’utilisations ancrés et définissant ainsi son champ d’appropriation (Poole et DeSanctis, 1992).

Étude qualitative : Quelles interprétations sociales des valeurs perçues d’une expérience de coproduction de service ?

Pour comprendre les valeurs perçues d’une expérience de coproduction, nous choisissons de procéder à des entretiens semi-directifs sur le lieu de l’expérience, selon trois grands thèmes : (1) la perception des interviewés de leur expérience de coproduction dans l’unité de service, (2) l’expérience vécue et (3) l’ensemble des pensées que les interviewés ont pu avoir et les émotions qu’ils ont pu ressentir durant leur expérience de coproduction (voir l’annexe 3). Notre objectif est de recueillir le vécu des clients dans leurs propres mots et dans la situation étudiée, lorsque le service est échangé et la valeur est créée, comme le préconisent les recherches adoptant la perspective sociale de la LSD (Edvardson et al., 2011).

Description du terrain

Des entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès des clients de deux restaurants (Bar à salade) d’une même enseigne. Ces deux restaurants offrent à leurs clients la possibilité de coproduire leur expérience de service, en créant leurs propres recettes de salade à partir d’un grand choix d’ingrédients proposés et de passer par eux même la commande. Dans le premier restaurant, l’expérience de consommation est co-construite par le consommateur en interagissant directement avec l’entreprise (restaurant) via son personnel (voir l’annexe 1). Dans le deuxième restaurant, l’interaction avec l’entreprise se fait par l’intermédiaire d’un outil technologique qui se trouve sur le lieu de vente. Il s’agit d’une application mobile sur I-pad qui permet au client de composer sa propre recette de salade en suivant ces trois étapes :

  1. « Sélectionnez votre base » : le client sélectionne la base de sa salade (laitue, roquette, mâche, pâtes, riz, etc.),

  2. « Sélectionnez vos toppings » : le client choisit les ingrédients qu’il souhaite ajouter à sa base parmi plus de 80 ingrédients de différentes natures,

  3. « Sélectionnez votre assaisonnement » : le client sélectionne son assaisonnement parmi une variété de sauces et de vinaigrettes. Les composants de chaque sauce sont précisés.

Le prix ainsi que la teneur calorique de chaque ingrédient sélectionné s’affichent et se cumulent jusqu’à l’obtention du prix et du nombre de calories total de la salade. Avant de cliquer sur commander, le client écrit son nom. Il a également la possibilité d’écrire un commentaire pour formuler une demande spécifique. À la réception de la salade, le client reçoit un ticket de caisse nominatif comportant sa recette ainsi que le prix détaillé de chaque ingrédient choisi (voir l’annexe 2).

Méthode de collecte et d’analyse des données

Trente entretiens semi-directifs d’une durée moyenne de 45 minutes ont été menés auprès des clients en respectant la parité entre les deux restaurants. Le principe de saturation (Thiétart, 2014) a été déterminant pour décider du nombre d’entretiens.

Cet échantillon présente des profils différents en termes de sexe (15 femmes et 15 hommes), d’âge (entre 17 et 68 ans), et de catégorie socioprofessionnelle (cadres sup, professions libérales, retraités, étudiants…) (voir l’annexe 4). Ces clients ont été interviewés sur la base d’un guide d’entretien en milieu naturel (restaurant) après leur repas. Les discours ont été enregistrés vocalement après consentement de l’interviewé. Puis, les entretiens ont été intégralement retranscrits. Enfin, les 235 pages de transcriptions ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique. Conformément aux recommandations de Miles et Huberman (2003), nous avons établi tout d’abord une liste de pré-codes, inspirée des éléments identifiés dans la littérature, affinée et complétée à partir des codes émergents des données collectées. Ensuite, chaque chercheur de notre équipe a procédé d’une façon indépendante à l’analyse et au classement des verbatim par thème (type de valeurs). Ces valeurs ont été ensuite catégorisées selon la triade de Giddens (1987). Enfin, les chercheurs ont travaillé conjointement afin d’aboutir à une seule et même codification.

Identification et conceptualisation de la valeur perçue d’une expérience de coproduction de service

L’analyse des discours recueillis auprès des clients nous permet d’identifier 8 types de valeurs perçues d’une expérience de coproduction de service, aussi bien pour l’interface avec que sans technologie : récréative, émotionnelle, esthético-sensorielle, psychologique, de commodité, d’optimisation, d’évasion et de la maitrise du lien social (voir l’annexe 5). Ces valeurs sont conceptualisées selon la triade structurale de Giddens (1987) : les significations, la domination et la légitimation.

Analyse et Discussion de l’étude qualitative

Le recours à la théorie de la structuration sociale nous permet une meilleure compréhension des valeurs perçues d’une expérience de coproduction dans la LSD, en appréhendant les interactions dans le système de service par le biais des significations, de la domination et de la légitimation.

Les significations. Les valeurs perçues de l’expérience de coproduction sont chargées de significations centrées sur des dimensions récréatives, esthétiques, émotionnelles et d’évasion. En se positionnant dans l’approche structurale, l’interaction avec le prestataire de service permet au consommateur de produire et de reproduire des schèmes interprétatifs aboutissant à un langage commun et à une compréhension mutuelle de la réalité (Edvardsson et al., 2011). Cette idée renvoie à la façon dont l’individu investit le système pour se l’approprier et créer ses propres significations. Il ne s’agit pas nécessairement du sens que l’entreprise a pu envisager en concevant le système, mais plutôt celui du consommateur utilisateur (Carù et Cova, 2003). Les valeurs se rapportant à la dimension significations du structurel traduisent la valeur hédonique de l’expérience : « Composer sa propre salade, c’est une expérience vraiment amusante. C’est comme les Lego quand on était petit. Lorsqu’on termine la construction de la maison on est tout content et fier de notre création » (Samy, 35 ans). L’interaction avec les acteurs en coprésence et l’interface du service est vécue par le consommateur comme un jeu où la participation procure du bonheur et une stimulation des sens : « Ah oui j’ai pris du plaisir à composer ma salade en essayant d’imaginer quel ingrédient va avec quel autre ingrédient ! C’est une détente et un moment vraiment très agréable » (Rania, 26 ans). Le consommateur arrive même à oublier l’objectif primaire de son expérience (créer une salade) pour s’évader : « I-pad à la main, on a l’impression d’être dans un marché en train de réfléchir quoi cuisiner. On a la totale liberté de choisir les produits et les ingrédients, c’est ce qui est vraiment bien » (Louisa, 50 ans). Le sens donné à l’expérience dépasse ainsi sa signification primaire pour exprimer une valeur « dans l’expérience », vécue dans un système social (Helkkula et al., 2012; Edvardsson et al., 2011).

  • La domination. Toute activité sociale est construite en référence à des structures de domination mobilisant deux types de ressources : les ressources d’allocation et les ressources d’autorité (Giddens, 1987). Les ressources d’allocation font référence à la facilité d’utilisation et au design des ressources opérandes (Lusch et Nambisan, 2015; Vargo et Lusch, 2004). Dans notre cas, ces ressources d’allocation trouvent leur sens dans la valeur psychologique et la valeur de commodité. La valeur psychologique a trait à une adéquation entre les compétences de l’utilisateur et la complexité de l’interface : « … c’est vraiment plus simple avec l’I-pad…, tout le monde de nos jours sais utiliser ce genre d’outils » (Rémy, 39 ans). « …c’est beaucoup plus facile comme ça ! C’est le bar à salade qui se déplace vers moi et non le contraire » (Sabrina, 27 ans). La valeur de commodité se rapporte quant à elle, à la liberté consentie au consommateur par l’utilité perçue de l’interface du service (en tant que support de la création des valeurs) : « Ce que je trouve intéressant à part le fait de ne plus devoir faire la queue, c’est de pouvoir prendre son temps, de revenir en arrière, de composer et de recomposer, si besoin » (Adnan, 40 ans). Les ressources d’autorité désignent le contrôle des actions et des interactions entre les acteurs. Elles s’expriment dans notre contexte par la valeur d’optimisation. Celle-ci traduit le contrôle que peut exercer le consommateur sur son expérience en vue d’atteindre le résultat attendu en termes de produit, de prix, de temps, etc... : « … mais la chose la plus intéressante dans cette expérience est l’affichage du nombre de calories et du prix de chaque ingrédient ! C’est super de pouvoir gérer ses calories consommées et son budget ! C’est le client qui a le total contrôle » (Maya, 28 ans); « …vous essayez plusieurs combinaisons avant de trouver la meilleur combinaison en termes de rapport qualité, santé, prix » (Eddy, 28 ans). En effet, l’interface du service en tant que structure, facilite ou contraint la création de la valeur selon les niveaux de contrôle et de liberté qu’elle concède aux acteurs. Elle met ainsi l’accent sur la compétence du consommateur en tant qu’actant (Edvardsson et al., 2011; Vargo et Lusch, 2008; Giddens, 1987).

  • La légitimation. L’engagement du consommateur dans une expérience de coproduction de service (en s’appropriant le dispositif) est légitimé par la nature de la relation entre les acteurs du système (client-prestataire). Cette dernière donne lieu à de nouveaux codes de conduite qui permettent de justifier l’action, mais aussi de reproduire le système social (Giddens 1987). Le pouvoir octroyé au client, lui permet de maitriser sa relation avec le prestataire (valeur de la maitrise du lien social), et de justifier son implication dans le processus de création de sa propre valeur : « Je trouve qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Passer ma commande par l’intermédiaire d’un serveur m’expose à des risques d’incompréhension et donc à une mauvaise commande. Sur ce point je trouve que l’I-pad est vraiment une bonne solution » (Jeremy, 29 ans). La légitimation et la domination apparaissent comme inter-reliées ce qui conforte la notion du « pouvoir légitime » de Weber (1971). Lors de l’expérience de coproduction de service, la domination s’exerce dans une certaine légitimité, dans la mesure où le consommateur prend le contrôle pour servir des intérêts qui lui semblent légitimes (un service plus adapté et une expérience plus gratifiante). La valeur créée par la domination du lien social (la prise de contrôle sur le personnel en contact) justifie l’expérience de coproduction et renforce son appropriation par le consommateur.

Ces résultats montrent que les consommateurs sont imprégnés du contexte social dans lequel ils échangent. Ils sont guidés par le structurel (les règles tacites de conduite dans le restaurant, les normes sociales, les ressources opérantes et opérandes) qui s’exprime à travers : les significations, la domination et la légitimation. Ces dimensions sont actualisées par les interactions dans le système de servuction pour produire une nouvelle structure (la dualité de la structure).

Etudes quantitatives des valeurs perçues d’une expérience de coproduction dans deux contextes sociaux

En vue d’identifier les apports de la technologie (en tant que structure) aux expériences de coproduction de service, nous choisissons de procéder à une étude comparative dans deux configurations de service; avec et sans technologie. Ainsi, nous administrons notre liste d’items (voir l’annexe 5) à deux échantillons de consommateurs dans les deux bars à salade précédemment décrits RESTO1 (sans technologie) et RESTO2 (avec technologie). Après un pré-test du questionnaire, deux échantillons de convenance, de taille (200 clients) et de composition comparables (une quasi parité entre homme et femme, d’âge et de CSP assez variés), ont été sélectionnés.

Tout d’abord, une analyse factorielle exploratoire nous a permis d’épurer les valeurs perçues des expériences de service pour passer de 57 à 34 items dans un contexte de service avec technologie, et de 54 à 23 items dans un contexte sans technologie. Ensuite, nous avons procédé à une analyse confirmatoire sous AMOS 23. Les résultats de cette analyse, nous ont permis d’identifier cinq valeurs perçues relatives à l’usage d’un dispositif sans technologie (récréative, psychologique, d’évasion, de commodité et de la maitrise du lien sociale) et huit valeurs perçues relatives à l’usage d’un dispositif avec technologie (récréative, esthético-sensoriel, psychologique, d’optimisation, d’évasion, de commodité, émotionnelle et de la maitrise du lien social). Ces deux solutions présentent de bonnes qualités psychométriques. Les indices de fiabilité (le Rho de Joreskog>0.7) et de validité convergente (Rho de la validité convergente>0.5) sont bons (Fornell et Larcker, 1981). L’examen des indices de FIT nous permettent de conclure au bon ajustement des deux modèles de mesure de la valeur perçue d’une expérience de coproduction pour les deux types d’interface; avec et sans technologie (voir l’annexe 6).

L’examen des corrélations au carré entre construits et leur comparaison à la valeur de la validité convergente relative à chaque construit (voir les tableaux 1 et 2, ci-dessous), nous permet de conclure à la validité discriminante des valeurs perçues des expériences de coproduction de service avec et sans technologie.

Le récapitulatif des résultats de notre étude comparative entre les valeurs perçues d’une expérience de coproduction de service, dans un système de service avec et sans technologie, figure dans le tableau 3 ci-dessous.

Tableau 1

Évaluation de la validité discriminante et des corrélations entre les valeurs perçues d’une expérience de coproduction dans un contexte de service avec technologie

Évaluation de la validité discriminante et des corrélations entre les valeurs perçues d’une expérience de coproduction dans un contexte de service avec technologie

* Validité convergente de chaque dimension; ** Le carré de la corrélation qui relie deux dimensions

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Tableau 2

Évaluation de la validité discriminante et des corrélations entre les valeurs perçues d’une expérience de coproduction dans un contexte de service sans technologie

Évaluation de la validité discriminante et des corrélations entre les valeurs perçues d’une expérience de coproduction dans un contexte de service sans technologie

* Validité convergente de chaque dimension; ** Le carré de la corrélation qui relie deux dimensions

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Tableau 3

Comparaison entre les composantes du structurel et leurs sens dans un système de service avec et sans technologie

Comparaison entre les composantes du structurel et leurs sens dans un système de service avec et sans technologie

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Analyse et Discussion des études quantitatives

L’examen de la structure de la valeur d’une expérience de coproduction de service plaide en faveur de la richesse des expériences avec une interface technologique. En effet, l’usage de la technologie dans le cadre des expériences de coproduction semble renforcer la dimension appelée « significations » (Giddens, 1987) avec l’apparition des valeurs esthético-sensorielle et émotionnelle. La première valeur fait référence à la stimulation et au plaisir des sens (visuel, gustatif, odorat, touché…) suscités par l’usage du dispositif technologique. La seconde valeur a trait aux sentiments et aux émotions engendrés par l’usage de ce dispositif comme, le plaisir, la joie et le bien-être. De même, l’usage de la technologie dans le cadre des expériences de coproduction de service semble renforcer les bénéfices perçus par le client avec l’apparition de la valeur d’optimisation. Cette dernière fait référence à la possibilité pour le client d’optimiser son choix en termes de nombre de calories et de budget.

L’examen des valeurs perçues d’une expérience de coproduction de service met en exergue des propriétés structurelles différentes selon la configuration du service (technologique ou non technologique).

  • Les significations. Qu’il s’agisse d’un dispositif avec ou sans technologie, ces deux contextes sont générateurs d’expériences pour le client (Curran et Meuter, 2007) avec une seule différence au niveau du sens qu’ils donnent à l’expérience (la rhétorique de l’expérience) (Roederer, 2012). Un dispositif technologique permet de magnifier la production d’expériences riches en sens. Les significations produites dépassent les seules valeurs récréatives ou d’évasion, produites en l’absence de technologie, pour inclure plus d’émotions et de sensations. Ces résultats soulignent « le paradoxe de la technologie » (Mick et Fournier, 1998) par sa capacité à générer des émotions (Curran et Meuter, 2007). Des significations utilitaires et fonctionnelles, sont également générées. Elles sont le fruit des interprétations des utilisateurs, et elles reflètent les valeurs d’optimisation et de commodité (Spohrer et Maglio, 2010).

Au regard de ces résultats, le consommateur trouve dans l’utilisation de la technologie un sens qui va au-delà de la création de son propre service pour attribuer de nouvelles significations à sa collaboration avec le prestataire (Akaka et Vargo, 2014; DeSanctis et Poole, 1994; Barley, 1986). C’est dans ce sens que l’on parle souvent de « plateforme expérientielle » mise en place par le prestataire pour que le consommateur interagisse avec et crée sa propre expérience (Carù et Cova, 2003). Le dispositif technologique est alors un moyen permettant d’optimiser et de faciliter la réalisation du service tout en offrant des moments récréatifs, émotionnels et d’évasion. Ce résultat conforte les recherches qui mettent l’accent sur la dualité de la technologie (Orlikowski, 1992). D’une part, étant considérée comme une ressource opérande, c’est-à-dire comme un moyen pour atteindre une finalité, le client utilise le dispositif technologique dans l’objectif de faciliter (Lush et Nambisan, 2015; Vargo et Lusch, 2004; Orlikowsky, 1992) et d’optimiser sa commande (en termes de calories et de prix) en étant libre de choisir ses ingrédients. D’autre part, assimilé à une ressource opérante, le client va s’approprier le dispositif technologique (Spohrer et Maglio, 2010). Ce processus d’appropriation, étant chargé d’émotions (Orlikowski, 2000), fera immerger le client dans une expérience agréable, stimulante, et source de valeurs (émotionnelle, récréative, sensorielle et d’évasion). Ainsi, grâce à ses qualités dynamiques, la technologie produit une expérience unique et phénoménologique (Akaka et Vargo, 2014), et donc plus riche que les expériences supportées par un dispositif de service sans technologie. Ces dernières sont génératrices de significations, mais seulement pour les valeurs récréative et d’évasion.

  • La domination. Conformément à notre découpage qualitatif, les valeurs psychologique et de commodité semblent présentes aussi bien dans le cas d’une expérience de coproduction de service avec que sans technologie. Elles traduisent le pouvoir que peut procurer un dispositif de coproduction de service. Plus le consommateur dispose de liberté et de facilité lui permettant de maîtriser son expérience, plus il puise du pouvoir de cette dernière. En revanche, dans le cadre d’une interface avec technologie, les consommateurs retirent encore plus de pouvoir de leur expérience. Outre les bénéfices liés à la facilitation de la prestation de service (valeur psychologique) et à la liberté consentie par l’interface (valeur de commodité), le dispositif technologique permet au client d’optimiser son choix (il choisit la meilleure combinaison lui permettant de concilier ses préférences en termes d’ingrédients, de budget et de valeur nutritive). En effet, dans un système de service avec technologie, la valeur de l’expérience se construit à travers la commodité et l’aisance que confère le dispositif de service, mais également à travers la maximisation de son utilité. Le consommateur vit cette expérience de coproduction comme une libération des contraintes que peut lui imposer le prestataire de service, et perçoit ce type de dispositif comme une source de pouvoir.

  • La légitimation. Dans le cas d’un dispositif technologique, la légitimation semble se rattacher à la valeur du lien social que la technologie supposait rompre (Mencarelli et Rivière, 2014). En effet, les interactions entre les acteurs et les dispositifs technologiques vont produire et reproduire de nouvelles formes d’interactions dans le système de service (Poole et DeSanctis, 1992; Orlikowski, 1992). Rejoignant le principe de la dualité du structurel (Giddens, 1987), le dispositif technologique redéfinit la nature de la relation entre les consommateurs et le personnel en contact et renvoie à la maitrise du lien social. L’implication dans l’expérience de coproduction avec technologie s’explique d’abord par les propriétés « habilitantes » du dispositif, et ensuite par une moindre dépendance au personnel en contact. Le dispositif technologique se révèle être la source d’une plus grande liberté et de plus d’autonomie pour le consommateur. C’est ce type de bénéfice qui permet au consommateur de justifier et de légitimer son engagement dans l’expérience de coproduction de service. Cette réflexion se fonde sur la théorie de l’engagement et plus spécifiquement sur la notion de « soumission librement consentie » (Joule et Beauvois, 1998). Le consommateur se soumet aux règles du système de service en utilisant le dispositif technologique. Il en retire plus de pouvoir et une expérience gratifiante, ce qui justifie en retour son engagement dans le processus de coproduction.

Conclusion

Cette recherche a pour ambition de mobiliser la Théorie Sociale de la Structuration (TSS) à travers les concepts fondamentaux du structurel (significations, domination et légitimation) pour appréhender les valeurs perçues d’une expérience de coproduction de service, selon le type d’interface (avec/sans technologie). C’est au moyen d’une méthodologie combinant une étude qualitative (30 entretiens semi-directifs) et deux études quantitatives (enquêtes par questionnaire) que nous avons pu comprendre comment le dispositif du service (technologique ou non) en tant que composante du structurel, peut redéfinir le contexte social, et la manière dont la valeur est créée. Le premier apport théorique de cette recherche est un enrichissement de la LSD par l’application de la grille structurale pour analyser les valeurs perçues d’une expérience de coproduction de service. Elle contribue à la littérature existante (Vargo et Lusch, 2016; Akaka et Vargo 2014; Edvardsson et al., 2011) qui appelle à une mobilisation de la théorie sociale dans la compréhension des systèmes de servuction. Nous montrons, à cet effet, que les significations, la domination et la légitimation, en tant que propriétés du structurel, sont des concepts clés pour déchiffrer l’implication du consommateur dans le système de service, ainsi que son appropriation du dispositif (Vargo et Akaka, 2009; Orlikowski, 2000). Les consommateurs interagissent dans un contexte social en donnant une signification à leurs actions, en usant des modalités de domination pour contrôler les échanges et en justifiant leur collaboration avec les autres acteurs. Le dispositif support de l’expérience de coproduction du service est ainsi considéré comme une force habilitante ou contraignante de l’action (Giddens, 1987). De ce fait, nous migrons de la conception de « consomm’acteur » (Kozinets et al., 2008), vers celle de « consomm’actant » (Giddens, 1987); c’est-à-dire vers une conception qui prend en compte les contraintes du structurel (les normes et les règles de conduite dans le système de service, les jeux de pouvoir et les interactions entre les acteurs du système de service). Le second apport est d’ouvrir la voie à l’opérationnalisation des concepts de la TSS à travers les propriétés du structurel (significations, domination et légitimation) afin d’avoir une meilleure compréhension du rôle des expériences de coproduction de service en tant que construit social (Vargo et Lusch, 2016). Le troisième apport est d’identifier les différences entre les propriétés du structurel, ainsi que le sens qu’ils renferment, en termes de valeurs en fonction de la nature du dispositif (technologique ou non technologique). En effet, une plus-value est constatée dans les trois propriétés du structurel (significations, domination et légitimation) dans le cas des systèmes de services mobilisant des dispositifs technologiques. Concernant la dimension « significations », nous relevons des significations hédoniques (émotionnelles, récréatives et sensorielles) plus marquées pour les dispositifs technologiques. Le sentiment de liberté qu’ils procurent vient renforcer le sens de l’expérience pour la faire tendre vers l’extraordinaire (Roederer, 2012). L’expérience de servuction va ainsi, au-delà du simple objectif de réaliser le service pour générer des valeurs émotionnelles, vécues dans un système social (Helkkula et al., 2012; Edvardsson et al., 2011). Ces valeurs traduisent une expérience libératrice, riche en sensations et en émotions. En ce qui concerne les dimensions « domination » et « légitimation », nous remarquons leur importance et leur richesse en présence d’un dispositif technologique. Les consommateurs participent ici à une expérience de coproduction, par le biais d’une technologie, en utilisant leurs compétences dans l’optimisation de leurs ressources (domination) et affirmant leur autonomie (indépendance du personnel en contact) dans la production de leur propre expérience (légitimation). Toutefois, dans un dispositif sans technologie, l’expérience de coproduction procure également au consommateur une plus-value. Des valeurs se rapportant à la liberté de choix (valeur de commodité) et à la simplicité d’usage (valeur psychologique), sans pour autant être synonymes de domination du système de service, ou considérées par les clients comme une justification de leur engagement dans ce dernier. En l’absence de dispositif technologique, les pratiques de consommation sont seulement vécues par le consommateur comme une expérience individuelle et intra-subjective. A contrario, les pratiques de consommation avec des dispositifs technologiques génèrent des expériences à la fois intrasubjectives et intersubjectives en créant un sens socialement partagé. En effet, en présence de la technologie, les consommateurs produisent et reproduisent des schémas de significations, de domination et de légitimation en interprétant individuellement mais aussi collectivement les valeurs de l’expérience (Helkkula et al., 2012).

En résumé, cette recherche permet de positionner les expériences de coproduction de service dans une approche structurale peu évoquée dans la LSD (Akaka et Vargo, 2014; Edvardsson et al., 2011) et en marketing en général. Elle reconnaît que les valeurs perçues par le consommateur d’une expérience de coproduction sont socialement construites et reconstruites dans le système de service. Elles s’expriment à travers les propriétés du structurel (significations, domination, légitimation) avec des sens et des configurations qui diffèrent en fonction de la nature des interactions et de l’artefact mobilisé (dispositif de service technologique ou non).

D’un point de vue managérial, les résultats de notre recherche soulèvent toute l’importance pour les entreprises de repenser les interfaces de services en tant que construit structurel qui façonne les actions et les interactions des acteurs dans les systèmes de servuction. Il ne s’agit pas d’un simple support à la consommation, mais d’un élément majeur influençant et façonnant le contexte social par la création de significations, de jeux de pouvoir et de moralité. L’usage de technologies apparait améliorer les expériences de consommation dans le domaine des services. Cependant, leur succès demeure conditionné par leur niveau d’appropriation. L’appropriation se rapporte à l’usage ordinaire de la technologie, et à la façon dont l’individu l’investit personnellement, en adéquation avec ses valeurs personnelles et culturelles pour construire son propre usage. Pour favoriser son appropriation, les entreprises devraient penser à son design. En effet, au-delà de la valeur d’usage (créer son service), la technologie devrait susciter l’amusement, le plaisir et la stimulation des sens tout en permettant au consommateur d’obtenir un résultat optimal. Il est également primordial de donner au client un véritable sentiment de liberté, d’autonomie et de domination sur le système de service pour légitimer son appropriation. Ceci rejoint l’idée de « la domination légitime » de Max Weber (1971).

Cependant, il est à noter qu’une interface sans technologie n’est pas forcément en concurrence avec une interface technologique. En effet, un dispositif non technologique produit un contexte social différent avec des propriétés structurelles mettant l’accent sur les significations (le sens récréatif et d’évasion de l’expérience) et la domination (le sens utilitaire et pratique du dispositif), sans aspirer à la création d’une justification, au sens social du terme, légitimant l’appropriation du système de service. Ces résultats nous permettent d’affiner nos connaissances sur les caractéristiques requises par les dispositifs de services (technologiques ou non) pour engager le consommateur dans une expérience de coproduction gratifiante et source de valeurs.

Bien que notre recherche soit porteuse d’éclairages aussi bien théoriques que managériaux sur les expériences de coproduction, elle demeure exclusive à un seul contexte d’étude (la restauration); ce qui limite la généralisation des résultats. A cet effet, il conviendrait dans des recherches futures de valider empiriquement nos résultats dans d’autres contextes de service où se côtoient des dispositifs classiques et technologiques sur le même lieu comme la grande distribution, ou encore les transports. Par exemple, comment s’inscrit l’échange de service dans ces contextes sociaux hybrides, et comment les consommateurs interprètent ces dispositifs de coproduction de services souvent fortement structurés et assez rigides (en particulier dans le cas des aéroports où les normes, les règles de conduite et les ressources de contrôle sont strictes) ? Dans cet article, nous nous sommes limités à décrire la valeur perçue d’une expérience de coproduction de service sans expliquer son influence sur la fidélisation du client et la performance de l’entreprise. Il serait ainsi pertinent dans de futures recherches d’identifier les valeurs les plus stratégiques que l’entreprise peut mobiliser pour fidéliser ses clients, et cela pour chaque type d’interface de service. Les entreprises pourront ainsi concentrer leurs efforts sur les valeurs d’intérêt afin de se doter d’un véritable avantage concurrentiel (Leclercq et al., 2016). Nous nous sommes également limités aux interprétations sociales des dispositifs de service centrées sur la vision du consommateur. Il pourrait être pertinent d’élargir cette perspective en prenant en considération le processus de structuration, où les actions et les interactions entre les consommateurs, les autres groupes sociaux (ex. le personnel en contact) et les ressources redéfinissent la structure du système de service. Dans ce cadre, des méthodes phénoménologiques ou sociologiques basées sur l’ethnométhodologie permettraient de mieux appréhender les pratiques sociales des acteurs dans le système de service.

Cette recherche offre une vision instantanée de la valeur perçue des dispositifs de coproduction de service technologique et non technologique. Toutefois, compte tenu de l’importance du contexte temporel dans la théorie sociale, une étude longitudinale pourrait également être envisagée pour rendre compte des pratiques sociales routinières et récurrentes (Giddens, 1987) dans le système de service.