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Depuis quelques années, les appels en faveur d’un véritable management stratégique de la mise en oeuvre du modèle d’innovation collaborative se sont multipliés (Cassiman et Veugelers 2002). De récentes statistiques montrent que 78 % des entreprises américaines et européennes pratiquent de façon croissante l’innovation ouverte (Chesbrough et Brunswicker 2013). Selon Demil et Lecoq (2012) et Ketchen et al. (2007), l’innovation collaborative peut se définir comme la création de l’innovation au-delà des frontières de la firme et à travers le partage d’idées, de connaissances, d’expertise et d’opportunités. Pour Davis et Eisenhard (2011), l’innovation collaborative s’appuie sur les relations inter-organisationnelles dédiées au développement conjoint de l’innovation intégrant une approche collaborative qui implique la combinaison de connaissances, technologies et autres ressources à travers les frontières organisationnelles. Dans la même lignée, l’AFNOR (2014) considère l’innovation collaborative comme une façon de faire émerger, initier ou faire aboutir des projets d’innovation conjoints. A la lumière de ces définitions, les chercheurs mettent en avant le fait que les concepts d’innovation ouverte et collaborative sont très similaires, à l’exception des formes particulières d’acquisition qui ne sont pas de réelles collaborations (Dahlander et Gann, 2010). Dans un livre blanc sur l’innovation collaborative, Demil et Lecoq (2012) concluent d’ailleurs que l’innovation collaborative est généralement assimilée à l’innovation ouverte.

Si différentes approches ont été développées pour étudier le concept d’innovation ouverte, l’angle de l’innovation collaborative reste encore peu exploré dans la littérature. Cet angle d’analyse met davantage l’accent sur une approche relationnelle entre les organisations au détriment de l’approche rationnelle et normative souvent déployée par les chercheurs. Cette perspective nous amène dès lors à inscrire le concept d’innovation ouverte dans de véritables écosystèmes composés d’un ensemble complexe de réseaux d’innovation (réseaux d’alliance, communautés, clusters, plateformes, Fab Labs, etc.). Ainsi, en réponse à l’appel des chercheurs de se concentrer sur la mise en oeuvre de l’innovation ouverte dans cette prochaine décennie (West et al., 2014), nous souhaitons contribuer à la lignée de travaux qui prennent en compte les spécificités de ces réseaux d’innovations divers (types d’acteurs en relation, fonctionnement, gouvernance, résultats des collaborations). L’accent porte précisément sur la mise en oeuvre de l’innovation collaborative (West et al. 2014; Fixari et Pallez 2014; Goglio-Primard et Crespin-Mazet 2015) et aborde des perspectives à la fois scientifiques et managériales (West et al. 2014; Fixari and Pallez, 2014; Goglio-Primard and Crespin-Mazet, 2015).

L’analyse de l’innovation collaborative propose un renouvellement du concept de l’innovation ouverte par rapport à la première vague de travaux. Comme l’indique Huizingh (2011) dans son article « Open Innovation : state of the art and future perspectives », la compréhension de l’ouverture repose sur l’étude des pratiques (« Open Innovation practices ») qui sont liées à la question de « comment procéder » (« how to do it »). A ces questions s’ajoute l’interrogation sur les acteurs de l’innovation collaborative, « qui pratique l’innovation collaborative ? ». La plupart des travaux se sont intéressés au développement de l’innovation ouverte par les multinationales et les industries matures alors que son appropriation à travers les approches collaboratives passe par un éventail d’acteurs bien plus large et diversifié (les startups et les PME, les sociétés de service, les institutions, les acteurs publics) en prenant en considération le contexte technologique et économique. Une dernière interrogation s’impose pour traiter largement du sujet : « où est développée l’innovation collaborative ? », ce qui nous amène à nous intéresser aux spécificités du contexte.

Ce sont ces questionnements, finement articulés, qui sont adressés ici à la communauté académique internationale, afin d’apporter également des cadres concrets d’analyse aux professionnels à travers ce numéro thématique de la revue Management international.

L’objectif de ce numéro thématique est donc d’explorer cette diversité de contextes en mettant en lumière les paradoxes auxquels les firmes, les institutions et les individus sont confrontés. Plusieurs questionnements associés à différentes thématiques s'imposent dans cet exercice.

L’équilibre entre création et acquisition de valeur à travers la collaboration : quels sont les modèles d’affaires émergents ? 

Dans le cadre du modèle d’innovation ouverte, le modèle d'affaire joue deux fonctions essentielles :

  • permettre la création de la valeur (à l’intérieur de l’organisation mais aussi en utilisant les ressources externes pour amplifier la valeur créée)

  • favoriser la capture de valeur (en licenciant les technologies qui sortent du coeur de métier afin de les rentabiliser).

Toutefois de multiples paradoxes et questionnements restent quant aux choix des modèles d'affaires adéquats en prenant en compte les droits de propriété intellectuelle (DPI) (Ayerbe et Chanal, 2011) et les multiples intermédiaires (Leroux et al. 2014). Quels sont les paradoxes des modèles d'affaires dans des contextes économiques différents ? Quels sont les stratégies privilégiées par les GE et PME ?

Les paradoxes auxquels font face les PME : quelles modalités de collaboration spécifiques ?

La majorité des études sur l’innovation ouverte se sont intéressées aux processus dans les entreprises de grande taille, généralement des multinationales (Chesbrough and Brunswicker 2013). Paradoxalement, les PME ont très peu soulevé l’intérêt de la communauté académique (Gassmann, Enkel, et Chesbrough 2010), alors même qu’elles ont beaucoup à gagner de ces approches ouvertes et collaborative dans la mesure où leurs ressources et leurs capacités commerciales sont limitées (Huizingh 2011). Pour autant, les rares études sur le sujet confirment l’importance des PME dans le paysage de l’innovation collaborative (Bianchi et al. 2011; Spithoven, Clarysse, et Knockaert 2011). Les très petites entreprises pratiquent en effet de façon croissante et intensive des activités d’innovation collaborative afin de pallier les inconvénients liés à leur taille, ce que l'on appelle selon certains auteurs « liability of smallness » (Gassmann, Enkel, et Chesbrough 2010; Van de Vrande et al. 2009). Comment les PME parviennent-elles à construire et maintenir des réseaux d’innovation collaborative malgré leurs ressources limitées ? Quelles sont les stratégies et les pratiques mises en oeuvre par les PME pour profiter des avantages de l’innovation collaborative ?

Les paradoxes organisationnels de la collaboration : comment associer les processus internes et externes ?

Nous nous intéressons ici aux paradoxes générés par la dynamique interne de l’innovation collaborative et ses perspectives (Vanhaverbeke, W., West, J., Chesbrough, H., 2014). Comment les managers relèvent les défis de la collaboration pour organiser l’innovation ouverte ? Quel rôle jouent les différentes fonctions de l’entreprise (non seulement la R&D mais aussi la RH, les fonctions achats et production ou encore les systèmes d’information) ?

Les paradoxes liés aux espaces ouverts de collaboration : quel équilibre entre engagement individuel et retombées collectives ?

Les Open Labs (Fab Labs, Living Labs, hackerspaces / makerspaces, TechShops), sont un phénomène actuel et croissant dans différents pays (Futuris, 2016). Soutenus par un processus ouvert, les relations collaboratives sont souvent spontanées, itératives et émergentes et se placent au centre de la transformation actuelle de modalités et de pratiques d’innovation. Comment sont gérés les paradoxes entre la passion des makers et la dimension économique de l’innovation ? Quel équilibre trouver entre l’individualisme et la dimension collective de la collaboration dans ces espaces ? Quels modèles d'affaires et gouvernance de ces espaces favorisent la collaboration autour de concepts d’innovation ?

D’autres multiples questionnements offrent des perspectives de recherche sur les paradoxes de l’innovation collaborative :

Le paradoxe entre l’ouverture et la fermeture : quelle la gestion de la propriété intellectuelle dans la collaboration ?

Dans leur article sur les paradoxes de l’ouverture pour l’innovation, Laursen et Salter (2014) mettent en avant le difficile équilibre à trouver entre l’ouverture nécessaire à l’émergence, la création d’innovations et protection des connaissances nouvellement créées. Les auteurs insistent notamment sur la nécessité de mieux examiner les relations entre stratégie d’appropriation, ouverture et stock de la propriété intellectuelle. Cependant, le management desDPI, et en particulier des brevets, est au coeur de l’opposition entre modèles d’innovation collaborative et fermé. Dans ses travaux pionniers, Chesbrough (2006) insiste en effet sur les licences de brevets comme mécanisme fondamental pour gérer l’ouverture dans le cadre des trois processus essentiels, l’inside-out process (ou out-bound), l’outside-in process (ou in-bound) et le coupled process (Enkel et al., 2009). L’intérêt de la protection ne réside pas dans la détention de droits en soi, mais dans la capacité de la firme à gérer les DPI dans le cadre des processus de collaboration différents. Quelles stratégies de DPI dans les process inside-out ou outside-in ? Quels liens organisationnels entre les départements PI, R&D et Stratégies pour gérer cette intégration des DPI dans les process ? Quelles sont les pratiques des entreprises en termes de DPI dans les modèles collaboratifs ?

Les technologies numériques et de fabrication : quel rôle dans la création de nouveaux paradoxes ou de nouvelles opportunités d’ouverture ?

La digitalisation dans les organisations, et plus particulièrement, le développement de technologies de fabrication (imprimantes 3D, fraiseuses numériques, découpeuses laser, etc.) est un moteur du changement des modalités et des processus de collaboration dans le domaine de l’innovation. Leur expansion internationale en témoigne (Gershenfeld N.A. 2005; Menichinelli et al., 2015). Quelles sont les opportunités de collaboration générées par ces technologies ? Comment la collaboration favorise l’innovation à travers ces technologies ? Quels paradoxes émergent de l’appropriation hétérogène de ces technologies ?

Les paradoxes générés par les politiques publiques d’innovation : quels effets régionaux ?

Les avantages de l’ouverture et de la collaboration pour l’innovation n’ont pas échappé à la sphère publique. De nombreuses initiatives publiques visant à soutenir l’innovation collaborative ont été lancées dans les années 1990 tout d’abord, puis de façon plus intense dans les années 2000 à travers la politique de clusters d’innovation. Visant à rassembler sur un même territoire des entreprises, des universités, des laboratoires de recherche afin de stimuler l’innovation collaborative (Sölvell, Lindqvist, Ketels 2003; Depret, Hamdouch 2009; Fixari, Pallez; 2014), ces initiatives n’ont cependant pas toutes réussi à générer des dynamiques suffisantes et pérennes pour co-créer de la valeur et de nouvelles connaissances entre acteurs. Quel rôle est de la gouvernance des clusters pour engager l’innovation collaborative ? Quelles pratiques sont mises en oeuvre pour favoriser la création et l’appropriation de nouvelles connaissances au sein de ces espaces collaboratifs ?

En conclusion, ces paradoxes nous amènent à constater que la mise en oeuvre de la collaboration dans le domaine de l’innovation demeure un challenge pour les organisations dans leur stratégie compétitive. La portée académique managériale de ce dossier thématique est assurée par les recherches dans des secteurs et des contextes organisationnels différents qui s’intéressent à la mise en oeuvre concrète du concept de l’innovation collaborative.