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La vérité n’a plus partout la cote. Certains annoncent sa mort[1] ou son dépassement[2]. Elle n’est plus une catégorie suprême, garante de rationalité et de certitude. Elle est l’occasion d’orchestrer une complexe problématique historique, conceptuelle, philosophique et théologique[3]. Dans bien des milieux philosophiques et théologiques depuis un siècle, la catégorie de « sens »[4] l’a détrônée, évacuée, provincialisée, séquelle ou suite, c’est selon, des querelles sur l’expliquer et le comprendre dans le cadre de l’émergence et des procédés de justification des sciences humaines face à ou contre – c’est encore selon – les sciences de la nature[5]. De plus, plusieurs craindront que l’usage de la catégorie de vérité ou son invocation ne voisine dangereusement avec le dogmatisme, l’idéologie, voire le sectarisme. Pourtant, dans l’actuelle ère socio-médiatique, un appel à du vrai, une requête de vérité retentit désormais. En philosophie du langage, la notion de vérité demeure indispensable encore. Mais la philosophie du langage ne fait guère les manchettes !

Dans tous les cas, désormais, la notion de « vérité » intervient rarement pour dire « Dieu » ou en rapport avec « Dieu »[6]. Il faut dire, à sa décharge, que « Dieu » est rarement énoncé dans le monde universitaire. Et Dieu, aussi, demeure fort silencieux.

Sur un autre front, depuis au moins l’avènement de constructions néoscolastiques ou idéalistes et, avec un surcroît d’autorité depuis Heidegger et sa désignation de l’« onto-théologie », nous sommes supposés savoir – pour en rendre grâce, pour le déplorer ou le dénoncer – que le « Bon », le « Vrai », l’« Un » et l’« Être » sont des transcendantaux, convertibles sans reste avec ce qui est désigné comme la « Substance » ou le « Sujet », le « Soi » ou encore l’« Esprit ». De plus, nous devrions savoir ou croire que la théologie aurait toujours (sic) adopté avec plaisir et rigueur pour penser « Dieu » cette organisation des concepts[7]. Sans recourir aux manuels des XIXe et XXe siècles – on n’en finirait pas –, on pourrait aisément le montrer chez Heidegger, Derrida, Foucault et Nietzsche : chacun à sa manière a produit une histoire, une généalogie ou une déconstruction de la notion de vérité dans ses rapports étroits avec l’Être ou le Dieu de la fameuse « onto-théologie ».

Dans ces manuels et dans la doxa philosophique et théologique depuis le début de la modernité, il existe une définition classique, canonique, traditionnelle de la vérité. Elle est l’adéquation entre l’intellect (la raison ou l’entendement) et la chose extérieure au connaissant. Un certain « Isaac de l’Étoile » aurait inscrit cette phrase comme une marque au fer rouge dans la chair de l’Occident, dans les méandres de l’esprit humain, de manière indélébile. Et, bien sûr, Thomas d’Aquin aurait fait la promotion… de ce qui serait la source de bien des maux épistémologiques qu’il faudrait désormais combattre et éviter à tout prix ! Il aurait inventé et soutenu le recours à un Dieu garant de la vérité et de l’ordre. Au mieux, il aurait accepté d’hériter de cela. Il aurait rendu possible – ou à tout le moins – justifié l’exploitation, par des autorités, de cette figure de Dieu comme une manière d’assurer leur pouvoir et leur domination sur le peuple de Dieu. Il aurait encouragé l’ère d’un Dieu|vérité dont on pourrait déduire mécaniquement, logiquement, toutes les autres vérités. Dans tous les cas, il serait mêlé à une sale affaire.

Selon vos idées historiennes ou vos penchants philosophiques et théologiques, vous ferez remonter ces rapports ontologiques entre l’Être, Dieu et le Vrai à Parménide, à Aristote, aux Néo-platoniciens, à Thomas d’Aquin ou à Suarez. Je laisse ceci de côté[8]. Seules me retiendront, dans ces quelques pages, des surprises pour qui se plongerait dans la Summa theologiae de Thomas d’Aquin en espérant y retrouver intactes ces croyances ou récits de l’histoire des idées[9]. Je me contenterai d’une approche impressionniste. Je creuserai et argumenterai ces enjeux une autre fois. Il s’agit ici, seulement, d’explorer, de déceler des anomalies étonnantes par rapport aux habitudes de penser la vérité et son rapport à Dieu en lien avec la figure mythifiée ou fantasmée de Thomas d’Aquin.

Aux frontières de la philosophie et de la théologie, je propose ces sursauts afin de faire entendre d’autres aspects, d’autres approches quant à la vérité, quant à « Dieu » pensé comme « vérité première » ou le « Vrai » ou le « Véritable ». Comme je dois présumer une certaine connaissance de ces textes, je suggère aux lecteurs et aux lectrices de se munir des textes de la Summa theologiae pour accompagner la lecture de ces pages.

J’évoquerai trois types de surprises : des surprises métaphysiques, des surprises épistémologiques et des surprises « éthiques ». Pourquoi exposer ces surprises ? Pour une raison exégético-herméneutique : il s’agit de rendre à Thomas d’Aquin ce qui est sien et de le délester des lierres métaphysiques qui encombrent ses abords et sa lecture afin de suggérer des processus nouveaux de réception. Il pourrait y avoir une seconde raison, que je désignerais comme « théologienne », à cause d’enjeux théologiques en rapport avec des usages du mot « Dieu » dans les parages de la vérité et des implications pragmatiques de ceux-ci. Mais je ne ferai que les effleurer, sans les déployer réellement.

Dans cette note, je proposerai un bref survol de l’usage par Thomas d’Aquin de la notion de vérité en tant que « Dieu » hante les parages de ce que nous désignons comme la vérité. Je ne prétends aucunement définir la vérité et tous les enjeux l’entourant dans les questions sur lesquelles je ferai quelques ponctions. Il s’agit de donner à lire et à réfléchir des segments du texte thomasien. Il y a, premièrement, la vérité en rapport avec Dieu qui connaît le monde qu’il a créé et notre capacité à articuler des jugements vrais sur Dieu et sur le monde. Puis, il y a la vérité de Dieu en tant que, se révélant et révélant son dessein de béatitude pour les humains, il est « véridique » et « vérace », c’est-à-dire en tant que Dieu est fidèle. Il y aura enfin un faisceau de vérités lié à divers aspects des interactions humaines : vérité de la vie, vérité de la justice, vérité de la doctrine[10], trois fils de « vérité » à comprendre dans le besoin de véracité et de véridicité entre les humains mais pour lesquelles Dieu est l’horizon.

Surprises métaphysiques et épistémologiques

Le premier écart par rapport aux attentes habituelles est que les négociations « de veritate », dans le corpus thomasien, ne relèvent pas d’abord et avant tout de ce que nous appellerions aujourd’hui l’épistémologie. Difficile, de plus, de départager ce qui ressort d’un registre « philosophique », c’est-à-dire de ce que nous considérerions comme tel aujourd’hui, s’il était possible de « nous » entendre à ce propos, et ce qui appartiendrait au domaine du « théologique » s’il était possible, là encore, de nous entendre sur ce que cela pourrait représenter pour « nous ». Le problème n’est pas nouveau : Gilson en traitait à l’orée de son article sur Anselme et le Proslogion[11] ; les questionnements actuels, signalés par Kretzmann, ravivent le problème lorsqu’ils portent sur la différence entre la « natural theology » et la « philosophical theology »[12], de même que les problèmes soulevés par Jean Greisch à propos des possibilités d’un certain postmodernisme[13]. Que ces problématiques ressurgissent à répétition invite peut-être à devenir attentifs aux protocoles de lecture requis pour reconstituer un argument « de veritate » dans ces textes par des philosophes, voire des théologiens.

Quoi qu’il en soit de ce premier écart, les doctrines traditionnelles métaphysiques – et leurs représentations dans les manuels – voudraient que les transcendantaux soient traités ensemble avec l’Être et selon des régimes argumentatifs très proches, voire similaires. Or, à parcourir les douze premières questions de la Summa theologiae, une surprise nous attend : sont bel et bien traités l’être, le bon et l’un mais aucune question n’est consacrée à la vérité. Pourquoi ce découpage ? Les questions 11 et 12 de la Prima pars récapitulent et concluent l’établissement de l’existence de Dieu, sa bonté, son unicité et son caractère unique, son éternité. Elles concluent en faisant le point sur ce que ce traitement permet de dire quant à l’usage du mot et de l’idée de Dieu, de ses limites. Elles débouchent ainsi sur la question de la nomination de Dieu, passage théologique et souvent oblitéré du quoi au qui.

Cependant, une question existe bel et bien sur la vérité (et une autre sur le faux) mais dans le second volet de la réflexion thomasienne, volet s’étendant de la question 13 à la question 26. Cette fois, il s’agit de reprendre des images et idées bibliques sur Dieu et de les traiter théologiquement, c’est-à-dire de mettre en question leur caractère anthropomorphique et de cerner ce qui peut être conservé comme utile pour la nomination du Dieu et de Jésus Christ et pour y inscrire, comme en attente, un lieu vivifiant pour les humains créés et sauvés. Le questionnement porte tour à tour sur Dieu en tant qu’intellect et connaissant (questions 13 à 17), vivant (question 18), voulant, aimant la justice et la miséricorde (question19-21), élisant providentiellement (question 22-24), puissant (question 25) et, enfin, en tant que Dieu est heureux (question 26)[14]. Au coeur de cet imposant travail, se trouve une question sur la vérité (question 16). Cette question porte sur la vérité en tant qu’elle expose un rapport entre Dieu, sa science (question 14), ses idées (question 15), en tant qu’activité divine avant même que soit soulevée la question de la création (questions 49 et suivantes).

Je signale deux aspects intéressants. Premièrement, du point de vue de l’histoire de la production thomasienne, l’ordre de ces questions dans la Summa theologiae renverse l’ordre adopté dans l’ouvrage de sa jeunesse, le De Veritate, où la première question portait sur la vérité, la seconde sur la science, la troisième sur les idées. Deuxièmement, un autre aspect décalé par rapport à nos attentes tient à ce que la vérité, envisagée comme activité humaine portant sur un rapport à ma connaissance et ce qui est à connaître hors de moi, ne sera qu’une étape argumentative pour insister sur une idée de Dieu en tant qu’il n’est pas replié sur lui-même comme le dieu d’Aristote. Ce Dieu, éventuellement désigné comme « vérité », pense à des êtres qu’il veut aimer, élire et faire participer à son propre bonheur. Un Dieu connaissant véritablement du « vrai » est déjà un Dieu qui peut poser hors de lui des créatures à ajuster à ce Dieu, à ce que ce Dieu a pensé en leur faveur : être, exister à la hauteur de l’idée que Dieu propose aux humains pour qu’ils soient proprement humains.

La logique de la question 16 se laisse déployer en trois temps articulés sur une charnière : les articles 1 et 2 portent sur la localisation et l’advenir de la vérité humaine ; les articles 3 et 4 comparent le vrai à l’être et au bien ; l’article 5 constitue un sommet de ces deux premiers moments et sert de gond pour aborder les articles 6, 7 et 8, qui constituent un bloc sur la pluralité et la temporalité des vérités. Un passage a lieu : il va de la vérité en tant que jugement, à Dieu en tant que vérité puis, de là, à la cause de la multiplicité des vérités. Dans ce passage se négocient diverses formes possibles du savoir. C’est dans l’article 1 qu’apparaît la formule : « veritas est adaequatio rei et intellectus… »[15]. Elle revient dans l’article second pour soutenir une objection et dans le respondeo de ce même article[16].

Quelques remarques à son sujet s’imposent car la question étonne à plus d’un titre, certains relevant de l’épistémologie.

Premièrement, pour le dire et l’écarter presque immédiatement car ce ne sera pas le propos de cette note, Thomas d’Aquin avait produit, au début de sa carrière universitaire, une question disputée sur la vérité. Il y affirmait clairement et de manière centrale le rapport étroit entre l’Être et le vrai, selon un protocole qui s’approche de ce qui deviendra la « doctrine » classique sur la vérité. Il la connaît donc et l’a crue utile théologiquement. La surprise tient désormais à ce que dans la question de la Summa theologiae, tout cet appareillage conceptuel est déplacé, voire évacué[17]. Ce que l’on peut lire dans la question 16 bouleverse le schéma de la réponse qui avait été donnée dans le De Veritate 1, quitte à reprendre à contre-pied et pour un autre usage les mêmes « autorités »[18]. Pourquoi de tels propos révolutionnaires ? C’est une longue histoire avec des implications épistémologiques et métaphysiques complexes et excitantes. Mais l’histoire des réceptions thomasiennes – ou autres – qui les auront pudiquement oubliées, refoulées ou rejetées sera pour une autre fois.

Deuxièmement, si on voulait, malgré ceci, insister sur le vrai|la vérité comme un transcendental normal et utilisé normalement en théologie pour signaler un lien fort avec Dieu, on serait face à une seconde anomalie, encore plus surprenante peut-être. Pour chacun des transcendentaux vu au début de la Summa theologiae, un même schéma causal est mis en place : il y a des étants, des unités, de la bonté repérables dans le monde ; il faut une cause première – la remontée à l’infini étant jugée impossible – et cette cause première est ce que les chrétiens nomment « Dieu ». Mais dans le cas de la vérité et du vrai, ce montage métaphysique n’existe pas, pas même dans la question 16 à l’article précisément consacré à Dieu. Étrange situation. On ne pourrait donc pas dire et penser dans cette direction le rapport de Dieu au vrai, pas plus que son identification avec la source de la vérité.

J’invite à relire cette question en portant attention à certains passages-clés. Ainsi, élément intéressant, pour le sed contra de l’article 5 de la question 16, portant nommément sur Dieu comme vérité, Thomas recourt non pas à une autorité qui discuterait de l’essence divine mais bien au Christ Jésus, dans l’Évangile selon saint Jean (Jean 14, 6) : « ego sum via, veritas et vita », donc plutôt au Verbe incarné, verset pour lequel un protocole interprétatif complexe est requis[19]. Mais déjà cela suggère une manière théologique de penser intimement à partir de la révélation en Jésus Christ et pas simplement comme l’intégration d’un schème « naturel » tout fait en rapport avec Dieu et le divin.

Plus encore, le respondeo retournant à un vocabulaire lié à l’être (esse) insiste premièrement sur la simplicité divine : Dieu se connaît lui-même sans faille, sans aspérités, sans empêchements, sans recourir à des compositions et des divisions ; il est son intellect même, pas de séparation interne. Cela garantit l’équation parfaite, sans le « ad » de la traditionnelle adéquation ! En plus Thomas prépare aussi le passage à la vérité première dont il aura besoin pour le traitement du croire. Il le fait de 2 manières. Dans l’article 5, il opère brièvement le passage de Dieu vérité à Dieu « suprême et première vérité »[20] : être Dieu, c’est être à la fois son penser vrai et être la mesure et ainsi la cause de tout autre existant. Puis, dans la suite de la question, il expose et justifie le feuilleté des vérités, leur rapport au temps, leur ordonnancement dans les articles 6 à 8 : ceci lui servira pour l’articulation des propositions du croire théologal (cf. IIaIIae, q. 1, aa. 6-10) et pour inscrire « Dieu même » hors du champ propositionnel tout en argumentant qu’il est le lieu de la vérité en tant que réellement existant. Mais, surtout et plus encore, Thomas inscrit au coeur de ce respondeo Dieu comme cause et mesure de tout ce qu’il crée et connaît. Il prépare ainsi le recours à Dieu même comme prima veritas, comme celui qui est cru et comme celui dont on croira des révélations car il révélera ce qui a trait à lui ; il s’exposera lui-même, tout en respectant les limites des capacités rationnelles humaines et leur besoin d’une entrée progressive dans l’articulation de vérités.

Troisièmement, le De Veritate 1 présente en effet une définition de la vérité, son essence formelle, grâce à la formule adaequatio rei et intellectus. Thomas d’Aquin fait de cette définition le point nodal entre deux autres aspects : un antécédent (ontologique) et un conséquent (l’énoncé du vrai). Cependant, dans la Summa theologiae, cette formule devient comme un nom de code, une manière rapide de parler qui peut viser indistinctement deux aspects : l’abord et les usages de la vérité qui ne se laissent plus reconduire si aisément à l’ontologie et au simple et seul énoncé[21]. La définition si prisée – pour la défendre ou la honnir désormais – devient imprécise, ne parvient pas d’elle-même à suffire pour spécifier ce qui a lieu lors d’un jugement vrai et ce qu’il s’agira de le viser. Il y aurait de l’ambivalence dans la définition dite traditionnelle, de l’imprécision. Il importera désormais de la qualifier ou, tout au moins, de bien signaler sur quel versant le locuteur se situe lorsqu’il émet des propositions ou pense. Et pour cela, des protocoles herméneutiques devront être mis en place. Rien n’est assuré avec cette définition.

Enfin, quatrièmement et le plus important pour ce que je propose dans cette note, il importe d’être attentif à l’interprétation de l’adaequatio et de ce qui l’entoure. Je crois important de prendre très au sérieux le ad d’adaequatio. Ad, en latin, signale un mouvement vers, une direction. Il désigne un horizon visé… pas encore atteint ou seulement sur le point de l’être. Or la tendance aura été d’interpréter ce ad d’adaequatio comme un in ! Dans le jugement « vrai », il y a visée ; un rapport est désiré, un travail a lieu pour (espérer) en arriver à de l’équation entre une chose et un intellect et à l’acceptio de cette adéquation, à sa saisie avérée. Ce travail ne doit pas être oublié[22]. On ne doit pas croire être arrivé à son terme si aisément, aussi aisément que sur les avenues des constructions symboliques humaines – dont le système mathématique serait l’aune. Là, d’entrée de jeu, tout est clairement défini, définissable, convertible ; là les opérations sont sans reste. Là le même, l’identique peut régner d’un côté et de l’autre du signe « = ». Ainsi, étrangement, en Dieu, il n’y aura pas que du même. Dieu, intellect connaissant, toujours déjà connaîtra du différent, de la diversité, du multiple, de l’individualité. Mais Dieu sera à même de penser et de faire exister à hauteur de l’idée qu’il en a les créatures. Il pourra ainsi se présenter comme les connaissant de l’intérieur, essentiellement, pour se faire connaître d’elles selon ce qu’elles peuvent viser de Dieu et espérer, avec sa grâce, parvenir dans la vie éternelle, à mettre entre parenthèses le « ad » d’adéquation.

Quasi imperceptiblement, l’attention à l’ad de l’adaequatio rend sensible à une différenciation dans l’ordre de la vérité. L’adéquation pourra être atteinte aisément, grâce à des protocoles que nous appellerions désormais « scientifiques », exclusivement pour ce dont les humains sont les auteurs, les fabricants. Là où les humains transforment une idée en plan puis en réalisation, l’(ad)équation sera possible. Mais pour tout ce dont les humains ne sont pas les auteurs, il en ira autrement. Car alors il s’agira d’avoir accès aux « idées » de Dieu qui en est l’auteur/créateur et de connaître la conformité de la chose « vue » avec ces idées. Or cet accès aux « idées divines », me semble-t-il, pour bien des choses, relève de l’attente eschatologique. Cette distinction fondamentale, au coeur de l’article 1, limite le champ de recours à la « vérité » comme cri de réjouissance au bout d’un parcours scientifique et invite à une certaine humilité épistémologique.

De plus, une tendance herméneutique et épistémologique a pensé exclusivement l’aequatio dans un sens mathématique d’égalité rigoureuse (7+5 = 12, selon l’exemple fameux de Kant), de tableau et de représentation[23]. Or je propose ici de mettre le latin de Thomas d’Aquin en lien avec un autre traitement médiéval de la vérité : le De Veritate d’Anselme qui traite autant de la vérité que de la justice et de la justesse, de rectitude et qui le fait en lien avec l’idée biblique de fidélité[24]. Ce rapprochement n’est pas le fruit d’une violence herméneutique indue : Thomas d’Aquin y renvoie explicitement dans le respondeo de l’article 1 de la question 16[25]. Ce rapprochement permet de rendre audible une autre voix et praticable un autre usage de la vérité et de l’adéquation qui s’y propose, au moins pour Thomas d’Aquin.

Ainsi avec l’idée d’égalité, il faut plutôt orienter la pensée dans deux directions inhabituelles pour nous désormais. Premièrement, vers la géographie, vers un terrain plat, sans aspérité, sans quoi que ce soit qui bloque la vue et qui permette de la rectitude, de la marche en ligne droite, un chemin praticable, avec célérité, sans crainte de pièges ou d’autres impedimenta. La pratique de la vérité en serait une visant à rendre visible la chose même, sans qu’aucun obstacle vienne en troubler la vue. Il s’agirait, en d’autres termes, de s’assurer de la transparence de l’espace entre la chose à voir et la chose vue. En bout de piste, le travail de la vérité permet de rendre justice à la chose vue et à ne pas la méprendre pour autre chose.

Mais il y a plus et c’est la seconde direction à explorer. Elle est affective et tend déjà vers l’éthique. Aequalitas, aequitas, en latin, avant d’être des termes de mathématiques – voire parfois en même temps, mais ceci demanderait une autre étude – font référence à l’égalité d’âme[26], au calme et à ses résonnances auxquels on parviendrait après les houles de tempêtes affectives, sociales ou politiques, liées aux usages troubles de la mémoire et de l’avenir espéré ou fantasmé. Cette égalité d’âme permettrait des jugements éthiques justes et prudents, une herméneutique humble des interactions si souvent marquées par le caractère indirect du langage[27].

Cette manière d’envisager la vérité et son traitement pourrait être creusée et vérifiée jusque dans la question de la fausseté[28]. Déjà, un débordement vers l’éthique se prépare. Pour le vérifier encore plus, je proposerais aussi un détour par la vertu humaine de la veritas, au coeur de la compréhension de l’interaction sociale thomasienne[29]. Là, Thomas d’Aquin signale un espace de parole dont les énoncés n’ajoutent ni ne retranchent[30] rien à ce qui est le cas pour soi-même, pour une situation, pour autrui[31]. Cet espace, il le distingue partiellement de ce qui se joue dans la question sur la vérité dans la Prima pars, mais qui ne lui demeure pas tout à fait étrangère[32]. La vérité devient alors véracité (verax) et, à ce titre, elle requiert une habituation car il ne semble pas aller de soi que la personne qui parle soit vérace et veuille et choisisse de maintenir l’égalité, l’adéquation entre les paroles, les personnes et les diverses circonstances et causes. Cela demande une force – une vertu –, un travail d’analyse difficile. Car il faut de l’organisation réfléchie pour que mots, signes et faits soient en conformité avec ce qui est signalé, signifié, fait[33]. Là aussi, entre l’intellect et les choses et les modalités de leurs manifestations, de l’adéquation est visée, recherchée activement, souhaitée au coeur des échanges entre humains.

Surprises éthiques

Je voudrais désormais aborder un second lieu du rapport étroit entre Dieu et la vérité chez Thomas d’Aquin. Je l’effleurerai dans cette note et me contenterai de proposer un programme de recherche.

Ce lieu éthique étonnant est le traitement proposé par Thomas d’Aquin de l’acte de croire dans la Secunda Secundae[34]. Éthique ? En guise de rappel, la Secunda Pars entière porte sur le mouvement volontaire délibéré et passionné des humains vers Dieu, en tant que ce qui les actualisera pleinement et ce qui procure la jouissance. En ce sens, dès la question 5 de la Prima secundae, Dieu est mis en scène comme le Bien suprême, le Bien béatifiant pour l’individu et pacifiant pour l’humanité[35]. Thomas inscrit du « théologal » dans ce registre selon des options très éloignées de nos manières habituelles de réfléchir.

Dans cette série de questions à l’orée de la Secunda secundae, « Dieu » est présenté d’entrée de jeu comme « vérité première ». Étrange, non ? Je force le trait pour creuser une autre surprise : le Bien suprême (visé et orientant les projets de bonheur) est caractérisé comme vérité première au moment même où il s’agit de donner à penser un acte : l’acte de croire. Cet acte, avec celui d’espérer et d’aimer, ouvre et anticipe en quelque sorte l’achèvement, l’accomplissement de la béatitude en vie éternelle. Cet acte individuel est inscrit dans une communauté ecclésiale rivée à et critiquant une société humaine. Autrement dit, Dieu s’offre à croire en lui et en cela. Il offre à croire qu’il y a là véritablement un bien satisfaisant et jouissif pour l’humain. Il s’y présente, pour employer un idiome étranger à Thomas d’Aquin, en se dérobant à l’ordre du signifiant comme à tout effet de signifié… pour être cru, espéré et aimé sans que les humains ne soient empêtrés dans des fantasmes, religieux ou autres.

Dieu désiré comme bien suprême est ainsi catégorisé en tant que vérité première pour devenir la raison même de croire[36]. Une première réaction moderne pourrait être de crier au rationalisme, à l’inflation cognitive de ce qui est en jeu dans la foi, au détriment de la valence affective, volontaire de la confiance. Mais il importe premièrement de se laisser surprendre par le assentire qui accompagne « Dieu » comme vérité première. Assentir, Thomas y insiste ailleurs « assentire est quasi ad aliud sentire »[37], un sentir, une appréhension vers (ad)[38]. Ce retour lancinant du ad me semble important, d’autant plus important que la vérité première est le lieu, le milieu, le « ce en raison de quoi » on va choisir de croire, le « ce qui fait tenir à ce qui est cru » et qui sert d’horizon à tout ce qui peut s’articuler comme objet (Dieu, le Christ, les sacrements, etc.) dans l’acte de croire[39]. Autrement dit, si « Dieu » n’est pas vraiment Dieu et appréhendé comme tel, les autres éléments de la foi s’effondrent, ne tiennent plus, ne sont plus fiables. Ce milieu, la foi l’est entre deux autres types d’expériences, l’opinion et la science[40]. Mais elle l’est aussi comme l’occasion de déplier, de déployer ce qui est vraiment divin pour y assentir – et éventuellement le dire – en vérité.

Mais présenter « Dieu » dans l’acte de croire comme « vérité » permet de penser l’existence d’un rapport à Dieu même et pas simplement à des idées sur Dieu ou à des discours – même scripturaires – sur Dieu. Ceci permet de dépasser le danger d’inflation cognitiviste et de réduire l’acte de croire à l’acceptation de propositions sur Dieu…[41] Dans les articles qui suivent ce choix radical de penser le croire théologal comme un « croire Dieu même », Thomas s’intéresse aux énoncés multiples de ce croire en insistant que croire ne s’arrête pas à ceux-ci en eux-mêmes mais est dirigé, orienté, tendu vers (ad) la chose même qui est crue, ici, Dieu même, et pas ses représentations ou présumés « représentants ». Ce choix est théologique. Thomas pense l’acte théologal de croire dans son évanouissement eschatologique en vision rapprochée, sans intermédiaire. Dans la béatitude éternelle, c’est Dieu même qui sera vraiment contemplé. Contemplé comme vérité, il apparaîtra « bon » et « bien », selon la compréhension thomasienne de la convertibilité du vrai et du bien[42]. On sera dans le registre et le régime de l’égalité, pas d’une tension vers. En ce sens, l’acte de croire Dieu comme vérité première est à comprendre comme une anticipation désirable de la vie éternelle[43].

Pour Thomas d’Aquin, mettre en lien étroit « Dieu » et « vérité » est un important geste critique de tout discours et ce rapport peut servir à des entreprises de déconstruction de montages systémiques tout autant qu’à désillusionner et à assainir, de décaper des pratiques et des discours religieux. Ce lieu « Dieu|vérité » renvoie à un au-delà du discours et des usages religieux du mot « Dieu » et des propositions le concernant : il pointe vers un Dieu qui dit vrai, qui se révèle vraiment pour entrer dans un rapport véritable avec l’humanité. C’est le complément indispensable à ce qui se mettait en place théologiquement dans les questions 11 et 12 de la Prima Pars sur les limites de la connaissance et de la nomination de Dieu. Autrement dit, loin d’être un couplage onto-théologique, ce lien permet de préserver une pudeur langagière et métaphysique. De plus, il a pour tâche de faire croire et vivre de ce qui est véritable et fiable plutôt que de ce qui tentant de l’articuler risque fort de s’élever et de s’achever dans du fantasme.

Théologiquement, le lien « Dieu|vérité » permet du jeu, des déplacements, des révisions, de la pluralité et de la plasticité dans les articulations et les « convenances » discursives, herméneutiques encouragées par les fables bibliques. Autrement dit, et pour présenter les choses d’un autre point de vue, ce « Dieu|vérité » désigne le milieu commun requis pour faire résonner de manière pragmatiquement efficace les articulations du croire chrétien dès lors que tout l’appareillage métaphysique suarézien, cartésien, idéaliste, heideggerien ou néoscolastique n’est plus adéquat pour soutenir les pratiques ecclésiales et théologique du croire – espérer – aimer en provenance de l’Évangile de Dieu.

Étranges diffractions éthiques de la vérité

Une dernière surprise, toujours dans le champ éthique. Elle nous ramène à la question 16 de la Prima Pars, en guise de réponse à la troisième objection de l’article 4 : ne dit-on pas de la vérité qu’elle est une vertu, ce qui l’inscrirait dans l’ordre du bien, plutôt que dans l’ordre de l’épistémologie ?

En troisième lieu il est dit que la vertu qui est dite vérité n’est pas la vérité en général, mais une certaine vérité selon laquelle un homme se montre tel qu’il est dans ses dires et ses actions. On dit aussi, de manière particulière, vérité de la vie selon laquelle un homme implémente dans sa vie ce à quoi il est ordonné par l’intellect divin, ainsi qu’il a été dit plus haut à propos de la vérité des choses. La vérité de la justice aussi est celle selon laquelle un homme est attentif à ce qu’il doit à un autre selon l’ordre de la loi. Mais à partir de ces vérités particulières on ne peut procéder vers la vérité générale[44].

La vérité s’entend donc de manières différentes qui ne se réduisent pas l’une à l’autre. Dans les entours de la vérité en lien avec la connaissance, on trouve donc la vérité en parole, proche de certains discours modernes sur l’authenticité, la vérité de la vie et la vérité de la justice. Manière impropre de parler ? Oui, si l’on entend tout réduire à des propositions vraies en lien avec la connaissance, elle-même représentée sur le modèle des équations mathématiques ! Mais explicitement ici, Thomas signale que cette réduction n’est pas possible et encore moins souhaitable.

Pourtant une homologie de structure est décelable : tant dans la vérité de la justice que dans celle de la vie, la vérité est liée à un ordre, à une ordination qui oriente. La vérité y est un faire, une manière d’être attentif pour un humain à ce qu’il est et à ce qui se vit et se fait dans son entourage, non pas selon une conformité directe à soi, mais selon une triangulation où la loi et Dieu viennent, chacun à son registre, complexifier l’adéquation. De même pour la vérité dont il est question en premier lieu et qui pourrait être traduite par « authenticité » pour rendre compte d’un des versants de la discussion et par « véridicité » pour en rendre un autre. Celle-ci est exposition, présentation (ostendit) où gestes et paroles correspondent au sujet qui les pose : l’individu doit être, dans ses gestes et ses paroles, moins en représentation qu’en mode de présentation, de « présent » : « écoute-moi, je suis véritablement devant toi, soucieux de toi » ! Ainsi présentée, cette vérité semble la seule où de l’adéquation plénière peut être désirable et attendue, sans doute encore plus que pour le registre épistémologique de la vérité des choses fabriquées par des humains. Là, la chose à connaître et dont il faut juger est la même que celle qui juge et pense. Et pourtant, on le sait, cette présentation de soi, cette crédibilité (l’ethos de la rhétorique aristotélicienne) est difficile à atteindre tout autant que la véridicité à propos de laquelle D. Vernant a proposé plusieurs pistes de réflexion[45]. À lire les développements complexes consacrés à la question de l’authenticité et à ses déformations dans le mensonge, la simulation hypocrite, la jactance et l’ironie dans la Secunda Secundae, la conformité de soi à soi devant et pour autrui ne va pas de soi. Le ad demeure tout au long de ce travail, pénible et souvent inachevé. Au coeur des craintes de se faire dominer par des paroles et des gestes séducteurs et trompeurs, en tenant compte des indécidabilités de la communication entre humains, la notion de « Dieu » comme vérité première, apparaît heuristiquement comme l’horizon d’une communication heureuse, réussie, accomplie. Théologiquement, avec Dieu comme « vérité première », Thomas déclare que la communication a été initialisée par un Dieu qui la désirait comme un parcours de confiance espérante et aimante où la crainte d’être dominé pourrait ne pas avoir le dernier mot. Mais, même dans la foi, cet heureux achèvement demeure une promesse.

Il serait possible d’expliquer que cette monstration de soi passe par un travail où joue à fond la vérité de la vie, donc le rapport à Dieu et le rapport à autrui dans la justice, donc le rapport à la loi. Mais plus profondément, il faudrait argumenter que parvenir, en geste et en paroles, à manifester son excellence propre requiert pour un individu un long travail sur soi. On en trouve l’exposition dans la négociation de la vertu d’humilité et du vice qu’est l’orgueil où la prise en compte de Dieu intervient, de manière triangulaire, pour faire la vérité sur soi afin d’en venir à se manifester en vérité[46]. Se manifester en vérité devant et pour autrui est le fruit d’une lutte pour la reconnaissance et l’estime de soi.

Conclusion

Pourquoi avoir attiré ainsi l’attention sur ces vieux textes, sur ces propositions d’un autre âge ? Par honnêteté herméneutique ? Certes. Mais, je le fais surtout pour oser, en écoutant des valences oblitérées de ce vieux mot de « vérité » en lien avec Dieu, penser à nouveaux frais ce qui directement et indirectement cherchait à être dit, incitait à une certaine posture épistémologique et existentielle qui ne se satisfait pas de répéter des poncifs, fussent-ils aussi nobles que celui sur la vérité comme « adaequatio rei et intellectum ».

J’avais annoncé trois lieux. Ils ont été survolés. Il en existe un dernier auquel je fais allusion pour conclure. Il pourrait être une porte d’entrée dans un parcours autre de la question du rapport entre « Dieu » et la vérité. Il s’agit des biens humains que sont le désir, la recherche et l’étude de vérités et la connaissance du vrai où Dieu surgit de nouveau comme vérité béatifiante pour l’humain. On en trouve une discussion intéressante autour de la question de la vertu de studiositas et du vice de curiositas qui s’y oppose.[47]

Certains jours, je désespère de la recherche commune de la vérité. Lesquels ? Les jours où l’évidence fulgurante des vulgates quant à la vérité comme « adéquation de la chose et de l’intellect » fracasse et refuse la patiente exposition de nuances inattendues, troublantes. Ces jours-là une compulsion de la répétition oeuvre et crée de la résistance. Par contre, d’autres jours, il y a le plaisir du trouble qui, le temps d’une syncope et d’une surprise, permet de croire que chercher des propositions vraies, faire des avances inhabituelles peut avoir du sens, s’avérer vérifiable à plusieurs, en vue de comprendre le monde et de dire « Dieu ». Ces jours-là, l’invitation à un patient « travail de remémoration » déjoue la compulsion de répétition. Et, ces jours-là, je suis prêt à revisiter et offrir des notes par suite de ma relecture de pages considérées, depuis longtemps déjà, connues, jugées, dépassées ou indépassables, peu importe. J’ai donc essayé de faire entendre un autre rapport à du « vrai », à la « vérité » dans les parages de « Dieu » chez Thomas d’Aquin à propos d’une formule : « la vérité, c’est l’adéquation de la chose et de l’intellect ». Est-ce que tout cela est bien vrai ? Utile et pertinent ? Adéquat ?