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L’immigration est un évènement de vie qui est associé à des transformations majeures de l’environnement social des personnes et des familles qui peuvent avoir des conséquences multiples, favorables et/ou défavorables, sur la santé mentale. Ce contexte est généralement, mais pas toujours, associé à un fossé culturel significatif entre les migrants et les personnes appartenant à la majorité dans le pays hôte. Trop souvent, en pratique et dans les recherches, culture et contexte sont amalgamés ou confondus, plutôt que pensés de façon interactive.

Par ailleurs, la notion d’asile est d’abord une catégorie légale, définie à partir des politiques nationales et des conventions internationales, qui confère des protections variables à des personnes reconnues comme réfugiées. Dans la littérature, on considère souvent que les réfugiés ont fui la violence organisée, alors que ce n’est pas le cas des migrants ; cette dernière affirmation étant largement inexacte, étant donné qu’une majorité de migrants cherchent à échapper à des situations d’adversité sociale et politique (Rousseau et coll., 2004 ; Fitzgerald, 2018).

Parler de santé mentale des immigrants et réfugiés, c’est donc parler de l’effet d’un contexte social et légal particulier sur le bien-être et les difficultés cognitives, émotionnelles et comportementales de personnes qui ont vécu personnellement (première génération), ou au travers de leurs parents (deuxième génération), un processus d’immigration ou de refuge. Ceci implique de penser de façon dynamique une trajectoire comprenant un vécu prémigratoire, un parcours migratoire souvent prolongé et ardu et un établissement dans un pays hôte dont les conditions d’accueil fluctuent souvent considérablement (Rousseau et coll., 2019).

Ce numéro thématique de Santé mentale au Québec sur santé mentale et immigration aborde certains volets de cette relation complexe qui est en ce moment façonnée par les transformations sociales rapides de nos sociétés. Avant de présenter ce qui vous est proposé dans ce numéro, je voudrais brièvement aborder quelques éléments permettant de comprendre les dynamiques qui sont présentement à l’oeuvre et essayer de cerner certains des enjeux cliniques majeurs associés à cette évolution du contexte.

1. Un domaine en transformation constante

Les connaissances au sujet de la santé mentale des immigrants et réfugiés doivent être situées et interprétées en tenant compte du contexte social et historique de leur production. Émergeant au début du XXe siècle, le champ des études sur la santé mentale des migrants a d’abord porté sur des échantillons cliniques, ce qui confirmait largement les préjugés associant les immigrants et la psychopathologie. Suite à la Seconde Guerre mondiale et à la signature de la Convention de Genève, l’essor économique a transformé de façon positive les perceptions au sujet des migrants et fait des réfugiés un objet d’empathie. Les études épidémiologiques en population générale réalisées durant cette période démontrent que l’immigration n’est pas en elle-même un facteur de risque pour la santé mentale des immigrants : celle-ci dépend plutôt de l’équilibre entre les pertes associées à la migration et l’ouverture d’opportunités dans la nouvelle société (Beiser et coll., 1988 ; Kirmayer et coll., 2011). À partir des années 90, la mondialisation a entraîné un accroissement des inégalités sociales qui a nourri la xénophobie. Le vent a tourné pour les immigrants qui ont été de plus en plus considérés comme des fardeaux et un danger pour les sociétés hôtes, allant jusqu’à être perçus comme des criminels potentiels dans le cas des réfugiés (Kronick et coll., 2015). Pourtant, en décalage avec les perceptions populaires et médiatiques, les études révélaient alors que les immigrants étaient souvent en meilleure santé physique et mentale que leurs vis-à-vis de la société hôte, et que cet effet avait tendance à s’atténuer pour la deuxième puis la troisième génération (Vang et coll., 2015 ; Kennedy et coll., 2015). Même l’intégration à long terme des réfugiés, considérés pourtant comme les migrants les plus susceptibles de présenter des problèmes de santé mentale (désordres reliés au stress) s’avérait souvent une réussite (Rousseau et coll., 2003). La poursuite de l’aggravation des inégalités sociales internes en Europe et en Amérique du Nord (mises en évidence lors de la pandémie de COVID-19) a attisé les peurs des majorités qui craignent maintenant la perte des privilèges que ces sociétés avaient acquis suite à la colonisation du monde. Ces sentiments de menace provoquent une polarisation croissante dans les sociétés hôtes et se traduisent par une montée de la discrimination et des crimes et incidents haineux contre les migrants (Rousseau et coll., 2020, Hynie, 2017).

Les immigrants et réfugiés sont donc directement affectés par les transformations sociales rapides qui ébranlent le caractère protecteur des sociétés hôtes et les perspectives futures qui s’offrent à eux. Ces effets doivent être pensés de façon écosystémique pour l’ensemble de la population, car il n’est pas possible de penser la santé mentale des migrants sans considérer les facteurs favorisant la stabilité et la cohésion sociale pour les majorités et ceux qui influencent les relations entre ces majorités et les communautés immigrantes et réfugiées.

2. Les enjeux principaux

Dans ce contexte mouvant, quels sont en ce moment les enjeux principaux en ce qui concerne la santé mentale des immigrants et réfugiés établis dans des pays d’Europe et d’Amérique du Nord ?

• Une perspective de santé publique pour penser la prévention

Étant donné que l’immigration et le refuge constituent des déterminants sociaux de la santé (en évolution constante), la tâche la plus importante pour préserver et améliorer la santé mentale des migrants est de mitiger l’adversité et de favoriser des conditions sociales favorables à l’établissement (Hynie, 2017). Parmi les facteurs de protection, soulignons le rôle des politiques migratoires lorsqu’elles mettent de l’avant la réunification des familles et le meilleur intérêt de l’enfant et l’accès à des services de santé ou éducationnels ; ainsi que celui des politiques sociales inclusives qui s’attaquent au racisme systémique (profilage racial, opportunité d’emploi, représentation des communautés immigrantes et des réfugiés dans les médias, etc.). Enfin, des interventions locales et communautaires qui soutiennent la cohésion sociale, consolident le sentiment de sécurité des communautés et leur proposent une prise de parole peuvent soutenir leur pouvoir d’agir en tant que sujets et la résilience de leurs communautés (Beauregard et coll., 2020).

Dans le cas des jeunes et des enfants, il s’agit aussi de soutenir leur développement social, émotionnel et cognitif par des programmes de prévention primaire en milieu scolaire (Papazian et coll., 2019). Le développement de ces programmes doit tenir compte des enjeux développementaux. Ainsi, au Québec, l’accès à la garderie pour les requérants au statut de réfugiés n’est pas encore assuré, même s’il a été démontré que leur fréquentation constitue un lieu de stimulation important (Morantz et coll., 2014). Les écoles en dehors des grands centres urbains sont souvent peu ou pas équipées pour accueillir et accompagner les enfants allophones et/ou ayant des vécus d’adversité particulièrement traumatiques, ce qui devient significativement problématique lors de l’arrivée de vagues de réfugiés, comme dans le cas des réfugiés syriens dans la dernière décennie (Papazian et coll. 2019 ; Rousseau et coll., 2020).

• L’accessibilité des services

Les immigrants et réfugiés font face à d’énormes obstacles en ce qui concerne l’accessibilité des services de santé mentale au Québec et ailleurs. Aux difficultés inhérentes au système s’ajoutent des problèmes légaux et financiers, des barrières linguistiques et les effets combinés de la méfiance face aux services et de la peur face à la stigmatisation. Ainsi, au Québec, même s’ils ont des besoins spécifiques importants en santé mentale, les requérants au statut de réfugiés peinent à être évalués à cause du fait qu’ils n’ont pas de carte d’assurance maladie (Chase et coll., 2017). Ceci retarde souvent l’établissement d’un diagnostic pendant de nombreuses années, amenant une chronicisation des problèmes, des suicides évitables ou la perte permanente de la fenêtre d’intervention optimale (dans le cas des troubles du spectre de l’autisme par exemple).

Les difficultés bien documentées d’accès à des interprètes se conjuguent aux réticences des cliniciens, qui n’ont pas été formés à travailler avec des interprètes, comme le soulignent deux articles dans ce numéro thématique (Burdeus-Domingo et coll., 2020 ; René de Cotret et coll., 2020). Enfin, beaucoup de familles immigrantes hésitent à consulter à cause d’expériences directes ou indirectes de discrimination dans les services de santé et les services sociaux, qui minent leur confiance face à ceux-ci. L’établissement d’un sentiment de sécurité culturelle est nécessaire, mais encore une fois la formation des intervenants n’est pas toujours au rendez-vous.

• L’adaptation culturelle et contextuelle des pratiques

Au-delà des questions d’accessibilité, les pratiques offertes aux immigrants et réfugiés ont souvent été évaluées et validées dans des populations blanches et occidentales, et peuvent s’avérer inefficaces, voire nuisibles lorsqu’appliquées à d’autres populations (Kirmayer et coll., 2014). La définition même de ce qui constitue une famille, de ce qui caractérise l’attachement, des marqueurs optimaux de la transition vers l’âge adulte, des façons spécifiques d’exprimer la détresse est souvent impensée (ou vue comme allant de soi) par l’intervenant.

Quelques domaines fréquemment en jeu lors d’interventions cliniques avec des immigrants et réfugiés : les défis d’une construction identitaire plurielle et les enjeux de loyauté associés, la reconnaissance des microagressions et de leur impact sur la relation thérapeutique, les différences dans les façons d’exprimer la détresse et les émotions, le non-dévoilement de traumas transgénérationnels, les spécificités dans la recherche d’aide (Kronick, 2017).

Là encore, la formation des cliniciens et des cadres devrait être la pierre d’angle de l’amélioration des services. Des travaux québécois ont montré que cette formation devait s’ancrer dans les pratiques des cliniciens, en les invitant à se décentrer et à repenser leurs présupposés (Johnson-Lafleur et coll., 2020).

3. Le parcours proposé par ce numéro thématique

Ce numéro thématique se veut une introduction, plus impressionniste qu’exhaustive, à la question de la santé mentale des migrants. Il est organisé en deux sections, la première interroge les services alors que la deuxième rassemble des illustrations qui mettent au travail l’hétérogénéité des populations migrantes et l’interaction entre contexte migratoire et culture.

Dans la première section, l’article de Lucie Nadeau, Janique Johnson-Lafleur et Annie Jaimes interroge l’organisation des services en santé mentale jeunesse au Québec, examinant les éléments qui facilitent l’établissement d’une alliance avec les familles immigrantes à partir d’un sentiment de sécurité culturelle. Par la suite, deux articles s’adressent aux défis associés à l’utilisation d’interprètes en milieu clinique. Alors que François René de Cotret, Noelia Burdeus-Domingo et Yvan Leanza décrivent sept stratégies essentielles au travail avec des interprètes dans le domaine de la santé mentale, Noelia Burdeus-Domingo, Anick Brisson et Yvan Leanza (de la même équipe) proposent d’illustrer comment ces principes s’appliquent dans un cadre clinique, en distinguant les différents temps de l’intervention.

Dans la deuxième section, constituée de cinq textes, le lecteur est convié à prendre connaissance de travaux de recherche qualitative qui proposent de cerner la complexité de situations particulières mettant en interaction le vécu migratoire et des groupes d’âge spécifiques, puis des modèles familiaux et enfin des dynamiques intra ou intercommunautaires. La recherche de Audrey McMahon, Marion Feldman, Cécile Rousseau et Marie Rose Moro examine la transmission transgénérationnelle des traumatismes entre des mamans réfugiées et leurs bébés, montrant comment ces derniers peuvent incarner l’agresseur ou au contraire représenter une planche de salut. S’adressant à un groupe de jeunes plus âgés, mais non moins éprouvés, l’article de Rameth Radjack, Fatima Touhami, Mayssa El Husseini, Asmaa Bernichi, Yoram Mouchenik, Sevan Minassian et Marie Rose Moro met en lumière l’agencéité des mineurs non accompagnés. En ce qui concerne les familles, l’article de Mélanie Vijaratnam, Amalini Simon, Rameth Radjack et Marie Rose Moro montre comment le modèle traditionnel de mariage tamoul se transforme en situation d’immigration en France, illustrant magnifiquement l’interaction entre culture et contexte migratoire sur la cellule familiale. Enfin deux articles abordent le thème du rôle souvent protecteur des communautés. Abdelwahed Mekki-Berrada et Karim Ben Driss montrent comment dans la communauté soufie la religiosité peut protéger de la discrimination. Pour leur part, Maryse Benoit Louise Rondeau et Élizabeth Aubin, en décrivant une intervention de groupe qui rassemble des femmes réfugiées de différentes origines, suggèrent que l’établissement de nouvelles solidarités dans la société d’accueil peut venir restaurer un lien social ébranlé et soutenir la santé mentale.

Dans des sociétés mondialisées, les phénomènes migratoires sont en croissance, de même que le métissage. Ces phénomènes nous demandent d’adapter nos pratiques cliniques et institutionnelles en santé mentale, ce numéro thématique contribue à la conversation nécessaire que nous devons avoir à ce sujet.