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Introduction

Dans une société qui vise à devenir inclusive, l’acquisition de compétences en littéracie est un moyen de permettre aux personnes présentant une DI d’accroître leur participation et leurs contributions à la société (Martini-Willemin, 2013). Dans de nombreux pays, les prescriptions en matière d’accès aux contenus scolaires enjoignent les enseignants spécialisés travaillant auprès d’élèves présentant une DI à se référer au plan d’études de l’école ordinaire pour définir les objectifs d’apprentissage de leurs élèves dans les différents domaines disciplinaires (pour la Suisse; Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique [CDIP], 2007a). Garantir un accès au programme scolaire ordinaire pour les élèves présentant une DI est en effet perçu comme un moyen d’améliorer les opportunités éducatives qui leurs sont offertes et de leur permettre de réaliser leur plein potentiel en termes d’apprentissages (Wehmeyer, Lance et Bachinsky, 2002). L’apprentissage de la lecture, une des compétences centrales inscrites dans les plans d’études, s’avère donc être un objectif à atteindre avec les élèves présentant une DI, qu’ils soient scolarisés dans des classes ordinaires ou spéciales au sein d’établissements ordinaires ou en écoles spécialisées.

Des recherches expérimentales réalisées durant ces deux dernières décennies ont démontré que les élèves présentant une DI dite moyenne (QI < 50-55) sont capables d’atteindre un niveau en lecture plus élevé que ce qu’il était auparavant pensé possible (Afacan, Wilkerson et Ruppar, 2018; Hill, 2016; Sermier Dessemontet, Martinet, de Chambrier, Martini-Willemin et Audrin, 2019). Ainsi, l’utilisation d’approches et de stratégies d’enseignement démontrées comme étant probantes, prodiguées de manière intensive et sur plusieurs années permettent à ces élèves non seulement de développer dès leur plus jeune âge les habiletés en lecture dites essentielles que sont la conscience phonologique et le décodage de mots et de phrases, mais également d’étendre leurs compétences dans des habiletés dites plus complexes que sont la maitrise du vocabulaire, la compréhension en lecture ou encore la fluidité (Afacan et al., 2018; Chatenoud, Turcotte et Aldama, 2020; Sermier Dessemontet et al., 2019). Néanmoins, quelques études basées sur l’observation des pratiques en classes spéciales mettent en évidence un écart important entre les recommandations récentes issues de la recherche et les pratiques d’enseignement de la lecture déployées auprès des élèves présentant une DI modérée à sévère (Ahlgrim-Delzell et Rivera, 2015; Ruppar, 2015; Sermier Dessemontet, Linder, Martinet et Martini-Willemin, sous presse). Dans plusieurs de ces classes, l’enseignement de la lecture notamment du décodage semble en effet très pauvre (Ahlgrim-Delzell et Rivera, 2015; Ruppar, 2015) ou désorganisé (Sermier Dessemontet et al., sous presse). Il s’avère donc indispensable de chercher à comprendre les facteurs qui contribuent à maintenir ce fossé entre les pratiques recommandées et les pratiques effectives. Dans un premier temps, nous décrirons donc les pratiques considérées comme optimales dans la littérature scientifique avant de nous intéresser aux facteurs qui influencent les enseignants spécialisés dans leurs choix pédagogiques.

Connaissances issues de la recherche sur l’enseignement de la lecture aux élèves présentant une DI

Grâce à la recherche, des avancées ont été faites récemment dans notre compréhension des interventions et stratégies qui sont les plus efficaces pour enseigner la lecture-décodage aux élèves présentant une DI. Des revues systématiques de la recherche et une méta-analyse récente (Afacan et al., 2018; Hill, 2016; Sermier Dessemontet et al., 2019) mettent en évidence l’efficacité d’un enseignement explicite et très systématique des correspondances graphèmes-phonèmes réalisé en articulation avec un entrainement de la conscience phonémique. Certaines techniques d’enseignement spécifiques au champ de la DI sont intégrées à ces interventions probantes (voir Allor, Mathes, Champlin et Cheatham, 2009; Lemons, Allor, Al Otaiba et LeJeune, 2018; Sermier Dessemontet et Martinet, 2016). Ces recherches contredisent ainsi une croyance trop longtemps répandue dans la communauté scientifique selon laquelle l’apprentissage du décodage était trop complexe pour être accessible aux élèves présentant une DI moyenne (Kliewer, Biklen et Kasa-Hendrickson, 2006). Plusieurs études ont également mis en évidence des stratégies permettant d’enseigner la compréhension de textes aux élèves présentant une DI, que les textes soient lus de manière autonome par les élèves (Chatenoud et al., 2020; Shelton, Wexler, Silverman et Stapelton, 2019) ou à haute voix par un adulte (Hudson et Browder, 2014; Hudson, Browder et Jimenez, 2014; Hudson et Test, 2011; Mims, Hudson et Browder, 2012).

Facteurs qui influencent les décisions pédagogiques des enseignants spécialisés

Les recherches s’intéressant aux représentations et aux pratiques rapportées des enseignants spécialisés quant à l’enseignement de la lecture aux élèves présentant une DI moyenne à sévère sont rares et ont dans leur très grande majorité été réalisées aux États-Unis. Leurs résultats permettent cependant de mieux appréhender les éléments qui influencent les décisions pédagogiques des enseignants. Au niveau du potentiel d’apprentissage de leurs élèves, les enseignants spécialisés ont encore largement tendance à penser que la lecture est une compétence qui leur est inaccessible (Agran, Alper et Wehmeyer, 2002; Timberlake, 2014) et ce, d’autant plus si les élèves ont besoin de moyens alternatifs et augmentés pour communiquer (gestes, pictogrammes, logiciels sur Ipad, etc.; Agran et al., 2002; Ruppar, 2017; Ruppar, Dymond et Gaffney, 2011). De plus, lorsque la lecture est enseignée, elle n’est souvent pas perçue comme un objectif prioritaire à viser avec ces élèves, les professionnels ayant d’abord pour but d’améliorer leur autonomie dans les gestes de la vie quotidienne ainsi que leurs compétences sociales (Timberlake, 2014; Martini-Willemin, 2008).

Certaines études de cas (Ruppar, 2015, 2017) permettent d’identifier d’autres facteurs qui viennent également influencer les décisions des enseignants spécialisés : leur formation, qui ne leur aurait pas fourni suffisamment de connaissances théoriques solides pour enseigner la lecture aux élèves présentant une DI et leur sentiment d’efficacité personnelle[1] particulièrement faible. Celui-ci mènerait à une réduction des opportunités d’apprentissage de la lecture, les professionnels doutant des capacités des élèves à progresser et de l’efficacité de leur enseignement. Apparaît alors une forme de déresponsabilisation chez certains professionnels qui justifient le peu de temps d’enseignement consacré à la lecture par l’échec de leurs élèves perçu comme garanti dans ce domaine. En revanche, ceux qui perçoivent leur enseignement comme efficace développent des attentes plus élevées quant à la réussite de leurs élèves et leur proposent des activités adaptées plus régulièrement (Ruppar, 2015, 2017).

Objectifs de l’étude

À ce jour, peu de recherches se sont intéressées à la manière dont les enseignants spécialisés, travaillant en écoles spécialisées, pensent pouvoir garantir l’acquisition de compétences en lecture chez leurs élèves présentant une DI, aux obstacles qu’ils rencontrent et aux ressources dont ils disposent pour favoriser cet accès. De plus, à l’exception de l’étude de Martini-Willemin (2008) réalisée en Suisse, ces études ont toutes été menées aux États-Unis. Leurs résultats ne sont pas nécessairement transférables à d’autres contextes linguistiques et nationaux. La présente recherche a donc pour but d’identifier les facteurs qui constituent des facilitateurs ou des obstacles à l’enseignement de la lecture aux yeux des enseignants spécialisés travaillant en écoles spécialisées pour élèves présentant une DI. Une meilleure connaissance de ces éléments paraît essentielle pour identifier des leviers d’action permettant d’optimiser leurs pratiques. En effet, les chercheurs, les formateurs d’enseignants et les instances éducatives ne peuvent se contenter d’injonctions à l’égard des enseignants spécialisés pour garantir un accès au programme de l’école ordinaire, mais ont aussi une responsabilité à fournir les appuis nécessaires pour les soutenir dans leur enseignement.

Méthode

Pour appréhender les facilitateurs et obstacles à l’enseignement de la lecture aux élèves présentant une DI, une méthode de recherche qualitative a été utilisée. Ce type de recherche, particulièrement intéressant dans le champ de l’éducation spécialisée, permet de saisir et d’apprécier le point de vue des participants ainsi que de produire des connaissances fondées sur des données relatives à un contexte donné et une thématique particulière (Bogdan et Biklen, 2007).

Contexte et participants

Cette étude a été menée dans quatre cantons francophones de Suisse. Comme dans d’autres pays du monde (Blanck, Edelstein et Powell, 2013; Flatman Watson, 2009; Göransson, Nilholm et Karlsson, 2011; Kleinert et al., 2015; Kurth, Morningstar et Kozleski, 2014; Pijl, 2016), une scolarisation en école spécialisée tend à y être privilégiée pour les élèves avec des limitations du fonctionnement intellectuel moyennes à sévères (Sermier Dessemontet, Bless et Morin, 2012). Des élèves présentant une DI plus légère peuvent aussi y être scolarisés. Cependant, contrairement à certains pays d’Amérique du Nord où les élèves sont regroupés dans des classes spécifiques selon le degré de sévérité de leur DI (p. ex., classes pour élèves présentant DI légère vs DI moyenne à sévère), les classes spécialisées pour élèves présentant une DI en Suisse regroupent des élèves aux compétences très hétérogènes.

Au courant du printemps 2017, les directeurs des écoles spécialisées pour élèves présentant une DI dans les quatre cantons francophones ont été contactés dans le cadre d’un projet de recherche plus large sur l’enseignement de la lecture[2]. Une fois leurs accords obtenus, des enseignants spécialisés travaillant dans des classes comprenant des élèves de 6 à 12 ans ont été recrutés. Trente-cinq participants impliqués dans 26 classes ont donné leur consentement libre et éclairé par écrit. Ils avaient entre 4 mois et 27 années d’expérience dans l’enseignement spécialisé auprès d’élèves présentant une DI (M = 9,31; DS = 7,42). Bien qu’ils soient tous engagés comme enseignants spécialisés au sein de leur école, un peu moins de la moitié étaient formés à l’enseignement spécialisé (n = 16). Parmi les participants non formés, figuraient majoritairement des éducateurs dont une partie (7/12) était en cours de formation pour l’obtention d’un Master en enseignement spécialisé. Les autres participants possédaient soit un diplôme d’enseignant ordinaire (n = 2) soit un diplôme dans un domaine voisin (sciences de l’éducation, travail social, psychologie; n = 5). La majorité des participants travaillaient à temps partiel. Dans un peu plus d’un tiers des classes, deux enseignants spécialisés étaient présents ensembles pendant 1 à 2 jours de la semaine et fonctionnaient en co-enseignement. Dans la plupart des classes, l’enseignant spécialisé était secondé par une personne réalisant un stage annuel avant d’entreprendre sa formation d’éducateur.

Les 26 classes spécialisées accueillaient entre 3 et 8 élèves (M = 4,96; DS =1,4), âgés entre 4 et 14 ans qui présentaient une DI. Certains élèves étaient décrits par les enseignants comme présentant des comportements défis (14 classes) et/ou un trouble du spectre de l’autisme (13 classes). Dans 17 classes, tous les élèves (n = 96) étaient considérés par les enseignants spécialisés comme non-lecteurs (ne sachant pas lire des syllabes et des petits mots simples). Dans les neuf autres classes, les compétences des élèves étaient très hétérogènes : la plupart des élèves étaient considérés comme non-lecteurs (n = 22) alors que quelques-uns étaient capables de lire des syllabes et des petits mots (n =7) voire un petit texte (n = 10).

Collecte des données

À la fin de l’été 2017, un court entretien téléphonique structuré a permis de récolter les renseignements personnels concernant chaque participant et son contexte classe. Durant l’automne 2017, des entretiens de groupes (focus group interviews) ont été réalisés. Cette technique d’enquête qualitative s’avère être un bon moyen pour cerner des enjeux et des thèmes particuliers dans des domaines où il existe peu de recherches antérieures (Fontana et Frey, 2005). Les participants ont été regroupés en six groupes (de 4 à 8 participants) en fonction des écoles spécialisées dans lesquelles ils travaillaient ou en en réunissant plusieurs pour former des groupes d’au moins quatre personnes. De manière à disposer de suffisamment de temps pour ne pas limiter ou réduire les échanges autour des différents thèmes abordés, deux entretiens d’une durée moyenne de 75 minutes ont été réalisés avec chacun des groupes, à 2 ou 3 semaines d’intervalle. Les entretiens ont été menés par les deux premières auteures de l’article, à partir d’un guide d’entretien semi-structuré contenant des questions ouvertes permettant d’aborder différentes thématiques. Des questions de relance étaient également à disposition des chercheuses afin d’encourager les échanges en cas de réponses peu développées de la part des participants. D’autres questions, visant la clarification de certains propos étaient également posées en cours d’entretien par les chercheuses. Afin de récolter des informations permettant d’avoir une meilleure compréhension des représentations et des pratiques rapportées des participants en ce qui concerne l’enseignement de la lecture à leurs élèves, plusieurs thématiques ont été abordées : le premier entretien de groupe permettait de récolter des témoignages concernant les pratiques d’enseignement de la lecture des participants ainsi que leurs ressources et difficultés dans ce domaine. Le deuxième entretien abordait les besoins identifiés par les participants pour améliorer leur enseignement et l’importance qu’ils donnent au développement de compétences en lecture de leurs élèves présentant une DI, en termes d’utilité et de potentialité.

Analyse des données

Une fois les entretiens de groupes retranscrits et lus entièrement, ceux-ci ont été intégrés au logiciel d’analyse NVivo. Un système mixte de création de catégories de codage a été utilisé pour l’analyse de contenu. Les propos rapportés ont tout d’abord été attribués, suivant une démarche déductive, aux catégories « facilitateurs » ou « obstacles » à l’enseignement de la lecture. Ces deux corpus de propos rapportés ainsi créés ont été lus et discutés par les membres de l’équipe de recherche (les cinq auteures du présent article) qui ont pu identifier, de manière inductive, la présence répétée de certains thèmes. Trois catégories d’« attribution » ont ainsi pu être identifiées – attribution à l’enseignant lui-même, au contexte ou à l’élève – et des sous-catégories ont été créées permettant ainsi une analyse plus fine des propos rapportés. Afin d’assurer la fiabilité du codage des données, des pourcentages d’accord interjuge ont été calculés sur au moins 30 % des données prises au hasard dans chacun des corpus créés. Des taux d’accord élevés ont été obtenus, allant de 91 % à 93 %[3]. Les divergences ont été discutées et un consensus a été établi.

Résultats

Pour chaque catégorie d’attribution identifiée, les facilitateurs et obstacles à l’enseignement de la lecture sont présentés de manière détaillée. Les résultats exposés ci-après sont illustrés par des extraits du verbatim.

Facilitateurs et obstacles attribués à l’enseignant

Trois grandes thématiques ressortent dans cette première catégorie d’attributions, à savoir : 1) le bagage de connaissances théoriques et pratiques des enseignants spécialisés; 2) leur capacité à évaluer leurs élèves; et 3) leur capacité à fixer des objectifs d’apprentissage opérationnels.

Les connaissances théoriques et pratiques sur l’enseignement de la lecture. Quelques propos minoritaires rapportés dans la moitié des groupes d’entretien, mettent en évidence que certains enseignants estiment disposer de connaissances théoriques qui constituent un facilitateur pour enseigner la lecture à leurs élèves. Cependant dans l’ensemble des entretiens, c’est davantage un manque de bagage théorique qui est pointé :

« Par rapport aux différentes étapes par lesquelles on doit passer alors il y a le départ, par quoi commencer, mais aussi quelles sont les différentes étapes pour pouvoir y arriver. Parfois on ne voit pas exactement par quel chemin... »

extrait tiré du troisième entretien de groupe, participant 3 [EG3P3]

Ce manque est souvent associé, par les professionnels, à leur propre parcours de formation. En effet, dans deux tiers des groupes, plusieurs participants se sont formés dans un domaine voisin à celui de l’enseignement et n’ont donc pas acquis de connaissances relatives à l’enseignement de la lecture : « Alors moi je suis éducatrice à la base, donc au niveau de l'enseignement je sais que j'ai des lacunes parce que je ne suis pas enseignante » (EG3P6). Dans la moitié des groupes, même si certains professionnels sont formés à l’enseignement spécialisé, ils estiment souvent ne pas avoir bénéficié d’une formation suffisante concernant l’enseignement de la lecture : « Moi j’ai tout ce qui est formation théorique, mais j'en sors avec peu de bagages et beaucoup d'incertitudes » (EG5P1).

On relève toutefois que dans deux tiers des groupes, certains enseignants spécialisés considèrent leurs connaissances pratiques sur l’enseignement de la lecture, acquises suite à une longue expérience de terrain, comme un facilitateur. Le fait de réaliser des recherches personnelles et d’expérimenter diverses activités avec leurs élèves leur permet d’élargir leurs connaissances et d’identifier diverses tâches qui fonctionnent bien. Les participants disent s’être ainsi créé des « trousses à outils » ou des « mallettes d’activités » facilitant leur enseignement de la lecture : « Je vais grappiller un peu ici, un peu là, au fur et à mesure de mes expériences, d'avoir testé des choses et du coup je me suis construit un peu ma mallette » (EG1P1).

La capacité à évaluer les acquis et les progrès des élèves en lecture. Dans tous les groupes, plusieurs enseignants spécialisés rapportent être en difficulté pour évaluer les acquis de leurs élèves en lecture et les situer dans cet apprentissage : « Ma difficulté principale, c’est d’identifier où ils en sont » (EG2P6). Cette première difficulté va inscrire ces enseignants dans une situation inconfortable qui va perdurer tout au long de l’année scolaire, car sans identifier clairement où en sont leurs élèves, ils ne peuvent que difficilement leur proposer des tâches et des activités en lecture qui correspondent à leur niveau et qui leur permettent de faire de réels progrès : « Je trouve que c’est difficile d’avancer et de savoir un peu où on va. On navigue quand même passablement à vue, on essaie quand même et on regarde ce qui marche plus ou moins bien » (EG2P2). Même pour les enseignants les plus aguerris en matière d’évaluation (propos ressortant de deux groupes), percevoir la progression de leurs élèves est difficile tellement celle-ci peut s’avérer « lente » et « à peine visible ». Dans un groupe, certains affirment même n’effectuer aucune évaluation des acquis et de la progression de leurs élèves : « L’évaluation, c’est vrai que je n’en fais pas. » (EG5P7).

La capacité à identifier des objectifs d’apprentissages opérationnels. Dans un peu plus de deux tiers des groupes, les enseignants spécialisés expriment être plus à l’aise dans leur enseignement de la lecture lorsqu’ils sont capables de formuler des objectifs d’apprentissage suffisamment précis. Ainsi, une partie des professionnels évoque la création d’objectifs « affinés », « fins », « spécifiques », « décortiqués » ou d’objectifs « SMART »[4] ce qui leur permet alors de planifier leurs activités d’enseignement et d’évaluer plus facilement, les acquis de leurs élèves. A contrario, d’autres professionnels, dans chacun des groupes, se disent en difficulté pour définir des objectifs réellement opérationnels. Ils les considèrent souvent incomplets et peu précis, que ce soit au niveau de la performance souhaitée, des conditions dans lesquelles celle-ci doit être observée ou des critères attestant de la réussite de l’élève. Les enseignants sont conscients que ce manque de précision dans l’opérationnalisation des objectifs va rendre l’évaluation ultérieure difficile, voire même impossible :

« On est plus dans des objectifs généraux, voire intermédiaires. Je trouve que ça me questionne encore. Comment utiliser le projet, ces objectifs pour que ce soit au service de l’élève ? Comment mobiliser la chose pour voir vers quoi je vais et comment évaluer ? »

EG2P1

Facilitateurs et obstacles attribués au contexte

Le contexte fait référence à l’environnement au sens large (services et moyens à disposition, prescriptions) dans lequel travaillent les enseignants spécialisés. Plusieurs thématiques ont été identifiées dans cette catégorie d’attributions, à savoir : 1) le matériel pédagogique; 2) les personnes-ressources; 3) les offres de formation; et 4) le prescrit en matière d’accès au programme scolaire ordinaire.

Le matériel : moyens d’enseignement et ouvrages de littérature enfantine. Dans l’ensemble des groupes, de nombreux professionnels ont de la peine à trouver des moyens d’enseignement de la lecture qui répondent spécifiquement aux besoins de leurs élèves et qui leur permettent donc de leur enseigner la lecture de manière efficace. La progression proposée dans les moyens d’enseignement « pensés pour des élèves ordinaires » est, selon eux, trop rapide et ne permet pas aux élèves présentant une DI de travailler suffisamment une notion pour qu’elle puisse être intégrée : « Donc, le problème c’est que ça va assez vite, trop vite pour nos élèves. On peut utiliser ce matériel un petit moment et tout d’un coup il n’y a plus rien qui est adapté à eux » (EG2P2). Cette complexification trop rapide mentionnée dans la moitié des groupes ne favorise pas non plus l’investissement des élèves dans les activités de lecture, car ils font face à de nombreux échecs.

Comme relevé dans deux groupes, ces moyens d’enseignement ordinaires s’adressent à de jeunes élèves et ils peuvent présenter une certaine inadéquation en termes de contenu par rapport à l’âge et aux intérêts des élèves présentant DI qui abordent la lecture plus tardivement : « Il y a l'âge aussi, parce qu'on a des adolescents qui sont dans le début, donc qui ont besoin de simplicité […]. Enfin des choses toutes simples, mais pas du bébé » (EG3P5). Cette même inadéquation est relevée par les enseignants lorsqu’ils recherchent des albums de littérature enfantine qui soient compréhensibles et « décodables » par leurs élèves : « À la base les livres sont très peu adaptés, les livres qui sont simples font très vite bébé » (EG3P6).

Dans la quasi-totalité des groupes d’entretien, les enseignants relèvent également qu’il est difficile de trouver des moyens d’enseignement qui permettent d’aborder l’ensemble des dimensions de la lecture. Ils aimeraient avoir à disposition des moyens qui leur permettent d’aborder les différentes composantes de la lecture de manière plus structurée et cohérente :

« S’il y avait peut-être un outil qui rassemble un peu tous ces aspects que je travaille, mais que j’ai piqué à gauche, à droite, vraiment quelque chose de plus complet, j’ai envie de dire […]. Il y a tout l’aspect du code, tout ce qui est conscience phonologique. Après il y a tout l’aspect compréhension, le sens, déjà ces deux grands axes-là »

EG1P1

Face au manque de méthode d’enseignement de la lecture adaptée aux élèves présentant une DI, les propos recueillis, dans tous les groupes, mettent en évidence l’utilisation par plusieurs enseignants de deux méthodes d’enseignement de la lecture qu’ils jugent ludiques et « motivantes ». L’une a été développée initialement pour la rééducation orthophonique (méthode phonétique et gestuelle de Borel-Maisonny; Silvestre de Sacy, 2014) et l’autre, conçue pour des élèves de 5-6 ans, ne fait pas partie des moyens officiels prescrits (La planète des alphas; Huguenin et Dubois, 1999). Ces méthodes sont considérées, par plusieurs participants, comme des facilitateurs à la mémorisation des correspondances graphèmes-phonèmes, parce qu’elles associent à chaque phonème ou lettre, un geste ou un petit personnage.

Les personnes-ressources. Dans tous les groupes, des enseignants indiquent pouvoir faire appel à des personnes-ressources présentes dans leur institution. Dans cinq groupes, ce sont les logopédistes /orthophonistes qui sont cités; leurs conseils, mais également leurs interventions directes en classe, sont fortement appréciés et considérés comme un véritable soutien par plusieurs participants. Dans presque tous les groupes, les enseignants spécialisés indiquent avoir des échanges réguliers avec leurs collègues enseignants travaillant dans la même école et auprès desquels ils vont chercher des conseils, un avis sur une méthode ou emprunter du matériel. Enfin, dans deux tiers des groupes, ils peuvent compter sur le soutien et les conseils de leur responsable pédagogique. Toutefois, il est difficile d’identifier des indications plus précises quant aux caractéristiques de ces soutiens et leurs impacts sur leur enseignement.

Les offres de formation continue. En termes d’obstacles à l’enseignement de la lecture, les participants de la moitié des groupes d’entretien déplorent le peu d’offres et de prestations de formation continue sur l’enseignement-apprentissage de la lecture en général et plus spécifiquement aux élèves présentant une DI. Le manque d’offres de formations rapporté ne permet pas aux professionnels de pleinement l’investir dans le but d’acquérir des connaissances pour améliorer leur enseignement de la lecture aux élèves présentant une DI.

Le prescrit en matière d’accès au programme scolaire ordinaire. Dans tous les groupes, les enseignants indiquent se référer au plan d’études de l’école ordinaire (ici le Plan d’études romand; Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin [CIIP], 2010) pour réaliser le Projet éducatif individualisé (PEI) de chacun de leurs élèves tel que prescrit par les instances éducatives (CDIP, 2007b). Cette prescription est considérée comme un facilitateur : ce plan d’études leur permet de prendre en compte, pour la rédaction des PEI ainsi que pour leurs interventions pédagogiques, les différentes composantes de la lecture à entrainer et leur fournit des repères quant aux différentes étapes à suivre pour son acquisition.

Cet appui sur le plan d’études officiel semble être particulièrement utile aux participants lorsque leur école spéciale leur fournit un document les aidant à décortiquer les objectifs du plan d’études en sous-objectifs plus réalistes à atteindre en une année scolaire avec leurs élèves. Tous les professionnels ne bénéficient cependant pas de ces aides qui ne sont évoquées que dans deux groupes ; certains déplorent même le peu de soutien qu’ils ont à disposition dans leur contexte de travail (quatre groupes). En effet, leur liberté d’action quant à la mise en place d’activités pédagogiques et de procédures d’évaluation leur semble trop importante et ils la perçoivent comme assez « déroutante » et peu valorisante : « On pourrait faire n’importe quoi, il n’y a aucun contrôle » (EG1P2).

Facilitateurs et obstacles attribués à l’élève

Trois grandes thématiques ressortent dans cette troisième catégorie d’attributions, à savoir : 1) l’intérêt des élèves pour la lecture; 2) la fluctuation dans leurs acquis; et 3) les difficultés qu’ils peuvent présenter pour s’exprimer à l’oral.

L’intérêt pour la lecture. Les propos rapportés dans l’ensemble des groupes mettent en avant que lorsque les élèves montrent un intérêt pour l’apprentissage de la lecture ou lorsqu’ils ont une représentation claire de l’utilité de celle-ci, ces éléments sont des facilitateurs, des tremplins pour les activités de lecture qui leur sont proposées. Si cet intérêt ou cette compréhension de l’utilité de la lecture n’est pas présent-e chez leurs élèves, les participants se disent en grande difficulté pour les faire progresser :

« Finalement, ça a peu de sens pour eux tant qu’il n’y a pas une motivation. Parfois, c’est difficile de trouver le canal [par lequel les motiver], que ce soit des devinettes, d’écrire une lettre à maman. Trouver la motivation ce n’est pas tout simple. »

EG2P5

L’identification d’un élément motivationnel et déclencheur de l’investissement des élèves dans l’apprentissage de la lecture est par conséquent perçu comme un facilitateur important par de nombreux professionnels voire le critère dominant sur lequel ils se basent pour planifier leurs activités d’enseignement : « En les connaissant mieux, on arrive à cerner mieux ce qu’ils aiment. Moi, j’essaye de partir le maximum de ce qu’ils aiment eux » (EG2P5).

La fluctuation des acquis. Plusieurs témoignages, rapportés également dans tous les groupes, soulignent qu’un des obstacles les plus importants à l’enseignement de la lecture est la grande fluctuation des acquis des élèves. Cette fragilité des apprentissages chez les élèves qu’un participant décrit comme : « Très labiles, un jour ils savent, le lendemain ils ne savent plus » (EG2P2), discrédite leur enseignement de la lecture et vient leur signifier un incessant recommencement.

Les difficultés à s’exprimer par oral. Les propos recueillis dans l’ensemble des groupes mettent également en avant différents troubles ou difficultés de communication orale (mutisme, difficultés d’articulation, trouble de la diction, dysphasie, dyspraxie verbale, etc.) qui rendent, aux yeux des participants, l’enseignement de la lecture très difficile, voire impossible : « Moi je ne peux pas […] parler de lecture parce que je travaille avec des enfants qui ont entre 5 et 8 ans et qui sont plutôt non-verbaux » (EG3P3). Un trouble de l’articulation pourrait ainsi être perçu comme un obstacle à l’apprentissage de la lecture : « Je trouve que quand l’articulation n’est pas là ou difficilement là, d’entrer dans des choses de lecture ou de l’écriture, […] c’est un sacré handicap de base » (EG2P5).

Discussion

Le manque d’études en Suisse, voire de manière plus générale en Europe francophone, sur les obstacles et facilitateurs rencontrés par les professionnels dans l’enseignement de la lecture aux élèves présentant une DI, nous a conduit à mener cette étude qualitative auprès de 35 enseignants spécialisés. Les propos rapportés par ces professionnels volontaires ne peuvent évidemment pas être considérés comme représentatifs de l’ensemble de ceux des enseignants travaillant dans toutes les écoles spécialisées de Suisse et ne peuvent être transférables, dans leur entier, à d’autres contextes régionaux ou nationaux. Ils permettent cependant une compréhension plus fine des facilitateurs et obstacles à l’enseignement de la lecture aux élèves présentant une DI et nous permettent de formuler des recommandations qui peuvent s’avérer des pistes utiles pour bon nombre de professionnels.

Dans chaque catégorie d’attribution, des éléments considérés comme des facilitateurs et des obstacles à l’enseignement de la lecture ont pu être identifiés.

Du côté de l’enseignant

En ce qui concerne tout d’abord les attributions que les enseignants spécialisés se sont octroyées à eux-mêmes, l’acquisition de connaissances pratiques acquises « sur le tas » et la capacité à formuler des objectifs d’apprentissage spécifiques pour les élèves sont des éléments considérés majoritairement comme des facilitateurs à leur enseignement de la lecture. Toutefois, la prégnance, dans tous les groupes d’entretien, de facteurs faisant obstacle à leur enseignement de la lecture met en lumière des difficultés importantes rencontrées par bon nombre de professionnels qui pour la plupart semblent avoir un faible sentiment d’efficacité personnelle dans ce domaine.

Premièrement, les enseignants rapportent manquer de connaissances théoriques pour enseigner la lecture aux élèves présentant une DI, soit parce qu’ils ne sont pas formés, soit parce que leur formation ne leur fournit pas suffisamment de pistes d’enseignement. Ce constat, également relevé dans d’autres recherches (Ruppar, 2015, 2017) questionne la qualité des interventions pédagogiques offertes aux élèves présentant une DI particulièrement dans des classes où les professionnels travaillant comme enseignants spécialisés n’ont pas les connaissances théoriques requises pour planifier et mener leur enseignement de la lecture. De plus, l’élaboration de « trousses à outils » que les participants rapportent se construire après plusieurs années d’expérience laissent transparaitre une démarche par tâtonnements, coûteuse en temps qui pourrait se réaliser au détriment des élèves.

Deuxièmement, un autre obstacle majoritairement partagé concerne les difficultés rencontrées par les enseignants spécialisés pour évaluer les acquis et la progression de leurs élèves en lecture. Ces difficultés interpellent, d’autant plus que certains professionnels s’affranchissent même de toute pratique évaluative. Or, la place de l’évaluation est centrale dans tout processus d’enseignement-apprentissage que ce soit pour attester des acquis des élèves ou pour informer l’enseignant de la portée de ses actions (Hadji, 2012). Les répercussions de ces difficultés en matière d’évaluation sont considérables puisqu’elles ne permettent pas aux enseignants spécialisés de prendre des décisions pédagogiques appropriées, ni d’attester des progrès en lecture, parfois subtils, de leurs élèves présentant une DI.

Troisièmement, même si certains enseignants n’éprouvent pas de difficulté pour formuler des objectifs d’apprentissage spécifiques en lecture pour leurs élèves, des propos recueillis dans l’ensemble des groupes d’entretien indiquent également le contraire. Pour Sanches-Ferreira, Lopes-dos-Santos, Alves, Santos et Silveira-Maia (2013), c’est la mesurabilité d’un objectif, autrement dit le fait que la performance d’un élève puisse être clairement estimée, qui n’est souvent pas prise en compte dans sa formulation. Les difficultés rencontrées par les professionnels ayant participé à la présente recherche pour opérationnaliser les objectifs d’apprentissage en lecture de leurs élèves viennent questionner leur réelle exploitation du PEI. Ce dernier regroupant l’ensemble des objectifs d’apprentissage devrait permettre de soutenir le travail des enseignants et permettre d’attester des progrès des élèves ayant des besoins éducatifs particuliers (Christle et Yell, 2010). Bien qu’ils répondent aux prescriptions quant à la réalisation d’un PEI pour chacun de leurs élèves (CDIP, 2007b), il semblerait que certains enseignants spécialisés peinent encore à s’approprier cet outil en y intégrant des objectifs en lecture opérationnels pour qu’il soit pleinement au service de leur enseignement.

Du côté du contexte

En ce qui concerne les facteurs contextuels, deux types de soutien sont évoqués dans la majorité des groupes d’entretien : des conseils prodigués de la part d’autres professionnels et en particulier les logopédistes/orthophonistes ainsi qu’un appui sur le plan d’études officiel de l’école ordinaire permettant d’identifier les différentes composantes de la lecture à travailler avec leurs élèves. Malgré le fait que cet appui sur le PER soit largement partagé en termes de facilitateur, celui-ci est toutefois insuffisant pour beaucoup d’enseignants spécialisés. En effet, dans deux tiers des groupes, les participants déplorent la trop grande latitude qu’ils ont dans la réalisation de leur travail et un manque de reconnaissance de celui-ci. Il est vrai qu’en Suisse, aucun texte légal ne stipule l’obligation de démontrer les progrès dans les apprentissages des élèves scolarisés en école spécialisée. D’ailleurs, ces élèves ne participent pas aux évaluations externes (nationales et internationales) dont les résultats permettent d’évaluer l’efficacité des pratiques pédagogiques et de clarifier, pour les enseignants, les contenus d’enseignement et les niveaux de performances attendus à différents moments de la scolarité (Yerly, 2017). De même, aucune évaluation externe alternative (alternate assessment) n’est organisée pour ces élèves, contrairement à ce qui s’observe aux États-Unis, pays dans lequel la réalisation de ces évaluations émane de textes légaux (p. ex., Individuals with Disabilities Education Act, 1997). Il est possible que le peu d’exigence prescrite quant à la démonstration de progrès en lecture des élèves scolarisés en écoles spécialisées ne soutiennent pas suffisamment les professionnels et ne leur permettent pas de clarifier plus finement leurs contenus d’enseignement en lecture et les performances qu’ils peuvent viser avec leurs élèves.

Au niveau contextuel, un autre obstacle majeur, évoqué à maintes reprises dans tous les groupes, concerne le manque de méthodes d’enseignement et de matériel pédagogique adaptés aux besoins et à l’âge des élèves. Les enseignants spécialisés peinent donc à trouver des outils pédagogiques qui soient réellement efficaces et déplorent également le peu d’offres de formation continue dans ce domaine. Plusieurs ont alors évoqué l’utilisation de méthodes qui associent un geste ou un petit personnage à l’apprentissage des correspondances graphèmes-phonèmes favorisant, selon eux, leur mémorisation par les élèves. Les perceptions de ces professionnels entrent cependant en contradiction avec les recommandations de certains chercheurs qui stipulent que l’introduction d’un code supplémentaire à apprendre pour les élèves présentant une DI (geste, personnage) serait susceptible de ralentir leur apprentissage au vu des difficultés qu’ils présentent en termes de mémorisation et de transfert (Cèbe et Paour, 2012; Paour, 1991; Paour, Langevin et Dionne, 1996; Sermier Dessemontet et Martinet, 2016).

Du côté des élèves

Certaines caractéristiques que peuvent présenter les élèves sont également considérées comme des facilitateurs ou des obstacles à l’enseignement de la lecture par les enseignants spécialisés. Il ressort des propos des enseignants que lorsque les élèves montrent de l’intérêt pour l’apprentissage de la lecture, leur enseignement en est facilité. Si au contraire, les élèves n’ont pas ou peu d’intérêt pour la lecture, leur enseignement va s’avérer plus compliqué. Il convient cependant de s’interroger sur la nécessité pour les enseignants spécialisés de rechercher un élément motivationnel et déclencheur de l’intérêt des élèves comme préalable à leur apprentissage. Celui-ci ne se ferait-il pas au détriment de la prise en compte de critères de choix plus pertinents dans la planification des activités ? Des activités aux contenus suivant une progression bien pensée et impliquant l’emploi de stratégies d’enseignement probantes ne favoriseraient-elles pas la motivation et l’intérêt des élèves pour la lecture dans la situation d’enseignement-apprentissage proprement dite et non en amont de celle-ci (Paour, Bailleux et Perret, 2009) ? On peut faire l’hypothèse que le fait d’utiliser des moyens plus adaptés pour enseigner la lecture aux élèves présentant une DI leur permettrait d’entrer dans l’apprentissage de la lecture et, au travers de leurs progrès et de leurs réussites, se développerait leur motivation et leur envie d’investir pleinement cet apprentissage.

La fluctuation des acquis des élèves est un obstacle rapporté dans tous les groupes d’entretien par les enseignants spécialisés. Il est possible que face à cette instabilité des apprentissages, certains enseignants tentent différentes approches pédagogiques multipliant ainsi les occasions offertes aux élèves de se familiariser avec les dimensions de la lecture, mais ne leur permettant cependant pas de véritablement consolider leurs acquis par manque d’activités plus structurées. Les recommandations issues de la recherche vont plutôt dans le sens de l’utilisation intensive d’une approche d’enseignement très progressive, structurée et explicite et qui comprends des réactivations et révisions régulières pour garantir un maintien des acquis tant au niveau des habiletés essentielles liées au décodage (Lemons et al., 2018; Sermier Dessemontet et al., 2019) qu’en ce qui concerne les autres composantes de la lecture et notamment la compréhension (Chatenoud et al., 2020; Shelton et al., 2019).

Enfin, un dernier obstacle abordé dans tous les groupes d’entretien met en avant le fait que l’enseignement de la lecture soit particulièrement ardu lorsque les élèves présentent des difficultés importantes pour s’exprimer oralement. Ce résultat rejoint celui d’études menées aux États-Unis (Agran et al., 2002; Ruppar, 2017) qui soulignent que des difficultés massives à s’exprimer oralement chez les élèves présentant une DI sont considérées, par les enseignants spécialisés, comme un obstacle majeur à l’apprentissage de la lecture. Les élèves présentant une DI moyenne à sévère qui ont besoin de moyens alternatifs et augmentés pour communiquer semblent même être perçus par leurs enseignants comme n’étant pas capables d’apprendre à lire (Ruppar, 2017). Ainsi, les enseignants spécialisés développent de faibles attentes quant à la progression en lecture de ces élèves et leur offrent moins d’opportunités d’apprentissage (Ruppar, 2017). Des études expérimentales récentes montrent pourtant que ces élèves peuvent progresser en lecture grâce à un programme d’enseignement explicite comprenant des adaptations pensées pour eux comme par exemple des modalités de réponse par pointage d’un élément parmi un choix multiple (Ahlgrim-Delzell, Browder et Wood, 2014; Ahlgrim-Delzell et al., 2016; Browder, Ahlgrim-Delzell, Courtade, Gibbs et Flowers, 2008; Browder, Lee et Mims, 2011; Fallon, Light, McNaughton, Drager et Hammer, 2004).

Recommandations

Plusieurs leviers d’action pour optimiser les pratiques d’enseignement de la lecture déployées auprès d’élèves présentant une DI scolarisés en classes ou écoles spécialisées peuvent être identifiés sur la base de cette recherche. Un premier levier concerne la formation continue : proposer aux enseignants spécialisés qui estiment manquer de connaissances théoriques sur l’enseignement-apprentissage de la lecture aux élèves présentant une DI de suivre une formation continue sur ce thème permettrait de leur transmettre les connaissances requises pour enseigner plus efficacement à leurs élèves et ainsi de promouvoir la mise en oeuvre d’activités d’enseignement adaptées (Copeland, Keefe, Calhoon, Tanner et Park, 2011). Soutenir l’utilisation des bonnes pratiques en classe, en favorisant des liens entre les pratiques rapportées des enseignants spécialisés et les données probantes issues de la recherche est préconisé afin que ces dernières puissent être intégrées à l’action professionnelle des enseignants (Knight, Huber, Kuntz, Carter et Juarez, 2019). Ainsi, l’utilisation d’exemples concrets d’interventions et de leçons types, utilisées par exemple dans des recherches expérimentales, permettraient de soutenir l’utilisation de pratiques efficaces en classe de par les similitudes que les professionnels en formation pourront relever avec leur propre contexte de travail. Il s’avère toutefois également important que la formation puisse démontrer, en se basant sur les résultats de recherches récentes, le véritable potentiel des élèves présentant une DI dite moyenne à sévère, de manière à développer chez les professionnels des attentes positives quant à la réussite en lecture de tous leurs élèves.

Il semble également important de soutenir les professionnels en leur fournissant des pistes et des outils d’évaluation qui leur permettent d’attester des acquis et progrès des élèves. Fournir un accès au programme scolaire ordinaire n’est en effet pas suffisant, les professionnels doivent également veiller à ce que les élèves puissent progresser dans l’atteinte des objectifs du plan d’études ordinaire (Wehmeyer et al., 2002). En Suisse, les prescriptions législatives cantonales et/ou les documents internes aux écoles spécialisées définissent le PEI de manière très générale (Emery et Pelgrims, 2016). Il serait utile d’accompagner les enseignants spécialisés dans leur compréhension et leur utilisation d’un PEI qui prenne comme point d’appui le plan d’étude ordinaire. L’opérationnalisation des objectifs inscrits dans le PEI de chaque élève et une attention particulière au processus d’évaluation sont à promouvoir par exemple par le biais de formation continue en établissement proposée et soutenue par les responsables pédagogiques des écoles spécialisées. Rendre ainsi le PEI plus fonctionnel et sensibiliser les professionnels à divers outils d’évaluation leur permettrait d’identifier plus finement les progrès des élèves et d’évaluer avec précision leur cheminement dans l’apprentissage de la lecture (Siegel et Allinder, 2005). Une telle démarche permettrait également de favoriser leur responsabilisation quant à leur mandat d’enseignant et permettrait de légitimer le travail de qualité réalisé par les enseignants spécialisés.

Un second levier d’action serait de créer des moyens d’enseignement de la lecture et du matériel pédagogique qui intègrent les pratiques d’enseignement et stratégies démontrées comme étant probantes par la recherche avec les élèves présentant une DI dite moyenne à sévère et qui soient applicables au contexte réel de travail des enseignants. Pour ce faire, une étroite collaboration entre chercheurs et enseignants spécialisés est particulièrement indiquée dans la création de matériel pédagogique, car ce n’est qu’en concevant un outil que les enseignants arrivent facilement à s’approprier qu’il sera adopté et utilisé de manière pérenne (Goigoux, 2012). Les enseignants spécialisés participant à ces recherches et devenus experts dans l’utilisation de moyens efficaces et adaptés pour apprendre à lire aux élèves présentant une DI pourraient par la suite devenir des personnes-ressources pour accompagner leurs collègues dans leur enseignement.

Outre le fait d’offrir des opportunités d’apprentissage plus efficientes aux élèves présentant une DI, le fait de fournir aux enseignants spécialisés une méthode d’enseignement explicite de la lecture permettrait également d’améliorer leurs pratiques d’enseignement en classe (Ahlgrim-Delzell et Rivera, 2015) et leur sentiment d’efficacité personnelle (Taylor, Ahlgrim-Delzell et Flowers, 2010). De plus, les enseignants spécialisés qui vivent des expériences positives et concluantes en ce qui concerne leur enseignement de la lecture aux élèves présentant une DI seront plus enclins à persévérer et auront des attentes plus élevées concernant la progression de leurs élèves dans ce domaine (Ruppar, 2017; Ruppar, Gaffney et Dymond, 2015).

Conclusion

Apprendre à lire aux élèves présentant une DI moyenne à sévère est une préoccupation assez récente. Il est donc légitime, pour les professionnels, de questionner leurs pratiques ainsi que l’efficacité de celles-ci. L’intégrité d’une telle démarche est d’autant plus honorable qu’historiquement ces élèves n’étaient pas considérés comme capables de maitriser les habiletés nécessaires à la lecture ; son enseignement se réduisait alors à leur faire reconnaître, de manière globale, des mots de la vie courante (Browder, Wakeman, Spooner, Ahlgrim-Delzell et Algozzine, 2006; Joseph et Seery, 2004). Actuellement, l’existence de prescriptions quant à un véritable accès aux contenus scolaires pour tous les élèves amènent les enseignants spécialisés à considérer l’apprentissage de la lecture comme une compétence essentielle à développer également chez les élèves présentant une DI. Toutefois, les témoignages recueillis dans cette recherche ont mis en évidence plusieurs obstacles qui entravent leur enseignement de la lecture. Malgré les difficultés importantes rencontrées, les enseignants spécialisés sont à la recherche de solutions pour gagner en efficacité dans leur enseignement et ont envie de développer de meilleures compétences dans ce domaine. La prégnance des obstacles qu’ils se sont attribués à eux-mêmes en est d’ailleurs un signe. Promouvoir, par le biais de formations continues, des moyens d’enseignement de la lecture plus adaptés et basés sur les données probantes issues de la recherche actuelle est une manière de permettre aux enseignants spécialisés de gagner en efficacité dans leur enseignement. De plus, outre le fait de proposer aux élèves présentant une DI de réelles opportunités d’apprentissage de la lecture, les enseignants spécialisés développeront également des attentes plus élevées quant aux acquis et progrès de leurs élèves ainsi qu’un meilleur sentiment d’efficacité personnelle. Ainsi, le cercle vicieux quant aux obstacles perçus par les enseignants spécialisés pour enseigner la lecture aux élèves présentant une DI pourrait devenir vertueux, leur apportant davantage de satisfaction tout en favorisant l’acquisition de compétences en lecture de leurs élèves.