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Ce livre présente les origines du concept de postmodernité ainsi que son apport en études bibliques. La première partie du livre explore la modernité et la postmodernité comme concepts épistémiques par un regard original sur l’art visuel contemporain. Wilson utilise Fontaine (1917) de Marcel Duchamp, un urinoir présenté comme oeuvre d’art, pour soulever des questions fondamentales. Qu’est-ce qu’une oeuvre/un texte ? Qu’est-ce qu’un auteur ? Quels sont les critères pour l’évaluer ? Qui contrôle sa signification ? Quelles sont les règles d’une institution ? La deuxième partie du livre présente une articulation de la postmodernité selon Lyotard comme subversion des métarécits modernes. Assez courte, cette section se limite à la présentation d’une façon d’articuler la postmodernité.

La troisième partie du livre décrit comment la postmodernité a marqué l’interprétation biblique. Les oeuvres de Lacan, Foucault, De Mann et Derrida ont permis le développement d’études bibliques, surtout par le poststructuralisme. Des exemples tirés de la revue Semeia montrent comment cette influence a posé un défi aux compréhensions traditionnelles de la textualité en exégèse. Une stratégie importante est d’interpréter la Bible à partir de lieux qui n’étaient pas habituels pour l’historico-critique : Hollywood, le trauma, le post-humanisme, les études animales, l’expérience des enfants…

Pour Wilson, c’est surtout l’aspect éthique de l’épistémologie postmoderne qui a influencé les études bibliques. Les regards périphériques des études féministes, womanist, postcolonial, minority readings, interprétations queer…, posent un défi pour les traditions interprétatives historico-critiques. La postmodernité permet des ouvertures vers des perspectives marginales et déstabilisantes. Elle aide à penser la Bible à partir du local au lieu de l’universel. L’exemple d’Yvonne Sherwood, avec son interprétation féministe de déconstruction, montre comment les normes associées au genre sont déstabilisées par une façon postmoderne de lire la Bible[1]. Elle utilise notamment l’art moderne subversif pour mieux comprendre les prophètes bibliques. Sans revendiquer explicitement une appartenance au postmodernisme, Sherwood reprend des éléments postmodernes pour exposer les angles morts des conventions et des traditions exégétiques grâce à une pratique de lecture à partir de nouvelles perspectives.

Pour Wilson, malgré plusieurs décennies de contact avec des réflexions postmodernes, l’exégèse reste liée à l’épistémologie moderne puisqu’elle vise souvent à retrouver un sens au texte en le situant dans un contexte historique d’origine. Ainsi les perspectives postmodernes ont causé des tensions si fortes qu’une série de débats entre John J. Collins et George Aichele décrit les deux groupes comme des camps ennemis[2]. Wilson décrit cette polémique, mais veut passer à autre chose. « This back and forth between modernism and postmodernism may mislead one into thinking that they are independent epistemic companions when, really, they might be better described as co-dependent or at the very least enmeshed » (p. 38). Le titre de ce livre présente le rapport entre modernité et postmodernité comme un enchevêtrement qui peut se vivre sans antagonisme.

La dernière partie du livre présente l’histoire de la réception comme une approche à la fois historiographique et influencée par les théories postmodernes. L’histoire de la réception devient un exemple où les études bibliques peuvent intégrer la critique postmoderne à la critique historique si importante pour l’exégèse depuis les Lumières. L’approche de Wilson pour l’histoire de la réception s’appuie sur une vision expansive de la textualité postmoderne ainsi que sur les enjeux éthiques reliés aux dynamiques institutionnelles des études bibliques. La question centrale dans cette version de l’histoire de la réception est : « What constitutes the text-specifically, what are the locations, the limits, and the effects of biblical texts » (p. 49) ? Au lieu de voir la réception comme un ajout, il s’agit de donner une valeur importante aux contextes de réception qui révèlent que l’original est toujours incomplet et en mouvement. Sur cet aspect Wilson suit Brennan Breed qui présente le texte comme nomade, toujours en mouvement[3]. Les limites entre le texte et sa réception ne sont toujours qu’une convention contingente qui reflète l’intérêt de l’interprète plus que la réalité du texte. Le texte biblique se développe par une trajectoire non linéaire qui n’est jamais terminée. L’histoire de la réception permet aussi d’inclure une diversité de voix dans la conversation exégétique en suivant l’exigence éthique postmoderne valorisant les lectures situées. L’histoire de la réception devient alors l’étude des dynamiques vivantes entre textes et lecteurs/lectrices au lieu d’un effort pour arriver à une signification stable d’un texte original et indépendant.

Dans sa conclusion, Wilson présente les théories postmodernes en études bibliques par l’image des prophètes : « Prophet as trickster, disrupting and disorienting efforts to remain on the path altogether while revealing unanticipated routes forward. This is a voice that challenges, that calls for authenticity while questioning identity, […] that seeks to play and to puzzle, to hide and disorient and at the same time to comfort and reveal » (p. 63).

Ce petit livre n’a aucune prétention à l’exhaustivité dans son rapport aux théories postmodernes. Le regard porté par le biais de l’art visuel de Duchamp et de Bansky permet une compréhension du phénomène autrement que par une étude de définitions de la modernité/postmodernité. Si le regard sur l’influence de la postmodernité en études bibliques permet de retrouver les classiques du monde anglophone, elle n’ouvre pas sur les recherches faites en d’autres langues. La domination des méthodes historico-critiques en études bibliques et la réaction négative vis-à-vis de l’apport postmoderne sont aussi marquées par la culture anglophone de la Society of Biblical Literature. L’exégèse francophone n’est pas aussi divisée entre camps moderne et postmoderne si on prend le Réseau de Recherche en Narratologie et Bible (RRENAB) comme exemple d’un groupe de recherche qui explore la narrativité en étude biblique avec un vif intérêt pour les effets de la lecture. Je partage l’intérêt de l’auteur pour l’histoire de la réception comme terrain de rencontre entre modernité et postmodernité, par contre, je crois que le nom de cette discipline ne rend pas justice à la dynamique qui s’y retrouve. La « réception » est une action plutôt passive qui n’ouvre pas sur tout ce qu’il se passe lors de l’acte de lecture. Parler de l’histoire de l’interprétation ou de réponses de lecteurs (reader-response) me semble plus juste. Somme toute, ce livre permet de redécouvrir l’apport de la postmodernité aux études bibliques.