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Jean-Marie Brauns, prêtre de la Compagnie de Saint-Sulpice, offre aux spécialistes de théologie fondamentale et aux historiens de la religion un ouvrage d’une grande érudition, fruit d’une patiente recherche qui retourne aux sources du christianisme. Si l’utilisation du terme « initiation », au départ associé à un vocabulaire païen, est plutôt récente dans le contexte ecclésial — c’est Louis Duchesne qui, dans Les origines du culte chrétien (1889), aurait introduit le terme dans le langage ecclésial francophone —, Brauns parvient à démontrer que son utilisation contemporaine est légitime au regard de ce que représente le baptême pour les chrétiens. Pour ce faire, il considère à la fois l’assise anthropologique et universelle de l’initiation, d’une part, et ce qui la distingue en tant qu’initiation proprement chrétienne, d’autre part. L’ouvrage est divisé en quatre parties, la première étant de nature plus anthropologique, les suivantes plus théologiques.

La première partie de l’ouvrage s’attache à définir ce qu’est l’initiation. Brauns développe ce qu’il nomme des faisceaux afin de lier la notion d’initiation à des pratiques concrètes qui ont eu cours dans l’histoire. Il considère quatre traditions d’initiation : les cultes à mystères de l’Antiquité gréco-romaine (Éleusis, Cybèle, Dionysos, Mithra et Isis, entre autres), les pratiques initiatiques des peuplades primitives (en référence aux travaux de van Gennep et d’Eliade), les traditions compagnonniques et le gnosticisme. Il présente, par la suite, une revue de la littérature contemporaine (en référence notamment à Bastide, Eliade, Bianchi, van Gennep, Meslin, Rahner, Vorgrimler, Gondal et Bourgeois) et en dégage une définition de l’initiation. Brauns en vient à affirmer que le « […] genre fondamental [auquel appartient l’initiation] est l’action, dont la modalité spécifique est d’être rituelle et par conséquent communautaire » (p. 109). Ce constat constitue le premier pas vers l’élaboration d’une critériologie opératoire plus spécifique de l’initiation. Selon l’auteur, l’action rituelle communautaire constitue le premier critère universel à retenir concernant les pratiques initiatiques. Il refuse l’idée de mutation comme élément critériologique pertinent, mais retient l’agrégation et l’illumination comme étant les deux éléments fondamentaux qui ressortent à la fois des faisceaux qu’il a explorés et des définitions qu’il a présentées. Par la suite, le théologien synthétise ses observations anthropologiques à propos de l’initiation, indiquant que la finalité de l’initiation, conçue comme un moyen, repose sur un principe de survie d’une communauté et de transmission d’une identité.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Brauns s’attarde aux Écritures bibliques afin d’y déceler en quoi le baptême, en tant que « moment décisif de l’initiation chrétienne » (p. 168) constitue une initiation. Le « secret » de l’initiation chrétienne se trouve, selon lui, dans l’histoire « […] de la rencontre de Dieu et de l’homme ; histoire par la rencontre de Dieu et de l’homme » (p. 174). L’initiation chrétienne trouverait ses origines dans cette histoire s’exprimant à partir de l’Ancien Testament. L’auteur soulève le fait que les expressions typiques relatives au vocabulaire initiatique sont rares dans l’Ancien Testament et se concentrent dans certains textes (Sagesse, Siracide et Daniel). La ritualité la plus proche d’une pratique initiatique dans le monde juif est la circoncision masculine en tant que signe de l’Alliance et rite d’agrégation à la communauté. Le Nouveau Testament n’est pas plus clair, selon Brauns, en ce qui concerne la désignation d’une pratique initiatique précise. Le baptême chrétien est mentionné dans les Évangiles synoptiques (Mt 28,19 ; Mc 16,16) et l’Évangile johannique pose l’initiation baptismale comme condition d’entrée au Royaume de Dieu. Considérant par la suite les Actes des apôtres et le corpus paulinien, l’auteur insiste fortement sur le fait que « […] le μυστήριον paulinien et biblique n’entretient aucun rapport avec les μυστήρια de l’Antiquité grecque » (p. 226). Pour l’apôtre Paul, le bain baptismal serait une action communautaire, agrégatrice et illuminatrice, constituant ainsi une initiation.

Dans le premier chapitre de la troisième partie de l’ouvrage, Brauns s’attarde aux écrits des Pères de l’Église des trois premiers siècles du christianisme. Il passe d’abord en revue quelques textes des Pères apostoliques (ceux de saint Ignace d’Antioche ou encore l’Épître à Diognète et l’Épître de Barnabé) et y relève l’importance de l’agrégation. Il poursuit en considérant une multitude de textes des Pères d’Orient (Justin, Méliton de Sardes, Clément d’Alexandrie, Origène), s’attardant à y relever la place qu’y occupe le baptême, et fait de même avec les Pères d’Occident pré-constantiniens (Irénée de Lyon, Tertullien, Hippolyte de Rome). Chez tous ces auteurs, le vocabulaire mystérique des cultes païens est absent, mais une tradition initiatique stable s’établit dans l’Église en lien avec le baptême. Brauns retient un terme résumant cette ritualité initiatique baptismale : ἀναγέννησις. Dans le chapitre suivant, l’auteur s’attarde à la période qui s’étend entre l’édit de Milan (313) et le ve siècle de l’ère chrétienne. À l’instar du chapitre précédent, il passe en revue les textes des Pères d’Orient (Méthode d’Olympe, Eusèbe de Césarée, Athanase d’Alexandrie, Cyrille de Jérusalem, Basile le Grand, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse et Jean Chrysostome) afin d’y déceler la façon dont le vocabulaire initiatique est utilisé. Il passe ensuite en revue les textes des Pères d’Occident (Hilaire de Poitiers, Ambroise de Milan, Zénon de Vérone, Chromace d’Aquilée, Maxime de Turin, saint Augustin, Léon le Grand). Brauns conclut que, jusqu’au ve siècle, « […] le modèle conceptuel fondamental de l’initiation chrétienne est toujours la régénération réalisée dans le baptême » (p. 397), permettant ainsi au baptisé d’entrer dans « le régime de la grâce chrétienne » (p. 402), le baptême étant proprement l’acte d’agrégation des fidèles au corps communautaire de l’Église. Au cours des cinq premiers siècles de l’ère chrétienne, le vocabulaire initiatique se réfère toujours au mystère paulinien. Brauns souligne que « [l]a thèse de l’influence païenne, du point de vue du vocabulaire, sur le discours chrétien aux premiers siècles ne peut pas être confirmée par les documents chrétiens » (p. 419).

Dans la quatrième et dernière partie de l’ouvrage, Brauns effectue un retour sur la critériologie qu’il a élaborée dans la première partie. Il ferme alors la boucle en montrant comment le baptême en tant qu’initiation chrétienne constitue le rituel fondamental de l’agrégation et de l’illumination chrétienne. Anthropologiquement, le baptême se veut une initiation comme les autres. Théologiquement, elle s’en distingue, car elle fait entrer le baptisé dans l’économie du μυστήριον paulinien, qui est donné par la révélation du Verbe qui s’est fait chair et qui se dévoile dans l’histoire. À ce titre, et en lien avec la notion d’ἀναγέννησις, le théologien affirme que « [l]’Église [elle-même] est un μυστήριον κοσμικòν » (p. 478). C’est dans l’identité de la communauté initiatrice que se trouve la spécificité de l’initiation baptismale chrétienne.

L’ouvrage de Brauns est tout à fait stimulant. La qualité et la finesse de son argumentaire sauront être appréciées de quiconque s’avance à sa lecture. Il a le mérite de remettre en perspective une notion, l’initiation, largement galvaudée et mal comprise à notre époque, en couvrant un spectre historique considérable. Toutefois, l’ouvrage s’adresse principalement à des spécialistes. Ceux et celles qui ne possèdent pas une base de grec trouveront peut-être sa lecture fastidieuse. À ce titre, l’auteur aurait pu intégrer, à la fin de l’ouvrage, un glossaire des principaux termes grecs utilisés. De plus, l’ajout d’un index des auteurs cités aurait constitué un outil de recherche intéressant, permettant de retracer rapidement dans l’ouvrage certaines références pertinentes. Ces quelques détails ne sont pas à même de miner l’ensemble du travail de Brauns, qui demeure, à tous égards, des plus impressionnants.