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À la fin de sa Responce aux prédicants de Genève, Pierre de Ronsard proclame que ce serait, pour lui, faire trop d’honneur à ces ministres réformés qui l’attaquent dans leurs répliques au Discours des misères de ce temps et à la Continuation[1] que de continuer à jouter contre eux par oeuvres interposées : « Tu as beau repliquer pour respondre à mes vers, / Je deviendray muet », dit-il à Bernard de Montméja (Resp., 1157-1159). Vu que dans les querelles entre catholiques et protestants la disputatio est destinée au public le plus large pour modifier ses convictions ou les consolider, prendre la parole dans ces circonstances particulières de l’histoire de France exige, selon lui, une maîtrise des enjeux de la crise des guerres de religion, ainsi que de l’art de l’argumentation polémiste. En particulier, Ronsard disqualifie le prédicant qui se cache derrière le pseudonyme de Montméja pour attaquer sa personne au lieu de se prononcer, comme lui, sur le sujet de la discorde religieuse et de la guerre civile que celle-ci entraîne entre Français. Convaincu que sa plume n’est pas celle de ce ministre, il lui sert une leçon de poésie (Resp., 869-876), mais il l’exclut avant tout du droit de se mesurer à lui sur le plan de la polémique : « Tu es foible pour moy, si je veux escrimer / Du baston qui me fait par l’Europe estimer » (Resp., 25-26).

Il s’agit dans la polémique du vendômois contre les protestants de ce que Dominique Maingueneau appelle l’autorité énonciative[2]. Pour déterminer qui peut prendre la parole dans le contexte inquiétant du lendemain du colloque de Poissy en 1561, Ronsard restreint le droit à l’énonciation publique aux seuls individus qui sont connus, comme lui, de la France par leur sens de la haute querelle ainsi que par « le feu du talent[3] ». Le génie reconnu est, pour lui, une qualification essentielle pour intervenir dans la controverse poétique déclenchée par l’actualité de la guerre devenue inévitable entre catholiques et protestants. Pendant que chacun de ces deux camps arme ses fidèles, il devient important, à ses yeux, pour tout Français qui veut s’auto-désigner porte-parole du groupe catholique ou de celui réformé de savoir écrire avec la matière et avec la manière. Si fort ennemi en dispute rhétorique selon ses mots (Resp., 29), Théodore de Bèze possède ces qualités et il l’attend, pieds fermes, sur le terrain du corps à corps textuel :

[…] si ce grand guerrier et grand soldat de Baize

Se presente au combat, mon cueur saultera d’aise,

D’un si fort ennemy je seray glorieux,

Et Dieu scait qui des deux sera victorieux.

Resp., 27-30

Cependant, en pleine effervescence de la Réforme dont il est l’un des grands ministres, Bèze ne répond pas à ce défi ouvert, ni aux interpellations directes que Ronsard lui adresse dans la Continuation (95-150). Le vézelien ne s’est pas mêlé à la polémique déclenchée par le Discours des misères et sa suite. Il n’a pas non plus répondu aux calomnies dont il a fait l’objet de la part de François Bauduin, de Claude de Sainctes et de Stanislas Hosius, ces « bons défenseurs de la foi cacolyque ou apostatique[4] » comme il les appelle à côté de Ronsard. Le catalogue des textes polémiques des guerres de religion s’en trouve tronqué.

De fait, comme Ronsard envers les prédicants, il n’est pas habituel de voir un homme public faire l’objet de tant de charges contre ses convictions doctrinales et sa personne privée sans riposter. Ainsi qu’Alain Dufour[5] l’écrit, la règle tacite voulait que Bèze ne laissât pas les remontrances de Ronsard à son égard et son défi sans riposte. Il lui fallait répondre, donner tous les arguments sur ses agissements[6] pour se défendre des accusations de sédition et d’hérésie. Cela est d’autant plus vrai que les deux hommes sont à Paris à la même période. Plus, ils fréquentent tous les deux le Louvre[7]. Et le prince des poètes ne songe plus à rien d’autre qu’à en découdre, rhétoriquement parlant, avec Bèze qui a nécessairement lu les admonestations et le défi qu’il lui a adressés.

La raison de ce silence du vézelien face aux apostrophes de Ronsard et face aux pamphlets contre sa personne peut-elle être recherchée dans les activités pastorales qui l’absorbent au sein de la Réforme au temps du Discours des misères, de la Continuation, de la Remonstrance et de la Responce ? Est-ce vraiment parce que Bèze a manqué de temps qu’il n’entame pas la dispute publique par oeuvre interposée avec Ronsard et ne riposte pas aux attaques de Bauduin, de Sainctes et de Hosius ? Bèze n’a-t-il pas pu penser que Ronsard, qui n’est pas théologien, ne maîtrisait pas les questions sur lesquelles il le conviait à disputer ? N’a-t-il pas voulu réduire le vendômois au silence, en opposant une fin de non-recevoir aux Discours ? N’a-t-il pas voulu exposer ses pourfendeurs au ridicule, en restant muet devant leurs pamphlets ? Son silence ne relève-t-il pas de la nécessité de s’inscrire dans la lignée des apôtres qui, en endurant les injures faites au Christ, ne se laissent pas ébranler par les attaques des détracteurs ? Comment, dans la préface à la seconde édition des Poëmata[8], Bèze répond-il finalement à ces défenseurs de la foi catholique qui s’en prennent nommément à sa personne quand il commence à jouer, aux côtés de Calvin, un rôle de premier plan dans la Réforme ?

Ces interrogations permettent d’examiner d’une part les raisons et la valeur rhétorique du silence de Bèze face aux attaques contre sa personne ; d’autre part la manière piquante dont il répond enfin aux auteurs des pamphlets contre sa personne.

I. Les significations d’un silence imperturbé

À première vue, Bèze ne songe pas à répondre aux calomnies dont il fait l’objet de la part de Bauduin, de Sainctes et de Hosius, ou à apporter le contrepoids aux blâmes rassemblés par Ronsard contre la Réforme et sa personne dans les Discours, du fait de son rôle de ministre au coeur des affaires de ce mouvement religieux dans les années 1560-1563[9]. En effet, après la conjuration d’Amboise, les événements se précipitent et requièrent ses constantes interventions à la cour des Valois. La lettre de son père, se résignant en janvier 1562 à ne pas le voir parce que le receveur des tailles et Jean de Bèze (son frère aîné) auront besoin de son aide au Louvre, en est une preuve : « Mon filz, mon amy, veus ce que m’avés escript et les novelles qui courent, je ne voy pas le moyen que puissiés partir de la court[10] ». La lettre qu’il adresse à Jean Calvin, vers le milieu de mai 1562, en est une autre.

Avant cette lettre, la dernière correspondance de Bèze avec Calvin remonte au 5 avril. Ce long silence est dû à la situation en France qui empêche le réformateur d’écrire, ou tout au moins lui impose la brièveté. L’armée royale se renforce et entrera bientôt en campagne contre les huguenots. Les moyens financiers manquent à la Réforme, dont les fidèles se livrent, dans le même temps, avec acharnement à la destruction des images du culte catholique. Bèze doit les calmer. Encore, le jeune Roi François II et la Reine Catherine de Médicis étant, selon les protestants, prisonniers des triumvirs[11] après le massacre de Wassy, il faut les délivrer avec les armes. Bèze, aidé de Spifame, travaille avec zèle à ce projet[12]. Il leur faut convaincre les Églises réformées de France ainsi que tous les gentilshommes attachés à ces Églises à se hâter de recueillir de l’argent et d’envoyer des troupes à Louis de Bourbon Condé, leur chef militaire établi à Orléans. L’urgence est de lutter pour la bonne cause, pour le Roi et pour la patrie[13].

La raison du silence de Bèze envers les Discours et les pamphlets contre sa personne peut donc être recherchée dans ces occupations qui l’absorbent au sein de la Réforme. Alain Dufour, auteur de Théodore de Bèze, poète et théologien[14], donne de précieuses informations sur les autres occupations théologiques qui ne lui laissent pas, apparemment, le temps de riposter aux attaques dont il fait l’objet.

Depuis 1555 en effet, le gouvernement de Genève était acquis à Calvin. Le Consistoire fonctionnait, les fornicateurs étaient punis et suspendus de la Cène jusqu’à ce qu’ils donnent des signes manifestes de repentance. Les réformés qui fuyaient la France, où sévissait la persécution d’Henri II, affluaient, s’installaient et demandaient à devenir citoyens de Genève. La ville devenait à ce rythme une vraie ville-église où le temps se partageait entre le travail et le sermon. Or Calvin n’était pas satisfait. Il lui restait à perfectionner la formation des pasteurs que réclamaient les jeunes Églises réformées de France, qui étaient comme sorties de terre malgré la persécution. Certes, à l’aide de cours semi-privés qu’il donnait, aidé de quelques autres, Calvin transformait tant bien que mal des réfugiés en pasteurs. Mais ces nouveaux ministres de la Parole et ceux formés à l’académie de Lausanne étaient loin de suffire. Il fallait donc créer une académie à Genève aussi.

Le projet prenait corps, puis Bèze, excellent poète arrivé dans cette ville depuis 1548 et converti au protestantisme, est présenté par Calvin lui-même le 15 novembre 1558 au Conseil de l’Académie de Genève dont il devient le recteur. Dans l’immédiat, on se limite à enseigner la théologie, en raison des demandes considérables de pasteurs en provenance de la France. Le refrain des lettres envoyées à Genève est : la moisson est grande, nous n’avons pas d’ouvriers ! Envoyez-nous quelqu’un, au plus vite ! Les Messieurs de Genève répondaient le plus souvent que les Églises locales voulaient bien entretenir un jeune homme, et qu’ils lui assureraient la formation nécessaire. Très nombreux furent ainsi les gens qui arrivèrent. Ce fut une grande construction qui s’élaborait peu à peu : celle du protestantisme français. Il fallait préparer des pasteurs pour le service de l’Église, et des magistrats chrétiens, pour le service de l’État.

Bèze est largement occupé par ce programme. Aussi, les Guise soupçonnant Genève d’avoir fomenté la conspiration d’Amboise à travers le Prince de Condé, les autorités réformées devaient se justifier. Elles le chargent de la tâche[15]. Le vézelien sera ensuite pris par les polémiques sur la Cène, c’est-à-dire la présence réelle du corps et du sang du Christ dans le pain et dans le vin de l’Eucharistie. Sur ces questions théologiques qui constituent le débat du siècle, Bèze mène les polémiques contre les luthériens de même que contre les catholiques[16].

Quand il s’agissait de choisir une dizaine de ministres qui représenteraient la Réforme au colloque de Poissy, le Roi de Navarre le fit venir de Genève[17]. Le colloque terminé, il voulut retourner à Genève, mais la Reine Catherine le retint à Paris. Après les conférences de Saint-Germain, l’homme dont tout le monde parlait du fait de sa harangue du 9 septembre 1560 qui avait frappé tout le monde à Poissy[18], l’interlocuteur privilégié de la Reine et en même temps le conseiller principal du Prince de Condé, d’Antoine de Navarre et de Gaspard de Coligny[19], se trouve, par la force des choses, au centre des affaires de toutes les jeunes Églises réformées de France. L’homme est aussi demandé partout comme prédicateur. Ce sont presque chaque jour des prêches chez Jeanne d’Albert, chez Condé ou devant les foules parisiennes. Le 10 décembre 1561, à Popincourt, il prêche devant 6 000 personnes ; le lendemain de Noël, c’est le matin à Popincourt, et l’après-midi au Patriarche. Comme ces deux lieux sont à chaque bout de Paris, François d’Andelot lui procure une escorte pour aller d’un endroit à l’autre. C’est là que Ronsard l’a vu prêchant l’épée au côté[20], puis lui adresse vers octobre 1562[21] l’admonestation que l’on connaît dans la Continuation et dans la première quinzaine d’avril 1563[22] le défi contenu dans la Responce.

Dans la préface à la seconde édition des Poëmata, Bèze, sans le dire, attire l’attention sur ces activités qui l’isolent de la polémique entre Ronsard et ses frères de religion et le retiennent de prendre la plume pour dissiper les critiques contre sa personne. Il devient spécifiquement un ministre à qui la participation au vaste programme de vulgarisation du calvinisme ne laisse pas le temps pour la basse querelle et les calomnies.

Dans cette préface, Bèze retrace d’abord son attachement à la poésie depuis son enfance jusqu’à l’éveil spirituel qui le pousse à abandonner tout pour suivre l’appel du Christ. Il y dit son adieu à ses premières poésies. Comme si Dieu l’avait conduit par la main, il est accueilli à Genève par Calvin, participe à la diffusion de sa doctrine, entreprend d’écrire sa confession de foi et de compléter la poésie du psautier de Clément Marot, comme il l’écrit dans la préface d’Abraham sacrifiant : « […] je me suis doncques adonné à telles matières plus saintes, espérant de continuer ci-après ; mêmement la translation des Psaumes, que j’ai maintenant en main[23] ».

Aucune de ces activités pastorales ne semble laisser à Bèze le temps pour se mêler à la polémique contre Ronsard ou pour riposter aux autres défenseurs de la foi catholique. Il se livre à des préoccupations plus sérieuses[24] que les basses querelles. Toutefois, il serait trop simpliste de réduire son silence aux seules activités pastorales qui l’occupent au temps des Discours et des pamphlets contre sa personne. Ce n’est pas seulement parce qu’il a manqué de temps qu’il n’entame pas la dispute publique par oeuvre interposée avec Ronsard. Bèze a encore pu penser que le vendômois, qui n’est pas théologien, ne maîtrisait pas les questions sur lesquelles il le conviait à disputer. Ainsi, pendant que ses coreligionnaires s’inquiètent de l’impact négatif que les Discours de ce poète considéré comme le meilleur du siècle pourraient produire contre la Réforme et réagissent, lui, il leur oppose une fin de non-recevoir.

Pourtant Ronsard, en rendant compte vers la fin de la Continuation de la vision par laquelle la France lui dicta de prendre la plume pour situer les responsabilités des guerres de religion (Cont., 445) ; en ouvrant la Remonstrance par une citation de saint Paul : « […] je vous prie freres, de prendre garde à ceux qui font dissensions et scandales contre la doctrine que vous avez apprinse, et vous retirés d’eux » (Rem., 16) ; en affirmant dans l’Epistre au lecteur qui ouvre la Responce : « [j]e ne suis pas si mal accompagné de jugement et raison » ; sans donc mettre en avant son génie poétique, se considère comme faisant partie des rares individus qui, parce qu’ils sont bien vivants et sont attachés à la France, ont le droit à la parole publique et à la remontrance pendant les guerres de religion. La théologie mise à part, il prétend posséder, comme Bèze, les qualités rhétoriques de l’homme public qui a pour seul but de débattre sur les questions essentielles. Pour lui, la polémique consiste à mettre en exergue les arguments qui se disent avec éloquence pour indiquer les recettes morales dont l’homme et sa société ont besoin. Le pari concerne, écrit Daniel Ménager[25], la capacité politique du discours. Il suppose que les réformés dans leur majorité seront sensibles aux « vives raisons » (Élégie, 16) contenues dans les Discours et renonceront à toute entreprise qui met la France en danger. Ce qui est notoire dans les Discours, c’est que Ronsard y enchaîne les appels à la droiture. Il met en avant le rôle du polémiste soucieux seulement de la vérité. Il se présente lui-même en patriote dévoué à la France, en bon chrétien également. La satire polémiste doit, pour lui, rester attachée au conflit des arguments qui font réfléchir l’adversaire et l’arrachent à l’erreur. Qu’il s’agisse de disputer sur la vie du chrétien, sur la Cène ou sur les sacrements, de fustiger ou de défendre la Réforme, d’exalter ou d’accuser Calvin, ou de situer les responsabilités des guerres de religion, c’est sur ces sujets que, sans être théologien, il se dit être prêt à affronter Bèze et est sûr de l’emporter sur lui. Mais le vézelien a peut-être voulu aussi le réduire au silence, en omettant de répondre aux accusations par lesquelles il fait de lui un responsable de la ruine qui menace la France. On pourrait également penser que Bèze est empêché par la prudence face à Ronsard qui, même s’il n’atteint pas en 1562 au sacre de poète favori du Roi, est capable d’exceller dans tous les genres.

Toutefois, le silence sur les Discours ne met nullement à découvert une secrète crainte du vézelien de se faire écraser dans le champ de la polémique où Ronsard le provoque. Bèze ne saurait être médiocre face à ce défenseur de la foi catholique. La peur d’une défaite rhétorique n’est pas le motif qui l’a retenu de relever le défi du poète vendômois, encore moins de répondre aux agressions des calomniateurs. De fait, son rôle de ministre de la Parole est incompatible avec l’attaque ad hominem. Les missions attachées à son statut de pasteur ne lui permettent pas d’entrer dans la vie privée des autres, de débiter ni injure, ni médisance, ni raillerie à l’égard de quelque individu.

Cet impératif de bannir la médisance de tous ses discours s’explique quelque peu par l’idée que, au sein de la société en crise, la violence pamphlétaire attise les haines, et les hommes au coeur de cette crise ne sont capables de revenir sur leurs agissements que lorsque leur honneur n’est pas entamé par l’injure[26], ou qu’ils ont l’esprit envahi que de vérités indubitables[27]. La situation de la France et de l’Église, toutes deux en péril après le colloque de Poissy, est d’ailleurs assez alarmante pour retenir les porteurs de parole de cette époque de se jeter l’opprobre les uns sur les autres. Dans ce temps de crise, rester muet devant les violences pamphlétaires des écrivains catholiques, c’est ne pas donner d’écho à leurs accusations et les forcer à ranger leurs plumes.

Le silence, tel que Bèze l’adopte, équivaut en conséquence, sur le plan rhétorique, à la posture dialogique qui lui permet de convier, dans une sourde latence, ses détracteurs à revoir leurs écrits à son endroit, ne serait-ce que pour l’honneur. Le mutisme n’est pas chez lui une acceptation résignée des mauvais coups des écrivains catholiques. Ne pas riposter pour réparer les offenses faites à sa personne, revient, pour lui, à choisir de se montrer plus noble de coeur et d’esprit que ses ennemis. Quand il dit s’occuper de questions plus essentielles que les vilaines écritures, il expose au ridicule tous ceux qui déploient injures sur injures sur lui.

Bèze préconise la haute querelle, dont l’une des exigences consiste à se garder de verser dans le male dicere. C’est quand cette exigence est respectée que la polémique permet, avec l’écoute de l’adversaire, de concilier les points de vue idéologiques sur les questions essentielles. Tant qu’ils n’obéissent pas à cette règle de la disputatio, Bauduin, Sainctes et Hosius butent sur un mur d’indifférence.

Ce silence de Bèze qu’ils n’arrivent pas à secouer avec Ronsard relève prioritairement de « la patience voulue par Dieu[28] » et qui est enseignée par Calvin dans les sermons des années 1560-1561. Il s’agit, à proprement parler, de la nécessité de ne pas se polluer des mêmes vices que les suppôts de l’Antéchrist. Cette nécessité fait concevoir au réformé l’histoire comme un temps d’épreuves et de luttes contre Satan. Ainsi que Denis Crouzet[29] l’affirme, dans ces combats qui sont de Dieu contre Satan, les moyens humains ne doivent pas être utilisés. Car le présent est défini par Calvin comme étant un miroir-clair de l’obligation pour le troupeau de brebis de demeurer, malgré la persécution, impassible devant la horde des loups dont le nombre est infini. La Confession de foy que les réformés tenaient à présenter à François II à Amboise en 1560 contient, à l’intention de leur communauté, ces enseignements de leur chef spirituel :

Combien que nous sachions et que desja de long-temps nous ayons eu les oreilles tant et plus batues des blasmes qui nous sont mis sus par nos ennemis, et trotent en leurs bouches pour nous diffamer par tout : toutesfois pource que d’autre costé nous sommes advertis que nostre condition est telle de cheminer par opprobre, et estre calomniez en bien faisant, et que Dieu par ce moyen veut exercer nostre patience, s’il n’estoit question que de nostre honneur et réputation, nous aimerions mieux nous taire et souffrir paisiblement toutes les injures du monde, que d’entrer en nulle défense : attendu mesme qu’il nous est bon et utile d’estre solicitez par la malice et ingratitude des hommes, à regarder en haut, où nostre salaire nous est asseuré. Et de fait nous n’ignorons pas que Dieu a imposé ceste loy à son Eglise pour tous temps, c’est que ceux qui espèrent en luy, non seulement soyent molestez, mais aussi condamnez avec ignominie : et ne sommes pas meilleurs que les apostres, qui ont esté tenus comme les superfluitez et ordures du monde[30].

Pour se conformer à ces indications dont il est probablement l’un des auteurs, Bèze, dans la lignée des apôtres qui ont enduré les injures faites au Christ, ne se laisse pas ébranler par les Discours, ni par les calomnies dont il fait l’objet. Il a été contraint par extrême nécessité confessionnelle de mépriser ou de laisser les attaques contre sa personne telles quelles. En fermant les yeux sur les pamphlets qui s’en prennent nommément à sa personne, il a fait en conscience son devoir de chef spirituel réformé et de chrétien. Il ne compromet pas son image de ministre de Dieu et donne l’exemple à tous les réformés. En vain donc Ronsard et les siens déploient admonestations et accusations contre sa personne. En vain ces auteurs chargent contre lui. Leurs réprimandes n’ont pas assez de force piquante pour le contraindre à leur répondre. Les leçons de Calvin l’ont transformé en patron de l’assurance tranquille face aux calomnies. Attaché à servir Dieu, son silence ne s’éloigne pas de l’esprit de tolérance qui suppose, dans la Bible, la capacité à endurer sans gémir les violences que l’ennemi de Dieu peut infliger. Cet esprit consiste à pouvoir pardonner aux méchants leurs injustices, parce que dit le Christ : « […] ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23,34). Il s’agit de patience biblique, de grandeur morale aussi. Bèze fait valoir cette disposition morale quand il se montre comme un homme de paix pour qui toute la vie s’articule autour de l’esprit de grandeur énoncé par ce commandement à travers lequel Jésus Christ met en garde contre la loi du talion : « Vous avez appris qu’il a été dit : oeil pour oeil, et dent pour dent. Eh bien ! moi je vous dis de ne pas riposter au méchant » (Mt 5,38-39). Il s’agit chez le vézelien de ne pas affronter ses ennemis avec les mêmes armes. Ce qui est important pour lui, c’est la soumission inflexible aux obligations que le Christ impose à chacun des membres de la société chrétienne.

Selon l’Encyclopédie des sciences religieuses[31], nul ne doit être forcé à faire partie de l’Église. Toutefois, la personne qui entre volontairement dans le christianisme s’engage du coup à reconnaître qu’il existe entre les individus qui composent l’Église une solidarité réelle. La violation de ce principe par l’un des membres de la communauté chrétienne menace et compromet la sécurité du corps social, car rien n’est plus dangereux qu’un fidèle qui n’observe pas les préceptes du Sermon sur la montagne. Rapporté aux chapitres 5, 6 et 7 de l’Évangile selon Matthieu, ce discours du Christ édicte, entre autres lois, celle-là qui défend de médire, de dire un faux témoignage. Bèze, qui connaît cette loi reprise par Guillaume Farel dans sa confession de foi[32], s’y soumet pour ne pas s’isoler de la disciplina.

D’après la définition qu’en propose Jean Leclercq[33], l’accent est mis, avec cette notion, sur le souci de l’ordre social, principalement sur l’application des commandements bibliques dont les deux Églises, celle catholique comme celle réformée, rappellent l’observation l’une à travers ses prêtres, l’autre à travers ses pasteurs. La discipline signifie le type de vie enseigné par le Christ à ses fidèles. Loin d’avoir une orientation uniquement rituelle, elle ne se réduit pas aux coutumes particulières imposées au chrétien tels le jeûne et l’abstinence. Elle concerne également les bonnes manières à adopter envers son prochain. C’est la bienveillance, la tolérance, l’humilité, la prudence, la dignité, un faisceau de règles de vie donc que le chrétien doit s’imposer et appliquer en permanence en considérant le Christ comme un guide moral auquel il faut obéir. La discipline est centrée sur la lutte contre les puissances du mal. Elle oriente vers la piété, vers l’obéissance à la loi des premiers saints, vers le refus de toute faute qui expose au châtiment divin comme à la haine sociale. C’est la discipline qui prépare l’homme à entrer dans l’estime de ses semblables ainsi que dans la grâce de Dieu. C’est son contraire, l’indiscipline, que Bèze veut éviter afin de ne pas dégrader son image aux yeux du monde et de ne pas s’exposer à la disgrâce.

Le silence est donc, chez Bèze, encore le produit d’une foi qui impose de ne pas s’insurger contre les calomnies subies. C’est une exigence confessionnelle qui lui permet de s’épargner le péché. Il y est question de mise à l’épreuve de la foi où aucune réponse verbale violente n’est envisagée face à la violence pamphlétaire ad hominem. La leçon est que le silence est parfois un refuge contre la tentation de la haine et du péché. C’est pour cette raison principale qu’aucun des amis du poète réformé ne parvient à le convaincre de prendre la plume pour dissiper les médisances de ses détracteurs ou pour se mêler à la polémique entre Ronsard et les autres ministres Genevois.

II. L’ultime réponse

La riposte de Bèze aux défenseurs du catholicisme est due à André Dudith :

Dans les lettres les plus récentes que tu m’as envoyées, écrit-il à cet ami, lettres pleines d’une bonté et d’une grâce singulières, tu m’as encouragé à réfuter les calomnies de mes adversaires avec une telle force de conviction que tu as facilement obtenu cela même qu’aucun de mes amis n’avait encore réussi à m’arracher (à savoir, évidemment, que je réponde à leurs injures)[34].

Cette riposte intègre la polémique au sens de guerre des points de vue. La polémique émerge, tout au long des guerres de religion, de la nécessité de réagir contre des opinions jugées erronées sur un sujet précis. Le vézelien réunit l’ensemble des compétences rhétoriques qui permettent, avec ce genre discursif, de réduire l’adversaire au silence. Déjà l’exorde de sa lettre-préface à la seconde édition des Poëmata pourrait passer pour un modèle d’éloquence qui captive l’attention du lecteur pour se faire lire jusqu’au bout et convaincre de la fausseté des accusations contre sa personne :

Quelqu’un s’étonnera peut-être (et à juste titre) qu’un homme de mon âge qui se livre à des préoccupations plus sérieuses et à qui, surtout, une première édition de tels versiculets a aussi mal réussi, non seulement reprenne, après tant d’années, ces vieilles sornettes, comme s’il retombait aujourd’hui en enfance, mais qu’il en rajoute encore comme par un nouvel excès de sottise. Donc, pourquoi il en est ainsi, je pense que cela demande une explication plus complète afin de dissiper les critiques injurieuses des uns et peut-être aller au-devant des calomnies futures des autres[35].

Après le récit de sa naissance à la poésie depuis son enfance jusqu’à la vocation spirituelle qui le pousse au repentir, Bèze ouvre le duel discursif non pas contre Ronsard, mais contre les théologiens catholiques qui lui ont adressé des pamphlets : « […] voyons sur quels arguments enfin s’appuient de si graves accusateurs[36] ». Il existe dans cette ouverture de la réponse tardive de Bèze une résolution de mettre à nu le déficit d’arguments de ses accusateurs : « […] ils citent mes versiculets et, grâce à Dieu, ne pourraient produire autre chose, même en racolant de partout des témoins achetés[37] ». Pour réfuter les critiques sur ses premiers écrits et détruire ses accusateurs, Bèze précise qu’il a désavoué ses « vieilles sornettes » bien avant ses ennemis :

Je m’étais engagé à montrer publiquement combien je regrettais cette étourderie. Dès cette époque-là, en effet, je pressentais ce qui est arrivé depuis, à savoir que ceux-là mêmes qui auparavant avaient fait leurs délices de mes versiculets (aussi longtemps du moins que je fréquentais leurs lieux de débauche) allaient ensuite, par haine de l’Évangile, me reprocher leur publication et qu’ils ne trouveraient évidemment rien à m’imputer si ce n’est des crimes manifestement inventés de toutes pièces[38].

Tout en ignorant les Discours de Ronsard, Bèze ne laisse aucun doute sur les intentions de nuisance de Bauduin, Sainctes et Hosius. Ces derniers le traitent comme le plus impur des hommes[39]. Or, souligne-t-il, ils louent chez d’autres poètes, le poète des Amours y compris, les thèmes obscènes qu’ils condamnent dans ses Poëmata de 1548 :

Quelle est cependant l’impudence de ces gens ? Accuser Bèze si fortement d’un crime qu’ils passent volontiers à tous les leurs ! En effet, quels écrivains interprètent-ils à Paris dans les écoles ? […] pendant ces vingt années, quels poètes ont-ils imprimés, et quels font leurs délices, et quels portent-ils aux nues ? Quand parurent l’Olive et les épigrammes latines d’un auteur qui y décrit entre autres choses l’enlèvement d’une religieuse (auteur dont je ne prétends d’ailleurs rabaisser ni le savoir ni le talent) ; les Amours d’un autre, poète assurément meilleur qu’homme privé, qui portaient au-devant le portrait d’une Cassandre imaginaire (j’aime mieux cette supposition), ou bien trop réellement courtisane ou adultère ; et du même d’autres poèmes en nombre presque infini (on les publie maintenant encore tous les jours, et rien ne se colporte plus communément là-bas dans les rues : eux-mêmes ne nieront pas ce fait) ; quand donc l’un d’eux est-il intervenu ? Quand le privilège du Parlement ou même du roi se lit en tête de ces écrits, qui d’entre eux y trouve à redire ? Quels livres, jeunes gens et vieillards, enfants et jeunes filles, hommes et femmes feuillètent-ils à Paris ?

Pareilles interrogations invitent les lecteurs à ouvrir les yeux sur la mauvaise foi des auteurs des pamphlets contre Bèze. Sans s’écarter des lieux communs de la polémique, le vézelien dénonce avec une insistante éloquence les paradoxes de ses ennemis catholiques. Aux interrogations avec lesquelles il laisse le lecteur sans voix devant ces derniers, il enchaîne les réfutations qui infirment et invalident les charges sur son compte. Les personnes mises en cause étant des figures catholiques connues de tous, Bèze avance des vérités que nul ne pourra mettre en doute. Comme dit Nicole Cazauran[40] à propos de la Satyre Ménippée, peu importe que les historiens débattent de la relation fidèle des scandales qu’il rapporte et les corrigent. Il lui suffit que Bauduin, Sainctes, Hosius et les autres ne puissent pas nier ces faits honteux qu’ils savent. Bèze ne révèle rien de neuf à ses adversaires. Il leur met à la face des anecdotes pires que ses poésies immorales. Il n’expose pas seulement ses arguments. Il reprend aussi ceux de ses ennemis, puis il les retourne contre eux. Il alterne les arguments massues avec les interrogations triviales. Ces procédés discursifs figurent une éloquence qui explique pourquoi Ronsard, alors prince des poètes, le qualifie de « si fort ennemi ».

Bèze possède des talents d’orateur. Il connaît la rhétorique et la déroule avec subtilité. On retrouve tout le long de sa lettre à André Dudith, qui est sa réponse ultime aux défenseurs de la foi catholique qui l’ont attaqué, le modèle d’une polémique subtile qui démolit, avec des arguments bien agencés, les opinions de l’allocutaire sur sa personne. Bèze articule sa riposte sous forme de discours de rétablissement de la vérité. C’est convaincu que la disputatio ne doit rien avoir des attaques ad hominem qu’il est resté longtemps muet face à ses calomniateurs. Il ne se rabaisse pas dans les vilaines écritures. Et s’il a refusé d’entamer la dispute publique avec le vendômois, ce n’est pas seulement parce qu’il a manqué de temps, mais, plus, parce qu’il a estimé que, malgré les garanties avancées par Ronsard pour légitimer le Discours des misères et la Continuation, ces deux pièces restaient, comme le pensaient bons nombres de réformés, des textes de diffamation contre les chefs de la Réforme, ou encore des textes destinés à plaire à la cour que Ronsard ne quittait pas.

À la différence du silence de Ronsard sur la Saint-Barthélemy plus tard, celui de Bèze face aux défenseurs de la foi catholique qui l’attaquent, le vendômois y compris, ne doit pas étonner. Plus omission stratégique qu’impossibilité de la riposte polémiste faute de temps, ce silence tait les vilenies que Bèze ne peut pas exprimer contre ses détracteurs pour des raisons éthiques ou d’élévation spirituelle. Ce silence « parle » et fonctionne comme une stratégie discursive qui permet de désigner qui a le droit à la parole sur le sujet de la discorde religieuse du xvie siècle, mais aussi ce qu’on a le droit de dire à travers les écrits dans ce contexte de tensions civiles. De surcroît, ce silence est le produit d’une foi qui impose de ne pas s’insurger contre les calomnies subies. Il y est question de mise à l’épreuve de la foi où aucune réponse verbale violente n’est envisagée face à la violence pamphlétaire. Quand même il décide de dissiper les médisances faites à sa personne, Bèze se garde d’écrire comme ses ennemis, sur le fond comme sur la forme. La leçon est que le silence est parfois un refuge contre la tentation du péché, tout comme il permet de ne pas attiser les haines et les risques de violence extrême entre des groupes humains en conflit sur des questions politiques et religieuses.