Corps de l’article

Introduction

De nombreux travaux ont mis en évidence les défis que rencontrent les parents migrants ayant un enfant avec des besoins spéciaux[1] (Greenwood, Habibi, Smith et Manthorpe, 2015 ; Mahele-Nyota, 2010 ; Piérart, 2013). L’accès à des services peut être entravé par différents facteurs en lien avec le contexte migratoire et affectant le fonctionnement de la famille : la présence de problèmes de santé physique et psychique chez les parents (Kvarme, Albertini Früh, Brekke, Gardsjord, Halvorsrud et Lidén, 2016), la taille restreinte du réseau social de la famille (Ben-Cheikh et Rousseau, 2013 ; Jennings, Khanlou et Su, 2014), la précarité professionnelle et économique (Albertini Früh, Lidén, Gardsjord, Aden et Kvarme, 2016). Des barrières linguistiques peuvent également entraîner, chez les parents, une incompréhension et une perception négative des services reçus pour l’enfant (Kittelsaa et Tøssebro, 2014 ; Mahele-Nyota, 2010 ; Pondé et Rousseau, 2013). Cependant, certains types d’interventions semblent appréciés par les parents migrants, par exemple les visites à domicile effectuées par un intervenant de référence (Bonomi et Bianchi, 2015) et les approches professionnelles dites « culturellement sensibles », qui prennent en compte les représentations culturelles de la famille (Lindsay, King, Klassen, Esses et Stachel, 2012). Ces types d’intervention favorisent l’établissement d’une relation de confiance entre les parents et les intervenants, renforçant ainsi l’efficacité de l’intervention.

Les approches systémiques soulignent l’importance de prendre en compte la perception que les parents ont de l’efficacité des interventions mises en place pour l’enfant et pour la famille (Bernheimer et Weisner, 2007 ; Dunst, Trivette et Hamby, 2007) : une intervention qui a du sens pour les parents et qu’ils considèrent comme efficace aura des retombées positives pour l’enfant et le fonctionnement familial dans son ensemble (Breitkreuz, Wunderli, Savage et McConnell, 2014 ; McConnell et Savage, 2015). Cette efficacité peut être appréhendée à partir des routines de la famille, qui correspondent à « l’ensemble des réponses fonctionnelles ou d’adaptations de la famille aux demandes de la vie quotidienne avec un enfant présentant une déficience » (Gallimore, Keogh et Bernheimer, 1999, p. 121, notre traduction ; la déficience correspond ici à ce que nous avons nommé les besoins spéciaux). Les routines quotidiennes mises en place par la famille sont observables à travers différents domaines qui, considérés conjointement, constituent l’écosystème familial[2] (Ferguson, 2002). Ces routines ne sont pas uniquement déterminées par les besoins liés au contexte de vie, mais aussi par les représentations, attentes, objectifs et croyances des parents, qui s’élaborent au fil des expériences vécues par la famille (Gallimore et collab., 1999). Un même élément peut donc avoir des retombées variables d’une famille à l’autre (Bernheimer et Weisner, 2007 ; Dunst et collab., 2007). Une recherche menée en Suisse (Piérart, 2008) a ainsi montré que pour certaines familles migrantes, le fait de recevoir plusieurs services constitue un soutien, alors que pour d’autres cela induit du stress : dans le premier cas, les parents cherchent à maintenir ou augmenter le nombre de services reçus, alors que dans le second cas, ils tentent de le réduire. Une recherche conduite au Canada (Bétrisey, Tétreault, Piérart et Desmarais, 2015) a également révélé que les parents migrants mettent au premier plan les besoins de leur enfant au détriment des leurs, une perception qui médiatise les obstacles objectifs (ici, le manque d’information sur les services de soutien destinés aux parents) et influence leurs stratégies d’adaptation (en l’occurrence, se débrouiller seuls ou solliciter leur réseau informel quand ils ont besoin d’aide pour eux-mêmes).

Dans cette perspective systémique, cet article porte sur les vécus et les perceptions des parents migrants concernant les services reçus en lien avec les besoins spéciaux de leur enfant. Il vise en particulier à mettre en exergue les interventions socio-professionnelles[3] que ceux-ci considèrent comme les plus efficaces pour l’enfant et le fonctionnement familial, afin de dégager des orientations aptes à améliorer l’accompagnement de ces familles.

Pour ce faire, les résultats de deux recherches qualitatives, l’une effectuée en Suisse, l’autre en Norvège, sont mis en perspective. Dans ces deux pays, l’immigration est en constante augmentation : entre 2007 et 2014, le taux d’immigration a ainsi augmenté de 25 % en Norvège et de 10 % en Suisse (OCDE, 2016). Les interventions proposées aux familles migrantes ayant des enfants avec des besoins spéciaux sont étroitement liées aux politiques sociales en vigueur au sein de ces pays : la Norvège s’inscrit dans un système de type « beveridgien » dans lequel la sécurité sociale est assurée directement par les pouvoirs publics, alors que la Suisse se caractérise par un système « bismarckien » au sein duquel différents acteurs (privés, publics et associatifs) s’occupent de la protection sociale (Bonvin, 2011).

Méthodes de recherche

Récolte des données

En Suisse, les données ont été récoltées dans le cadre d’une recherche-action centrée sur la collaboration entre les familles migrantes ayant un enfant avec des besoins spéciaux et les intervenants qui les accompagnent. Des familles recrutées par l’intermédiaire d’un service éducatif ont participé en 2014 à un programme d’ateliers, ouvert à des familles migrantes et non migrantes, leur permettant d’échanger en groupe sur leur histoire familiale en lien avec les besoins spéciaux de l’enfant (Piérart, Gulfi, Scozzari, Tétreault et Lindsay, 2019). Le programme comportait quatre ateliers de trois heures chacun et deux entretiens à domicile avec chaque famille, en début et en fin de programme. Quatre familles ont participé au programme, dont trois familles migrantes, originaires du Portugal, de Hongrie et d’Érythrée et vivant en Suisse depuis environ dix ans, les deux premières relevant de la migration économique et la troisième de l’asile. Un interprète professionnel agréé a été sollicité pour une famille, le reste de la récolte des données ayant eu lieu en français. Les données ont été enregistrées en format audio et vidéo puis retranscrites en vue de l’analyse. L’étude a été financée par le Centre d’Études de la Diversité Culturelle et de la Citoyenneté dans les domaines de la santé et du social (CEDIC), qui l’a validée sur le plan éthique[4].

En Norvège, une collecte par entretiens semi-directifs a permis de saisir les vécus et expériences des parents en contact avec le système d’aide socio-professionnel. Le recrutement des parents s’est fait par l’intermédiaire de deux services hospitaliers en 2013 et 2014. L’échantillon comprend 21 familles appartenant à des communautés importantes issues de l’immigration en Norvège (Vietnam, Pakistan et Pologne). Les motifs de l’immigration, le temps de séjour dans le pays d’accueil, l’état civil des parents et leur participation à l’emploi dans le nouveau pays varient. Au total, 27 entretiens individuels et 3 entretiens de groupe réunissant des mères ou des pères du même pays d’origine ont été réalisés. Des traducteurs professionnels agréés ont été sollicités à dix reprises. Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits. L’étude a été approuvée par le comité Norvégien Régional d’Ethique (REK) et financée par le Conseil de Recherche Norvégien (The Research Council of Norway, projet n° 227022/H20).

Dans les deux recherches, la participation des familles était volontaire et faisait suite à la distribution d’une information écrite traduite dans leur langue maternelle. Le tableau 1 résume les caractéristiques de l’échantillon et de la récolte des données pour chaque pays.

Tableau 1

Échantillon et collecte des données par pays

Échantillon et collecte des données par pays

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Comme on peut le constater, les recherches suisse et norvégienne avaient des objectifs d’origine différents et reposaient sur des choix méthodologiques distincts. Les échantillons étaient contrastés tant en taille qu’en caractéristiques. La recherche-action menée en Suisse sous forme d’étude de cas multiples (Gagnon, 2011) visait la validation interne des résultats et non pas leur saturation, contrairement à l’étude norvégienne pour laquelle la saturation des résultats a été atteinte. Une analyse secondaire des résultats a été effectuée en tenant compte de ces réserves méthodologiques.

Analyse des données

Les données ont fait l’objet d’une analyse qualitative itérative (Berg, 2001 ; Miles et Hubermann, 2003). Parmi les domaines d’observation des routines familiales décrits par Gallimore et collab. (1999) et Ferguson (2002), celui de l’accès aux services a été retenu en raison de sa congruence avec les résultats des recherches antérieures présentées en introduction. Ce domaine comprend différentes variables : la disponibilité (existence et continuité des services), la flexibilité (situation géographique, horaires, temps disponible), l’information sur l’offre disponible (existence, accessibilité et modalités de transmission), la participation des parents (obligatoire ou volontaire) ainsi que le type de soins et d’aides fournis à l’enfant. L’analyse s’est également basée sur une typologie des soutiens destinés aux parents d’enfants avec des besoins spéciaux, élaborée par Tétreault et collab. (2011). Le soutien se réfère à toutes les formes d’aide favorisant la participation sociale de la famille, l’accomplissement de ses rôles et de ses obligations. Ce soutien, qui est fourni par des dispositifs déclinés en différents services, peut avoir diverses fonctions[5] : informationnelle, juridico-légale, financière, éducative, psychosociale, d’accompagnement et d’aide à la décision, d’assistance au quotidien, de loisirs, sport et activités sociales, de transports, de répit, de garde ou de dépannage (Dunst, Trivette et Deal, 1995). La spécificité des dispositifs propres à chaque pays, découlant de leurs politiques sociales respectives, a été prise en compte dans l’analyse.

Résultats

Les interventions socio-professionnelles évoquées par les participants et décrites ici sont précédées d’une brève explication sur les services et prestations[6] existant dans chaque pays, qu’ils soient « universels » (destinés à l’ensemble de la population, comme l’école) ou « sélectifs » (en lien avec des besoins particuliers résultant, par exemple, d’une maladie ou d’une invalidité) (Bonvin, 2011). Les données sont d’abord présentées selon les différents types de services (médico-thérapeutiques, éducatifs et sociaux) dispensés ; pour chaque service, les soutiens que les familles en retirent pour l’enfant et les parents sont explicités. Les résultats sont ensuite discutés par pays, puis mis en perspective afin de dégager des propositions pour l’intervention et des pistes pour la recherche.

En Suisse

Les cantons suisses sont responsables de l’organisation de l’instruction et de la santé publiques sur leur territoire, tandis que le gouvernement fédéral gère les assurances sociales et la formation professionnelle. Cette organisation entraîne une multiplication de services et organismes oeuvrant dans le domaine des besoins spéciaux (services éducatifs, thérapeutiques, médicaux, sociaux, auxquels s’ajoutent les associations qui compensent certaines lacunes des politiques sociales), impliquant une forte sollicitation des proches (Piérart, Tétreault,Marier Deschênes et Blais-Michaud, 2014). Souvent, un proche doit diminuer son activité professionnelle, ce qui a un impact économique sur la situation familiale (Lucas, 2010). C’est le cas des deux familles venues en Suisse pour y travailler, dans lesquelles l’un des parents a dû réduire ou cesser son activité professionnelle :

Je m’occupe des deux enfants du mercredi au samedi : ça me prend presque tout mon temps et, surtout, une grande partie de mon énergie. Le soir, je suis claqué. Je travaille comme indépendant, j’ai réduit mon activité ; j’ai assez peu de mandats pour le moment.

Père 1

Sur le plan des services médico-thérapeutiques, les parents considèrent les thérapies dont bénéficie leur enfant comme efficaces : les progrès sont visibles et les thérapeutes leur donnent des pistes pour stimuler l’enfant, comme l’exprime ce couple :

Elle [la thérapeute] sait ce dont l’enfant a besoin, mais ce sont nous les parents... c’est moi la maman. Mais elle, elle sait quel est le besoin pour travailler [avec l’enfant]. Elle donne toujours des différentes manières de travailler.

Mère 2

Moi je regarde les progrès que [nom de l’enfant] fait chaque jour. Parce qu’il y a des choses que... Parfois j’arrive à la maison et il y a des mots nouveaux et je suis content bien sûr.

Père 2

Pour la famille réfugiée, le pédiatre de l’enfant a été une personne de référence qui l’a soutenue dans différentes démarches :

Le jour où j’ai eu un contrôle chez le pédiatre, à ce moment-là, j’ai pu discuter parce qu’il y avait une personne qui est venue traduire. C’est ce jour-là que j’ai profité de demander au médecin que j’avais besoin d’aide par rapport à tout et par rapport à ma fille aussi, qu’elle en avait besoin. [...] Le médecin m’a beaucoup aidée. C’est à travers ce médecin que maintenant ma fille, elle va bien…

Mère 3, entretien avec interprète

S’agissant des services éducatifs, en Suisse, la scolarité obligatoire débute à l’âge de quatre ans. La fréquentation d’une structure préscolaire est facultative et souvent à la charge des parents. Il n’existe pas suffisamment de places en crèche [garderie] pour accueillir les enfants de la naissance à 4 ans dont les deux parents travaillent et il est difficile, pour les enfants avec des besoins spéciaux, d’y obtenir une place. Deux familles ont souhaité bénéficier de ce service, mais une seule y a eu accès pour son enfant. La crèche fournit ici un soutien éducatif à l’enfant et du répit pour les parents, comme l’explique le père :

Ça se passe vraiment bien, [nom de l’enfant] adore aller à la crèche […]. Je peux l’amener pour 9h30 et jusqu’à 17h, je sais qu’il est dans un endroit où il est bien, il a des copains, il se socialise, et ça dégage un peu de temps pour moi.

Père 1

Les trois enfants ont également bénéficié du soutien d’un service éducatif à domicile, très apprécié par les parents. Les intervenants de ce service d’éducation précoce spécialisée proposent un accompagnement de l’enfant et de la guidance parentale, en prenant en considération l’ensemble de la famille et les ressources de l’environnement :

Elle [intervenante] ne vient qu’une heure par semaine, c’est moins que... Mais je trouve que le travail qu’elle fait, c’est très bien. […] Ça fait du bien à [nom de l’enfant], et ça m’a beaucoup aidée à l’aider elle. J’ai appris beaucoup de choses, pour l’aider. […] Moi, [l’intervenante] m’a bien soutenue parce que tout au début, c’est très difficile. J’ai beaucoup pleuré, j’ai beaucoup parlé avec elle, elle est là.

Mère 2

Outre le soutien psychosocial et l’accompagnement apporté aux parents, ce suivi a permis à deux familles de découvrir l’environnement extérieur et des activités familiales à moindre coût :

Et puis quand il y a des choses qui... par exemple pour aller à la piscine ou pour aller faire de nouvelles choses, [l’intervenante] nous dit tout de suite « Il y a ça, ça et ça, il faut y aller ». Et elle nous donne des possibilités de nouvelles choses.

Père 2

Le service éducatif propose aussi des rencontres avec d’autres familles d’enfants à besoins spéciaux, auxquelles deux familles ont participé :

Elle [intervenante] nous fait des rencontres comme ça : à la piscine c’est bien, comme ça il y a beaucoup de familles, on se retrouve dans l’eau, ils pique-niquent... oui, on fait... c’est vrai qu’on fait beaucoup de choses.

Mère 2

Ces rencontres permettent aux familles de compenser l’isolement engendré par la migration, notamment grâce aux liens qui se tissent entre les enfants :

Et puis des fois on se rencontre dans le jardin, on discute entre les mamans. Mais... Maintenant c’est [nom de l’enfant] qui demande « J’aimerais aller chez telle personne de tel enfant ! ». […] En fait, avant, la seule personne que je connaissais, c’était mon mari avec qui on a pu discuter. Mais actuellement, maintenant, ça a beaucoup changé.

Mère 3, entretien avec interprète

Le service éducatif offre également un soutien informationnel aux parents, comme en témoigne ce père :

Nous, on est super bien informés parce qu’on a un très bon contact avec la personne qui est du [service éducatif].

Père 1

Enfin, ce service accompagne également les familles dans la transition vers l’école, notamment d’un point de vue informationnel et administratif : les trois familles évaluent positivement ce soutien, comme l’exprime cette mère dont l’enfant commencera l’école l’année suivant la recherche :

[Mon amie] m’a dit « Tu sais ce que tu dois faire pour [nom de l’enfant], prévoir quelqu’un à l’école ? » […] Mais [l’intervenante] m’a dit « Ne t’inquiète pas, je vais t’aider à faire toutes les démarches qu’il faut pour ». Ça, je ne m’inquiète pas. Arrivé le moment, je sais qu’elle va m’aider à tout faire. Je ne suis pas inquiète.

Mère 2

Les deux autres enfants ont commencé l’école durant la recherche. Les parents sont satisfaits de l’intensité et des modalités de l’encadrement, adaptées selon eux aux besoins de leur enfant :

Il y a un suivi à l’école, il y a deux-trois services qui suivent. Il y a une fille qui vient aussi dans la classe. Elle [enfant] a vraiment l’aide qu’il faut, quatre à cinq personnes de l’extérieur qui viennent aussi pour [nom de l’enfant].

Mère 3

Concernant les services sociaux, seul un couple a fait appel à une offre de répit à domicile :

On a reçu beaucoup de conseils, à savoir qu’il ne fallait pas attendre d’être complètement cramés avant de demander de l’aide. A partir de la fin de ce mois, on va voir si quelqu’un peut venir le lundi après-midi, pour garder les deux enfants [...].

Père 1

La mère réfugiée a bénéficié du soutien juridico-légal d’une association pour femmes migrantes, qui l’a aidée à connaître ses droits et obtenir des services :

Et puis à travers ça, j’ai pu avoir cette personne qui connaît un petit peu la loi, tout ce qui est de la migration, avec cette personne qui m’a aidée. Et depuis ce moment-là, elle m’a dit que je dois avoir un traducteur, je peux m’exprimer aussi et je suis vraiment bien parce que je peux demander aussi de l’aide.

Mère 3, entretien avec interprète

Elle a par contre rencontré des difficultés à obtenir du soutien pour son enfant auprès du service d’aide aux personnes migrantes, comme l’illustre cet exemple :

C’est à elle [assistante sociale] que j’ai demandé de l’aide en disant que j’aurais besoin que ma fille puisse aller à la crèche. Et puis elle m’a répondu « Vous, vous ne travaillez pas, vous n’avez pas le droit et puis vous n’avez pas besoin. Tu es là, tu peux t’occuper de ta fille. »

Mère 3, entretien avec interprète

D’autre part, une famille a reçu un soutien administratif et informationnel de la part d’un service social pour obtenir des prestations :

Et par rapport à l’AI [assurance-invalidité] aussi, nous avons reçu une lettre que maintenant oui, ils vont donner quelque chose. C’est ça que je veux... […] C’est la dame de [nom du service social] qui a fait les démarches.

Mère 2

Le système assurantiel suisse fonctionne de telle manière que chaque prestation doit être demandée (Tabin, 2011). Par conséquent, certaines personnes, par manque d’information, n’obtiennent pas certaines prestations auxquelles elles auraient droit, en particulier les personnes migrantes qui ne connaissent pas bien le fonctionnement des assurances sociales (Piérart, 2013). L’aide reçue à ce niveau a donc été très appréciée par cette famille.

En résumé, les services médico-thérapeutiques et éducatifs sont perçus comme efficaces par les parents de l’échantillon suisse tant vis-à-vis des besoins de l’enfant que du fonctionnement familial, ceci étant particulièrement vrai pour le service éducatif à domicile. Quelques services sociaux sont évoqués par les parents. Le soutien qui leur est fourni par ces différents services est principalement éducatif, psychosocial, informationnel et administratif.

En Norvège

En Norvège, les services médico-thérapeutiques destinés aux familles et aux enfants sont des services universels : ils se déclinent en consultations de médecins généralistes, services de santé de quartier en faveur des enfants de la naissance à 6 ans, services de santé scolaire ainsi que services de soins spécialisés liés aux hôpitaux ou aux centres spécialisés. Lorsque les enfants ont des besoins spéciaux complexes, ils sont suivis par plusieurs types et niveaux de services.

La plupart des parents ayant participé à la recherche transmettent des vécus positifs du travail fait par les professionnels des services spécialisés de fait de leur expertise, du suivi systématique et d’une attitude de respect envers la famille, qui favorisent la compréhension, par les parents, des besoins spéciaux de l’enfant et des buts des interventions. L’engagement professionnel et personnel de ces acteurs est souvent mis en avant :

Nous avons ici de très bons médecins dans les deux services spécialisés, très bons, nous sommes aussi très satisfaits avec le service d’habilitation des enfants… Des gens très doués [...], s’il est possible ils nous écoutent, [...] donc je pense qu’il y a une très bonne coopération avec eux[7].

Père 2

La continuité des services reçus est également appréciée, comme le souligne ce père :

La seule chose que nous pouvons comparer, ce sont les hôpitaux de notre pays, les médecins ils viennent quand ils veulent, quand ils arrivent à le faire, alors qu’ici l’enfant est suivi en permanence, donc nous avons eu l’attention et les soins dont nous avions besoin.

Père 5

Deux mères considèrent cependant que l’offre en physiothérapie de leur pays est plus intensive. Les parents mentionnent également l’offre des « portes ouvertes » par les services spécialisés qui permet, en cas de problèmes aigus de santé de l’enfant, d’obtenir un suivi direct par l’hôpital universitaire spécialisé sans devoir passer par les services d’urgence de la municipalité ou le médecin de famille. Ils sont ainsi rassurés de pouvoir se référer à un service compétent et spécialisé dans le problème de santé de l’enfant, et qui connaît déjà ce dernier. Un autre aspect mentionné est l’établissement d’un «  journal du patient » unique auquel les hôpitaux de la région peuvent avoir accès et qui facilite la transmission de l’information entre professionnels :

Maintenant nous avons les « portes ouvertes » à l’hôpital et je perçois que les hôpitaux communiquent mieux entre eux… Maintenant ils peuvent se partager l’information entre eux et je peux éviter de raconter tout le temps la situation de mon enfant… ils ont cela dans un journal et ils peuvent le lire avant qu’ils entrent et rencontrent mon enfant. Donc je trouve que là il y a une progression.

Mère 3

Au niveau des services éducatifs, en Norvège, les enfants démarrent le jardin d’enfants à l’âge d’un an. Cette offre, basée sur une contribution financière des parents, n’est pas obligatoire, mais elle est utilisée par la grande majorité des familles (Statistisk Sentralbyrå [Bureau Central des Statistiques], 2014). L’éducation scolaire débute à l’âge de six ans. Les enfants avec des besoins spéciaux sont intégrés dès six ans dans des classes régulières avec un soutien ou sont orientés vers des écoles ou classes spécialisées. Le système de soutien éducatif est considéré comme adapté à l’enfant par 17 des 21 familles rencontrées, indépendamment du type de soutien. 

Trois des 14 parents dont l’enfant est intégré à l’école ou au jardin d’enfants ordinaire regrettent qu’il ne bénéficie pas en plus d’un soutien spécifique (par exemple par un assistant scolaire ou un pédagogue spécialisé). Les parents dont l’enfant bénéficie de ce service dans l’école régulière décrivent cette expérience de façon positive :

Au jardin d’enfants il y a une dame qui est presque seulement pour notre fille. [...] Elle [la fille] reçoit des heures extra. [...] Elle a un pédagogue spécialisé au jardin d’enfants et elle a la physiothérapie.

Mère 5

À l’interface des services médico-thérapeutiques et éducatifs se situe l’équipe de soutien (ansvarsgruppe, littéralement « groupe de responsabilité »), géré par un coordinateur du quartier et qui, normalement, élabore aussi un plan écrit individualisé (Helsedirektoratet [Département de la santé], 2017). Ce groupe se réunit deux fois par an et réunit les parents et les différents professionnels accompagnant l’enfant et la famille. La plupart des familles de la recherche ayant un enfant avec de gros besoins de suivi bénéficient d’un groupe de soutien de ce type :

Nous avons commencé vers l’âge de deux ans. Ça va très bien. Je trouve que c’est très bien de parler ensemble quand tout le monde est sur place.

Mère 6

Plusieurs parents soulignent l’importance d’avoir un coordinateur connaissant bien la famille, appartenant au groupe professionnel du quartier ou de la commune, se montrant engagé, disponible et se portant garant du plan individualisé discuté en groupe. Une mère dont l’enfant a bénéficié tardivement d’un tel suivi confirme l’importance de ce soutien éducatif, informationnel et psychosocial de caractère interprofessionnel :

C’est de cette façon que nous avons eu de l’aide pour tous les problèmes qu’il [l’enfant] avait… [Nous avons compris] où nous pouvons recevoir de l’aide…nous avons été en réunion… et cela fonctionne… cela a fonctionné dès le premier jour où ils [les professionnels] se sont engagés. Ils nous ont sauvés.

Mère 7

Cependant plusieurs entretiens montrent que l’existence d’un tel groupe n’est pas en soi garante d’un bon soutien, le bon fonctionnement dépendant surtout de l’engagement de chaque professionnel – en particulier du coordinateur – envers la famille et de la relation établie avec les parents. Ceux-ci soulignent de plus l’importance d’une information systématique, proactive et précoce fournie par des professionnels sur les services et les prestations financières qu’ils peuvent solliciter :

Alors, le premier c’est de rentrer dans le système, cela je le conseille dès le début. Pour nous c’est l’école qui a tout organisé, ils ont organisé des réunions et nous avons reçu un coordinateur qui a organisé tout pour nous.

Mère 2

Plusieurs parents témoignent du fait que des professionnels engagés (assistantes sociales, infirmières scolaires) leur ont fourni un soutien administratif et informationnel en les aidant à découvrir les démarches à effectuer et à réaliser les demandes écrites, le manque de maîtrise de la langue norvégienne et la complexité des formulaires constituant des obstacles importants :

C’était une infirmière de l’école qui nous a aidés à remplir ces schémas et elle nous a aidés les cinq ans suivants.

Mère 8

Deux mères apprécient aussi que des physiothérapeutes du quartier suivent l’enfant à l’école, ce qui permet d’alléger le nombre de déplacements que les parents doivent effectuer :

Ici [en Norvège] mon fils est plus longtemps à l’école, et la physiothérapie se fait à l’école, je ne dois pas le conduire. À la maison on fait aussi les exercices… De cette façon je ne dois pas le conduire auprès de l’orthophoniste, du psychologue et tout se fait à l’école.

Mère 4

Sur le plan des services sociaux, un service d’« aide aux aidants » peut être octroyée et rassemble différentes offres de répit : celles-ci doivent être sollicitées auprès des services municipaux, de même qu’une éventuelle aide financière pour le parent qui s’occupe de l’enfant quand ce dernier a besoin d’un suivi important à la maison (Helsedirektoratet [Direction de la Santé], 2017).

Une mère précise que cette « aide aux aidants » lui a offert l’opportunité de commencer un travail :

Faire quelque chose qui donne du sens, je voulais aussi gagner mon propre argent… Ça c’est bien… oui, comme les autres gens. Les enfants doivent être au jardin d’enfants et à l’école, ainsi tu peux aller au travail… Maintenant je suis plus forte, plus contente, plus sociale avec les autres, très satisfaite et je retrouve du sens avec ce que je fais.

Mère 7

L’« aide aux aidants » est aussi décrite comme indispensable pour le suivi de la fratrie :

Nous avons de l’aide de répit chaque deux semaines pour le weekend pendant la journée. Pendant ce temps, moi et ma fille nous faisons ensemble autre chose : je l’emmène en ville et on fait plusieurs activités.

Mère 9

En bref, les parents de l’échantillon norvégien apprécient le suivi interdisciplinaire et personnalisé proposé à leur enfant, ainsi que l’aide apportée au reste de la famille par différents intervenants, qui fournissent un soutien éducatif, psychosocial, informationnel et administratif ainsi que du répit.

Discussion des résultats

Analyse par pays : accès aux services et soutiens reçus

En Suisse, les parents soulignent les retombées positives des différents types de soins et d’aide apportés à l’enfant par les services médico-thérapeutiques et éducatifs, sans donner beaucoup de précisions sur la nature de ces apports. Ils reconnaissent la disponibilité de ces services. En particulier, le service éducatif à domicile est apprécié pour sa flexibilité – il fait le lien entre les familles et les autres services –, l’aide qu’il fournit à l’enfant est évaluée positivement par les parents, ainsi que l’accès à l’information qu’il procure. La participation des parents est requise puisque l’intervention se déroule à domicile : ils en retirent du bénéfice en termes de soutien éducatif, psychosocial, administratif et informationnel. Ce service fournit aussi du soutien à la famille dans son ensemble pour les loisirs et les activités sociales. Les parents évoquent peu d’autres services disponibles pour répondre à leurs propres besoins (un service de répit, une association pour femmes migrantes, deux services sociaux) : dans ce cas, le soutien reçu est principalement administratif, informationnel, juridico-légal et psychosocial. Concernant la flexibilité, sur l’ensemble des services mentionnés par les parents, presque tous sont sélectifs, spécialisés dans les besoins spéciaux ou la migration. Dans un cas (celui de la demande d’une place en crèche), cette sélectivité a posé problème à la famille ; sinon, c’est plutôt la flexibilité qui prédomine, en particulier avec les rôles d’intervenants-pivots joués par certains professionnels. Ce sont aussi ces intervenants-pivot qui donnent accès à des informations pertinentes pour les parents, favorisant une meilleure connaissance des ressources ainsi que leur mobilisation.

Le contexte norvégien révèle des politiques fondées sur plusieurs acteurs étatiques et intersectoriels (santé, éducation, protection sociale) qui assurent une disponibilité et une flexibilité des services. La coordination de services tout au long du développement de l’enfant par un groupe de soutien efficace, géré par un coordinateur stable, reconnu et engagé (Holum et Toverud, 2013), peut faciliter la continuité du suivi et l’adaptation des interventions dans le temps. Quand cette coordination fonctionne bien, elle est décrite comme un pilier par les parents. Un intervenant-pivot, coordinateur formel ou autre, semble être une ressource fondamentale pour ces familles car il leur permet d’accéder à l’offre disponible dans leur nouveau pays. Les familles migrantes ont ainsi recours aux ressources humaines mises en place autour de l’enfant, ce qui les aide à comprendre et accomplir des démarches qui exigent une connaissance approfondie de la langue de la société d’accueil. Pour certains parents, ce processus favorise de plus un changement de perception des besoins spéciaux par l’intégration progressive des représentations véhiculées par les services.

Comme on peut le constater, l’organisation des services destinés aux enfants ayant des besoins spéciaux varie notablement dans les deux pays considérés. Si la Norvège s’inscrit dans une logique d’offre universelle adaptée en cas de besoins spéciaux de l’enfant, le dispositif suisse est basé sur une logique sélective privilégiant le suivi de l’enfant dans sa famille.

Analyse croisée : points forts et limites des deux systèmes

Les politiques norvégiennes encouragent l’activité professionnelle des deux parents. En effet, les mesures précoces d’intégration et de socialisation de l’enfant dans le système préscolaire favorisent des interventions effectuées au jardin d’enfants par différents professionnels, déchargeant ainsi en partie les parents de certaines tâches quotidiennes de suivi et libérant du temps pour l’exercice d’une activité professionnelle. Par contraste, l’organisation des services de santé et d’éducation en Suisse fait reposer une grande partie des responsabilités sur les épaules des proches, ce qui entraîne souvent un retrait du marché du travail (Lucas, 2010). L’offre suisse favorise davantage un soutien à domicile de l’enfant et de sa famille, ce qui permet l’accès à une information et un suivi plus centré sur les besoins de la famille dans son ensemble, mais elle contribue moins à la socialisation précoce de l’enfant dans un cadre préscolaire.

Malgré ces difficultés, les résultats obtenus dans les deux pays montrent que les parents sont en mesure de définir quelles interventions répondent aux besoins de leur enfant et préservent un fonctionnement familial satisfaisant, en accord avec ce qu’ils considèrent comme important pour l’ensemble de leur famille. Nous faisons l’hypothèse que les besoins en soutien des familles migrantes ne diffèrent pas fondamentalement de ceux de familles non migrantes, comme l’illustrent différentes recherches (Berg, 2014 ; Piérart, 2013). Cependant, la situation migratoire contribue à accentuer ces besoins.

En bref, aussi bien en Suisse qu’en Norvège, les interventions socio-professionnelles que les parents jugent pertinentes sont celles qui (1) leur fournissent de l’information sur les besoins de leur enfant ainsi que sur les prestations et services disponibles, (2) répondent aux besoins de leur enfant et l’aident à se développer et (3) leur permettent de poursuivre leurs propres objectifs et projets, notamment professionnels. Ces aspects sont d’autant plus importants que la situation migratoire peut entraîner un manque d’accès à l’information, une mauvaise compréhension du fonctionnement des services ainsi qu’une précarité économique et professionnelle (Albertini Früh et collab., 2016 ; Kittelsaa et Tøssebro, 2014 ; Mahele-Nyota, 2010 ; Pondé et Rousseau, 2013).

Les éléments positifs relevés dans les deux pays renvoient à la présence d’un intervenant-pivot engagé, assurant la coordination des services et la transmission de l’information, et à la mise en place précoce d’un accompagnement coordonné et interdisciplinaire de l’enfant. Ces éléments relèvent des bonnes pratiques renforçant l’instauration d’une relation de confiance entre parents migrants et intervenants (Bonomi et Bianchi, 2015 ; Lindsay et collab., 2012). On peut également émettre l’hypothèse que ces bonnes pratiques sont pertinentes pour tout parent d’un enfant ayant des besoins spéciaux, mais qu’il est particulièrement important de les mettre en oeuvre lorsque des familles sont fragilisées par une migration.

Cependant, ni le système suisse ni le norvégien ne permettent aux familles de poursuivre simultanément l’ensemble de leurs objectifs : un dispositif favorisant l’activité professionnelle des parents est moins enclin à répondre aux besoins de répit, alors qu’une intervention précoce centrée sur la famille implique souvent qu’un parent soit à disposition et restreigne son activité professionnelle.

Limites et perspectives

Une limite importante de l’analyse croisée découle du fait que les données sont basées sur deux études utilisant des méthodes de récolte des données différentes et impliquant des échantillons de taille variée. Un autre élément de critique découle du lieu de recrutement des familles, qui peut engendrer des perspectives différentes de discussion auprès des parents. Les deux études ayant adopté une démarche qualitative, les résultats restituent le point de vue des participants et ne peuvent être généralisés. Même si certains éléments issus des politiques sociales des pays respectifs ont été mobilisés pour l’analyse, ils ne peuvent être pris en compte dans une logique de causalité mais plutôt dans une perspective systémique. Il serait donc intéressant de développer des recherches comparatives appliquant des méthodologies identiques dans les deux pays et visant une représentativité des résultats. Cependant, malgré l’hétérogénéité des deux échantillons, des similitudes intéressantes apparaissent dans les résultats en matière de vécu familial.

Une discussion portant sur les interventions considérées comme efficaces par les parents risque de faire oublier les défis auxquels sont confrontées ces familles, défis qui restent importants au sein des deux échantillons ayant participé à la recherche (Albertini Früh, Rachedi et Lidén, 2017 ; Gulfi, Piérart, Scozzari, Tétreault, Desmarais et Lindsay 2016 ;). Les questions des besoins des fratries et du soutien aux parents mériteraient également d’être abordées dans des recherches ultérieures.

Conclusion

Un système de sécurité sociale porté principalement par l’État, tel qu’il existe en Norvège, peut limiter l’impact des besoins spéciaux de l’enfant sur le fonctionnement familial, notamment sur l’insertion professionnelle des parents. Un système au sein duquel la réponse aux besoins sociaux est portée par différents acteurs, comme en Suisse, rend plus complexe le processus d’adaptation familiale mais peut favoriser une meilleure prise en compte des besoins de l’ensemble de la famille. Ainsi, les réponses socio-politiques à la situation des familles migrantes ayant un enfant avec des besoins spéciaux devraient prendre en compte leurs différentes priorités : développement et socialisation de l’enfant, soutien des parents et adaptation au nouveau pays et besoins de la fratrie.