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Introduction

Le gouvernement du Québec nouvellement élu s’est engagé à « mieux […] prendre soin » (Plante, 2018[1]) des personnes immigrantes (PI) pour favoriser leur intégration (Bourgault-Côté, 2018). Il a promis, du même souffle, d’inciter les nouveaux arrivants à s’établir « en régions », c’est-à-dire dans les régions à forte demande d’emploi – hors de la métropole, Montréal. Cette promesse laisse croire que l’État veillerait directement à l’intégration des PI. Dans les faits, aucun fonctionnaire du ministère de l’Immigration ne veillait naguère à l’accueil des PI. La nouvelle appellation du Ministère (MIFI, pour ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration) laisse entendre certains changements à venir, mais c’est actuellement une kyrielle d’organismes intermédiaires qui prend en charge cette intégration. Comment se trouve organisée cette offre de services? Comment est-elle adaptée aux spécificités des régions, aux types d’immigrants reçus et en demande, ainsi qu’aux secteurs économiques employeurs, vecteurs incontournables d’intégration? Quels capitaux régionaux d’attraction/rétention[2] viennent expliquer leur spécificité et révéler leurs enjeux futurs? Répondre à ces questions passe par une description d’ensemble des organisations dédiées à l’intégration et par une explicitation de leur dynamique.

Nous choisissons l’institutionnalisme des origines comme cadre théorique pour éclaircir les principes gouvernant la conduite actuelle et future des acteurs organisationnels et leur relation avec l’acteur formel qu’est le gouvernement. La modélisation du capital d’attraction/rétention des immigrants en régions (Vatz-Laaroussi et Bernier, 2013) permet d’en approfondir la compréhension et les enjeux. L’offre différenciée de services sera illustrée en étudiant les régions de Québec (Capitale-Nationale, CN) et de Chaudière-Appalaches (CA).

Les PI résidant au Canada détiennent différents statuts. On trouve majoritairement des immigrants économiques, principalement des travailleurs qualifiés issus de trois bassins : immigrants admis depuis leur pays d’origine selon une grille critériée de sélection; ressortissants embauchés à l’étranger pour occuper certains postes (avec permis de travail temporaire) et étudiants internationaux employés au Québec après leur diplomation[3]. En proportions moindres, il existe aussi des PI détenant un statut de réfugié ou un statut relatif à la réunification familiale. D’après les discours gouvernementaux, passés et présents, l’immigration économique serait la plus à même de répondre aux besoins de main-d’oeuvre du Québec. Ces discours, soutenus par une politique de sélection des immigrants fondée sur l’emploi, sont à réexaminer pour considérer d’autres dimensions fondamentales expliquant plus globalement l’attraction/rétention des PI en régions. L’objectif de cette contribution est de montrer, du fait de la pratique différenciée des organismes soutenant l’intégration des PI, que la considération d’aspects périphériques à l’emploi liés à une typologie élargie de capitaux régionaux s’avère essentielle à l’intégration à la société québécoise et dans ces régions, le tout dans un cadre institutionnaliste où se côtoient, dans une destinée future les liant, organismes sur le terrain et gouvernement actif en cette matière.

Cadre théorique : le modèle du capital d’attraction/rétention des immigrants en régions et l’institutionnalisme des origines

Le cadre théorique retenu jette un éclairage plus large et pénétrant sur la situation de l’emploi des immigrants.

Pour expliquer les dynamiques de l’immigration en régions, Vatz-Laaroussi recourt depuis longtemps au concept de capital (2005), inspirée des travaux de Bourdieu (1980) et de Putnam (2002) sur le capital social. La chercheure convoque divers types de capital pour expliquer la réponse que donnent les acteurs en régions aux enjeux d’immigration (attraction, accueil, intégration, ouverture…) : par exemple, capitaux de savoirs et d’altérité interculturelle (Vatz-Laaroussi, 2005) ou capital socioculturel familial (Vatz-Laaroussi, Lévesque, Kanouté, Rachédi, Montpetit et Duchesne, 2008). Cette réflexion se diversifie ensuite grâce à l’inventaire de différents types de capital composant celui, plus générique, d’attraction/rétention des immigrants en régions : capitaux économique, social, culturel, humain. Vatz-Laaroussi (2010) applique ce modèle naissant à la contribution des anglophones dans les régions québécoises à l’attraction/rétention des PI, faisant appel aux capitaux social et culturel.

En développant ce modèle avec divers partenaires, le concept de « capital » se trouve fréquemment recomposé, et l’énumération de ses composantes variée. Ainsi, Pronovost et Vatz-Laaroussi (2010) ajoutent au tableau le capital physique (établissements d’enseignement et de santé) et plusieurs dimensions au capital économique. Vatz-Laaroussi et Liboy (2011) y adjoignent le capital linguistique. Bernier et Vatz-Laaroussi (2013) abordent l’employabilité en proposant un schéma (p. 97) représentant la traditionnelle adéquation entre offre et demande d’emploi : explicitement, entre l’individu, avec son capital humain (compétences, formation, stratégies d’insertion) et le capital socio-économique, incluant la demande de main-d’oeuvre. Des indicateurs économiques mesurent cette demande : pour les deux régions étudiées ici, ils sont considérés comme « favorables » (p. 100).

Enfin, Vatz-Laaroussi et Bernier (2013) proposent un cadre d’analyse systématique en recombinant les représentations précédentes dans une configuration circulaire. Le concept de capital fait alors appel à la cumulation d’éléments favorables, formant un ensemble en évolution continue. Ce modèle se voulant exhaustif, nous choisissons, à l’instar des travaux précédents de Vatz-Laaroussi, d’en retenir certains thèmes pertinents : l’emploi immigrant et son soutien. Vatz-Laaroussi (2010) avait déjà affirmé avec raison : « Toutes les études effectuées à ce jour démontrent que l’emploi est la clé de voûte de la régionalisation de l’immigration » (p. 56). Le capital d’employabilité se répartit en trois types :

  • capital économique, permettant « d’attirer les PI vers une région, mais également de les retenir » (Vatz-Laaroussi et Bernier, 2013, p. 223), le nombre d’emplois disponibles et le coût de la vie étant des indicateurs évidents à considérer;

  • capital physique, comprenant établissements postsecondaires et de santé, ainsi que logements, transports en commun et organismes de soutien destiné aux PI;

  • capital humain, déjà décrit à l’échelle individuelle, les auteures y incluant la reconnaissance locale de ce capital (Vatz-Laaroussi et Bernier, 2013, p. 224).

Les auteures insèrent dans leur modèle, avec pertinence, le capital régional d’ouverture, faisant référence à celle des habitants, entreprises et médias locaux : comment les réseaux locaux permettent-ils le développement étendu du capital social, tant des natifs que des nouveaux arrivants?

Incidemment, une version précédente de ce modèle, fluctuant (Vatz-Laaroussi, 2012), a permis d’analyser le visage changeant de la diversité en Estrie au cours de son histoire et le renouvellement du « capital local d’accueil et d’intégration» (p. 11), une autre dénomination.

Si l’étude du capital d’attraction/rétention des PI repose partiellement sur l’histoire, la dimension prospective se trouve peu couverte, si ce n’est par hypothèse. L’institutionnalisme, dans sa forme originelle proposée par John Commons, pose un cadre cohérent réunissant ces divers types de capital et, en exposant les causalités à l’oeuvre, fournit cet examen prospectif. Cette théorie ne fait pas uniquement référence aux organismes dispensateurs de services aux PI : organisation n’est pas institution. Selon Commons (1931), instigateur de l’économie institutionnaliste, une « institution se définit généralement comme une action collective permettant le contrôle, la libération ou l’expansion de l’action individuelle » (p. 443, traduction libre). Le contrôle institutionnel s’exerce par des règles opérantes «qui gouvernent ce qu’un individu peut ou doit faire ou ne pas faire » (p. 443, traduction libre). Étant organisées ou relevant de la coutume, les institutions font référence respectivement autant à un ensemble formel de lois qu’à un enchevêtrement informel de normes et conventions, produisant pour les acteurs ordre et prévisibilité (Coleman, 2008; Sapir, 2005). Elles guident, régissent, « organisent les cadres des comportements » (Hodgson, 2012).

Commons, qui inspira le New Deal ayant sorti les États-Unis de la Grande Dépression (Da Costa, 2010), propose une définition générale du capital (1925) fondée sur cinq principes pesant sur les institutions : efficience, souveraineté, coutume (custom), rareté et futurité. L’énonciation du premier terme, qui ne devrait pas surprendre, s’inspire du monde physique et fait référence à la quantité d’intrants (ressources financières, temps-personne…) nécessaires à la production d’un bien ou service. Au passage, le fait que l’efficience du service relatif à l’immigration est difficilement mesurable peut expliquer une partie des problèmes vécus par les acteurs étudiés (voir plus bas). Les autres principes invitent à dépasser celui inspiré du monde physique. La souveraineté fait référence à celle de l’État, ou de toute instance déléguée de pouvoir, comme organisation édictant des règles formelles : institutionnalisme économique ne signifie pas ici néolibéralisme minimisant l’action de l’État. La coutume fait référence au versant informel des institutions, à leurs normes et conventions (illustrées plus loin). La rareté chez Commons évoque celle des ressources, certes financières et technologiques, mais aussi humaines. Toutes tensions autour du financement de programmes de soutien réfèrent à ce principe fondamental. Incidemment, les travaux de Commons sur l’immigration (1942) présentent le versant rareté de la demande d’emploi des années 1930 : quelque cent ans plus tard, au Canada, c’est la rareté de l’offre d’emploi qui oriente les politiques économiques en cette matière[4].

En expliquant le principe de futurité, Commons (1925) établit un contraste de postulats entre monde social et sciences physiques, où le temps réfère à « un flux d’événements procédant inévitablement de l’antécédent au conséquent » (p. 337, traduction libre). En érigeant la volonté (willingness) humaine comme centrale dans la causalité du monde social, autant en économie qu’en droit, il postule que ce sont plutôt « attentes et mises en garde, prévoyance et impatience à l'égard de l'avenir qui déterminent ce qui réclame d’être fait dans le présent » (p. 337, traduction libre). Ainsi, les institutions porteuses d’intentions, d’objectifs, de besoins, d’investissements, d’intérêts, toutes des notions liées au futur, déterminent le cours du monde social, dans la mesure où un collectif institutionnalisé (par exemple un réseau d’organisations d’intégration) y accorde une signification manifeste dans un comportement attendu dans le présent et pour l’avenir. Autrement dit, le principe de futurité « permet de rendre intelligible ce que signifie la nécessité pour l’action collective […] de sécuriser les perspectives d’activité » (Gislain, 2010, p. 5). N’étant pas un concept déterministe en soi, la futurité est « socialement construite, dans un à-venir qui est structuré collectivement […] au service ou contrôlant l’activité individuelle » (Gislain, 2003, p. 14).

Pour intégrer ces principes constitutifs du capital, la coutume vient « caractériser toutes les formes de régularité et de récurrence dans les comportements, c’est-à-dire tout ce qui structure la futurité des [acteurs], les guide pour se projeter dans l’avenir […], chacun [s’attendant] à ce que l’autre s’y conforme (Gislain, 2017, p. 5). De plus, les « coutumes cherchent à lutter contre la rareté relative des […] services disponibles dans l’avenir et peuvent prendre de nombreuses formes, [parmi celles-ci le] don-contredon, [moyen] de réduction de la rareté, c’est-à-dire de sécurisation de la futurité. […] Les solutions aux principes de rareté et d’efficacité […] sont initialement des coutumes instituées issues de l’apprentissage expérimental des groupes actifs » (p. 5), ce que nous illustrerons plus loin.

En approfondissant, on retrouve trace de ces principes dans les capitaux de Vatz-Laaroussi, particulièrement la futurité : on ne peut parler d’actions visant l’attraction/rétention des PI en régions sans référer à des intentions d’intégration, des objectifs d’accueil, formels ou non, des besoins de reconnaissance, etc.

L’analyse institutionnaliste considère fondamentalement deux ordres : le formel (gouvernement et principe de souveraineté) et l’informel (principe de coutume). Dans l’étude de l’informel, les motivations des acteurs sont considérées selon une pluralité de facettes, non réductibles aux seuls profit et utilité. L’institutionnalisme examine l’influence, non déterminée, entre ordres formel et informel (North, 2007) – autrement dit, l’État (ou toute instance souveraine) ne peut dicter seul avec ses règles les comportements du monde social. L’institutionnalisme postule qu’une éventuelle disharmonie entre ordres formel et informel entraînera des résultats non attendus de part et d’autre. Cette analyse permet d’apprécier le caractère raisonnable ou non des institutions, menant à cerner ce qu’attendent les acteurs collectifs comme évolution, vers quel avenir s’oriente leur action.

Cet article vise à caractériser l’ordre plus ou moins informel des organismes de soutien à l’intégration des PI et celui plus formel, mais non immuable, du gouvernement du Québec. Leur évolution souhaitée, fondée sur les institutions guidant leurs actions, formera alors leur futurité et permettra d’examiner leur avenir. Décrivons maintenant la situation de l’immigration dans les régions à l’étude, afin d’exposer leur capital économique.

L’immigration québécoise en régions

Il est à préciser que l’État québécois dispose de pouvoirs étendus sur la sélection, l’accueil et l’intégration (linguistique, culturelle, économique) des immigrants s’installant sur son territoire. Accordés exclusivement au Québec par l’État fédéral, ces pouvoirs visent à assurer une « intégration des immigrants respectueuse du caractère distinct de la société québécoise » (Accord Gagnon-Tremblay-McDougall, 1991).

Selon les derniers recensements, le Québec admet annuellement environ 50 000 immigrants, résidents permanents (MIDI, 2011-2016). Exceptionnellement, en 2018, le gouvernement nouvellement élu a réduit à 40 000 le nombre d’admissions et tenté ainsi d’augmenter la proportion d’immigrants économiques (MIDI, 2018b). Ce nombre est à revoir à la hausse dans les prochaines années pour atteindre en 2022 les cibles moyennes de la décennie 2010 (MIFI, 2019b)[5]. Au cours des cinq dernières années, on constate aussi que l’immigration temporaire a connu une forte croissance comme bassin d’admission à l’immigration permanente (voir tableau 1).

Tableau 1

Proportion des personnes immigrantes adultes admises au Québec de la sous-catégorie des travailleurs qualifiés ayant eu préalablement un statut d’immigration temporaire (travailleurs et étudiants confondus)

Proportion des personnes immigrantes adultes admises au Québec de la sous-catégorie des travailleurs qualifiés ayant eu préalablement un statut d’immigration temporaire (travailleurs et étudiants confondus)

Abréviations : MIDI, Ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Intégration; TQ, travailleurs qualifiés.

Remarque : Cette estimation repose sur les données du MIDI (2018c), Portrait statistique de l'immigration permanente au Québec selon les catégories d'immigration : sous-catégorie TQ de 15 ans et plus.

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Ajoutons que, depuis longtemps, environ 75 % des PI s’installent dans la métropole, Montréal, entraînant une pression importante sur le marché régional de l’emploi (MIDI, 2011-2016). À l’inverse, plusieurs régions hors métropole affrontent une rareté de main-d’oeuvre de plus en plus sérieuse. C’est le cas des deux régions retenues dont nous analysons le capital économique.

Région de Québec Capitale-Nationale (CN). La région de Québec compte 21 042 résidents permanents installés entre 2008 et 2017 et encore présents en 2019, dont 63,8 % d’actifs sur le marché du travail (MIFI, 2020), sur une population totale de 750 645 habitants (ISQ, 2020). Ce pourcentage d’activité élevé est relié à un taux de chômage régional historiquement bas (2,6 %, août 2019). Mentionnons qu’une proportion croissante de PI admises récemment dans la région détenaient auparavant un statut temporaire, dans une proportion supérieure à celle de même catégorie pour l’ensemble du Québec (voir tableau 2).

Tableau 2

Proportion des personnes immigrantes admises au Québec (tous âges confondus) de la sous-catégorie travailleurs qualifiés ayant eu préalablement un statut d’immigration temporaire, Québec et région de la Capitale-Nationale

Proportion des personnes immigrantes admises au Québec (tous âges confondus) de la sous-catégorie travailleurs qualifiés ayant eu préalablement un statut d’immigration temporaire, Québec et région de la Capitale-Nationale

éviations : CN, région de la Capitale-Nationale; QC, Québec; TQ-tmp, travailleurs qualifiés d’immigration temporaire.

Remarques : Les pourcentages portant sur l’admission reposent sur les données du Ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, « Tableau 11a : Personnes immigrantes admises selon la région de destination projetée, Québec, 2014-2018 » (MIDI, 2019, p. 38). À noter que l’âge des détenteurs explique la différence des proportions de l’ensemble du Québec avec le tableau 1, puisqu’un peu plus du quart des travailleurs qualifiés, qui sont admis en tant que ménages, ont moins de 18 ans, ce qui vient atténuer les résultats relatifs au Québec de ce tableau. La démonstration est tout de même faite de l’importance croissante de l’immigration temporaire comme bassin d’admission dans la CN.

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Si la Ville de Québec, zone la plus populeuse, compte à titre de capitale du Québec sur une fonction publique importante, son dynamisme économique repose surtout sur deux secteurs en croissance : l’assurance et les technologies de l’information (TI) (Québec internationaI, 2019). Ces secteurs jouent depuis plus d’une décennie un rôle central dans l’attraction d’une immigration qualifiée, ce qui explique l’essentiel de l’augmentation de la population immigrante de la ville (et de ressortissants temporaires décidant de s’y établir en permanence), la proportion passant de 4,5 % à 5,7 % entre les deux derniers recensements (2011-2016; Statistique Canada, 2016). Deux autres territoires (ou sous-régions) jouent aussi un rôle important dans l’intégration immigrante de la région de la CN : l’une à l’économie plus manufacturière (Portneuf), l’autre à vocation touristique (Charlevoix).

Région Chaudière-Appalaches (CA). La situation de l’immigration dans cette région est représentative d’autres régions du Québec (à taux d’immigration inférieurs à 5 %). Située au sud du fleuve Saint-Laurent et de la CN, elle compte peu de PI : 3 075 résidents permanents admis entre 2008 et 2017 y sont encore présents en 2019, dont 68,5 % d’actifs (sur une population totale de 428 618 habitants, ISQ, 2020). Ce taux d’activité plus élevé révèle une situation de chômage très basse (2,3 %, août 2019). Le secteur manufacturier y est fort dynamique, en particulier dans les sous-régions de la Beauce et de Bellechasse.

À l’instar de la CN, notons qu’une proportion en forte croissance des PI admises récemment dans la région détenaient auparavant un statut temporaire, dans une proportion nettement supérieure à la moyenne québécoise (voir tableau 3).

Même si la région CA n’admet pas annuellement une fraction importante de l’immigration du Québec, les enjeux d’emploi justifient à eux seuls la présence d’un réseau d’organismes de soutien aux PI qui, comme institutions, orientent leur action pour attirer et retenir ces dernières.

Tableau 3

Proportion des personnes immigrantes admises au Québec (tous âges confondus) de la sous-catégorie travailleurs qualifiés ayant eu préalablement un statut d’immigration temporaire, Québec et région de Chaudière-Appalaches

Proportion des personnes immigrantes admises au Québec (tous âges confondus) de la sous-catégorie travailleurs qualifiés ayant eu préalablement un statut d’immigration temporaire, Québec et région de Chaudière-Appalaches

Abréviations : CA, région Chaudière-Appalaches; QC, Québec; TQ-tmp, travailleurs qualifiés d’immigration temporaire.

Remarques : Les pourcentages portant sur l’admission reposent sur les données du Ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, « Tableau 11a : Personnes immigrantes admises selon la région de destination projetée, Québec, 2014-2018 » (MIDI, 2019, p. 38). À noter que l’âge des détenteurs explique la différence des proportions de l’ensemble du Québec avec le tableau 1, puisqu’un peu plus du quart des travailleurs qualifiés, qui sont admis en tant que ménages, ont moins de 18 ans, ce qui vient atténuer les résultats relatifs au Québec de ce tableau. La démonstration est tout de même faite de l’importance croissante de l’immigration temporaire comme bassin d’admission dans la région de la CN.

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Méthodologie

L’étude à l’origine des résultats présentés ici portait sur l’attitude envers les PI des employeurs de cinq régions administratives du Québec. Plusieurs dizaines d’entrevues ont été menées auprès de responsables d’entreprises et d’acteurs engagés dans des organismes soutenant l’intégration des PI. L’équipe assignée à CA et à la CN a effectué un recensement de ces organismes pour en sélectionner un échantillon représentatif selon les secteurs d’activités socioéconomiques et les principales concentrations de PI desservis. Pour minimiser les biais de sélection, les types d’organismes furent pris en compte : chambre de commerce, agence de développement économique, organismes spécialisés en insertion en emploi ou offrant un large panier de services aux PI d’une sous-région, hors grands centres. Chaque organisme sélectionné a accepté l’invitation à participer à l’étude. C’est le répondant occupant le niveau hiérarchique le mieux informé des questions à traiter qui s’est adressé à l’intervieweur. Chaque membre de l’équipe, chercheur ou auxiliaire, familier avec le milieu de l’immigration, a réalisé plus d’une entrevue. Ensemble, ils ont ainsi généré une réflexion substantielle sur l’objet de cette contribution. Seules les entrevues réalisées dans les organismes des régions étudiées, soit douze, réparties également entre CA et la CN, ont été retenues aux fins d’analyse.

L’approche méthodologique préconisée, soit une approche mixte, convient au cadre théorique adopté : qualitative, à tendance subjectiviste, pour étudier l’ordre informel des organismes, et objectiviste, partiellement quantitative, pour examiner l’ordre formel que représente l’institution gouvernementale. Le concept de futurité se verra analysé selon cette double approche. L’entrevue semi-structurée a permis de considérer pratiques, enjeux et vision d’avenir des organismes participants, suivant un guide (voir annexe) dont les thématiques empruntent au processus courant de dotation (Bourhis, 2018; Saba et Dolan, 2013) :

  • recrutement et embauche de PI (stratégies d’attraction, modes de recrutement)

  • intégration et rétention (sensibilisation du personnel existant, installation, intégration sociale).

On voit poindre les catégories génériques de capitaux du modèle de Vatz-Laaroussi, attraction/rétention. Le guide conclut avec quelques questions à large portée, l’une concernant les améliorations que pourraient apporter les acteurs publics, privés et associatifs à leur mission d’accompagnement des PI. Ainsi, après avoir étudié leur action coutumière, émergeront les perspectives d’avenir, harmonisées ou non, des acteurs, dénotant leur futurité.

Lors de l’analyse, les chercheurs, assistés du logiciel QDA Miner, ont codé les entrevues, transcrites intégralement, pour en refléter diverses catégories. Certaines découlent d’une thématique établie (suivant un développement étique, voir les exemples entre parenthèses ci-dessus), les autres émergent des discours qu’ont tenus les répondants (développement émique) (Paillé et Mucchielli, 2016; Silverman, 2014). L’équipe a constaté qu’en entrevue, plus l’échange avançait, plus les catégories émergeaient de manière émique, confirmant une forme d’appropriation de l’échange par les participants. Ainsi, les réponses aux questions thématisées ne se développent pas seulement suivant une logique managériale de dotation (étique), mais s’enrichissent d’une densité de contenu mettant en récit les pratiques (les coutumes, pour reprendre le langage institutionnaliste) et enjeux vécus localement par les acteurs eux-mêmes, les PI, les employeurs. Cette appropriation manifeste renforce la validité interne des données. L’expression des attentes et des souhaits des acteurs permet d’accéder à leur futurité. Pour ajouter à la validité externe des résultats, au-delà de la représentativité des organismes sélectionnés, plusieurs acteurs participants ont réuni jusqu’à trois membres de leur équipe pour dresser un portrait varié de leur prestation de services et poser un regard d’ensemble sur l’intégration des PI localement et au Québec.

Les catégories d’analyse retenues permettent d’illustrer certains types de capitaux issus des travaux de Vatz-Laaroussi : ainsi., la sensibilisation du personnel est liée au capital social à développer chez les employeurs; l’intégration sociale est l’expression du capital d’ouverture, souhaité ou actualisé, de la région. De plus, le contenu de certaines catégories (stratégies d’attraction, installation, intégration sociale) permet d’inférer les principes et coutumes guidant la prestation de services dans certains groupes d’organismes, donc de caractériser l’institution : qu’est-ce qui « contrôle » l’éventail des services offerts (Commons, 1931; Gislain, 2019), voire « l’intensité » de leur prestation? Ce contrôle n’est pas uniquement formel, dicté par des programmes gouvernementaux : il reflète des normes explicitées par la direction et le personnel de ces organismes ou des conventions établies entre acteurs régionaux (employeurs, réseau de concertation), le tout visant l’atteinte d’objectifs dans un futur collectivement envisagé.

Mis ensemble, les éléments de contenu issus d’une construction intersubjective chercheurs/participants, en contexte « d’entre-vues », contribuent à dresser un portrait institutionnel de l’intégration immigrante à l’échelle régionale et à tracer les linéaments de leur futurité. Pour opérer cette synthèse, l’institutionnalisme dans sa forme retenue (c’est-à-dire pragmatiste) s’appuie sur un mode d’inférence particulier : l’abduction, ou formulation d’hypothèses plausibles et contextualisées (Hallée, 2012). Le modèle de Vatz-Laaroussi (et Bernier, 2013) repose explicitement sur l’induction, mais dans ses travaux, comme dans toute analyse qualitative, « l’induction n’est jamais "pure", car les prémisses sont un ensemble de phénomènes empiriques et la conclusion est une hypothèse » (Kelle, dans Anadòn et Savoie-Zajc, 2009, p. 3). Ainsi, en recourant au concept de capital social, Vatz-Laaroussi use d’une induction dite « modérée » : « une définition conceptuelle provenant des écrits balise de façon générale le phénomène étudié » (Savoie-Zajc, 2004, p. 3, définissant aussi les inductions « typique » et « délibératoire »).

Induction et abduction ne sont pas irréconciliables : dans notre étude de l’ordre informel, comme dans toute recherche qualitative, il s’agit d’un «va-et-vient […]. En effet, un phénomène est décrit et interprété par induction analytique, et l’abduction permet de trouver des relations conceptuelles entre les catégories construites et donc des "liens" pour comprendre un phénomène. […] Ainsi, l’inférence abductive permet de combiner de manière créative des faits empiriques avec des cadres heuristiques de référence» (Anadòn et Savoie-Zajc, 2009, p. 3-4), ce que nous ferons dans cette lecture institutionnelle des capitaux d’attraction/rétention des PI en régions.

Dans l’analyse des entrevues, en dernière partie, où l’on passe en revue certains programmes gouvernementaux et commentaires des répondants dénotant leurs souhaits et attentes relevant « du raisonnable – le probable (la force de la répétition) et l’envisageable (le possible futur actuellement…) » (Gislain, 2002, p. 52), nous en venons à faire état des motifs, objectifs, intérêts distincts entre ordre formel que représente le gouvernement régissant ces programmes, et ordre moins formel de ce réseau institutionnalisé d’organismes qui dispensent des services adaptés à leur réalité locale et aux profils des immigrants desservis. Cette dernière phase d’analyse présente aussi une synthèse des derniers rapports de gestion du MIFI, permettant d’objectiver l’étude de l’ordre formel gouvernemental. L’examen des orientations sous-jacentes à quelques statistiques descriptives (voir tableaux précédents) démontre un changement d’approche chez l’acteur gouvernemental vis-à-vis des admissions de candidatures immigrantes en régions. Le rendu des nouvelles orientations du Ministère vient cerner sa futurité, à apparier avec celle des organismes.

Résultats : caractérisation des organismes de soutien à l’immigration et analyse des ordres formel/informel

La présentation des résultats suit les catégories d’analyse présentées plus haut. Pour chacune, les résultats communs aux deux régions sont présentés, puis ceux spécifiques à la CN, suivis de ceux de CA, ainsi différenciés. L’approche abductive retenue permet de dépasser la simple comparaison des données. Des citations significatives illustrent certains propos, d’autres étant éclairés par les concepts expliqués précédemment. S’ensuit l’énumération commentée par certains participants des programmes gouvernementaux de soutien aux PI et un rendu documenté de l’évolution de la gouvernance de l’immigration en régions.

Recrutement. Depuis une décennie, l’agence de développement économique Québec International (QI) joue un rôle incontournable en cette matière en planifiant et en organisant des missions de recrutement à l’international, principalement pour les régions CN/CA. Les missions ont lieu dans la francophonie, mais aussi en Amérique latine, et regroupe particulièrement des employeurs dans les secteurs de force que sont les TI et le secteur manufacturier. Dans les deux régions, on recrute également des étudiants à l’international pour des programmes de formation publics en demande de candidatures. Des répondants font ainsi le pont entre écoles professionnelles et entreprises peinant à enrôler, dans les domaines de l’usinage (Portneuf) et en soudure (Beauce).

Dans la CN, le secteur de la santé s’est ajouté, pour recruter aides-soignants et personnel infirmier. QI organise aussi des « missions » de recrutement à Montréal dans tous secteurs pertinents. Des participants estiment qu’à Québec, l’établissement progressif d’une masse critique de PI génère un effet réseau attirant d’autres candidatures. Enfin, des organismes spécialisés en employabilité offrent aux entreprises, après analyse des besoins, des candidatures sélectionnées parmi leur clientèle d’immigrants établis dans la région.

Dans CA, il existe des agences de placement spécialisées proposant des candidatures immigrantes, notamment en agroalimentaire. Néanmoins, certains organismes proposent aux employeurs des CV « intéressants », mais sans analyser méthodiquement les besoins de l’employeur, ses critères pouvant se confondre avec des préférences d’origine – d’où le risque de poser un acte discriminatoire. Notons quelques initiatives originales : les programmes beaucerons « Place aux manoeuvres », pour dénicher des candidatures immigrantes à Montréal, et « Viens te souder au Québec » (stages offerts aux finissants de formations en soudure de France).

Plusieurs acteurs régionaux investissent temps et énergie pour attirer des candidatures et convaincre les recrues d’emménager en régions, particulièrement hors des centres urbains, tout en mentionnant qu’elles arrivent avec permis de travail fermé et résidence temporaire. Les secteurs mentionnés étant en forte demande, le capital d’attraction des deux régions demeure indéniable. L’organisation de mise en contact entre employeurs et candidats à l’étranger est d’autant plus facilitée qu’une représentation du Ministère accompagne certaines missions de recrutement. Sans hésitation peut-on affirmer que, dans les deux régions, le recrutement à l’étranger représente, par sa récurrence, une pratique coutumière.

Stratégies d’attraction. Avant de procéder au recrutement, quelques répondants conseillent stratégiquement à un employeur novice en inclusion de PI de débuter avec « un bon contact », puis en créant une expérience positive avec des recrues réussissant à s’intégrer, de poursuivre en recrutant « des gens qui ont un décalage culturel un peu plus grand ». Qualifions cette proposition stratégique d’étapiste, tout en questionnant la confusion entre compétences et provenance géographique, ce qui soulève encore ici un risque discriminatoire.

D’autres répondants observent une autre stratégie de dotation, misant sur l’opportunité de relève que présentent certaines candidatures. Des employeurs vont proposer à des candidats PI hautement qualifiés de les embaucher à un poste de niveau inférieur : dans un cas, pour laisser le temps à celui-ci de régulariser sa situation (intégrer pleinement une profession réglementée), dans l’autre, en promettant un poste qualifié qui se libérerait plus tard (passer de manoeuvre à directeur des ressources humaines). Ces cas présentent un degré variable d’adaptation, mais aussi de discrimination. Notons d’ailleurs que ce dernier terme a été peu usité par l’ensemble des répondants. Nous reviendrons d’ailleurs ci-dessous sur la quasi-absence du terme dans leur discours.

Sensibilisation du personnel existant. Des acteurs des deux régions font part d’un enjeu d’importance pour les entreprises s’initiant à l’inclusion de PI : chez ces employeurs, l’acceptation de « nouveau » personnel se fait de manière inégale. En effet, si direction et responsables des ressources humaines sont conscients de la raréfaction des bassins de candidatures traditionnels, cadres intermédiaires et futurs collègues des recrues PI devraient avoir cheminé collectivement avant leur arrivée. Par ailleurs, il existe des entreprises qui, lorsqu’elles s’engagent avec leur personnel à intégrer des collaborateurs PI, connaissent des transformations plus profondes que la seule addition de recrues : climat organisationnel s’ouvrant sur la diversité, complémentarité des connaissances, développement de nouveaux marchés.

Dans la CN, des acteurs offrent aux entreprises des services subventionnés de formation et d’intervention pour mener cette préparation[6], alors que dans CA, s’il y a mention de la nécessité de sensibiliser le personnel à cette fin, aucun des organismes participants n’offre formellement ce service. Ces mesures témoignent d’une intention et d’un besoin manifestes de développer une forme de capital d’ouverture jusque dans la vie quotidienne au travail. Il s’agit néanmoins d’un souhait qui reste à actualiser, d’une coutume à instaurer.

Installation. Il s’agit de l’étape initiale de l’arrivée, qui requiert, pour qui se propose d’accueillir un ressortissant embauché à l’étranger, beaucoup de préparatifs et d’accompagnement. Les avis transmis sur le soutien à l’installation diffèrent selon les régions et en fonction des caractéristiques du territoire d’intervention et de la sensibilité que montrent les participants aux besoins de leur clientèle.

Dans la CN, les répondants divergent d’opinions quant au rôle incombant à l’employeur relativement à l’installation de ses recrues. Le discours des tenants de la position « c’est leur responsabilité » s’articule autour d’arguments de volume et d’équité : en effet, une grande entreprise participant à plus d’une mission de recrutement par année peut-elle se permettre de soigner ses recrues en fournissant à l’arrivée domicile meublé, inscription des enfants à l’école, véhicule, etc., alors que les natifs se procurent seuls ces bases de la vie courante? Pourtant, comme en témoigne un participant dans une sous-région et faisant part d’une pratique locale, les avis diffèrent :

[L]es gens qui s’installent […], c’est ce qu’ils recherchent. Ils veulent être un peu rassurés, soulagés, de savoir que des gens préparent le terrain un peu avant d’arriver. Quand on leur trouve un logement […], qu’on va les chercher à l’aéroport, qu’on les amène – qu’on va peut-être même faire une p’tite épicerie avec eux, les accompagner, faire le tour des concessionnaires automobiles […]. Qu’ils soient autonomes.

Étonnante définition de l’autonomie comparativement à celle des tenants d’une responsabilité incombant aux seuls recrues et employeurs, qui recourent au même terme pour justifier leur position : qu’ils se débrouillent de façon… autonome. Dans cette pratique ou coutume, manifeste en sous-région, intervient le principe du don-contredon. Donner du temps d’accompagnement à celui qui devient redevable appelle a minima sa rétention : s’il part ailleurs (vers une autre région, voire un autre employeur, lorsque son permis de travail deviendra ouvert), les attentes seront déçues.

Le même répondant soulève la question du financement de ses actions personnalisées :

Toute l’aide à l’installation, les accueillir, aller les chercher à la gare routière de [Québec] parce qu’ils prennent le bus pour venir de Montréal, […] on n’est pas payés pour ça – ce sont des [ressortissants] temporaires.

Même si le financement de certaines mesures a changé depuis son intervention (en 2017)[7], celle-ci soulève la question de la qualité et de l’« intensité » des services à offrir pour que l’installation des nouveaux arrivants génère un capital de rétention.

Dans CA, on évoque une initiative semblable en référence à un organisme qui dispense aussi, en sous-région, un large éventail de services à un nombre limité de recrues immigrantes :

On a deux organisations [dans Beauce-Nord et Beauce-Sud]. Donc, ces deux-là font tout le territoire de la Beauce et offrent vraiment les services d’[installation] de PI. C’est-à-dire que, lorsque je fais le recrutement, moi, et que j’ai des PI qui ont besoin de soutien […], ces deux organisations-là ont déjà tout : ils ont un réseau de bénévoles, ils font de la recherche de logement; […] il y a des interprètes. J’ai tout ici pour faire ça.

L’installation représente donc une série de tâches déléguées à un partenaire de confiance, dans l’intention d’attirer/retenir des candidats immigrants, selon une pratique de don-contredon devenue coutume en sous-région. On observe donc un clivage à propos de « l’intensité » de l’accueil, non plus entre régions, mais entre sous-régions peu populeuses et centre urbain. Faut-il davantage cependant pour retenir en sous-régions ces recrues au statut temporaire? Cette question amène à traiter d’intégration.

Intégration sociale. Certains répondants ont abordé cette question avec franchise, d’autres de manière plus générale, au point d’illustrer une ambivalence caractéristique de la société québécoise actuelle (Armony, 2002; Mathelet et Bernier Arcand, 2017). Dans les deux régions, on rapporte des propos de PI se questionnant sur la qualité de l’accompagnement individuel des Québécois. À différentes activités célébrant la diversité culturelle, « on se retrouve entre étrangers », ferait-on comme constat navrant.

Dans la CN, le discours des répondants en centre urbain apparaît plus distant : l’intégration sociale serait une responsabilité à attribuer aux municipalités. On conseille généralement aux PI de faire du bénévolat ou de participer à des activités de loisirs. Par contre, en sous-région, un participant explique son approche, nettement différente : « On publie d’ailleurs à chaque année un cahier spécial [dans l’hebdomadaire local] où on présente des nouveaux arrivants. On présente des témoignages de personnes qui se sont installées depuis deux ou trois ans. » Le contraste émerge encore entre pratique de localités peu populeuses et approche de centre urbain. Le besoin de sensibiliser à la présence immigrante, actuelle et souhaitée, est sans doute aussi différent d’un territoire à l’autre.

Dans CA, on trouve des constats plus tranchés, à commencer par un dirigeant d’entreprise ayant cru bon d’exprimer à la population locale les raisons pour lesquelles il devait embaucher des PI, pour conclure (propos rapportés par un participant) : « Je ne m’attendais pas à avoir […| à m’investir autant à l’extérieur de l’entreprise ». Sa démarche justificatrice pour favoriser l’intégration sociale de ses futures recrues a requis plus de temps que souhaité. Deux témoignages francs de répondants, engagés dans l’intégration immigrante, illustrent encore cette ambivalence : « Quand je dis qu’on est chauvins, il y a ça aussi ». Ailleurs : « La Beauce est une région extrêmement accueillante, mais la fin de semaine, là, on est entre nous ». Cette disparité temporelle connote plus clairement (paradoxalement) l’ambivalence.

Ces remarques sont le reflet d’organismes aux objectifs centrés sur l’intégration professionnelle ou qui ont orienté leurs services en ce sens, avec pour conséquence, selon certains répondants, l’atténuation des moyens accordés au volet intégration sociale de leur offre. Le soutien apporté aux employeurs se concentre alors sur l’attraction de candidatures, les efforts pour favoriser la rétention des nouveaux arrivants étant laissés aux employeurs. Certains acteurs envisagent un avenir, conçoivent une futurité où l’intégration de l’étranger à la société se fait ailleurs que sur leurs propres lieu et temps de travail. Il existe, certes, d’autres organismes dont la mission est d’intégrer socialement les PI, mais compter essentiellement sur celles-ci pour réussir l’intégration des PI à la société québécoise, c’est raisonner en termes de division spécialisée du travail.

Les actions gouvernementales. Les intervieweurs ont aussi demandé quelles améliorations pouvaient apporter les gouvernements quant à l’intégration des PI en emploi. Il s’agit ici de rendre compte de l’ordre formel de l’institution en place : quels principes régissent l’action gouvernementale quant à l’intégration des PI? Quelles règles orientent l’action à venir comme organisation instituée?

Les répondants traitent d’abord des programmes gouvernementaux, sur lesquels ils ont peu à redire – une marque vraisemblable de non-insatisfaction : francisation en milieu d’enseignement (Programme d’intégration linguistique pour les immigrants) et en entreprise, programme d'aide à l'intégration des immigrants en emploi (PRIIME), ainsi que d’autres mesures financées ponctuellement et à l’échelle régionale (par Services Québec, auparavant Emploi Québec). Les échanges portent sur le volet administratif des programmes, en mentionnant quelques règles trop restrictives (comme l’impossibilité d’occuper un emploi pendant la francisation en milieu d’enseignement), sans plus.

Certains répondants commentent des programmes de subvention visant le fonctionnement de leur organisme. Plusieurs soulignent que le financement gouvernemental permet seulement de desservir les résidents permanents. Toutefois, leur nouvelle clientèle est composée de ressortissants temporaires, changement associé aux résultats des missions de recrutement. Les chiffres ayant parlé d’eux-mêmes, le MIFI a récemment revu certains programmes pour répondre à une attente devenue institutionnellement raisonnable. Le tableau 1 montre effectivement qu’au Québec, l’admission de PI temporaires est passée proportionnellement du simple au double entre 2014 et 2017, pour connaître l’année suivante une augmentation supérieure à 10 %. Il s’agit d’une illustration manifeste de futurité, c’est-à-dire d’établissement d’objectifs ayant déterminé l’action à venir : cette anticipation d’un futur souhaité (l’admission accrue de PI à partir de bassins de temporaires) a entrainé la fixation de cibles dépassées et occasionnellement rétablies à la hausse.

À ces chiffres correspondent d’ailleurs des objectifs explicites : dans ses rapports de gestion, le MIDI, jusqu’en 2016, comptait « soutenir la réponse aux besoins à court terme du Québec par le recours à l’immigration temporaire et favoriser le passage à l’immigration permanente ». Attraction et rétention ainsi se trouvaient agencées dans une formulation paradoxale : besoin à court terme et immigration durable, la mesure suivant d’ailleurs l’objectif (tableau 1). Après le changement de parti au pouvoir, le MIFI, dans ses mêmes rapports depuis 2017, reformule l’objectif, mais pas la mesure : « Augmenter l’établissement durable des personnes immigrantes qui répondent aux besoins du Québec et des régions ». Dans la formulation, le terme du besoin, court, est absent, faisant disparaître le paradoxe de l’objectif précédent; mais apparaît la mention des régions, ayant peu à voir avec la mesure de changement du statut migratoire. Donc, l’intention de renouveler la régionalisation de l’immigration passerait-elle essentiellement par cette mesure exigeant des nouveaux arrivants déjà présents qu’ils se soumettent à une nouvelle sélection pour être admis comme résidents permanents? L’avenir de cet enjeu tient-il à cette solution unique?

Depuis une décennie, la CN a vu entrer par milliers des travailleurs qualifiés temporaires (tableau 2). Plusieurs répondants soutiennent que s’occuper du conjoint (par exemple, accès à la francisation) favoriserait l’intégration de toute la famille à la société québécoise et donc leur rétention – ce qui est désormais le cas.

Mais existe-t-il une particularité des régions quant à l’immigration temporaire? La reformulation des objectifs du Ministère vient déterminer ses actions à venir quant à l’attraction/rétention des PI en régions. Dans son dernier Plan d’immigration (MIFI, 2019b), s’appliquant jusqu’en 2022, deux orientations retiennent l’attention. L’une est centrée rétention : « Favoriser la sélection permanente de travailleurs étrangers et de ressortissants étrangers diplômés du Québec répondant aux besoins du marché du travail et résidant temporairement sur le territoire » (n° 3). L’appui au passage d’un statut d’immigration temporaire à permanent demeure, pourvu que le capital économique régional le permette. L’autre orientation connote l’attraction : « Appuyer les employeurs de toutes les régions du Québec dans leurs démarches de recrutement de travailleurs étrangers temporaires, afin d’en augmenter le nombre […] et de répondre aux besoins de main-d’oeuvre à court terme » (n° 6). L’accent sur les régions est certes plus explicite, mais le paradoxe entre permanence et court terme réapparaît, dans deux énoncés distincts.

Notons enfin qu’après l’arrivée du nouveau parti au pouvoir, les mesures de lutte contre la discrimination deviennent plus secondaires. La mention du terme « discrimination » dans les deux derniers rapports de gestion (MIFI, 2019a; MIDI, 2018a) ne se retrouve que dans les objectifs d’un programme destiné aux municipalités et d’un événement artistique. Ce mot y est aussi rappelé dans les termes de l’Accord Canada-Québec (1991), en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés.

Retenons de ce portrait des actions gouvernementales que la structure de soutien à l’intégration immigrante est en mouvance : l’ordre institutionnel formel n’est pas à confondre avec immuabilité. Par ailleurs, sa futurité apparaît désormais concentrée sur des enjeux plutôt immédiats, à l’instar des organismes de soutien à l’emploi immigrant, qui s’y apparient.

Discussion : quelles institutions à l’oeuvre, présentes et futures?

Cette section présente une synthèse cohérente des résultats en caractérisant les services dispensés, en faisant ressortir différents types de capitaux et en décrivant dans une perspective institutionnaliste l’influence des ordres formel et informel, pour en tirer des linéaments de futurité.

L’offre de services des organismes soutenant les PI se caractérise par des pratiques de recrutement organisées, fortement coordonnées par un acteur (QI) oeuvrant dans les deux régions étudiées. Les missions de recrutement international répondent aux demandes, à court terme, des entreprises. Ce service s’étend même à des organismes du gouvernement du Québec, principalement en santé.

Les deux régions se différencient toutefois en matière de recrutement : dans la CN, des participants observent un effet d’attraction allant de l’étranger et de Montréal vers Québec. Dans CA, les efforts se concentrent autour de métiers en pénurie (soudure, certains postes en transformation alimentaire) grâce à des programmes ciblés[8].

En matière de stratégie de dotation, mentionnons qu’aucun répondant n’accompagne sa clientèle dans le contournement des méandres de la discrimination (un seul conseille à sa clientèle de se méfier de certains tests de sélection), ce qui à terme pourrait mettre à mal les capitaux d’attraction/rétention des régions.

La sensibilisation du personnel existant soulève la nécessité d’instaurer des conditions de travail pour que l’accueil immigrant donne des résultats durables. Mais les programmes à cette fin ne sont propres qu’à une région (la CN) : peut-on étendre celles-ci partout au Québec? Ce serait là une démonstration collective du « prendre soin » des PI et le déploiement d’un capital d’ouverture, présent chez les employeurs au sein de leur direction, mais absent de certaines équipes de travail. Il s’agit donc davantage d’un souhait à réaliser que d’une coutume instaurée.

Le « prendre soin » se manifeste tangiblement à la phase d’installation. À cet égard, le clivage des positions ne suit pas une frontière régionale, mais celle de sous-régions à capital économique élevé où les concentrations des clientèles (PI, employeurs) s’opposent. Le raisonnement des participants se fait soit en masse, suivant l’autonomie attendue des urbains, soit en focalisant sur l’individu franchissant une transition de vie cruciale. L’effet symbolique des gestes alors posés est susceptible de demeurer longtemps imprégné. Il peut conditionner plus tard la décision de rester ou non en terre d’accueil : c’est le pari du don-contredon que font les acteurs de sous-régions sensibles à cet enjeu en déployant autant de ressources à l’installation, ce qui, souhaite-t-on, accroît les chances de rétention. Dans ces petites collectivités, les tâches reliées à l’installation se réalisent à l’interne (CN) ou sont confiées à un autre organisme : en Beauce (CA), le capital d’accueil s’organise selon la capacité de coopération des organismes de soutien (Girard, 2018). En zone urbaine (Québec), les organismes offrant des services spécialisés, cette responsabilité paraît laissée à l’entreprise.

Ce sont les répondants qui ont abordé le thème de l’intégration sociale. À Québec, zone urbaine où la concentration de nouveaux arrivants est plus élevée, la réponse des acteurs est répartie : d’autres s’occupent de l’intégration à la société, ce qui répond à une logique de spécialisation, mais aussi de concertation prévalant sur ce territoire (Racine et Arsenault, 2017). En sous-régions, si certaines actions s’avèrent remarquables (par exemple, publicité dans le journal local), d’autres témoignages connotent l’ambivalence. La futurité de certains acteurs, reflet d’une mentalité locale, inclut de manière incomplète l’étranger, « qui-n’est-pas-de-chez-nous ». Paradoxalement, le « côté humain » est souvent valorisé pour attirer les candidatures en sous-région.

Pour résumer l’organisation générale de l’offre de services en régions, sa structure suit moins les frontières d’une région administrative que les limites de territoires aux facteurs économiques distincts (secteur d’activités, nature des emplois offerts, accès aux candidatures). On trouve à l’oeuvre une norme institutionnelle reposant sur un principe tiré de la théorie de la contingence organisationnelle (Lawrence et Lorsch, 1967). La réponse organisationnelle à un environnement aux paramètres nombreux et diversifiés génère une structure différenciée en sous-systèmes autonomes (comme le réseau de soutien à l’immigration en zone urbaine, Québec), alors qu’un environnement aux facteurs connus entraîne une réponse intégrée : par exemple, en sous-régions, un nombre réduit d’organismes offre tout sous un même toit, sachant répondre aux demandes particulières des clients-employeurs.

Une fois l’ordre informel décrit dans sa dynamique (sous-)régionale, passons au versant formel en traitant des actions gouvernementales. L’analyse institutionnaliste du rapport entre ces ordres permet de cerner leur futurité.

Le nouveau gouvernement au pouvoir vise à transformer les structures étatiques appuyant l’intégration des PI. Ces changements de règles institutionnelles répondent à des impératifs économiques immédiats : principalement, le financement d’un éventail élargi de services aux ressortissants temporaires. La réponse gouvernementale risque de faire perdre de vue l’inclusion de PI d’autres statuts (réfugiés), voire les besoins relatifs à l’établissement durable, c’est-à-dire la rétention, de l’ensemble des PI. La futurité, reposant sur les significations communes guidant comportements et décisions, maintenant et pour l’avenir, se révèle étroite sur le plan du moins temporel. La formulation des objectifs/orientations du MIFI a, certes, comme horizon explicite « l’établissement durable » des PI, mais sa mesure s’arrête au passage de la sélection québécoise de ressortissants temporaires à la résidence permanente (MIFI, 2019a, p. 33), sans plus[9].

Ces mesures centrées sur l’arrivée des PI font émerger un paradoxe entre capitaux d’attraction/rétention, voire un découplage institutionnel. Peu de signes de capital de rétention ont été repérés dans les organismes étudiés, ni d’ailleurs dans l’action gouvernementale. Par contre, l’annonce récente du MIFI (2019a) de rouvrir des directions régionales afin d’assister les PI dans leur « parcours individualisé » d’intégration et d’offrir aux entreprises « un accompagnement personnalisé » annonce une approche mitoyenne.

Deux questions se posent alors : d’abord, quelle sera la durée de l’accompagnement, eu égard à une visée de rétention? La futurité des acteurs révèle un horizon temporel restreint. D’ailleurs, cette notion statique de rétention ne devient-elle pas illusoire si on considère les aspirations mêmes des PI, majoritairement sélectionnés par un employeur ou diplômés du Québec, et susceptibles d’afficher les mêmes comportements de mobilité professionnelle que les Québécois instruits? La seconde question concerne la répartition des rôles entre gouvernement et réseau des organisations expérimentées accompagnant déjà les PI. Ces dernières pourraient intervenir sur un terrain qu’elles connaissent déjà, le gouvernement quant à lui rappelant les principes devant régir cet accompagnement, dont le respect des chartes canadienne et québécoise des droits et libertés, « indépendamment de toute discrimination » (Accord Canada-Québec, 1991). Finalement, ne devrait-on pas, comme Vatz-Laaroussi, conceptualiser un autre type de capital, le capital d’accompagnement, adapté aux dynamiques contemporaines de l’économie québécoise?

Dans l’analyse institutionnelle du rapport entre ordres formel et informel, il appert que le gouvernement évolue de manière appariée avec les pratiques des organismes soutenant les PI. Cette évolution, à tendance court-termiste, se fait dans un sens semblable à l’ordre informel : concluons qu’il y a résonance, mais pas harmonie complète. Si l’ordre informel suit les besoins des personnes desservies, inversement il y répond conformément aux critères posés par son bailleur de fonds. L’opportunité récente de financer les services offerts aux ressortissants temporaires accentue la résonance entre les deux ordres, ainsi que la volonté affichée d’individualiser le parcours des PI et de personnaliser l’accompagnement des employeurs. Toutefois, les membres de ce réseau expérimenté constatent les inconvénients du statut temporaire chez les travailleurs (détenteurs d’un permis fermé) et les besoins de transition professionnelle à plus long terme.

Il y a résonance aussi dans la futurité des acteurs, où prévaut seulement néanmoins le volet administratif de leur action, se résumant à l’exécution de règles opérantes. Aucun échange avec ces participants pourtant éclairés n’a porté sur les orientations de la politique gouvernementale, ni sur les enjeux sociétaux de discrimination. Auparavant, un organisme gouvernemental comme le Conseil des relations interculturelles (CRI) proposait une réflexion approfondie sur les politiques d’intégration au Québec (CRI, Rimok et Rouzier, 2008), incitant la société à évoluer dans plusieurs sphères (écoles, municipalités, régions) et soulignant le besoin d’évaluer ces politiques.

Pour résumer, plusieurs acteurs sont disposés à individualiser la prestation de services aux PI. L’accompagnement individuel viserait aussi les employeurs, appelés à formaliser leur stratégie d’inclusion d’un personnel diversifié, mais cette approche ne semble pas comprise dans la futurité de ces mêmes acteurs.

Conclusion

La structure d’intégration des PI tend, au gouvernement du Québec, à se transformer graduellement pour répondre au discours du mieux « prendre soin » d’un nombre restreint. Le réseau en place d’organismes d’intégration immigrante dans deux régions du Québec s’avère organisé pour répondre à des besoins immédiats. La personnalisation et l’individualisation des services se concentrent toutefois dans les organismes oeuvrant en sous-régions. Signe d’une mouvance appariée à l’échelle gouvernementale, la réouverture des directions régionales du MIFI reprend en principe les mêmes termes.

Cette étude gagnerait à être étendue à l’ensemble des régions du Québec, voire à être adaptée à la situation de Montréal. D’autres niveaux d’analyse seraient à explorer dans cette même perspective, notamment à l’échelle individuelle (Hodgson, 2012). L’application de l’institutionnalisme des origines de Commons a permis d’analyser ces deux ordres: formel, avec le MIFI, et réseau informel des organismes de soutien à l’immigration. L’étude de leur futurité permet d’observer un horizon temporel à élargir. Ayant recouru à cette fin à l’abduction créative, cette même créativité a permis à Vatz-Laaroussi de conceptualiser de multiples acceptions du « capital ». C’est dans cette foulée que nous proposons d’explorer le concept de « capital d’accompagnement », qui couplerait les extrêmes que sont l’attraction et la rétention. Tout en répondant aux transformations continues de l’économie québécoise, il légitimerait le soutien aux transitions souhaitables ponctuant les trajectoires socioprofessionnelles des PI.