Corps de l’article

Introduction

Cet article porte sur une situation particulière, tout à fait paradoxale, où nous allons montrer comment, à partir d’une justification relevant de la perspective inclusive, un collectif de sportifs a été interdit de participer à des compétitions internationales. L’enjeu de ce texte est de montrer comment, selon la manière dont les personnes envisagent l’idée d’inclusion, des décisions politiques donnent lieu à des effets pervers (Boudon, 1977 & Michalaikis, Reich, 2009). Nous allons voir en effet qu’à partir d’une volonté institutionnelle de regroupement des fédérations en lien avec une particularité physique, les Sourds sportifs français, inscrits dans la fédération du même nom, ne pourront plus participer aux compétitions internationales organisées par et pour les Sourds[2]. Cette situation conflictuelle a donné lieu à une forte opposition entre l’ancienne fédération sportive des Sourds de France (FSSF) et la Fédération Française Handisport (FFH) entre 2008 et 2012, la première intégrant désormais la seconde par l’intermédiaire d’un comité.

Par un ensemble de changements impulsés au niveau politique par la réorientation des financements publics du sport, les instances fédérales ont très largement été incitées à se rapprocher pour ne constituer plus qu’une seule entité. Cette volonté politique est apparue après la promulgation de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Cette loi a donné lieu à de profondes modifications législatives et réglementaires, dont le cas présenté ici est une conséquence inattendue. Ainsi, l’objet de l’article est plus précisément de montrer que les enjeux relatifs à la citoyenneté, à la participation sociale et à l’inclusion ne relèvent pas toujours des mêmes logiques d’action et peuvent même s’opposer de manière directe.

Pour mieux en dessiner les contours, l’article s’appuie plus particulièrement sur la théorie des conventions (Boltanski, Thévenot, 1991 & Boltanski, Chiappello, 1999). Cette approche théorique entend analyser les formes de coopération et de conflit à partir des principes de justice visibles dans les discours et les actions des acteurs. Dans cette approche, les acteurs, pour travailler ensemble doivent partager un certain nombre de conceptions et adhérer à des valeurs communes. L’objectif de l’article est de montrer que le conflit entre les deux instances fédérales repose sur des visions antinomiques de la participation sociale et de la citoyenneté. Plus précisément, il s’agira de montrer le décalage que vit la Communauté sourde entre sa conception de la vie sociale et celle promue par les instances politiques. À ce titre, nous considérons que la FFH a surtout été l’espace du conflit, dont elle n’est pas l’initiatrice. En ce sens, elle en a été le réceptacle, la position de la FFH semblant être alignée à celle du ministère des sports.

Ainsi, l’article porte sur les enjeux relatifs à la participation sociale et aux processus de production du handicap (Fougeyrollas, 2010), en ce sens, qu’il permet d’envisager un angle mort de la prise en compte des différences dans le cadre des politiques publiques et sur le plan institutionnel, ainsi qu’aux effets d’un changement de paradigme (Kuhn, 1970) produits sur le plan institutionnel. Ce changement de paradigme a été éprouvé dans d’autres fédérations. Ainsi, la Fédération française de handball a développé le « hand’ensemble », quand la fédération française de boxe a créer une licence « handi-boxe ». Au-delà d’une volonté de correspondre aux attentes de l’État et de conserver agrément et subventions publiques, ces initiatives sont également le résultat de tensions internes. Concernant le monde de la boxe, cette insertion ne s’est pas faite sans heurt. En effet, si la lutte contre les discriminations a pu apparaître pour certains comme un argument de poids, d’autres acteurs de la boxe ont éprouvé de grandes difficultés à accepter une population perçue comme vulnérable et physiquement fragile (Meziani, 2015).

Pour en revenir à la FFH et aux Sourds sportifs, l’idéal inclusif ne se concrétise pas de la même manière selon l’histoire institutionnelle de chaque champ, chaque champ ayant développé des valeurs et des conceptions de la vie sociale fortement différenciées. En particulier, la conception de la Communauté sourde tend à s’éloigner de celles à l’oeuvre au niveau législatif en France. À ce titre, mobiliser la théorie des conventions permet de mettre en lumière le lien entre les justifications (Boltanski, Thévenot, 1991) et les conceptions à l’oeuvre, en particulier chez les Sourds sportifs.

En d’autres termes, il ne s’agit pas ici de proposer des solutions favorisant l’émergence d’une société inclusive (Gardou, 2012), ni même de s’inscrire dans une approche critique similaire aux Disability Studies (Oliver, 1996; Shakespeare, Davies, Gillespie-Sells, 1996 & Barnes, Mercer, 2010). Au contraire, cette contribution entend comprendre les logiques à l’oeuvre (Weber, 1919, 1959) dans le cas d’une fusion entre deux fédérations sportives dirigées par des personnes se considérant comme ayant des incapacités physiques d’un côté et de culture sourde de l’autre. En ce sens, il s’agit de mettre en exergue une complexité qui ne saurait se donner à voir si la grille de lecture considérant les personnes ayant des incapacités comme portant nécessairement les mêmes intérêts ou se définissant de la même manière (Ravaud, Letourmy, Ville, 2002). Les acteurs institutionnels évoqués sont porteurs d’une représentation du handicap ou, pour être plus précis, de la diversité humaine différenciée. En effet, et de longue date, la Communauté sourde refuse souvent le vocable de handicap la concernant. S’il apparaît que ce collectif apparente son approche de la surdité à celle d’une différence qui ne serait pas pathologique (Canguilhem, 1943, 2015), il en va autrement à la FFH et plus encore dans la loi de 2005, où le handicap est une altération durable. Aujourd’hui, la FFH, si elle entend respecter les particularités, envisage d’abord de « préserver l’unité de notre mouvement, par-delà les revendications catégorielles de chaque sport et de chaque type de handicap que nous accueillons » tout en faisant « preuve de solidarité en tout lieu. » (FFH, 2020). Du côté des Sourds sportifs, comme nous allons le voir, la dimension particulariste l’emporte. En d’autres termes, tandis que la FFH entend faire société en regroupant les particularismes sous une seule et même bannière, les Sourds sportifs entendent faire valoir leurs différences.

Cette opposition rejoint celle entre Gemeinschaft (communauté) et Gesellschaft (société), chez Tönnies (1887, 2010). Pour ce dernier, la communauté renvoie à la proximité affective et spatiale des personnes constituant un collectif, l’ensemble primant sur l’individu, tandis que la société est le lieu où l’individualisme et la concurrence sont les valeurs centrales. Dès lors, les individus sont séparés, les relations deviennent impersonnelles et l’intérêt personnel prime. Nous reprenons à Tönnies (1887, 2010) la séparation idéal-typique (Weber, 1919, 1959) qui permet de distinguer les logiques et les intentions des acteurs. Dit autrement, il ne s’agit pas de reprendre la vision pessimiste de Tönnies qui se désolait de voir disparaître les communautés traditionnelles, mais bien de considérer que des constructions sociales sont sous-tendues, au sein même des sociétés contemporaines, par des logiques qui peuvent être contradictoires, quant à la vision même de ce que doit être un collectif.

Dans ce cadre, la Communauté sourde a inscrit son action à partir de principes de justice (Boltanski, Thévenot, 1991 & Boltanski, Chiapello, 1999) et de reconnaissance (Honneth, 1992, 2000) qui relèvent de la communauté en s’appuyant sur l’idée de la proximité, quand la FFH tend à faire valoir une dimension plus universaliste. L’idée n’est pas ici de dire que l’ensemble des acteurs se construit uniquement à travers cette séparation, mais que la comparaison permet de donner à voir la logique institutionnelle à l’oeuvre. Et de ce point de vue, force est de constater que les mobilisations collectives relatives à la Communauté sourde s’inscrivent en opposition à une vision universaliste, où les différences ne seraient pas au fondement d’une identité culturelle spécifique.

Pour étudier au mieux ce conflit entre Sourds sportifs et FFH, nous présenterons dans un premier temps notre approche méthodologique qui s’inscrit dans une perspective pragmatique dans la mesure où nous partons des propos développés par la Communauté sourde, afin de comprendre la logique dans laquelle se situent les acteurs concernés par l’exclusion des Sourds des compétitions internationales. Nous présenterons ensuite le contexte culturel du terrain, afin de montrer que le conflit ayant opposé FFH et Sourds sportifs repose sur deux mondes qui, tout en pratiquant des activités similaires, ont développé des visions opposées du vivre-ensemble et de la différence biologique. Nous nous concentrerons plus particulièrement sur le vivre-ensemble, car c’est sur cette approche que la loi de 2005, élément déclencheur du changement institutionnel, entend modifier les comportements. Nous présenterons dans un troisième temps le cas étudié à proprement parler. Cette étude a pour but de saisir ce qui fait conflit à partir de conceptions différenciées du vivre-ensemble entre les Sourds sportifs d’un côté et la FFH, ainsi que l’État français de l’autre.

Méthodologie

L’étude de cas présentée s’appuie sur une méthode particulière qui, de par son objet, a été investie récemment par les sciences sociales (Martin, Dagiral, 2016). En effet, le corpus étudié est tout d’abord composé de textes sous la forme d’interviews tirées du site internet Websourd en Langue des Signes Française (LSF), parfois retranscrites en français écrit, un organe de presse privilégié par les Sourds. Plus précisément, nous avons utilisé uniquement les articles et interviews portant sur le FFH et l’exclusion des Sourds français des compétitions internationales.

Ensuite, un travail de recoupement dans les archives associatives a été effectué à la Fédération Française Handisport (FFH), au Comité des Sourds Sportifs en Colère (CSSC) et à l’International Committee of Sports for the Deaf (ICSD) sous la forme de notes ou de comptes-rendus.

Websourd est à l’origine une coopérative basée à Toulouse qui offrait des services aux Sourds et notamment des documents audiovisuels et papiers en ligne. Elle a disparu en juillet 2015 après quatorze ans de fonctionnement. Il s’agissait de répondre aux besoins des Sourds notamment en matière d’information en langue des signes. Ce site internet était l’initiative de Sourds et non d’un collectif au service d’un public-cible, renforçant la logique communautaire de la Culture sourde.

L’essentiel du corpus de cette contribution a été mis en ligne entre 2010 et 2012, même si l’affaire qui va être évoquée court de 2008 à 2012. Si l’utilisation des données recueillies via Internet n’est pas encore extrêmement fréquente, de plus en plus de chercheurs utilisent ces sources, certains auteurs ayant écrit des ouvrages généraux sur le sujet (Martin, Dagiral, 2016). Se développe depuis plusieurs années un nouveau champ d’investigations et de recueil de données, à mesure que se généralise l’usage des sites internet et des réseaux sociaux numériques.

L’intérêt d’étudier un corpus tiré du site Websourd est de recueillir le point de vue d’une Communauté qui s’exprime en langue des signes française (LSF) et qui tend à tenir un discours relevant de l’entre soi, permettant de saisir comment s’envisage et se construit un groupe social. Dans cette logique, le discours développé est avant tout à destination de la Communauté sourde, même si le site était en libre accès. En ce sens, l’objectif n’est pas tant de comprendre les mécanismes sociaux dans leur ensemble, mais la manière dont la restructuration administrative et politique à l’oeuvre est reçue dans un monde social particulier, les discours produits sur le site Internet relevant de données quasiment brutes et permettant d’analyser finement la logique des acteurs directement concernés.

Le discours produit est un apport différent de la méthode de l’entretien, dans la mesure où, tout d’abord, le destinataire n’est plus l’enquêteur. En conséquence, le discours produit ne relève pas du même registre. Dans le cadre des discours produits via Websourd, le discours se recentre sur les justifications portées par les promoteurs d’une certaine vision de la place de Sourds dans la société française.

Contexte et approche théorique

Lorsqu’il s’agit de handicap, d’infirmité ou de déficience, il est un groupe socialement et culturellement constitué qui tend à refuser de manière radicale l’étiquetage associé à ce terme. Tandis que l’infirmité motrice ou physique est devenue la forme symbolique la plus évidente de ce qu’est socialement un handicap et que certains handicaps invisibles stigmatisent (Goffman, 1975), l’atteinte des fonctions auditives a donné lieu à une construction sociale et culturelle spécifique : la Communauté sourde et sa langue, la LSF.

La Communauté sourde a connu de fortes controverses, en s’opposant au monde médical, aux défenseurs de l’oralisme ou encore en cherchant à imposer une vision de la surdité comme différence culturelle et non comme infirmité (Mottez, 2006 & Bernard, 2015), se rapprochant de l’approche développée par Canguilhem (1943, 2015) dans Le normal et le pathologique qui distingue la diversité biologique de ce qui relèverait de la maladie.

Souvent, les Sourds ne se considèrent pas comme des personnes handicapées (Mottez, 2006). Pour eux, le handicap est partagé à égalité avec l’interlocuteur entendant, la communication ne se construisant pas à partir de la même langue. En ce sens, les Sourds se disent exclusivement porteurs d’une différence culturelle et linguistique, non d’un handicap, à l’instar d’une communauté linguistique minoritaire. Dans cette logique, la LSF a été reconnue comme langue officielle de la République française en 1991 par la loi Fabius. A contrario, les logiques différentialistes ne sont pas partagées par l’ensemble de la société française, cette dernière s’inscrivant pendant longtemps dans une logique plutôt assimilationniste (Costa-Lascoux, 2006) et plus récemment intégrative ou inclusive selon les publics-cibles et les politiques publiques rattachées. En ce sens, si, aujourd’hui, la prise en compte des différences et des particularités physiques ne relèvent plus de la séparation, la logique assimilationniste est toujours latente dans les débats publics. Ainsi, en France, les politiques publiques relatives au handicap et plus récemment aux besoins éducatifs particuliers entendent rendre la société plus accessible à la diversité, quand les controverses médiatiques liées aux différentes formes de migrations viennent tendre les débats nationaux autour de l’intégration des étrangers.

L’idée d’exception culturelle, voire de multiculturalisme, a donc fait son entrée dans un pays qui a longtemps voulu éradiquer toutes les autres langues de son territoire (Cuxac, 1983), donnant à la LSF un statut juridique à part. La réintroduction progressive de l’usage des gestes et des signes dans l’éducation des enfants sourds, puis, la diffusion massive de la LSF ont participé au changement, plus général, de la reconnaissance de la particularité ou de la différence. Une société « jusqu’alors intolérante aux signes, leur fait place, se change elle-même (…). Elle indique des changements institutionnels concrets, liés aux changements d’attitudes » (Mottez, 1979, p. 131).

La reconnaissance des Sourds ne se joue donc pas uniquement dans la question d’un égal accès aux droits, mais aussi sur le plan de l’exception culturelle et du droit à la différence. Cette reconnaissance rejoint l’enjeu de la manière, dont le vivre-ensemble tend à se construire. En effet, s’il existe une culture différente, il existe donc des groupes sociaux spécifiques, dont il conviendrait de respecter les contours, du point de vue de la Communauté sourde.

Dans le monde du sport, cela a une conséquence : l’avènement des compétitions propres au monde des Sourds. Contrairement au mode handisport, ce développement ne se fonde pas sur une séparation biologique, notamment par l’inégalité catégorielle, dans une logique d’égalisation des chances (Meziani, Hébert, 2012), mais plutôt dans une manière de se retrouver et de faire communauté autour du sport (Séguillon, 2002 & Benvenuto, Séguillon, 2013).

Ce groupe s’inscrit dans une logique très différente de celle du handisport qui s’est développé en correspondant aux canons sportifs, jusqu’à mettre en oeuvre les Jeux Paralympiques sur le même modèle que les Jeux Olympiques, en organisant les manifestations dans les mêmes villes quasiment au même moment. Autrement dit, le conflit entre Sourds sportifs et FFH s’inscrit dans une opposition très profonde. D’un côté, la Communauté sourde a cherché à développer une forme d’entre-soi, quand les mouvements handisports ont cherché à s’inscrire dans les mouvements sociétaux et internationaux les plus larges possibles.

Si les mobilisations collectives liées au handicap intègrent toujours une volonté de reconnaissance et d’acceptation des différences, cette quête s’inscrit dans une demande d’intégration symbolique et sociale fondée sur une équité à partir des formes de compensation permettant l’accès aux droits et favorisant la participation sociale. L’idée étant de jouir des mêmes chances et des mêmes droits comme l’indique explicitement la loi du 11 février 2005 déjà évoquée. À l’inverse, cela ne signifie pas non plus l’effacement total des différences. En effet, la FFH ayant intégré les formes de catégorisation à l’oeuvre dans le champ sportif qui sépare les sportifs en fonction de variables organiques, biologiques et d’aptitudes supposées, il ne s’agit pas non plus d’effacer le handicap du paysage fédéral français, mais plutôt de le mettre en avant.

Si, bien entendu, la Communauté sourde peut, dans certaines circonstances, trouver des points d’accord avec les autres associations hors du champ de la surdité, force est de constater que ce groupe fait rarement cause commune avec les associations se réclamant du handicap. À cette opposition entre deux mondes sociaux, qui n’ont pas le même passé, la même histoire et les mêmes réseaux, la perspective inclusive telle qu’elle est portée par les politiques publiques, s’inscrit dans un cadre de restructuration bureaucratique, tendant dès lors à imposer des logiques particulières, l’idéal inclusif se fondant sur une forme d’universalisme qui accepte les différences dans les limites des processus de mises en oeuvre concrètes de l’inclusion, afin de favoriser le vivre-ensemble. Dit autrement, tandis que la Communauté sourde s’appuie sur une forme de relativisme dans ses mobilisations, cherchant à faire reconnaître ses particularités, voire à les imposer, les entrepreneurs de morale (Becker, 1973) de l’inclusion se référant à une volonté universaliste, cherchent à faire accepter l’ensemble des différences à l’intérieur d’un même ensemble.

Les mutations institutionnelles ayant suivi la loi du 11 février 2005 relèvent de cette ambition. Sans pour autant s’opposer à la catégorisation relative au handicap, il s’est agi, pour le législateur, de faire entrer le handicap dans les fédérations sportives, notamment spécialisées et olympiques. Dans ce cadre, il s’agit également de modifier les conceptions relatives au vivre-ensemble. Si, du côté du sport de haut niveau, il s’agit d’accueillir une plus grande diversité de publics, du côté des mouvements sportifs qui nous intéressent, il s’agit d’opérer un mouvement inverse où la particularité physique renvoie de manière systématique au handicap et donc à la déficience. Ainsi, le mouvement des Sourds sportifs est amené à intégrer les schèmes de pensée qui relèvent du faire société, plus que du faire communauté.

- Un contexte aux multiples tensions

Depuis les premières initiatives des pratiques aujourd’hui qualifiées de handisport, les clubs, puis, les fédérations spécialisées successives de 1963 à aujourd’hui n’ont cessé de chercher à intégrer différentes catégories de publics, notamment celles ayant des infirmités physiques ou motrices (Ruffié, Ferez, 2013). Depuis plus de cinquante ans, ce processus intégratif vise à favoriser l’affiliation de groupes toujours plus nombreux au sein d’une même institution (Marcellini, Villoing, 2014). La FFH est devenue progressivement un acteur central du sport à destination des personnes ayant une limitation d’activité. Cette logique amène la FFH à se conformer aux attentes politiques, même si les catégorisations à l’oeuvre, c’est-à-dire par type de déficience, renvoient aux conceptions relatives à la réadaptation, plus qu’à la participation sociale fondée à partir d’une perspective inclusive. Ainsi, la FFH accueille sur le plan institutionnel une diversité de publics de plus en plus grande, tout en privilégiant le même modèle d’activité physique, la compétition sportive, avec des séparations nettes entre les catégories de pratiquants. D’une certaine manière, c’est comme s’il s’agissait de conserver une logique ancienne, celle de la séparation en fonction des déficiences, tout en s’inscrivant dans les attentes sociales et politiques contemporaines, dont l’un des points de départ est justement de ne plus fonder la vie sociale sur les séparations.

Cette logique revient à consolider l’approche par déficiences, tandis que le sport, dans la Communauté sourde, a été un outil d’éducation (Séguillon, 1994 & Séguillon 2002 ; Séguillon, 2017) et de construction identitaire (Benvenuto, Séguillon, 2013). En effet, le sport sourd est né au sein de la Culture sourde, inscrivant son action dans un contexte culturel et politique visant à renforcer les particularismes d’un groupe social longtemps mis à l’écart, quand le monde du handisport s’est développé dans la logique sportive olympique (Ruffié, Férez, 2013), montrant la volonté de faire accepter le handicap par la mise en avant médiatique de représentations positives (Léséleuc, Pappous, Marcellini, 2010).

Dans ce cadre, les processus relatifs à l’idéologie inclusive peuvent donner lieu à de nouvelles formes d’exclusion, en particulier parce que la notion d’inclusion renvoie à des conceptions particulières de l’affiliation sociale (Castel, 1995), mettant à mal certaines constructions culturelles, comme, dans le cas présenté ici, celle des Sourds (Mottez, 1977; Cuxac, 1983 & Benvenuto, 2009), d’autant plus que le sport a été un lieu central dans la construction identitaire et culturelle de ces derniers (Séguillon, 2002; Verstraete, 2015 & Séguillon, 2017).

Nous assistons donc à une forte opposition tant culturelle que politique. Il n’est, dès lors, pas étonnant qu’au moment où les instances ministérielles ont imposé le regroupement des deux groupes sportifs, cette opposition se soit manifestée. Plus particulièrement, le changement institutionnel en question semble s’être opéré en omettant la dimension identitaire spécifique de la Communauté sourde, éloignée des enjeux portés par la FFH. Cette difficulté à prendre en compte les différences d’un point de vue culturel est d’autant plus grande qu’au-delà de la FFH, le terme de handicap renvoie, dans la loi du 11 février 2005, à des formes d’altérations durables, dues à des maladies, des troubles ou des déficiences. Ainsi, la surdité est prise sous cet angle, quand la Communauté sourde se perçoit sous l’angle des différences culturelles.

La logique à l’oeuvre heurte donc les enjeux spécifiques de la Communauté sourde qui s’est construite sur l’idée d’une culture qui lui était singulière, non soluble dans la vision défectologique qu’ont notamment voulu imposer les institutions spécialisées de prise en charge de la surdité. En ce sens, Communauté sportive sourde et système fédéral du handisport n’avaient d’autres possibilités que le conflit pour construire un partenariat éventuel.

L’affaire opposant FFH et Sourds sportifs

En 2008, la FSSF est dissoute. En effet, la FSSF n’a plus de financement public et, afin que le sport sourd continue d’exister institutionnellement en France, ses dirigeants n’ont d’autre choix que d’intégrer la FFH. Dès lors, des anciens membres de la FSSF intègrent la FFH au sein d’une commission du sport sourd, créée spécialement à cette occasion afin d’accueillir les anciens dirigeants de la FSSF. Le sport sourd est désormais sous la tutelle d’un organisme fédéral, dont le président n’est pas Sourd. Or, les statuts des organisations internationales du sport sourd stipulent que les instances nationales doivent être indépendantes et dirigées par un Sourd.

Le 26 avril 2008, l’assemblée générale de la FSSF officialise son intégration au mouvement fédéral handisport. Une controverse éclate quelques mois plus tard. Il est fait interdiction aux Sourds sportifs français de participer aux compétitions internationales sous la bannière de la FFH, décision prise par les structures sportives européennes et mondiales des Sourds, la European Deaf Sport Organisation (EDSO) et l’International Committee of Sports for the Deaf (ICSD).

Un an après la dissolution de la FSSF et de son immédiate incorporation à la FFH, l’ICSD avertit la FFH : elle ne répond pas aux exigences statutaires dans la constitution de son conseil d’administration. Pendant plusieurs mois, aucune solution n’est trouvée et des tensions s’installent entre les deux structures. L’ICSD finit par suspendre les Sourds sportifs affiliés à la FFH de toutes compétitions internationales privant les Sourds sportifs français de participer aux rencontres internationales organisées au sein de la communauté.

Isabelle Malaurie, ancienne présidente de la FSSF, rapporte sur le site Websourd (2010) que l’histoire ne commence pas en 2008, mais bien plus tôt, dès 1987. À l’époque, Isabelle Malaurie était secrétaire générale de la FSSF et le Secrétaire d’État de la Jeunesse et des Sports était Christian Bergelin. Ce dernier avait demandé à la FSSF d’intégrer la FFH pour des raisons organisationnelles. Les Sourds sont, pour le ministre de l’époque, des personnes handicapées et rien ne s’oppose, dès lors, à un regroupement au sein d’une seule fédération. À cette époque, le comité administratif de la FSSF refuse catégoriquement. Cette première demande formelle révèle le grand projet d’un regroupement des fédérations multisports organisant à l’époque les pratiques physiques de publics dits handicapés, en se regroupant au sein d’une même et unique organisation sportive. Le comité d’administration de la FSSF est alors en désaccord total avec cette volonté ministérielle et demande à André Auberger, Président de la FFH, de s’opposer à ce regroupement (Séguillon, Ruffié, Ferez, 2013).

Surpris également par cette demande soudaine du ministère, il oeuvre à ce que ce projet de fusion n’aboutisse pas, évoquant, à l’époque, la spécificité de chaque type de handicap et notamment des différences existantes avec les Sourds sportifs, les sportifs de la Fédération Française du Sport Adaptée (FFSA) et les sportifs de la FFH (Séguilon, Ruffié, Ferez, 2013). Ainsi, si les Sourds construisent leur identité sur la différence culturelle, l’argument utilisé est celui d’un trop grand écart dans les spécificités physiques de chaque public.

À ce titre, l’argument de la FFH vise à favoriser le statu quo auprès d’instances politiques qui considèrent ces publics à partir des déficiences et non d’un droit à la différence et à l’auto-gestion. Dès cette époque, un décalage apparaît entre les conceptions à l’oeuvre dans la Communauté sourde, d’une part, et les instances politiques d’autre part. Il ne s’agit pas ici de dire que la FFH se structure uniquement à partir de cette logique, mais que cette instance fédérale envisage son action à partir d’une perspective gestionnaire. Dans le courant des années 2000, la situation est bien différente, la volonté de changement s’appuyant sur d’autres enjeux que l’aspect culturel ou même idéologique. Étranglée financièrement, incapable de trouver des financements extérieurs au ministère de tutelle, la direction de la FSSF interpelle alors le ministère de la jeunesse et des sports en signifiant son incapacité à poursuivre sa mission (Séguillon, Ruffié & Ferez, 2013).

Face à ce constat, la FSSF n’a plus de latitude et accepte d’intégrer la FFH après 90 ans d’existence. Les dirigeants sont donc contraints d’intégrer la FFH à une condition expresse qui ne sera pas tenue selon Isabelle Malaurie, la création d'une structure autonome pour les Sourds au sein de la FFH et à sa tête, un président sourd. Cette nouvelle structure aurait permis de se mettre en conformité avec les textes officiels des différentes structures sportives internationales propres aux Sourds sportifs, et aurait donc autorisé la participation des Sourds sportifs aux compétitions.

- Une situation européenne aux reconfigurations singulières

Interrogée lors d’un entretien, Isabelle Malaurie, sur le site Websourd, évoque le cas de la Norvège qui avait été dans la même situation, quelques années plus tôt. Elle rappelle qu’« effectivement, depuis 1999, la Norvège se trouvait dans la même situation que la France : le manque de dirigeants, la réduction massive des membres du comité des Sourds de Norvège et le gouvernement a donc proposé leur intégration à la Fédération Handisport de Norvège. » L’ICSD, intervenant en exprimant son désaccord, la décision d’interdire toute participation des Sourds sportifs Norvégiens durant cinq ans est prise à ce moment-là. Dans ce contexte, le gouvernement norvégien a tenté de convaincre la Fédération sportive des Sourds de Norvège de se dissoudre et de constituer un nouveau Comité des sportifs sourds de Norvège, intégré directement au Comité National Olympique de Norvège. En fait, la Fédération Paralympique de Norvège a également été dissoute pour devenir le Comité Paralympique rattaché aussi au Comité Olympique Norvégien. C’est cette instance qui décide depuis de l’attribution de subventions vers les différentes commissions qui le composent.

Dans une perspective similaire de concentration fédérale, en Ukraine, une sous-commission représentative des Sourds a été intégrée à la fédération handisport locale (Malaurie, 2010, Websourd). Un autre exemple similaire à la France, en Suède, permet de saisir les enjeux dans lesquels s’enchâsse le conflit entre FFH et mouvement sourd. Isabelle Malaurie rapporte également que l’équivalent de la Fédération Suédoise Handisport a voulu que les Sourds sportifs retirent des statuts de la Fédération sportive des Sourds la mention « président sourd. » In fine, la justice suédoise a donné raison aux Sourds sportifs en indiquant que « cette exigence n’est pas discriminatoire » (Crowley, 2010, Websourd).

En Italie, a contrario, les Sourds sportifs ont été exclus par le Comité National Olympique Italien. Depuis la disparition de la Fédération sportive des Sourds d’Italie à la fin des années 1990, les Sourds sportifs abandonnent progressivement la fédération paralympique. Ils disent ne pas se retrouver dans cette structure « faite pour les handicapés et dirigés par les handicapés ». En revanche, le Président de la Fédération Handisport Tchèque est sourd. Cette fédération regroupe aujourd’hui tous les types de handicaps, à l’exception du handicap mental et psychique. Le gouvernement octroie une enveloppe globale pour le fonctionnement de la fédération qui est répartie, par la suite, entre les différents acteurs et ce, sous le regard du président sourd de la Fédération (Malaurie, 2010, Websourd). Ainsi, comme nous pouvons le saisir, il s’agit de militer pour une place plus importante des Sourds dans la FFH, renvoyant aux velléités autogestionnaires promues par la Communauté sourde. En s’appuyant sur des exemples étrangers, il s’agit de montrer des alternatives qui permettraient de sortir d’une impasse institutionnelle.

- En France, une recherche de compromis

En France, Isabelle Malaurie propose une solution à mi-chemin entre la position de Gérard Masson, Président de la FFH, et la position initiale de la FSSF à savoir la reformation d’un Comité Sourd spécifique pour les affaires internationales et nationales, comité élu et non désigné à la fin de l’année 2010. Cela semble aux yeux du Président de la FFH alors la meilleure solution : « Reformer un Comité Sourd, ou une Commission, cela peut marcher mais cela dépend bien sûr de qui en est le président. Après, les Sourds sportifs pourront participer aux compétitions internationales » (Malaurie, 2010, Websourd,). Pour Gérard Masson, les conditions minimales de l’entrée des Sourds sportifs à la FFH sont réunies. La mise en avant d’un observatoire sur les critères qui déterminent les spécificités de la communauté sourde, comme l’illettrisme, le besoin de vidéo en langue des signes, l’accessibilité, le besoin d’interprètes est possible et nécessaire. Il réaffirme que « cet observatoire nous a permis de mieux comprendre le monde des personnes sourdes et malentendantes (…) et que sa mise en place était nécessaire pour faciliter l’intégration » (Masson, 2010, Websourd). Poursuivant, Gérard Masson indique qu’ « à l’époque on avait fait un projet de création d’un observatoire national des personnes sourdes, un projet sportif certes qui se faisait discipline par discipline avec mise en commun des structures et des commissions. Pour nous, l’observatoire était une solution de passage entre la Fédération sportive des sourds de France et la Fédération Handisport et qui nous permettait de mettre en place tout doucement dans chaque commission sportive, une structure pour accueillir les personnes sourdes. Aujourd’hui on l’appelle l’observatoire du handicap. Il existe et il fonctionne, car les handicapés visuels eux-mêmes ont souhaité avoir cette forme « d’observatoire », de la même façon pour les polios ou les paraplégiques… » (Masson, 2010, Websourd).

Cet extrait de l’interview montre comment la FFH catégorise les publics, c’est-à-dire à partir de l’incapacité ou de la déficience. À ce titre, les Sourds peuvent travailler ensemble, à condition d’accepter qu’ils soient perçus sous l’angle déficitaire et non culturel. Pour Gérard Masson, l’objectif est de voir comment, « ensemble, sourds et non-sourds, un fonctionnement est possible et qu’une pratique sportive pour chacun est encore envisageable » (Masson, 2010, Websourd). Pour lui, la FFH est une fédération sportive « qu’une personne soit sourde, aveugle ou amputée, c’est avant toute chose un sportif et on se doit, de lui faire faire des activités physiques et si on peut, de la compétition. » (Masson, 2010, Websourd). Ainsi, l’identité ne se joue pas sur des particularités culturelles, mais un intérêt commun et partagé, la pratique sportive. D’ailleurs, il réaffirme un peu plus loin que « la FSSF quand elle a été créée, avait surtout l’idée de regrouper les personnes d’un même handicap ensemble et de les faire vivre ensemble et d’entretenir ensemble leur culture » (Masson, 2010, Websourd). Le propos de Gérard Masson montre à quel point cet acteur institutionnel a saisi l’enjeu pour les Sourds sportifs. Dans le même geste, Gérard Masson exhorte les Sourds à faire exister leur culture, mais en dehors des affaires sportives : « faites tout pour que ça continue, mais il n’y a pas besoin de le faire à travers une fédération sportive, faites-le à travers une fédération culturelle et sourde de France, pourquoi pas; et peut être que nous on sera adhérent de cette fédération culturelle. Est-ce qu’il y a aujourd’hui une culture du braille ? Je n’en sais rien, parce que les aveugles gèrent leurs problèmes entre eux. Ils ont des associations, des associations culturelles » (Masson, 2010, Websourd).

Gérard Masson voudrait donc très clairement extraire la logique qu’il qualifie de culturelle, de celle sportive. Le discours portant sur le fait que quel que soit le handicap, les sportifs sont avant tout des sportifs renvoie à l’idée d’une intégration la plus générale possible, rappelant l’objectif de créer une instance fédérale regroupant toutes les particularités physiques. En effet, Gérard Masson affirme qu’une « personne soit sourde, aveugle ou amputée, c’est avant toute chose un sportif », opposant les particularités à l’universalité de la condition de sportif.

Ainsi, le président de la FFH développe une certaine conception de la culture sportive se réclamant d’un universalisme mettant à distance les particularités culturelles, aspect central de la Communauté sourde. Le président de la FFH réfute l’idée que le mouvement Sourd sportif puisse se construire et se réaliser dans le modèle de « l’entre soi », tandis que les Sourds entendent historiquement affirmer leurs singularités notamment par le sport. Arrivés à ce stade, au niveau national, les Sourds sportifs sont largement mis en minorité. Pour autant, dans ce cadre, les instances internationales vont jouer un rôle de rééquilibrage des forces.

- Le dialogue impossible

En 2010, Craig Crowley, Président de l’ICSD, rappelle que les Sourds sportifs français ne peuvent participer aux compétitions internationales : « le statut de la FFH ne correspond pas aux statuts réglementaires de l’ICSD […] Si une fédération souhaite s’affilier à l’ICSD, elle se doit de suivre notre réglementation. Or, dans notre cas, la FFH ne le fait pas. » (Crowley, 2010, Websourd). Pour Josef Willmerdinger, secrétaire général de l’ICSD : « la FFH est affiliée au comité international paralympique (ICP). Mais il faut savoir que les Deaflympics ne sont pas les [Jeux] Paralympiques. (…) Les [Jeux] Paralympiques accueillent pour leur part des sportifs ayant un handicap physique. Dans le cadre de notre Deaflympics, nous accueillons des sportifs n’ayant pas de problèmes physiques mais linguistiques. Il s’agit de deux spécificités différentes qu’il faut savoir distinguer clairement. D’ailleurs, en novembre 2004, l’ICSD et l’ICP ont signé une lettre d’intention accordant la séparation des « corps », séparation entre ces deux différences » (Willmerdinger, 2010, Websourd).

Si Gérard Masson s’appuie sur une vision englobante du sport, il en va autrement des instances sportives internationales sourdes qui s’appuient sur des décisions internationales, leur permettant d’appuyer un peu plus sur leurs différences linguistiques et culturelles. En rappelant les différences historiques entre ICSD et ICP, Craig Crowley tente de montrer que la séparation entre Sourds sportifs et mouvement paralympique est particulièrement forte et que les situations nationales ne sauraient entraver les logiques institutionnelles internationales. In fine, pour Craig Crowley, les fédérations qui souhaitent s’affilier à ces deux organisations internationales doivent prendre en compte les règlements propres à chaque organisation, marquant un peu plus la séparation.

Pour Josef Willmerdinger, « cette incompréhension sur ce sujet vient du fait que beaucoup de personnes entendantes pensent que nous, les Sourds, nous sommes handicapés, ce qui n’est pas le cas et pensent alors mettre tous les handicaps dans le même panier, que ce soit visuel, moteur ou auditif » (Willmerdinger, 2010, Websourd). Dans le sport, ces handicaps ne seraient pas compatibles les uns avec les autres. Josef Willmerdinger explique par ailleurs que « Les Sourds n’ont pas de problème physique pour faire du sport, contrairement aux handicapés physiques. Notre problème n’est juste qu’une différence de langue » (Willmerdinger, 2010, Websourd).

Dans ce contexte, quelles sont les perspectives pour les Sourds sportifs et les décideurs de la FFH ? Alors que les présidents de la FFH, de l’ICSD et de l’EDSO se rencontrent le vendredi 5 mars 2010, leurs communiqués respectifs font état d’un échec (Crowley, 2010, Websourd). Aucune solution ne semble avoir été trouvée.

- La colère des Sourds sportifs

Dans ce contexte, une résistance locale s’organise sous le nom d’un comité, celui des « Sourds sportifs en colère ». Le 24 mai 2010, le Comité des Sportifs Sourds en Colère (CSSC) adresse une lettre ouverte au Président de la FFH en réponse à sa propre lettre ouverte du 10 février 2010. Le titre est éloquent : la « Fédération Française Handisport nous pénalise ». Son signataire, David Cloux, sportif de haut niveau et vainqueur d’une épreuve cycliste aux Deaflympics, se dit « leader » du collectif constitué et s’adresse à Gérard Masson en ces termes : « Dans votre lettre ouverte du 10 février 2010, vous estimez que nous, les Sourds sportifs, sommes victimes de la suspension, décidée par l’ICSD, de toute participation officielle aux rencontres internationales organisées sous sa responsabilité. Suspension également soutenue par l’EDSO, suite à votre refus de rectifier les statuts de la FFH afin qu’ils soient conformes à la constitution de l’ISCD. » (Cloux, 2010, Websourd).

Il poursuit et écrit que suite à « cette suspension, dont vous êtes responsables, nous ne pouvons plus participer aux Deaflympics, aux championnats du monde, aux championnats d’Europe et aux matchs amicaux internationaux. Vous-même n’êtes pas sourd, et ne connaissez pas notre identité culturelle, linguistique dans le sport. Nous nous demandons, donc, comment vous avez pu agir sans nous et décider à notre place de la suite à donner aux déclarations de l’ISCD, tout en sachant qu’aucun d’entre nous n’a été consulté avant » (Cloux, 2010, Websourd). Nous, « les Sourds sportifs, exigeons que la FFH ajoute une nouvelle clause dans ses statuts afin que les présidents des associations sportives sourdes puissent élire leur représentant sourd qui présidera la commission des Sourds Sportifs sous la tutelle de la FFH, conformément au souhait de l’ICSD et au nôtre. (…) Si vous vous obstinez à ne pas nous écouter et à refuser les arguments de l’ICSD, nous n'en serions que plus isolés et pénalisés dans nos droits de citoyens, et vous en seriez responsables. » (Cloux, 2010, Websourd).

Les propos tenus par ce « leader » de collectif montrent bien l’enjeu, celui de la représentation des Sourds au sein des instances qui les dirigent. Ce conflit renvoie, aux yeux des Sourds concernés, aux formes d’enfermement subies par les Sourds, pour lesquels, pendant longtemps, il s’est agi pour la Communauté sourde de faire valoir ses droits, notamment à partir de l’autodétermination et l’autogestion. Il y a donc, dans cette affaire, un enjeu symbolique particulièrement fort pour les Sourds français.

À ce stade, l’affaire semble donc dans une impasse. La situation reste d’autant plus problématique que le Président du Comité national olympique et sportif français (CNOSF), Denis Masseglia, se prononce pour le maintien des Sourds au sein de la FFH. Pourtant, l’assemblée générale du 16 avril 2011 de la FFH propose au vote des membres la création d’un comité des sportifs Sourds au sein de la FFH (Archives FFH), demande expresse des Sourds sportifs.

Ainsi, une nouvelle structure est créée pour les Sourds sportifs, le Comité de Coordination des Sportifs Sourds de France (CCSSF), et la FFH reconnait alors la spécificité de la Communauté sportive sourde en son sein. Ce vote est proclamé par 72 voix « contre », 150 voix « pour » et 6 voix « nul » (Archives du CSSC). Les Sourds sportifs français retrouvent leur place au sein de l’internationale sportive des Sourds à Rome lors du congrès de l’ICSD (Procès-verbal du Congrès de l’ISCD du 21 septembre 2011). Les français sont donc de nouveau autorisés à participer aux événements internationaux.

Cette décision met un terme à trois années de tensions entre la FFH et l’ICSD. Le président de la FFH se réjouit de cette décision en faveur du retour de la France au sein de l’ICSD: « Nous avons perdu beaucoup de temps, mais je suis heureux que notre détermination à maintenir les sportifs sourds au sein de la FFH, en conservant nos valeurs, tout en soutenant leur droit à participer aux compétitions internationales, ait été reconnus. Merci à toutes les associations qui nous ont fait confiance, aux nations qui sont restées fidèles à la France, berceau du sport pour Sourds et à l’ICSD et son président Craig Crowley en particulier, pour sa confiance renouvelée. » (PV du congrès de l’ISCD du 21 septembre 2011). Le président rappelle d’ailleurs que la FFH est déjà passée à une phase de collaboration active avec l’ICSD : « Le terme n’est plus aux querelles, mais au sport. Pour réaffirmer notre soutien au développement du sport des Sourds et les actions de l’ICSD, nous sommes d’ailleurs candidats à l’organisation du Championnat d’Europe de Football des Sourds en 2015 » (Archive ICSD, 2011). La décision prise à Rome par les membres de l’ICSD fait donc suite au vote favorable lors de la dernière assemblée générale de la FFH en faveur de la création d’un Comité de Coordination des Sportifs Sourds de France (CCSSF), afin de faire un pas vers l’ICSD. Ce vote favorable de l’ICSD reconnaît le CCSSF, institutionnalisant le comité et la FFH, lors de l’assemblée générale de l’EDSO à Moscou en juin 2012.

L’opposition entre FFH et ICSD s’achève donc ici, permettant aux Sourds sportifs de pratiquer dans les instances internationales du sport sourd, tout en étant intégrés sur le plan institutionnel à la FFH, tel que souhaité par l’État.

Conclusion

Cet épisode a permis l’émergence d’un nouveau contrat social entre deux mondes qui s’étaient jusque récemment construits de manière éloignée, voire opposée. D’un côté, la Communauté sourde a rejeté et rejette encore pour partie l’étiquette du handicap, tandis que la FFH, par l’intermédiaire de son Président, a exprimé une forme de rejet vis-à-vis de l’idée des particularismes culturels. Pour autant, l’enjeu en cours, porté par la FFH, était plus important. Intégrer institutionnellement et symboliquement les Sourds sportifs a permis de renforcer le mouvement handisportif, faisant de la FFH le principal interlocuteur auprès des instances ministérielles.

Mais, pour se faire, la FFH a dû accepter, non pas un type de déficience supplémentaire, mais bien une approche de la particularité physique se rapprochant de celle promue par la Communauté sourde. En effet, si la vision du handicap comme faiblesse ou vulnérabilité est aujourd’hui mise en avant sur le plan politique, les groupes sociaux considérés comme étant handicapés ne se perçoivent pas de manière homogène.

De ce fait, le discours du Président de la FFH argumentant une vision se voulant universaliste du sport est à replacer dans un contexte, où il s’agissait de défendre une ligne politique visant au regroupement institutionnel. A contrario, le discours des Sourds visait à garder une certaine autonomie institutionnelle, en justifiant celle-ci en fonction des particularités culturelles, historiques et linguistiques. Autrement dit, les discours analysés ici s’inscrivent dans une logique de distinction et d’opposition entre des acteurs en conflit. Ainsi, la FFH a intégré en son sein les logiques relevant de l’acceptation des différences culturelles et non fonctionnelles ou liées à des limitations d’activité, même si cela a nécessité la modification de ses statuts associatifs.

Faire société renvoie non seulement à accepter la diversité à partir d’un seul et même point de vue, mais aussi une propension à intégrer des visions du monde qui, pendant longtemps, ne se sont tout simplement pas rencontrées. Ainsi, le conflit a permis l’émergence d’une hybridation institutionnelle entre universalisme handisportif et particularisme sourd. Pour autant, il ne faudrait pas oublier, dans ce contexte, le rôle fondamental joué par l’État, via le ministère des Sports, qui est venu imposer aux acteurs des regroupements que ces derniers ne souhaitaient pas initialement.

Si l’État français a souhaité ce regroupement, ce n’est pas uniquement pour des questions économiques ou institutionnelles, mais aussi parce que le sport est perçu comme ayant une fonction sociale particulière, notamment au niveau européen. Le sport serait un vecteur important d’inclusion et d’intégration (Gasparini, 2008; Conseil de l’Europe, 2010 & Comité interministériel de lutte contre l’exclusion, 2013). Il permettrait aux citoyens en général et aux personnes ayant des incapacités en particulier d'interagir avec un ensemble d’individus tous différents mais regroupés sous une même conception de l’être humain. Il aiderait les pratiquants sportifs handicapés, par exemple, à développer des rapports avec d'autres membres de la société et à réduire les risques de discrimination. Le sport a donc une fonction éminemment politique de construction d’une société où les différences, sans pour autant être gommées, ne seraient plus un obstacle à la participation sociale.

Dans ce cadre de l’action publique, il convient alors de prendre en compte les besoins spécifiques des groupes particuliers, même lorsqu’ils n’adhèrent pas aux valeurs défendues par la FFH, comme c’est le cas des Sourds. Autrement dit, la FFH, en accueillant d’autres types de publics voit ses missions s’accroître. Pour le dire d’une autre manière, dans le cas que nous avons voulu exposer, la FFH tend à changer plus profondément qu’il n’y paraît au fur et à mesure de ses changements institutionnels.

Dans le même temps, à l’échelle européenne, la conférence du traité d’Amsterdam (1997) a souligné le rôle que joue le sport en vue de forger l’identité, ce que revendique la Communauté sourde. Au-delà donc des enjeux nationaux, se joue une autre partition, européenne, où le sport est aussi le lieu d’un droit à la différence et surtout d’un droit d’exprimer cette différence. En ce sens, si les Sourds sportifs revendiquent cette ligne, la FFH n’a d’autre choix que de l’adopter également, même si, comme nous l’avons vu, le droit à la différence et à l’expression des particularités n’est pas au centre de ses enjeux.

De l’autre côté, les Sourds sportifs ont également dû accepter que la surdité ne relève pas uniquement de l’appartenance à une culture. En effet, la participation aux compétitions est désormais soumise, non pas à l’appartenance à une Communauté, comme c’était le cas jusque-là, mais à un taux de perte auditive mesurable. En d’autres termes, si les Sourds ont pu conserver un relatif contrôle de leur destin par la création d’un comité spécifique, les critères et les catégories à l’oeuvre sont construits sur le modèle handisportif.

Tend à se construire potentiellement une vision des particularités physiques à mi-chemin entre des approches qui se sont longtemps opposées. En ce sens, l’opposition entre les deux mondes n’est probablement pas terminée.