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L’envers des îles blanches, avec Claudia Bernal et Danae Serinet Barrera. Studio-d’essai Claude-Gauvreau, Université du Québec à Montréal, Montréal (Canada), 2014.

Photographie de Marc-André Goulet.

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L’objectif ici est de donner quelques exemples de l’utilisation du texte littéraire comme matière de création d’une oeuvre interdisciplinaire. Mon processus de recherche m’a amenée à me concentrer sur ma propre démarche artistique et mon approche se situe dans cet esprit d’autoanalyse des mécanismes sous-jacents à l’oeuvre en train de se faire (Laurier et Gosselin, 2004). Après plus de quinze ans d’une production artistique diversifiée, j’essaie de saisir les aspects essentiels de ma pratique, leur dynamique, et mes processus de création. J’exposerai quelques-unes des stratégies déployées afin d’intégrer le texte littéraire dans l’oeuvre interdisciplinaire L’envers des îles blanches (Montréal, 2015) et j’expliciterai ma démarche de création à partir d’une perspective autopoïétique, grâce à des données tirées de mon journal de bord, à des enregistrements vidéo ainsi qu’à des observations lors de périodes d’expérimentation et d’introspection.

Entre arts vivants, arts visuels et littérature, L’envers des îles blanches se présente sous la forme d’une installation performative où s’agencent images, mots, danse, sons, écriture. M’inspirant librement de trois nouvelles du récipiendaire colombien du prix Nobel de littérature Gabriel García Márquez, je livre ma vision personnelle de La douleur des trois somnambules, La femme qui venait à six heures et Ève à l’intérieur de son chat. La salle est divisée en trois espaces, chacun correspondant à une des nouvelles et étant occupé par des oeuvres visuelles : gravures, sculptures, vidéos et compositions sonores. La performance, d’une durée de soixante-dix minutes, est déambulatoire, c’est-à-dire que je me déplace d’un espace à l’autre accompagnée du public qui assiste à la présentation de trois périodes de la vie d’une femme : l’enfance, la jeunesse et la maturité. Mon exercice de réflexion débute par une esquisse de ma démarche artistique. De fait, lors de la présentation finale, le public a accès aux éléments du dispositif installatif en tant qu’oeuvre d’art à part entière. Ces objets (chaises, miroirs, etc.) et matériaux (cendre, verre, bois, etc.) sont aussi en lien direct avec le texte de García Márquez, puisqu’ils sont soit présents dans les nouvelles, soit intégrés à l’installation à partir de mon interprétation personnelle de celles-ci.

Vue général de l’installation L’envers des îles blanches. Montréal, arts interculturels (MAI), Montréal (Canada), 2016.

Photographie de Paul Litherland.

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Dans ma pratique interdisciplinaire, « chaque art cherche à maintenir sa spécificité plutôt qu’à se différencier » (Pavis, 2007 : 13). Les disciplines étant singulières, je « profite », suivant la proposition de Patrice Parvis, « de [leur] particularité tout en les reconsidérant les unes par rapport aux autres » (idem) dans les différents types d’installation (peinture, sculpture, vidéo, etc.). C’est le cas des oeuvres installatives dans lesquelles le langage vidéographique interagit et est mis en relation, tant au niveau formel que conceptuel, avec des objets et des dispositifs sculpturaux relevant des arts visuels. Avec l’intégration de la performance aux installations, le « dialogue entre les disciplines » (Loubier, 2001 : 25) prend une connotation nouvelle et définit une pratique marquée par une approche interdisciplinaire conduisant à des créations qu’il est difficile d’associer à un champ artistique en particulier. Pour Patrice Loubier, la spécificité de l’installation réside dans sa généricité, dans le sens où « la pratique des artistes cesse d’être définie par le savoir-faire d’un médium particulier et exclusif […]. [Ceux-ci] font de l’art tout simplement et génériquement concrétisent leur démarche en recourant à un médium ou à un autre selon leurs besoins et, parfois, sans recourir à aucun » (Loubier, 1997 : 13).

Contrairement aux réflexions de Loubier sur l’interdisciplinarité, mon choix « d’un médium ou [d’un] autre, ou [de] leur agencement, pour produire une oeuvre » (Loubier, 2001 : 25) ne se fait pas « indifféremment » (idem). Il s’appuie sur des savoir-faire à partir desquels s’opèrent des procédés de déterritorialisation et de déplacement. Au début du processus de création, le choix des médiums est très intuitif, mais au fur et à mesure que la création avance, il se définit en fonction du médium qui convient le plus à la réalisation de l’oeuvre, tant au niveau formel que conceptuel. Dans tous les cas, c’est le sujet de l’oeuvre qui détermine l’utilisation d’un « art », d’un objet, d’un matériau en particulier. Ma pratique interdisciplinaire s’est ainsi transformée, d’une part, parce que la performance et le texte prenaient une place de plus en plus grande à l’intérieur de l’oeuvre, et d’autre part, parce que j’ai commencé à faire appel à des collaborateur·trices spécialisé·es pour enrichir mon travail, tel·les des musicien·nes ou des vidéastes[1].

Le texte a toujours été présent dans ma pratique artistique comme source d’inspiration et matière de création. Il est devenu de plus en plus présent, autant dans la matérialité des oeuvres que dans le processus de création. Dans mes premières oeuvres, le texte faisait partie de la composition visuelle : des mots écrits au pinceau, à la main ou avec des pochoirs étaient intégrés aux peintures, aux objets ou aux dessins. L’incorporation des graphies dans les créations interdisciplinaires s’est faite graduellement et sous différentes formes : les noms de plus de trois cents femmes assassinées ont été apposés sur chacune des urnes en céramique de l’installation Monument à Ciudad Juárez (2002) pour évoquer leur mémoire; le poème Le fugitif de Pablo Neruda, soumis à une rigoureuse analyse, a été le point de départ de la création interdisciplinaire Fuite (2006), sans pourtant être présent comme texte (écrit, sonore) dans l’oeuvre finale; un conte du Colombien Nicolás Buenaventura Vidal, résidant à Paris, a été intégré à la bande sonore de l’installation-performance Vert moisi est la couleur de l’oubli (2010).

Dans ma pratique artistique, un dialogue s’établit entre les cultures latino-américaine et québécoise. En traversant la biographie de García Márquez en 2013, j’ai été amenée à relire plusieurs de ses écrits, dont le recueil Ojos de perro azul (1974; Des yeux de chien bleu, 2005) que j’avais lu à l’école secondaire, comme la plupart des jeunes Colombien·nes. Cette lecture a réveillé en moi le désir de créer une oeuvre interdisciplinaire à partir de La douleur des trois somnambules, La femme qui arrivait à six heures et Ève à l’intérieur de son chat, trois des courtes nouvelles qui composent ce recueil. En effet, ces textes littéraires sont au centre du processus de recherche et de création du dispositif installatif et de la performance de l’oeuvre L’envers des îles blanches[2], dont il sera question ici. Je considère le texte littéraire comme matériau plastique (graphique, visuel, sonore, etc.) au même titre que l’encre, la cire, les fibres, la vidéo ou la terre. En tant qu’artiste en arts visuels, je me posais des questions sur la façon d’intégrer les textes narratifs de García Márquez dans une installation visuelle. Comment transposer un texte littéraire en une oeuvre interdisciplinaire, et plus particulièrement en une installation performative? Quelles sont les stratégies de son intégration au dispositif de l’installation ainsi qu’aux actions performatives? Comment performerai-je ces textes? Comment parler de mon identité de femme-artiste-mère-immigrante-hispanophone-habitant-au-Québec à travers les personnages de ces nouvelles?

Composé de onze nouvelles écrites entre 1947 et 1955, Des yeux de chien bleu se caractérise par une esthétique surréaliste dans laquelle l’écrivain fait appel à de puissantes images jaillies de son inconscient. Cette forme d’écriture directement liée aux propositions surréalistes de transformation de la signification par la manipulation, la juxtaposition et des collages inhabituels nous permet d’appréhender le réel à travers l’imaginaire : la vie, la naissance, la putréfaction, le songe et la réalité sont une seule et même chose. Tout au long des récits, nous plongeons dans un monde onirique où le temps et l’espace sont définitivement déréglés ou en constante altération. Le temps (heures interminables, vie lente, heures d’insomnie) et la mort sont les thèmes centraux de l’écriture. Malgré une toile de fond apparemment quotidienne, ces nouvelles ne font pas allusion à un monde réaliste, mais évoquent plutôt un univers surnaturel dans lequel des phénomènes de réincarnation, de lévitation, d’insomnie et de magie surgissent. J’étais convaincue que ce terrain fécond allait me permettre d’explorer le texte dans toutes ses dimensions pour l’intégrer à l’installation et le performer.

L’envers des îles blanches, avec Claudia Bernal et Danae Serinet Barrera. Montréal, arts interculturels (MAI), Montréal (Canada), 2016.

Photographie de Paul Litherland.

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Dans le récit La douleur de trois somnambules (Amargura para tres sonámbulos), García Márquez aborde le thème de la vie mais imprégnée de la mort. Les trois somnambules, narrateurs de l’histoire et frères du personnage principal, retracent à travers leurs souvenirs d’enfance l’élégie du personnage principal, une jeune fille qui, lors d’une de ses déambulations nocturnes, est tombée dans la cour par la fenêtre du deuxième étage de la maison. À partir de ce moment-là, elle commence à se désintégrer jusqu’à ressembler à la mort. La protagoniste d’Ève à l’intérieur de son chat (Eva está dentro de su gato) est, pour sa part, une femme d’âge mûr, extraordinairement belle, tourmentée par le souvenir d’un enfant mort enseveli sous un oranger et dont les « os sont réduits en cendres » (García Márquez, 2005 : 48). Le thème central de cette nouvelle est la mort et la réincarnation. Ève n’est pas un personnage de ce monde; elle existe dans un monde « étrange et inconnu » (ibid. : 46). Son désir le plus profond est de quitter les limbes pour devenir son chat. À la fin de l’histoire, Ève se rend compte que le chat, la maison et elle-même étaient disparu·es depuis trois mille ans. Quant à La femme qui venait à six heures (La mujer que llegaba a las seis), il s’agit d’un récit très réaliste où les références au temps et à la mort sont très concrètes : une prostituée qui vient de tuer son client rentre à six heures dans un restaurant à la recherche d’un alibi.

Mon intérêt pour ces textes découle principalement de mon identification aux femmes de ces histoires et de mon penchant pour l’ambiance surnaturelle des espaces dans lesquels elles évoluent. Dans chaque nouvelle, le personnage principal est une femme : une jeune fille, une prostituée et une femme âgée. La lecture de leur histoire m’a ramenée à mon passé à Bogota : à la violence familiale et sociale, au harcèlement, au machisme quotidien. Les points de vue des narrateur·trices varient fortement, ce qui a, bien entendu, des répercussions dans la reprise performée. Dans La douleur des trois somnambules, l’histoire de la jeune fille est racontée à la première personne du pluriel par ses trois frères devenus adultes. Ils narrent le récit d’un point de vue interne, c’est-à-dire que les faits sont perçus, interprétés et racontés à travers leurs yeux. Dans La femme qui arrivait à six heures, la narration est à la troisième personne du singulier et une grande partie de la nouvelle est constituée des dialogues entre les deux personnages principaux : José et La Femme. La narration d’Ève à l’intérieur de son chat, omnisciente, est portée par une troisième personne du singulier qui partage son histoire à partir de différents points de vue, dévoile ses pensées les plus profondes, ses angoisses, ses peurs, et se déplace dans l’espace et dans le temps.

Après une première lecture des nouvelles, j’avais déjà une bonne idée des espaces que je voulais évoquer et des êtres qui allaient les occuper : une maison avec un jardin pour la jeune fille somnambule, un bar pour la prostituée et un non-lieu pour la femme d’âge mûr. Je me retrouvais dans l’univers de cet écrivain colombien, je m’identifiais à lui (à sa langue, à son amour pour la musique, la danse, la fête), mais aussi aux personnages de ses histoires. Cependant, mon oeuvre ne serait pas une illustration de ses textes, mais plutôt le point de départ d’un voyage dans son imaginaire et dans le mien. Ma recherche consistait à explorer les façons les plus efficaces d’intégrer le texte à l’espace-temps de l’installation performative. Il est important de mentionner qu’il ne s’agissait pas d’un intérêt purement formel ou plastique, puisque, selon moi, le sens d’un texte dans le contexte d’une performance est donné par la relation qui se tisse avec le corps, l’espace, le temps et, donc, pas seulement par la signification ou le sens littéral des mots. L’utilisation d’un texte littéraire comme matière de création et la présence des écritures sur scène ont des conséquences sur la dramaturgie, l’esthétique et la réception du spectacle de la part du public. Le texte est devenu un élément visuel supplémentaire. En conséquence, le public doit être en mesure d’observer, d’entendre et de lire l’oeuvre vivante qui témoigne de plus en plus d’une multisensorialité (Ryngaert et Martinez, 2011).

Le texte comme matériau 

Pour la création de L’envers des îles blanches, j’ai procédé à une lecture analytique des textes choisis afin d’en faire une première adaptation sous la forme de monologues. À cette étape, j’ai créé une grille d’analyse qui m’a permis d’identifier dans chaque texte les éléments dont j’allais tenir compte pour la conception du dispositif visuel et les expérimentations corporelles en vue de la performance. Ainsi, pour chacune des nouvelles, j’ai identifié tous les éléments pouvant être inclus dans les catégories suivantes : présences (personnages), lieux, objets, matériaux, sensations, actions, sons. À partir de cette analyse, j’ai pu définir la matérialité du texte et son intégration dans l’espace-temps de l’oeuvre, de façon à ce qu’il puisse devenir « objet » grâce aux explorations avec différents médiums tels que la vidéo, la sculpture, la peinture, l’exploration sonore.

Durant le processus de création, il était nécessaire de m’interroger sur les diverses façons d’insérer le texte dans l’installation, sur l’effet de son intégration dans l’espace-temps de l’oeuvre, sur la forme qu’il prendrait à l’intérieur de la performance. Les éléments qui composent l’oeuvre finale ont le même statut et tous contribuent à la compréhension du texte. Dans ce « théâtre “visuel”, “dit d’images”, […] le texte est absent, ou du moins traduit autrement […] » (Di Mercurio, 2011). En tant qu’artiste visuelle embrassant l’écriture de García Márquez, je me suis donné une complète liberté : liberté d’interpréter, de m’approprier, de couper, de coller, d’assembler, d’ajouter, d’enlever, de réécrire, de transposer… La seule contrainte que je me suis imposée, c’est que tout, ou presque, devait surgir du texte. Celui-ci a été « absorbé » par l’installation comme par le corps, le son et la lumière.

Transposition visuelle du texte 

La présence d’écrits sur scène est un phénomène de plus en plus courant dans les créations actuelles : la diffusion de titres ou de chiffres sur des écrans, la projection de mots ou de phrases, voire de l’oeuvre en entier, sur les corps des acteur·trices ou sur le plancher de la scène figurent parmi les stratégies utilisées pour présenter matériellement le texte sur scène. Paradoxalement, ce phénomène émerge à un moment où le théâtre prétend s’émanciper du texte dramaturgique jusqu’au point de créer des spectacles où il est presque absent. Dans l’ouvrage collectif Graphies en scène, sous la direction de Jean-Pierre Ryngaert et Ariane Martinez, les auteur·trices présentent et analysent, à travers tout un éventail d’oeuvres et de créateur·trices, les différentes possibilités d’inscription du texte sur le plateau. Selon Ryngaert et Martinez, au théâtre comme dans les autres arts scéniques,

[l]a graphie obéit à des modalités plastiques qui dépendent, d’une part, des signes utilisés (signes imprimés ou manuscrits) et des caractères formels (type, taille, couleurs des caractères), d’autre part des matériaux (papier, terre, bois, sable…) et des supports sur lesquels elle paraît (mur, toile, objet, corps, écran…). Enfin, elle s’expose de manières diverses au regard du spectateur (graphie lisible ou illisible, à vue ou en partie cachée)

(Ryngaert et Martinez, 2011 : 81).

L’écriture de García Márquez étant très riche en images autant visuelles que sonores, il était clair pour moi que le texte allait prendre différentes formes : en effet, une partie des extraits des textes a été intégrée à l’installation par une transposition purement visuelle de sa matérialité, alors qu’une autre bonne partie des textes a été transposée en objets et en sons, et j’en ai déclamé une partie lors des performances devant le public. Le dispositif de L’envers des îles blanches était composé d’éléments matériels (impressions digitales sur papier, bandes de tissus, chaises, objets faits en fibres, etc.) et d’éléments immatériels tels des sons et des projections vidéographiques. L’installation était un amalgame, d’une part, d’éléments visuels fixes que les visiteur·euses pouvaient regarder de près avant le début de la performance (par exemple, trois miroirs dorés gravés au laser), d’autre part, d’éléments que j’introduisais dans l’espace pour des actions spécifiquement performatives et qui restaient dans l’installation visuelle jusqu’à la fin de la performance. C’est le cas des fragments de verre que j’utilisais durant le troisième tableau, la transformation d’Ève. Un tel dispositif me permettait d’adapter l’installation à différents lieux d’exposition / performance. La transposition du texte se réalisait par sa présence dans l’espace scénique. En ce sens, pour « donner à voir » le texte, je privilégiais un langage plastique qui prenait forme à travers la matière et qui avait comme but principal d’éveiller les sens, dans ce cas-ci, le sens de la vue. Lors de la présentation de l’oeuvre, je souhaitais que le texte soit saisi (reconstruit, réinterprété, assimilé) par les spectateur·trices à travers le corps de la performeuse, les éléments visuels, la lumière, les sons.

Dès l’ouverture des portes, le public pouvait constater que je n’avais pas créé un espace fictif puisqu’il se voyait confronté à un espace réel d’exposition qu’il était invité à visiter comme dans n’importe quelle galerie ou centre d’artistes. Les éléments de l’installation ne constituaient pas des éléments de décor, étant là pour être regardés en tant qu’oeuvres issues des arts visuels. Les « visiteur·euses » ne faisaient pas face à des acteur·trices déclarant leur texte, mais se retrouvaient à déambuler en plein milieu d’espaces, dessinés par la lumière et l’ombre, et d’objets, auxquels s’ajouteront durant la performance d’autres images scéniques, d’autres lumières, d’autres espaces (réels ou virtuels), d’autres sons.

Ainsi, l’espace de la salle a été divisé en trois par trois paires de bandes de mousseline blanche translucide. Des extraits des textes ont été mis en page et découpés au laser sur lesdits tissus de façon à évoquer la technique du pochoir, connue en arts d’impression et réputée pour la réalisation de graffitis. Ces tissus faisaient allusion autant aux pages du livre qu’à un mur, à une toile ou à toute autre surface susceptible d’être recouverte de signes. De cette façon, les textes étaient devenus des objets, en raison non seulement de la dimension des bandes allant du plafond au plancher, mais aussi de leur présence augmentée grâce à la lumière qui, les éclairant par l’arrière, projetait en même temps les écrits sur les murs et le plancher de la salle. Ces objets créés par la lumière étaient en réalité l’ombre des trous laissés par les lettres découpées dans les tissus.

Des extraits des textes découpés et mis en page sur des tissus. L’envers des îles blanches, avec Claudia Bernal. Studio-d’essai Claude-Gauvreau, Université du Québec à Montréal, Montréal (Canada), 2014.

Photographie de Marc-André Goulet.

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Les miroirs dorés

Trois miroirs dorés identiques ont été placés dans l’aire de l’installation, un dans chaque espace performatif. Ces éléments, qui rappellent la plaque à graver, mettaient en relief la fragmentation et la multiplication de l’espace. Dans les trois nouvelles choisies, García Márquez fait référence à des surfaces qui nous renvoient notre image, comme l’eau ou le cristal. La métaphore de la glace comme élément qui nous donne accès au monde des rêves est clairement exprimée dans ces extraits de La douleur des trois somnambules :

Un jour, elle nous a dit qu’elle avait vu le grillon dans l’ovale du miroir, comme englouti par la transparence solide, et qu’elle avait traversé la surface de verre pour l’attraper. Nous ne savions pas, en vérité, ce qu’elle avait voulu nous dire, mais nous avons constaté que ses vêtements étaient mouillés, collés à son corps comme si elle sortait d’un bassin

(García Márquez, 2005 : 61).

Elle l’évoquait [l’enfant] somnambule sous la pelouse du jardin, au pied de l’oranger, une poignée d’humus dans la bouche. Elle croyait le voir dans sa fosse d’argile, creusant vers le haut de ses ongles et de ses dents, fuyant le froid qui mordait son dos, cherchant une issue vers le jardin, à travers ce petit tunnel où on l’avait déposé parmi les escargots

(ibid. : 44).

En révisant mon cahier de croquis, j’ai remarqué un dessin que j’avais tracé très rapidement et qui représentait un lit au milieu duquel poussait un arbre gigantesque. J’ai repris cette image incongrue pour la retravailler à partir des textes de García Márquez. En effet, le lit me semblait être un objet qui, en plus d’être présent dans les textes en tant qu’objet réel (le lit de la somnambule, de la malade et de la prostituée), faisait aussi référence aux rêves (sommeil, cauchemars des trois femmes). Pour représenter le monde des rêves, j’ai réalisé un collage d’éléments disparates à partir du texte cité ci-haut : l’image est composée de ce lit au centre duquel est planté un oranger, dont les racines traversent l’oreiller et se fusionnent au cordon ombilical d’un foetus qui repose en dessous du lit. Un grillon géant domine l’ensemble de la composition. La présence de cette image-objet synthèse dans l’espace de l’installation voulait marquer, pour les spectateur·trices, le passage vers une autre dimension, un monde onirique, comme celui de la somnambule chez García Márquez ou encore celui d’Alice au pays des merveilles. Durant la performance, grâce à l’éclairage, les miroirs étaient d’ailleurs utilisés comme éléments de transition entre les trois tableaux. Puisque les spectateur·trices pouvaient se déplacer librement dans l’espace de l’installation, entre les surfaces réfléchissantes qui leur permettaient de jouer avec les multiples perspectives, il·elles étaient contraint·es de confronter les objets réels et leurs reflets.

Trois miroirs gravés marquant le passage d’un espace à l’autre. L’envers des îles blanches. Montréal, arts interculturels (MAI), Montréal (Canada), 2016.

Photographie de Paul Litherland.

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Des mots de cendre

La cendre est un des matériaux présents dans les textes de García Márquez :

Ses pensées erraient toujours dans des couloirs humides et sombres, époussetaient les portraits couverts de toiles d’araignée où s’était collée la cendre inquiétante et terrible qui tombait de là-haut, de l’endroit où les os de ses ancêtres étaient redevenus poussière, invariablement elle se souvenait de l’enfant

(idem).

Pourquoi ses affaires étaient-elles recouvertes d’une couche de poussière? Qu’étaient devenus ses treize livres favoris? Le chat avait disparu. Elle se souvint de l’oranger dans le jardin et le chercha, voulant retrouver « l’enfant » dans son trou d’eau. Mais l’oranger avait également disparu, et « l’enfant » n’était qu’une poignée d’arsenic mêlée à de la cendre sous une lourde dalle de béton

(ibid. : 54).

J’ai utilisé la cendre dans la création de l’installation pour évoquer, comme dans les récits, la mort et la transformation de la matière. J’ai exploré différentes façons de la manipuler. J’en ai dispersé une bonne quantité sur le plancher de mon atelier. J’ai marché pieds nus sur elle, en créant des formes. J’ai tracé, dans elle, avec le bout de mon doigt, des lettres. Je l’ai laissé s’écouler entre mes doigts. J’en ai fait des petites montagnes. J’ai créé des reliefs. J’aimais la texture de la cendre, ses variations de couleur, les possibilités qu’elle m’offrait.

La cendre symbolise le temps qui passe, un des thèmes importants dans l’oeuvre de García Márquez en général, et dans Des yeux de chien bleu (2005) en particulier. Pour le deuxième tableau, inspiré de La femme qui venait à six heures, j’ai dessiné avec un pochoir et des cendres les mots « le temps » sur le tabouret tournant du bar. C’était la combinaison parfaite : les cendres et le temps. Le temps qui passe, incarné par ce qui reste quand le temps passe, soit les cendres. Ces deux mots sur le tabouret tournant devenaient essentiels en évoquant l’horloge qui marquait six heures, le cycle de la vie, notre condition éphémère. Les cendres sont des poussières inertes qui peuvent se disperser dans le vent ou se dissoudre dans l’eau. À un certain moment de la performance, mon double (la performeuse et danseuse, Danae Serinet Barrera) et moi nous approchions du tabouret et soufflions sur ces deux mots, « le temps ». Les cendres s’envolaient et se dispersaient dans l’air.

Des mots de cendre. L’envers des îles blanches. Montréal, arts Interculturels (MAI), Montréal (Canada), 2016.

Photographie de Paul Litherland.

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Texte et performativité 

Les expériences vécues par les personnages principaux des récits étaient ce qui m’intéressait particulièrement. Les trois femmes de ces nouvelles – la jeune fille, la femme prostituée et la femme d’âge mûr – se fondaient en une seule et unique femme : moi. J’aspirais à percer la vérité de ces êtres, à saisir les sensations qu’elles expérimentaient et la façon de les exprimer. Je désirais, à travers ma propre sensibilité, mon corps, ma voix, présenter leur joie, leurs désirs, leur désarroi, leur révolte et leur besoin de liberté. Pour donner vie à ces femmes, je devais changer de point de vue et livrer leurs expériences à la première personne du singulier.

Les textes de García Márquez m’ont saisie parce qu’en les lisant, ils m’ont transportée dans d’autres temps, d’autres lieux : les lieux et le temps de mon enfance, de ma jeunesse, jusqu’au moment présent. Je me suis reconnue dans ces histoires qui sont devenues, d’une certaine façon, mon portrait. Mon vécu personnel serait évoqué dans l’action scénique. Les peurs, la solitude, la marginalisation de mon enfance troubleraient les contours du personnage de la somnambule; la violence du désir sexuel vécue dans ma jeunesse, ceux de la prostituée; et ma résilience et ma transformation, ceux de la femme d’âge mûr qui se réincarne en chat. De la même façon que j’ai posé des gestes pour arriver à la création de l’installation L’envers des îles blanches, ma volonté était de présenter les protagonistes des nouvelles à travers leurs / mes mouvements.

Dans nombre de créations scéniques contemporaines, non seulement « le texte n’a plus force de loi » (Jubinville, 2009 : 8), mais son « importance qualitative serait, aujourd’hui, relativisée (ou mise en question) par son immersion dans un ensemble plus large : celui des “écritures” » (Simonot, 2001 : 20), ce terme étant couramment appliqué désormais non plus exclusivement au texte mais aussi à la scénographie, au son, à l’éclairage, etc. En effet, avec le déplacement du texte vers la représentation, la part du texte comme « support privilégié de la transmission du message » (Hébert, 2009 : 38) ne serait plus déterminante dans la génération du sens de l’oeuvre, mais constituerait un élément parmi plusieurs autres. Ainsi, le texte « entre en dialogue » (ibid. : 35) avec les divers matériaux qui composent un spectacle : idées, images, objets, corps, improvisations, sons, lumières, etc.

Je tiens à mentionner que mon approche méthodologique est organique, c’est-à-dire que les différentes écritures émergent les unes par rapport aux autres. L’écriture des actions performatives s’est réalisée au fur et à mesure des explorations tant à partir du texte qu’à partir d’improvisations corporelles. Au début, j’accomplissais les actions pour les actions elles-mêmes et, postérieurement, elles étaient explorées en relation avec l’espace installatif et avec les objets de l’installation. Ainsi, des actions décrites dans les récits (être là, pousser des cris angoissés, appeler chacun·e par son nom, prier, chanter, taper des mains, s’asseoir, tomber, etc.), combinées à des sensations (épouvante du vide, peur des ténèbres, etc.), devenaient le point de départ d’expérimentations corporelles en atelier.

C’est le cas d’une séquence vidéographique mise en dialogue avec les autres éléments de l’installation et avec le corps. Dans les trois nouvelles de García Márquez, le temps et l’espace sont déréglés. Les frontières entre rêve / réalité, présent / passé, intérieur / extérieur sont abolies. Les narrateurs de La douleur de trois somnambules, les trois frères, décrivent comment durant l’un de ses épisodes de somnambulisme, la jeune fille a un rêve, ou plutôt un cauchemar, qui la pousse à se déplacer dans la maison pour ensuite tomber de la fenêtre du deuxième étage :

Au début, nous ne pouvions le croire. Nous l’avions vue des mois durant, arpenter les pièces à n’importe quelle heure, la tête droite mais le dos voûté, sans s’arrêter, sans jamais se fatiguer. La nuit, nous entendions la sourde rumeur de son corps évoluer parmi les ombres, et peut-être nous est-il arrivé de rester éveillés dans le lit, écoutant son pas secret, le suivant, l’oreille aux aguets, dans toute la maison. Un jour, elle nous a dit qu’elle avait vu le grillon dans l’ovale du miroir, comme englouti par la transparence solide, et qu’elle avait traversé la surface de verre pour l’attraper. Nous ne savions pas, en vérité, ce qu’elle avait voulu nous dire, mais nous avons constaté que ses vêtements étaient mouillés, collés à son corps comme si elle sortait d’un bassin

(García Márquez, 2005 : 60-61).

Ce décalage, ces allers-retours dans le temps et dans l’espace étaient difficiles à transposer, puisque la performance se fait au présent. La vidéo, dont une des caractéristiques est le montage des séquences qui permet de faire des sauts temporels, était à mon avis le meilleur moyen pour montrer cette perte de la notion du temps dont souffre la somnambule. Je me suis inspirée des extraits du texte cités précédemment pour réaliser une bande vidéographique qui montre la jeune fille en train de déambuler dans la maison pendant qu’elle a des rêves / cauchemars jusqu’au moment de la défenestration. Durant la performance, la projection de cette vidéo sur le mur de la salle est simultanée à l’exécution des actions performatives pour rendre compte du parallélisme des gestes : d’une part, la jeune somnambule qui rêve et titube, d’autre part, moi qui me déplace d’un point A à un point B dans l’espace scénique. Ce procédé visait à apporter aux spectateur·trices des éléments nécessaires à la compréhension du comportement du personnage.

L’envers des îles blanches, avec Claudia Bernal et Danae Serinet Barrera. Studio-d’essai Claude-Gauvreau, Université du Québec à Montréal, Montréal (Canada), 2014.

Photographie de Marc-André Goulet.

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Tel que mentionné plus haut, le deuxième tableau, conçu à partir de la nouvelle La femme qui venait à six heures, se situe dans un espace évoquant un bar. Au début de la performance, je me dirigeais vers les spectateur·trices pour offrir mes services en espagnol. En devenant mes « client·es potentiel·les », il·elles étaient incorporé·es à ma performance. À ce moment, j’avais une réelle interaction avec ceux-ci et celles-ci, malgré le fait que je m’adressais à eux et à elles en espagnol. Durant le processus de création, je me posais des questions sur la langue à utiliser dans cette oeuvre. Les textes sont originalement écrits en espagnol, la langue maternelle de García Márquez et la mienne. Cependant, l’oeuvre était en train de se faire à Montréal, dans un contexte multilingue et multiculturel. Maîtrisant bien le français, et ayant lu auparavant toute l’oeuvre de García Márquez en espagnol, je sentais un décalage entre l’écriture de l’auteur et la traduction en français, sans compter que cette dernière était dans un français standard et non un français québécois. J’ai donc fait une lecture comparée des récits en langues française et espagnol. L’écart entre ces deux versions a été encore plus évident pour moi à la lecture de La femme qui arrivait à six heures : les personnages, une prostituée et un tenancier de bar, sont clairement issus d’un milieu socioéconomique modeste, mais, à mon avis, cela n’a pas été reflété dans le français utilisé pour rendre leurs dialogues. La reconnaissance de cette différence m’a incitée à prendre la décision de garder l’espagnol pour ce tableau. Mon intention a été, d’une certaine manière, de faire vivre aux spectateur·trices le décalage linguistique que j’avais expérimenté lors de la lecture des textes et durant le processus de création de l’oeuvre.

Durant la performance, je disais le texte en espagnol pendant qu’un couple dansait au son d’une musique endiablée. Je supposais que la plupart des spectateur·trices arrivaient à l’entendre, mais probablement pas à le comprendre. Cette superposition des signes et des cadences intensifiait la charge dramatique. L’énergie de l’énonciation prenait le pas sur la signification linguistique qui devenait moins intelligible. La parole acquérait ainsi une dimension sensorielle et entrait directement en contact avec la sensibilité du destinataire (Bouko, 2010). Le·la spectateur·trice était saturé·e d’informations, invité·e à se laisser porter par le rythme, la sonorité de la langue, le mouvement des corps. Pour faciliter la compréhension de l’action, des surtitres en français défilaient sur un panneau lumineux DEL faisant partie de l’installation. Les lettres rouges sont habituellement chargées de signification : la violence de l’acte, le danger. Or, l’objet avait été ici détourné de sa fonction originale; il évoquait les lumières du village et servait de support pour le texte.

L’envers des îles blanches, avec Claudia Bernal, Danae Serinet Barrera et Luis Cabanzo. Studio-d’essai Claude-Gauvreau, Université du Québec à Montréal, Montréal (Canada), 2014.

Photographie de Marc-André Goulet.

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Pour le troisième tableau de la performance, des extraits enregistrés des textes ont été transformés pour être convertis en une matière sonore : les signes linguistiques ont ainsi été décomposés et leurs signifiants utilisés en tant que sonorités autonomes. Dans son livre Théâtre et réception : le spectateur postdramatique (2010), Catherine Bouko fait référence à l’autonomisation du langage au sein du théâtre postdramatique lorsqu’il est « libéré de sa fonction discursive » pour signaler comment « il perd sa fonction de communication du drame » (Bouko, 2010 : 56). Elle dira que « [c]ette forme langagière met en avant le signifiant plutôt que le signifié; la sensualité est privilégiée au sens. La matérialité des mots naissant lors de leur énonciation scénique prend le pas sur leur inscription dans un discours » (idem). La matérialité des sons énoncés dans l’espace scénique devient plus pertinente que son utilisation à l’intérieur d’un discours. Cette autonomisation peut se manifester à travers un travail sur le « cri » ou un isolement des signes linguistiques. Dans mon projet de recherche, j’ai souhaité non seulement transposer le texte en actions performatives, mais aussi combiner sa matérialité sonore (voix, rythmes, répétitions, silences, etc.) avec les actions corporelles pour ainsi mettre en valeur la dimension performative et rendre plus concrète l’énonciation. La réincarnation d’Ève, son changement d’état, est décrite dans le texte de García Márquez de la façon suivante :

Sur sa langue, la salive s’était épaissie. Une gomme dure collait à ses dents, à son palais, descendait dans sa gorge sans qu’elle pût la retenir. Pour la première fois elle éprouvait un désir différent de la soif, un désir supérieur. L’espace d’un instant, elle en oublia sa beauté, son insomnie et sa frayeur absurde. Elle ne se reconnaissait plus […]. Sa nouvelle vie était un isolement complet, une impossibilité totale d’éprouver la moindre sensation. Pourtant, à tout moment, elle sentait une vibration la parcourir, un frisson l’inonder comme pour lui signifier qu’un autre univers physique se mouvait en dehors du sien […]. Il y avait une seconde à peine – pour notre monde temporel – que le passage avait eu lieu, de sorte qu’elle commençait à peine à entrevoir la nature de son nouvel univers. Autour d’elle tout n’était que ténèbres […][,] son angoisse augmenta lorsqu’elle se sut plongée dans une brume épaisse et impénétrable […]. Non, ce n’était qu’un changement d’état, un passage normal du monde physique à un monde plus simple, moins rude, où toutes les dimensions ont été abolies […]. Les insectes sous sa peau ne la faisaient plus souffrir. Sa beauté n’était plus que ruines. Maintenant, dans ce milieu élémentaire, elle pouvait être heureuse

(García Márquez, 2005 : 49-50).

La séquence performative, inspirée par Ève à l’intérieur de son chat, a été construite comme un rituel à partir de mon vécu personnel. En effet, durant ma recherche de mémoire-création à l’Université du Québec à Montréal, j’étais en train de vivre un moment important tant au niveau personnel que professionnel. Comme la femme du récit, j’éprouvais « le passage » de la jeunesse à la maturité. Je tenais à vivre mon propre rite de passage à travers la réincarnation d’Ève. Je serais la prêtresse de mon propre rituel.

Nous devons à l’ethnologue et folkloriste français Arnold van Gennep le concept de rites de passage, étant le premier à avoir pris en compte leur universalité. Chaque transition d’un état à un autre nécessite, pour ainsi dire, une étape intermédiaire, des paroles, une initiation. Pour « être accueilli », il faut préalablement « être séparé ». Un rite de passage marque le changement de statut social ou sexuel d’un individu, comme la puberté, la naissance, la mort ou la ménopause. Selon cet auteur, les rites de passage peuvent être subdivisés en rites de séparation (« preliminal rites »), rites de transition (« liminal rites ») et rites d’incorporation (« postliminal rites ») (Gennep, 1960 : 11).

Après avoir vécu au Québec pendant la moitié de ma vie, je me suis identifiée à Ève voulant se transformer pour accéder à un nouvel univers. C’est pourquoi la séquence performative travaillée à partir de l’extrait cité ci-haut a été façonnée comme un rite de passage en trois étapes. J’ai écrit entre guillemets la citation qui, dans le texte, marque chaque étape :

  1. Étape préliminaire (séparation) ou constatation du désir de changement : « Pour la première fois elle éprouvait un désir différent de la soif, un désir supérieur » (García Márquez, 2005 : 49).

  2. Étape liminaire (transition) ou moment où s’effectue l’efficacité du rituel, à l’écart du groupe : « Pourtant, à tout moment, elle sentait une vibration la parcourir, un frisson l’inonder comme pour lui signifier qu’un autre univers physique se mouvait en dehors du sien » (ibid. : 50).

  3. Étape postliminaire (incorporation) ou le moment d’intégration dans le nouveau groupe : « Non, ce n’était qu’un changement d’état, un passage normal du monde physique à un monde plus simple, moins rude, où toutes les dimensions ont été abolies […]. Sa beauté n’était plus que ruines. Maintenant, dans ce milieu élémentaire, elle pouvait être heureuse » (idem).

J’ai incorporé à ce rite des objets qui étaient déjà dans l’espace de l’installation comme le miroir et un capuchon fait avec des cheveux. D’autres éléments, telle la cendre, ont été réactivés. Pour finir, de nouveaux objets ont été intégrés au rituel, par exemple du verre cassé et des papillons jaunes. Le rite de passage commençait au moment où je constatais, devant le miroir, les changements qui se mettaient en place. Cette étape correspondait dans mon cas (et dans celui d’Ève) au moment de crise causé par la perte de la jeunesse. J’étais enroulée dans la corde, ce qui me donnait un air bestial. Le processus de transformation débutait à partir du moment où j’étais au sol. Peu à peu, à travers des mouvements spasmodiques évoquant les insectes présents dans tout mon corps, et qui allaient en s’intensifiant, je donnais à voir ma métamorphose qui prenait fin au moment où « [c]es insectes sous la peau ne me faisaient plus souffrir » (idem). À ce moment, tout s’arrêtait et je mettais sur ma tête le capuchon noir qui me couvrait complètement.

Rituel de transformation. L’envers des îles blanches, avec Claudia Bernal. Studio-d’essai Claude-Gauvreau, Université du Québec à Montréal, Montréal (Canada), 2014.

Photographie de Marc-André Goulet.

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Ici, le seul moyen possible de communication était le corps : ses tensions, ses spasmes, son énergie, ses gestes, ses désirs, ses frissons. Dans le noir, accompagnée d’Ève, je continuais mon voyage, mon passage vers cet « autre univers », « ce monde plus simple, moins rude, où toutes les dimensions ont été abolies » (idem), jusqu’au moment où je me découvrais la tête et tombais inerte au sol. À ce moment, Danae traçait le contour de mon corps avec des cendres pour marquer le moment de la séparation, de la mort. Le symbolisme de la cendre est ambivalent. Incarnant la trace de ce qui a été vivant, elle nous renvoie à notre condition humaine éphémère. Néanmoins, elle est un excellent engrais et évoque la nourriture nécessaire à la vie, une énergie qui régénère et purifie (Chevalier, 1982). Après que Danae ait terminé de contourner la frontière de mon corps en dispersant les cendres – « l’enfant n’était qu’une poignée d’arsenic mêlée à de la cendre sous une lourde dalle de béton » (García Márquez, 2005 : 54) –, je me levais et remplissais de fragments de verre transparent la silhouette de mon corps dessinée au sol (renaissance / rite d’incorporation). Le rituel finissait au moment où Danae plaçait sur moi des objets du rituel et des papillons jaunes. Le cristal brisé évoquait la matière transformée (le corps, ses blessures), tout comme les papillons jaunes, image que l’on retrouve dans l’écriture de García Márquez, étaient la métaphore de l’évolution et de la renaissance, idées centrales du récit au même titre que la mort et le changement d’état.

Il faut préciser ici que toutes les actions du rituel étaient accompagnées de sons : ma voix enregistrée qui se transformait en suivant l’avènement de la réincarnation (le passage), puis des fragments de texte criés, des sons en direct et des sons réels qui étaient augmentés par des enregistrements (le bruit très doux des cendres versées sur le sol était amplifié dans la bande sonore). J’ai cherché ainsi à questionner mon rapport au texte à travers sa manipulation (ou plutôt à travers la transformation des sons qui le composent). Le texte devenu matière sonore (fichier audio émis par les haut-parleurs placés dans la salle) remplissait l’espace performatif et se confondait avec les sons corporels que je produisais : respiration saccadée et intense, grognements, sifflements, frottements. En effet, ma tête était complètement couverte d’un épais capuchon qui, au fur et à mesure que le rituel de la réincarnation s’intensifiait, m’empêchait de respirer. La parole devenait indépendante : l’énonciation du texte se déplaçait de la bouche au corps tout entier, en prenant en compte ses tensions, ses spasmes, son énergie, ses gestes, ses désirs, ses frissons. Ce qui m’intéressait était de montrer la transformation d’Ève, et la mienne, en habitant l’espace de l’installation devenu lieu de manifestation et d’organisation du rituel. Il n’y a pas de narration, de fable ou de personnage : les visiteur·euses sont face à « un évènement brut, auquel ils assistent ou plutôt qu’ils vivent, en témoins de ce surgissement, comme un évènement du monde » (Danan, 2013 : 19).

Dans son essai Entre théâtre et performance : la question du texte, Joseph Danan (2013) fait référence à Richard Schechner selon lequel les quatre pôles de la représentation théâtrale seraient le texte, l’espace, les spectateurs et la performance (ibid. : 49). Tout au long du processus de ma recherche-création, le choix des textes (pôle texte) et leur utilisation comme textes-matériaux ont déterminé l’espace de l’installation visuelle / scénique (pôle espace) tel qu’expliqué au début de cet article. Ils ont aussi défriché le chemin de la performance (pôle performance) et la relation des performeuses avec le public (pôle spectateurs). Je peux affirmer qu’utiliser le texte littéraire comme texte-matériau pour créer une installation performative consiste à en extraire des images et des sons (bruits), à partir des actions qui y sont décrites. Durant le processus de recherche-création de L’envers des îles blanches, j’ai travaillé avec les textes de la même façon que si j’avais d’abord gravé une inscription sur une plaque de cuivre, et ensuite fait une impression à partir d’elle, qui ressemblerait à la matrice, mais qui ne lui serait jamais identique. Les textes de García Márquez sont comme dissouts dans l’installation et la performance, de la même façon que la somnambule s’était « dissoute dans la solitude » (García Márquez, 2005 : 61) ou que la femme d’âge mûr qui, après s’être transformée, se trouvait « dans la totalité d’un au-delà matériel et cependant n’était nulle part » (ibid. : 51).

En somme, L’envers des îles blanches est le résultat du dialogue entre l’écriture de García Márquez et ma pratique en arts visuels. Pour qu’un art réveille l’imaginaire, suscite des sentiments, des émotions, et attise la curiosité, je crois profondément que l’artiste doit plonger au plus profond de lui-même, d’elle-même. C’est en ce sens que la performance L’envers des îles blanches est imprégnée de mon vécu personnel. Mener à terme cette recherche-création m’a permis de constater qu’il est possible d’utiliser un texte littéraire comme matière dans la création d’une oeuvre interdisciplinaire. Cependant, je ne pourrais ici décrire les caractéristiques qu’un tel texte devrait avoir. Je peux néanmoins affirmer qu’il est fondamental que ce dernier soit riche en images poétiques (visuelles et sonores). L’envers des îles blanches reste une proposition parmi d’autres d’intégration du texte dans une oeuvre hybride. García Márquez m’a aidée à écrire quelques pages de plus de ma propre histoire, et bien qu’il soit mort le 17 avril 2014, ma rencontre avec lui continue de tracer mon chemin.