Corps de l’article

Ateliers de recherche-création, avec Eduardo Ruiz Vergara et Mehdi Golej. Université du Québec à Montréal (Canada), 2019.

Photographie de Varnen Pareanan.

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L’ontologie de l’être-avec est une ontologie des corps, de tous les corps, inanimés, animés, sentants, parlants, pensants, pesants.

Jean-Luc Nancy[1]

Une caravane singulière d’artistes du corps et du geste s’apprête à quitter son fondouk d’attache à Montréal[2] pour un périple encore inconnu, ayant comme trajectoire la route « de soi » des Amériques. Caravane, quête poétique et anthropologique des gestes des Amériques, se profile pour être un projet à long terme. J’en suis au tout début du voyage, à ficeler les bagages, à déplier les réflexions et les outils méthodologiques, à analyser les premières étapes et rencontres de création qui ont eu lieu à Montréal à l’automne 2019 et à Mexico en février 2020[3].

Le projet Caravane consiste à réaliser une cocréation scénique corporelle à partir des gestes observés et glanés dans les différents territoires des Amériques. Cette performance réunit un groupe d’artistes, une « caravane » de danseur·euses, d’acteur·trices, et des chercheur·euses issu·es des milieux artistiques et académiques de ce large continent. Les artistes sont d’origines géographiques diverses; il·elles sont brésilien·nes, chilien·nes, colombien·nes, atikamekws, québécois·es, habitant·es des Amériques actuelles formées par la mixité des peuples autochtones nomades et des continuelles migrations qui ont eu lieu au fil des millénaires et de l’histoire récente. Le processus de création aboutira à une forme scénique performative à « géométries variables » selon les participant·es et le lieu où elle sera produite. Il s’agit donc d’un projet qui entrecroise pratiques et théories autour d’enjeux sociaux et artistiques.

Le groupe de cocréateur·trices sera appelé à voyager de façon figurée dans la création, mais aussi réellement, en parcourant l’axe nord-sud des Amériques. La caravane autorisant une certaine liberté de mouvement, elle permet aux voyageur·euses de laisser ou d’intégrer le groupe à n’importe quel moment du périple. De plus, enrichi de la solidarité qui y naît, ce projet favorise la complicité et les échanges. Au fil de nos escales, nous glanons et troquons des gestes, les colportant d’une culture à l’autre, les offrant en partage aux communautés rencontrées. Par ailleurs, le mot caravane est associé dorénavant à ces groupes de migrant·es qui se réunissent pour s’entraider dans leur traversée périlleuse du sud au nord des Amériques, rencontrant la plupart du temps de la violence, de la ségrégation sociale, et bien malheureusement la mort, au cours de leurs douloureux périples[4].

Genèse : retour réflexif sur La glaneuse de gestes

Court montage de La glaneuse de gestes croisant les images captées au cours des différents séjours et les séquences mimographiques, avec Francine Alepin. Théâtre Espace Libre, Montréal (Canada), 2003.

Captation de Camille Alepin.

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Caravane est en résonance avec une création solo, La glaneuse de gestes, que j’ai réalisée il y a plus de dix ans. J’avais alors observé des gestes dans certains endroits publics de Montréal, du Mexique et de la Syrie, pays d’origine du côté paternel[5]. Je souhaitais retracer le chemin des gestes vus tant de fois chez mon père et chez mes grands-parents. Désorientée en Syrie, dans un pays dont j’avais tant entendu parler, mais que je ne connaissais pas, je me sentais pourtant en milieu familier; je reconnaissais les codes gestuels, les signes de politesse, les salutations, la danse des mains de ma famille. D’Alep à Montréal, mes grands-parents avaient emporté avec et malgré eux les traces corporelles de leur passé. Nous possédons tous et toutes un héritage gestuel et culturel que nous remodelons avec nos expériences de vie et de rencontres, et qui se transmet de génération en génération. Ce voyage souvent sans retour, nombre de migrant·es de tous les continents l’ont entrepris pendant tout le XXe siècle et jusqu’à ce jour.

Mosaïque de photographies prises lors de mes observations dans les souks et les rues d’Alep, du Mexique et de Montréal.

Archives personnelles pour le processus de création de La glaneuse de gestes.

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À partir de ce regard porté sur le quotidien à Montréal, au Mexique et en Syrie, j’ai récolté des gestes usuels et fonctionnels liés aux métiers, à la communication, à l’humeur, à l’état, aux jeux, aux artisanats, aux pratiques artistiques. J’ai ainsi expérimenté une manière de traduire et de retranscrire mes observations en me servant de la vidéo, de la photographie, mais surtout d’un journal de pratique tenu au fil des séjours. Celui-ci, plus discret que les caméras, invitait à une prise de note plus furtive et graphique; croquis, dessins, récits de mes impressions ou de mes rencontres, et finalement, symboles et motifs provenant du Laban Movement Analysis (LMA)[6]. Ce cadre d’analyse permet d’observer et d’analyser le geste selon une grille d’éléments qui considère le corps (« body »), la dynamique (« effort »), l’espace (« space »), la forme (« shape »). Parfois, de mes récits imaginaires et subjectifs émergeaient quelques traces intuitives, hypothèses, réflexions personnelles qui ont nourri la dramaturgie. Par la suite, en studio, réincorporés, déclinés, remodelés, remixés, les gestes glanés sont devenus les matériaux de base d’une nouvelle trame dramaturgique corporelle.

Pages du journal remplies de motifs, de gestes, de réflexions.

Archives personnelles pour le processus de création de La glaneuse de gestes.

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Geste glané dans le Vieux-Montréal et sa traduction scénique. Note descriptive : la fillette avait gardé cette attitude longtemps; autour d’elle, quelques adultes bienveillants tentaient de lui parler, elle s’obstinait dans son mutisme en faisant « non » de la tête. Ce geste et la situation m’avaient intriguée. Je ne connaîtrai jamais le contexte réel, le lien de relation entre ces personnes, ni les raisons de ce repliement, de cette résistance corporelle. J’ai voulu com-prendre (prendre avec soi) ce geste de l’intérieur en le réincarnant, en l’interprétant; il est devenu un leitmotiv gestuel – la clé dans un des tableaux de La glaneuse de gestes.

Archives personnelles pour le processus de création de La glaneuse de gestes.

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Gestes de femmes, glanés au Mexique.

Archives personnelles pour le processus de création de La glaneuse de gestes.

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Geste de La puerta de la Virgen, Oaxaca (Mexique).

Archives personnelles pour le processus de création de La glaneuse de gestes.

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Ce geste qui apparaît à la fin de la vidéo, je l’avais remarqué à plusieurs reprises au marché et près de l’Église Santa Maria de la Soledad à Oaxaca. J’en ai demandé la signification à mes amis mexicains d’Oaxaca qui m’assuraient ne l’avoir jamais vu même après leur avoir montré les photos et les vidéos. L’énigme m’a été révélée par une rencontre inattendue avec Artemia Miguel Pablo, femme de la communauté mixtèque : « ¡Es la puerta de la Virgen! » (« C’est la porte de la Vierge! ») Ces femmes créent une ouverture avec leurs bras, priant la Vierge Marie de venir sur Terre par cette porte et de réaliser les miracles espérés[7]. À partir de ces gestes récoltés à Mexico, à Guadalajara et à Oaxaca, j’ai créé une mimographie, comme un hommage à ces femmes. La voix qu’on entend est celle d’Artemia qui, au terme d’un après-midi passé ensemble, m’a fait cadeau de quelques chansons.

La glaneuse de gestes, avec Francine Alepin. Théâtre Espace Libre, Montréal (Canada), 2005. Note descriptive : les gestes ont été observés et remixés, comme un hommage aux femmes de Mexico, de Guadalajara et d’Oaxaca. Je reprends par mimétisme les gestes dont je transforme la qualité dynamique, le rythme, l’amplitude. Je les transpose et les enfile à la manière d’un collier de perles. Avant d’en arriver à la mimographie finale, l’exploration en studio consiste à observer ou à relire les traces récoltées : dessins, récits, etc. Je peux alors rester presque une heure à « revivre » le geste de multiples façons, jusqu’à ce que j’y trouve un parcours, un sens qui me convient. J’ai parfois de longs moments de contemplation avant d’arriver à l’incarner.

Captation de Claude Guillemette.

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Lors de ces premières intuitions artistiques concernant ce champ exploratoire, je me suis rendu compte que j’avais employé, dans cette observation et cette recréation des gestes, et sans pouvoir le nommer à l’époque, un processus d’empathie kinesthésique[8] et une approche phénoménologique. François Laplantine, professeur émérite d’anthropologie à l’Université de Lyon 2, rappelle que Maurice Merleau-Ponty « a montré à quel point le regard était regard du corps, engageant le corps tout entier et s’effectuant à travers et à partir de ce dernier » (Laplantine, 2015 : 21). En effet, Merleau-Ponty affirme que « [t]oute expérience du visible m’a toujours été donnée dans le contexte des mouvements du regard, le spectacle du visible appartient au toucher ni plus ni moins que les “qualités tactiles”. […] Puisque le même corps voit et touche, visible et tangible appartiennent au même monde » (Merleau-Ponty, 1964 : 175). Laplantine, inspiré par le philosophe, base son approche sur la réception sensible et sensorielle des cultures. Le corps est au centre de l’expérience et de la pensée ethnographique. Pour lui, la démarche ethnographique

est une activité résolument perceptive, fondée sur l’éveil du regard et la surprise que provoque la vision, cherchant, dans une approche délibérément microsociologique, à observer le plus attentivement possible tout ce que l’on rencontre, y compris et peut-être même surtout les comportements les plus anodins

(Laplantine, 2015 : 15).

En plus de cet éveil sensible du regard décrit par Laplantine, l’empathie kinesthésique joue un rôle déterminant dans l’observation du corps et du mouvement. Christine Leroy, philosophe qui a étudié le phénomène de l’empathie kinesthésique dans la réception et la perception de la danse chez le·la spectateur·trice, le définit ainsi :

Le terme de kinesthésie renvoie à la sensation interne de mouvement, par l’intermédiaire des muscles gravitaires notamment; étymologiquement, la kinesthésie provient en effet du grec kine, mouvement, et aisthesis, sensation. L’empathie kinesthésique désigne le phénomène d’adhésion psycho-physique tel que le spectateur ressent dans son corps propre le mouvement de l’autre

(Leroy, 2013 : 78).

Le regard sensible implique donc une reconnaissance « musculaire » et « épidermique » du mouvement observé, une adhésion « miroir » au sujet observé :

Ainsi, il nous semble possible de dire que l’empathie kinesthésique consiste en cette prise de conscience affective – organique, mais pas toujours rationnelle – d’une motion pulsionnelle interne […]. Lorsque j’éprouve de l’empathie kinesthésique, je m’éprouve comme « chair » : c’est-à-dire que je m’éprouve comme désir incarné dans le mouvement vital intentionnel, ce corps que je vis comme mien, mu par mon désir et mon intentionnalité

(Leroy, 2011 : 50).

En fait, lorsque j’observe un mouvement, je me laisse traverser par les impressions et les sensations qu’il dépose en autrui, ainsi que par l’environnement dans lequel je me trouve. Laplantine parle d’une ethnographie

qui s’effectue dans une temporalité très lente dans laquelle nous cherchons à nous imprégner des comportements qui nous sont initialement étranges jusqu’à les intérioriser. Il s’agit de faire devenir familier ce qui nous est étranger, et réciproquement, si nous menons des observations dans notre propre société, de rendre étranger – ou plutôt étrange – ce qui nous est familier

(Laplantine, 2018 : 17).

Cet état d’observation « empathique » s’apparente à un état contemplatif, où le sens des gestes est ressenti plutôt qu’objectivé.

Dans le processus de recréation d’un geste, il devenait alors nécessaire de replonger dans la sensation vécue lors de son observation; la répétition, l’imitation à partir de mes carnets d’observation, des captations ou des photos me permettaient de lui (re)trouver un sens, n’étant pas nécessairement celui qu’avait produit le sujet, mais celui que je réinterprétais. Il s’agissait bien d’une traduction personnelle et corporelle d’un mouvement impossible à reproduire tel quel, puisque les corps, les sexes, les âges ne sont pas les mêmes.

Dans ces conditions de regard sensible et subjectif, l’observation du geste et du mouvement nécessite une grande responsabilité éthique; il est indispensable d’être conscient·e du contexte dans lequel elle s’effectue, de choisir les moments et les lieux (même dans les espaces publics), de rester attentif·ve à toutes les situations où notre regard pourrait être perçu comme intrusif ou indiscret. La quête de gestes va au-delà de la simple étude passive et objective : la rencontre, les contacts directs avec les personnes sont déterminants et nécessaires. « Nous ne sommes jamais des témoins objectifs observant des objets, avance Laplantine, mais des sujets observant d’autres sujets au sein d’une expérience dans laquelle l’observateur est lui-même observé » (Laplantine, 2015 : 23). Dans le processus de La glaneuse de gestes, la clé de sens de certains gestes impossibles à décoder n’est possible qu’à travers la rencontre avec ceux et celles qui les produisent.

À partir de 2008 se dessinait le projet de poursuivre la quête en suivant l’axe nord-sud des Amériques[9]. Les hasards de la vie, des rencontres fortuites m’ont menée sur les routes du territoire du Québec et dans quelques communautés autochtones. D’abord, Yves Sioui Durand et Catherine Joncas, cofondateurs de la compagnie Ondinnok, m’ont invitée à enseigner dans le cadre d’une formation pour les artistes autochtones, mise sur pied avec l’École nationale de théâtre du Canada. J’ai eu la chance de joindre le groupe d’écrivain·es autochtones et non autochtones rassemblé par Laure Morali autour du projet épistolaire Amititau! Parlons-nous! (2008), qui m’ont considérée comme l’une des leurs dans leurs diverses activités. J’ai assisté au dialogue vibrant entre les auteur·trices de toutes générations, dont Joséphine Bacon et José Acquelin, Louis-Karl Sioui-Picard et Violaine Forest, Nahka Bertrand et Jean Désy, Jean Sioui et Isabelle Miron, Domingo Cisneros et Louis Hamelin, pour n’en nommer que quelques-un·es. Ces dialogues sur les questions de l’identité et du territoire se sont poursuivis hors Montréal, dans les communautés innues de Mashteuiatsh, d’Ekuanitshit et de Pessamit. Puis, grâce à Isabelle Billard, audiologiste et mime, qui a travaillé plus de dix ans au Nunavik, j’ai été accueillie dans la communauté de Salluit. Expériences humaines profondes, indélébiles…

Extraits du journal des séjours à Ekuanitshit et à Salluit.

Archives personnelles pour le processus de création de La glaneuse de gestes.

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En revisitant mes cahiers de pratique de ces divers séjours dans les communautés, je constate que ma main est plus tremblante, plus hésitante… Les expériences de rencontres sont fortes et, pour reprendre les propos de Laplantine, je ne peux plus être l’observatrice quasi anonyme dans l’espace urbain. Il m’est impossible d’être extérieure à l’événement; je dois mettre littéralement la main à la pâte de la banique, marcher dans les pas des enfants pour ne pas tomber dans l’eau glaciale du ruisseau, écouter les récits, entendre l’Histoire autrement, apprendre la bienveillance et recevoir ce silence des ainé·es qui en dit long. Dans ces conditions, je ressentais une immense pudeur à remodeler et à remixer les gestes recueillis.

J’ai donc suspendu cette quête jusqu’à aujourd’hui.

Il m’a fallu plusieurs années pour comprendre que je ne comprenais rien.

J’ai aussi pris conscience que, malgré toute ma bonne volonté, le respect sensible et l’attention éthique dont j’ai tenté de faire preuve en cours de processus de création de La glaneuse de gestes, je n’ai pu éviter une posture normative, fruit d’une quête menée en solitaire. C’est pourquoi il m’apparaît essentiel de faire partie d’un groupe et de réfléchir à un « dispositif », autrement dit une méthode ainsi qu’une structure de création démocratique favorisant la collaboration entre tous et toutes les caravanier·ières

Avec Caravane, je compte déployer et enrichir le processus d’écriture corporelle poétique et anthropologique, mais cette fois-ci, en invitant d’autres performeur·euses des Amériques, dans un esprit de partage et de dialogue interculturel.

Création transgestuelle au croisement de la poésie et du politique

Plusieurs artistes contemporain·es pratiquent de manière sensible et spectaculaire l’écriture scénique, chorégraphique et mimograhique, inspirée d’une approche anthropologique, ethnographique ou autoethnographique : Pascale Houbin[10] en France (danseuse et chorégraphe qui a développé une recherche à partir des gestes liés aux métiers), Arkadi Zaides[11] (danseur d’origine israélienne qui recrée par le corps / les gestes captés par vidéo), Ana Cristina Colla[12] de LUME teatro au Brésil (artiste-chercheuse, mime et danseuse qui travaille sur les âges du corps) et Julien Prévieux[13] en France (artiste vidéaste et chorégraphe qui s’intéresse entre autres à l’histoire de la danse et au reenactment des archives). Houbin s’est passionnée pour les mains et les métiers; elle crée des vidéos et des spectacles dont la précision du geste est exceptionnelle. Dans la vidéo « Aujourd’hui à deux mains : martingale », les gestes du croupier sont repris tels quels dans une chorégraphie de mains qui révèle toute la poésie de cette gestuelle. « Archive », l’oeuvre de Zaides présentée au Festival TransAmériques en 2015, porte sur les actes de violence et de résistance observés aux abords des colonies israéliennes en Palestine. Zaides répète, reprend, incarne presque jusqu’à la transe les postures, les démarches, les regards, pendant que sont projetées les images réelles des affrontements. Sa démarche artistique fait écho à la mienne parce qu’il ne cherche pas à expliquer, mais seulement à comprendre en endossant une corporéité étrangère. Avec What Shall We Do Next?, Prévieux crée une « archive de gestes à venir » (Prévieux, cité dans Uhl et Duchesneau, 2017 : 4), interprétée par les danseur·euses de l’Opéra national de Paris, où il interroge le mouvement humain en rapport à la machine et à la technologie. Du geste quotidien à celui de résistance, en passant par la dystopie gestuelle ou le geste reenacted, ces démarches artistiques inspirent tant par la forme que par le propos.

Pour Caravane, outre la quête esthétique et scénique autour du geste observé, l’intention initiale demeure la rencontre entre les artistes d’identités diverses. À l’heure où les enjeux éthiques d’appropriation culturelle bouleversent notre façon de créer, ce regard ethnographique sur le geste pose inévitablement les questions de l’« être-avec » (Nancy, 2013 : 50). Dans ce contexte, il m’apparaît essentiel d’aborder la recherche-création avec une posture transculturelle, que ce soit en lien avec les origines géographiques du continent américain des cocréateur·trices ou, par extension, avec les affiliations disciplinaires (danse, théâtre, mime, cirque, etc.). Dans l’introduction de l’ouvrage Amériques transculturelles / Transcultural Americas (2010), Afef Bensessaieh propose que « [d]ans le rapport transculturel, on devient un peu les autres, et les autres, un peu soi. Ni les uns ni les autres ne se perdent ni ne se créent, mais se transforment, alors qu’un répertoire de nouveaux référents communs se crée continuellement » (Benessaieh, 2010 : 3). Dans le contexte de la création transculturelle, il serait souhaitable d’affirmer son appartenance identitaire tout en acceptant de se fondre au sein de la communauté d’artistes. L’intention n’est pas de créer une hégémonie identitaire, mais au contraire, de favoriser l’échange, la compréhension et la contagion mutuelle.

L’objectif donc pour cette Caravane est de réaliser une performance où l’intersubjectivité suscite la recréation des codes gestuels et corporels sociaux déjà existants. Cependant, il faut reconnaître que, dans ce contexte d’intersubjectivité et dans ce processus de création où les visions culturelles peuvent s’entrechoquer, il est possible que nous ne puissions pas éviter les malentendus ou les tensions :

Dans le rapport transculturel, il existe un passage qui mène de la dualisation (ils / nous) à la réciprocité (ils ont un peu de nous, et nous, un peu d’eux). En effet, il y a certes dans la transculturalité l’idée que l’ouverture véritable à l’autre comporte des risques possibles, notamment de conflit ou de malentendu, mais il y a aussi la possibilité de tisser de nouvelles représentations communes dans le rapprochement de ce qu’on a souvent et faussement pressenti comme des différences inéluctables

(ibid. : 9).

Jacqueline Lo et Helen Gilbert, dans Towards a Topography of Cross-Cultural Theater Praxis (2002), présentent un modèle de création interculturelle où l’identification du contexte sociopolitique est au centre du processus. Pour elles, « [e]n termes simples, le théâtre interculturel est un hybride issu d’une rencontre intentionnelle entre les cultures et les traditions du spectacle[14] » (Lo et Gilbert, 2002 : 36). Ce théâtre non seulement cherche la rencontre interculturelle, mais il tend à transcender les codifications culturelles spécifiques avec l’objectif d’atteindre une condition humaine universelle. Dans cet article, Lo et Gilbert se réfèrent, entre autres, au modèle « sablier » du transfert culturel dans le contexte de performance que propose Patrice Pavis (1996). Le principal problème éthique qu’elles soulèvent, c’est que le modèle de Pavis met l’accent sur une négociation « verticale » entre cultures, privilégiant la culture source à la culture cible (le haut au bas). Le modèle de Lo et Gilbert, s’inspirant de celui de Pavis mais le renversant, se présente au contraire sur l’horizontalité, mettant en relation deux cultures sources et, au centre du processus, le contexte sociopolitique de chacune d’elles (ibid. : 45).

Par ailleurs, Lo et Gilbert posent la problématique du langage et des enjeux communicationnels. En effet, en contexte de création interculturelle, quelle langue privilégier? Quelle culture a « autorité » sur les autres pour prendre les décisions artistiques ou organisationnelles? Peut-on éviter d’instaurer une certaine hiérarchie? Les autrices proposent cette enfilade d’interrogations :

Qu’arrive-t-il lorsque certains concepts linguistiques sont intraduisibles ou impossibles à adapter? Au théâtre, les enjeux reliés aux langages sont tout aussi complexes : comment les langages en scène s’animent-ils (ou se répondent-ils)? Lequel porte l’autorité culturelle? Qu’arrive-t-il aux caractéristiques performatives de l’énonciation verbale, surtout lorsque des histoires culturelles à prédominance orale sont présentées? Comment pourrions-nous lire les corps réduits au silence autrement?[15]

(ibid. : 46.)

Toute la question éthique et démocratique réside dans cette prise de parole et dans la place que prennent les corps en scène. De plus, comme les autrices le soulignent, l’un des problèmes en situation interculturelle est de savoir comment « éviter les constructions essentialistes de race et de genre tout en tenant compte de la spécificité irréductible de certains corps et comportements corporels[16] » (ibid. : 47).

Sur la base de ces questionnements, je fais l’hypothèse que la création uniquement par les corps, sans l’utilisation de la parole, privilégierait ainsi une dé-hiérarchisation des prises de décisions artistiques et occasionnerait une réelle co-construction dans le processus. Laisser parler la dynamique des corps dans l’espace, plutôt que d’expliquer ou de « s’expliquer » par un langage verbal qui n’est pas le même pour tous et toutes. Cette stratégie du silence permettrait le décentrement culturel et identitaire des participant·es.

Je souhaite faire le pari d’une collaboration artistique articulée principalement sur le partage d’observations et d’impressions via le corps, le geste, l’action, notamment lors des périodes de travail en studio, et développée sur une structure de travail, un ensemble de règles de jeu, un dispositif de rencontre favorisant le dialogue sans mots. Dans le cas de l’écriture scénique et corporelle de La glaneuse de gestes, je n’ai pu éviter certains écueils dans le processus; je crois que j’ai « trop » voulu expliquer ou représenter ce que j’avais observé, vécu et ressenti, au lieu de laisser parler le corps et le mouvement, ce qui en quelque sorte a dilué l’essence du geste et de la présence.

Le prochain extrait vidéo montre les gestes glanés en Syrie et remixés; je passe de la personnification du dromadaire à la touriste occidentale, pour aboutir dans le dédale du souk où je tente de reprendre les gestes observés en les commentant :

La glaneuse de gestes, avec Francine Alepin. Théâtre Espace Libre, Montréal (Canada), 2015.

Captation de Claude Guillemette.

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Avec le recul, je constate que le flot de paroles est incompatible avec la profusion de mouvements. Mon intention était de créer une sorte de kaléidoscope gestuel, mais, visiblement, le souffle me manque. De plus, trop d’informations à la fois visuelles et auditives surgissent pour que les spectateur·trices puissent capter l’essence des gestes. À ce moment-là, je n’avais peut-être pas eu le recul nécessaire face au réel pour pleinement me plonger dans ceux-ci. À l’époque, je croyais essentiel de partager certains extraits de mes récits pour que les spectateur·trices comprennent la situation. Pour le projet Caravane, au contraire de La glaneuse, il serait intéressant de voir jusqu’où la corporéité et l’intercorporéité des performeur·euses pourront nourrir la dramaturgie scénique et lui donner une cohérence sans user de la parole.

Transgestuelle des Amériques : une écriture des corps en mouvement continuel

Il existe une multitude de manières d’observer, de nommer et de classifier les codes gestuels, le corps, le mouvement humain. Cependant, ces épistémologies répondent à certains paradigmes qui demandent à être renouvelés, re-brassés, surtout dans un contexte artistique où le projet n’est pas de décoder le geste, mais plutôt de s’en imprégner. Les théories concernant la communication non verbale, que ce soit chez Gregory Bateson, Edward T. Hall, Ray Birdwhistell ou Paul Ekman, sont, la plupart du temps, centrées sur la signification du geste et l’efficacité de son expression, ainsi que sur sa lecture dans un contexte de négociation ou d’analyse comportementale. Ces théories ont tendance à normaliser et à centrer leur attention sur un seul point de vue culturel, en général occidental et européen. Hall, par exemple, dans The Hidden Dimension (1966), où il étudie notre rapport à l’espace, exemplifie ses théories en généralisant une culture par rapport à une autre. Quant à la synergologie développée par Philippe Turchet, cette méthode tente de décrypter le « mensonge » ou le message caché sous le geste. Cette théorie, documentée mais en partie controversée, se base sur un paradigme envers lequel j’ai de nombreuses réserves. D’abord, le lexique corporel de cette approche est beaucoup trop vaste; chaque détail, micro-geste ou micro-fixation est étudié et nommé, ce qui nous empêche d’avoir un regard global sur l’expression humaine. Par ailleurs, la synergologie se soucie peu des spécificités et du contexte culturel; la référence demeure européenne et nord-américaine[17]. Enfin, la recherche du « message secret » des micro-mouvements, objectif qui pourrait s’avérer nécessaire dans certaines situations (en relation d’aide, notamment), est pour le moins éthiquement discutable et surtout ne m’intéresse guère comme artiste. Je préfère considérer le geste et le mouvement pour leurs qualités expressives et évocatrices, sans a priori, sans porter de jugement ou de conclusions hâtives sur leur signification.

Dans un texte qui demeure une référence incontournable, Marcel Mauss présente une classification de ce qu’il appelle les « techniques du corps » (habitus) : « J’entends par ce mot les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps. En tous cas, il faut procéder du concret vers l’abstrait, et non inversement » (Mauss, 2002). Sa catégorisation se base sur les principes de divisions selon les sexes, les variations de l’âge, le rendement « humain » (ou l’habilité et l’entraînement) et la transmission de la forme de ces techniques du corps. Ces techniques, associées aux différents âges (de l’enfance à l’adulte), touchent un éventail d’activités humaines dont l’obstétrique, le repos, l’hygiène. En somme, elles sont reliées au mouvement, qu’il soit artistique ou fonctionnel. Mauss aborde sa grille d’interprétation avec un angle physio-psycho-sociologique qui éclaire en partie l’approche d’observation et de création pressentie pour Caravane. Il insiste sur le rôle de la mimésis, de l’imitation, dans le processus d’apprentissage. Michel Bernard, se référant à la thèse de Marcel Mauss, note que la « structuration sociale du corps, d’une part, concerne aussi toute notre activité la plus immédiate, la plus “naturelle”, nos postures, nos attitudes, nos mouvements les plus spontanés et, d’autre part, résulte non seulement de l’éducation proprement dite, mais de la simple imitation et de l’adaptation » (Bernard, 1976 : 123). Cela sous-tend qu’au fil des générations et des migrations, la technique du corps se transforme plutôt qu’elle ne se cristallise. Cependant, la classification de Mauss n’est plus tout à fait en phase avec la société médiatique et technologique d’aujourd’hui, où les idées et les cultures circulent et s’influencent constamment.

La notion d’apprentissage par imitation et, par extension, celle de la communication, ou d’échange de gestes, s’avère une clé pour la création transculturelle et transgestuelle de Caravane. De la mimésis à l’incorporation, de l’incorporation à l’écriture scénique, les jeux de la métaphorisation corporelle permettraient peut-être de voir, d’entendre, de capter avec empathie la symbolique du geste, l’état de corps, et d’entrer en interrelation avec l’autre. Notre observation du geste et du mouvement consiste avant tout à se laisser « impressionner » par les qualités expressives des différents milieux culturels. Il s’agit davantage d’explorer la poésie d’une attitude, d’une démarche que de développer une taxinomie figée dans une interprétation unique. L’approche sensible, en ce sens, est beaucoup plus en lien avec « l’empathie kinesthésique » et phénoménologique que l’analyse rationnelle et scientifique, mais n’en demeure pas moins rigoureuse dans le processus.

Caravane : ateliers et performances nomades

À la lumière de ces réflexions et de mes expériences de création, plusieurs questions émergent sur la réalisation de ce projet :

  1. L’écriture scénique : sur le plan formel, par quels moyens s’opère la retranscription du geste quotidien dans sa forme poétique et scénique? Comment l’expérience de l’observation du geste peut-elle être retransmise en performance? Quelles sont les modalités de création qui favoriseraient les adaptations de la performance selon le groupe qui changera à chaque expérience de représentation?

  2. La méthode de création sans l’utilisation de la parole : quelles sont les modalités de création qui permettent une mise en commun des expériences personnelles d’observation sans mobiliser la parole? Comment travailler en groupe en minimisant le rôle de la parole? Dans ce contexte de cocréation, comment prendre les décisions artistiques? Comment orienter la performance et l’écriture scénique?

  3. L’éthique de la recherche-création dans un contexte interculturel des Amériques : comment éviter le piège de l’ethnocentrisme et de l’appropriation culturelle, de l’essentialisme ou de la normalisation? Comment « être-avec » (Nancy, 2013 : 50) sans perdre sa spécificité? Comment favoriser l’échange et le dialogue entre les artistes des deux hémisphères? Comment concilier les enjeux sociaux, politiques et artistiques dans ce contexte?

Afin de tenter quelques réponses, le processus de création de Caravane s’appuie sur la tenue d’ateliers d’exploration à Montréal et dans différents lieux des Amériques. Chaque atelier nomade ou à demeure se termine par une performance, offrant ainsi à la culture d’accueil les fruits de notre récolte transgestuelle. Dans le cadre de ces ateliers, il importe que l’esprit d’échange et de rencontre soit manifeste dès le départ par une structure qui le permette. Lors du processus, certaines hypothèses de création sont éprouvées, repensées, re-questionnées selon l’expérience vécue par les chercheur·euses-créateur·trices et les observations réalisées en cours de route. D’abord, la discussion entre les créateur·trices ne peut être totalement exclue de la démarche. Il me semble nécessaire qu’une période « sas » pré-studio et / ou post-studio soit mise en place afin de mieux orienter la préparation et la période d’exploration sans paroles. La conception et la présence sonores deviennent dès lors la pierre angulaire de l’écriture chorégraphique de l’ensemble.

Les performances évoluent et se transforment selon les lieux et les créateur·trices qui les enrichissent de leur propre imaginaire et corporéité. Leur structure est tributaire des ateliers, mais reste souple pour s’adapter au nombre d’interprètes et aux espaces. C’est-à-dire que même si certains moments pourraient être chorégraphiés (ou mimographiés), l’ensemble est improvisé suivant un canevas préétabli et élaboré en cours d’atelier. L’environnement sonore est créé in vivo à partir des sons récoltés par les artistes, et réinterprétés à leur tour par une artiste de création sonore.

À l’automne 2019, nous avons tenu un premier atelier de recherche-création avec des artistes-étudiant·es du doctorat en études et pratiques des arts ainsi que de la maîtrise en théâtre (Université du Québec à Montréal), dont les origines atikamekw, chilienne, colombienne, péruvienne, québécoise et même iranienne se sont entremêlées[18]. J’ai choisi d’inviter un participant acteur-danseur iranien qui vit à Montréal depuis plus dix ans. Il demeure un artiste des Amériques contribuant à la communauté par sa spécificité culturelle.

Ateliers de recherche-création. Université du Québec à Montréal, Montréal (Canada), novembre-décembre 2019. Festival Internacional de Teatro Universitario, Universidad Nacional Autónoma de México (Mexique), février 2020.

Photographie de Varnen Pareanan et Véronique Hébert

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Suite à cette première quête à Montréal, une seconde escale a été réalisée à Mexico en février 2020, lors de la vingt-septième édition du Festival Internacional de Teatro Universitario de l’Universidad Nacional Autónoma de México. Quatre des membres du groupe de Montréal se sont jointes à une nouvelle caravane mexicaine formée de vingt jeunes acteur·trices et danseur·euses. Les ateliers et les rencontres, à Mexico ou à Montréal, se sont déroulés de la même façon : une période de mise en contexte, une période d’échauffement physique ou d’exploration, une période d’improvisation sans paroles avec un environnement sonore, ainsi qu’une période de discussion. Les deux ateliers (totalisant chacun environ vingt-cinq heures d’exploration) se sont conclus avec des performances devant public.

À cette étape, il est encore trop tôt pour revenir sur ces expériences et ainsi répondre aux questions posées préalablement autour de l’écriture scénique, de la création sans paroles et des enjeux éthiques. Il reste plusieurs vidéos et comptes rendus à revisiter. Certains constats demeurent encore imprécis ou lacunaires. Cela dit, les discussions et les explorations nous[19] ont révélé plusieurs aspects intéressants qu’il faudrait davantage fouiller, analyser, comprendre et reprendre.

Afin d’orienter les observations, lors de la première rencontre avec chaque groupe, j’ai partagé le processus de récolte des gestes que j’avais utilisé pour La glaneuse. J’ai aussi communiqué les quelques catégories que j’avais répertoriées lors de cette création :

  • gestes fonctionnels (tâches, métiers, artisanats);

  • gestes relationnels (code, communication, public ou privé);

  • gestes d’expression artistique ou ludique;

  • gestes symboliques, rituels ou politiques;

  • gestes-postures liés à l’état, l’émotion et l’humeur;

  • marches et démarches.

Il nous est apparu assez tôt que ce processus de partage incitait une organisation circulaire des participant·es pendant la performance; la frontalité nous mettrait en posture de démontrer les gestes alors que nous voulions instaurer l’expérience du dialogue. Par ailleurs, même si je voulais intervenir le moins possible dans la création, les performeur·euses appréciaient que je propose un canevas de base permettant d’encadrer l’improvisation silencieuse qui durait en moyenne une heure. Certaines « règles » ou certains repères faisaient aussi partie de notre langage scénique : par exemple, on pouvait reprendre le geste de quelqu’un·e d’autre, on tentait de donner la place et le temps à chacun·e, on limitait le trop grand nombre d’interventions à la fois. La place et le rôle du son ont été longuement discutés; Magali Babin, conceptrice sonore de Caravane, avec ces instruments et objets, a joint le cercle, au même titre que les « bougeur·euses », affirmant la place primordiale de l’environnement sonore dans le processus de création. Ainsi disposée, Magali pouvait intervenir plus directement par ses gestes sonores avec lesquels les performeur·euses interagissaient plus naturellement.

À partir des improvisations (qui furent particulièrement fécondes), trois grandes familles de gestes se sont ajoutées aux précédentes, en lien avec notre rencontre :

  1. Les gestes observés dans un territoire donné, catégorie qui pourrait englober celles mentionnées plus tôt : Marianne Lachance avait repris les attitudes et l’omniprésence des jeunes de sa génération avec des cellulaires dans les transports en commun;

  2. Les gestes issus de notre histoire personnelle, de notre communauté, et que nous voulions communiquer aux autres caravanier·ières : Véronique Hébert avait partagé celui de sa grand-mère qui coupe le ruban au mètre et en donne encore plus, symbole de générosité inépuisable de la figure maternelle et de son importance dans sa communauté;

  3. De nouveaux gestes créés par la rencontre : Mehdi Golej et Eduardo Ruiz Vergara avaient échangé en direct un parcours gestuel commun sans autre a priori que la rencontre artistique entre eux.

Les discussions qui suivaient nos explorations gestuelles étaient vives et soulevaient de nouvelles questions tant sur la forme et le déroulement de l’exploration que sur les thèmes abordés d’un point de vue social et intime, dont l’identité et l’appartenance culturelle, l’immigration et notre posture éthique dans cette quête des gestes. Ana Pfeiffer, entre autres, a été marquée par un geste « d’au revoir » que proposait Mehdi Golej. En le reprenant pour son compte, en l’explorant avec sa propre corporéité, Ana s’est souvenue de son propre départ du Pérou pour Montréal, du fait d’avoir quitté un territoire et sa culture pour se retrouver déracinée dans une autre, n’appartenant à aucune de ces sociétés.

Dans le contexte actuel, nous ne pourrons pas éluder les bouleversements politiques réels qui se produisent et les enjeux sociaux qui nous touchent. Comment réagir, par exemple, au retour de la violence policière et de la présence de l’armée dans les rues de Santiago au Chili, réveillant ainsi les fantômes de la dictature et les dérives sociales dont l’une de nos membres artistes vit concrètement les répercussions? On ne peut comprendre ces réalités qu’en côtoyant des témoins privilégiés de celles-ci. En tenir compte est essentiel dans le processus, et on ne sait où pourront nous mener ces réflexions incorporées par le geste et l’expérience, qui inévitablement portent la mémoire et les états de chaque personne. Lors de notre atelier de Montréal, Andrea Ubal, artiste chilienne, a repris et décliné le geste de la main sur l’oeil en référence aux civils blessés lors des manifestations violentes au Chili. Ce geste est devenu l’un des leitmotivs importants de notre performance à Montréal.

***

Nous connaissons peu les pratiques du théâtre des Amériques, tant la dramaturgie latino-américaine que les processus artistiques diversifiés. La langue ne devrait pas représenter un obstacle à notre rencontre interculturelle. Notre regard esthétique est généralement tourné vers les pratiques scéniques occidentales et européennes; la circulation des connaissances passe plus aisément d’est en ouest que du sud au nord. Nous connaissons peu les pratiques scéniques latino-américaines ou autochtones dont les enjeux sont davantage sociopolitiques, plus engagés, que les nôtres. Au fil de mes séjours passés et récents au Mexique, j’ai observé que les préoccupations sociales sont au centre de la création artistique. Entre autres, Jorge Vargas et Alicia Laguna de la compagnie mexicaine Teatro Línea de Sombra se consacrent à des oeuvres documentaires et à une pratique performative[20]. Leur parcours, bien que marqué par une recherche esthétique scénographique, s’éloigne de plus en plus du théâtre pour se rapprocher de la réalité et des gens. Leur oeuvre documentaire Baños Romas, entre autres, tout en retraçant la vie d’un boxeur, célèbre personnage de Ciudad Juárez, plonge dans une profonde réflexion sur la violence qui sévit dans les quartiers de la ville et que subissent quotidiennement ses citoyen·nes. Ils sont en ce moment à travailler sur un projet autour des narcotrafiquants et de la disparition mystérieuse et irrésolue, en 2014, de quarante-trois étudiants de l’école normale d’Ayotzinapa, située en milieu rural, dans l’État Guerrero, dans le sud du Mexique. Entre art, documentaire et journalisme, Vargas, metteur en scène, prend le risque de retracer le chemin de ces étudiants disparus, risque qui n’a pas encore été clairement assumé par les autorités locales ou gouvernementales actuelles, alors que la corruption régit avec beaucoup de pouvoir certains domaines politiques. La compagnie péruvienne Yuyachkani[21], qui oeuvre depuis plus de trente ans, demeure une référence incontournable ayant marqué plusieurs générations d’artistes de l’Amérique latine. Guillermo Gomez Peña[22], performeur chicano, et plus près de nous Domingo Cisneros[23], sculpteur et écrivain autochtone d’origine mexicaine, interrogent le thème du territoire et la culture des Amériques avec une posture politique engagée : « L’art teste continuellement les limites et les possibilités de la démocratie[24] », affirme Gomez Peña (dans PEN America, 2016). J’ajoute à cette liste beaucoup trop courte Ondinnok[25], compagnie de théâtre autochtone francophone qui, grâce à ses cofondateur·trices, Yves Sioui Durand, Catherine Joncas et John Blondin (1960-1996), ainsi qu’à leur opiniâtreté, leur courage, leur résistance engagée et leur passion, a contribué à la reconnaissance de la culture autochtone. Aujourd’hui, Dave Jenniss, un héritier des valeurs portées par Ondinnok, prend le relais de la direction artistique. Il est admirable que cette compagnie de plus de trente-cinq ans d’activités puisse continuer ainsi son parcours du territoire artistique autochtone avec tant de vitalité. Puis, dans l’esprit de la rencontre Nord-Sud, la compagnie Singulier Pluriel, codirigée par Julie Vincent et Ximena Ferrer[26], fait un travail remarquable avec des moyens trop restreints pour établir un dialogue artistique entre les deux hémisphères des Amériques. Avec sa dernière création, Valparaiso de Dominick Parenteau-Lebeuf, la compagnie a réuni dans la langue d’Eduardo Galeano et de Gaston Miron des artistes chilien·nes, uruguayen·nes, québécois·es et mexicain·nes.

À la lumière de ces artistes et de ces pratiques, puis des réflexions à peine effleurées ici, il sera intéressant de voir jusqu’où peut nous mener l’expérience Caravane dans la quête non seulement des gestes, mais des rencontres des Amériques. Caravane est probablement une utopie artistique. Nous ne sommes pas à l’abri des a priori culturels qui peuvent provoquer des frictions lors des collaborations entre créateur·trices issu·es de diverses communautés, mais ayant le courage de reconnaître et d’affronter les écueils qui nous attendent, il me semble possible d’espérer que le condor des Andes (l’Amérique du Sud), le quetzal (l’Amérique centrale) et l’aigle (l’Amérique du Nord) arrivent à voler au-delà de ces frontières que les oiseaux savent ignorer.