Corps de l’article

« Les limitations de l’indépendance des États ne se présument pas »[1]. Cette affirmation de la Cour permanente de justice internationale (ci-après, CPJI) remonte à 1927, soit une époque où la délégation de certains pans de la compétence des États s’accélérait via la conclusion de traités. La CPJI soulignait d’ailleurs, quelques années plus tôt, que la souveraineté n’était pas incompatible avec le multilatéralisme, et que la décision d’un État de s’engager par le biais d’un traité constituait justement une illustration de l’exercice de sa souveraineté[2].

Toutefois, les engagements conventionnels ne sont pas absolus, puisque dans certaines circonstances, il est permis à l’État de déroger aux obligations auxquelles il s’est engagé : en droit international public, le Projet d’articles de 2001 sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite de la Commission du droit international prévoit notamment des clauses permettant de telles dérogations[3]. Les dispositions contenues dans le Projet d’articles de 2001 ne s’appliquent toutefois pas si « la mise en oeuvre de la responsabilité internationale d’un État [est régie] par des règles spéciales de droit international »[4], en raison de la maxime lex specialis derogat legi generali. Bien que l’Organisation mondiale du commerce (ci-après, OMC) ne soit pas imperméable au droit international public[5], le corpus de normes régissant son fonctionnement demeure propre à l’OMC, y compris celles permettant d’exclure l’illicéité[6].

L’ensemble de ce corpus de normes vise in fine à atteindre l’objectif prévu par l’Accord instituant l’OMC (Accord sur l’OMC), c’est-à-dire d’assurer la sécurité et la prévisibilité du système commercial multilatéral[7]. Outre les principes généraux régissant l’OMC, tel que le traitement national ou la prohibition des restrictions quantitatives, il existe également des dispositions d’exception prévues par les accords visés qui permettent d’exclure l’illicéité de mesures qui, sinon, seraient contraires à certaines obligations.

L’article XXI de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1994 (ci-après, GATT) est une exception de sécurité permettant de déroger à toutes les dispositions dudit accord[8]. Jusqu’à tout récemment, cette disposition n’avait jamais fait l’objet d’un rapport adopté par l’Organe de règlements des différends (ci-après, ORD) (hormis quelques références passim et parfois a contrario en lien avec d’autres articles)[9]. En avril 2019, un Groupe spécial (ci-après, GS) a rendu son rapport dans l’affaire Russie  Mesures concernant le Trafic en transit, en effectuant une interprétation de l’article XXI:b iii) du GATT. L’article XXI se lit comme suit :

Aucune disposition du présent Accord ne sera interprétée

a) comme imposant à une partie contractante l’obligation de fournir des renseignements dont la divulgation serait, à son avis, contraire aux intérêts essentiels de sa sécurité ;

b) ou comme empêchant une partie contractante de prendre toutes mesures qu’elle estimera nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité :

i) se rapportant aux matières fissiles ou aux matières qui servent à leur fabrication ;

ii) se rapportant au trafic d’armes, de munitions et de matériel de guerre et à tout commerce d’autres articles et matériel destinés directement ou indirectement à assurer l’approvisionnement des forces armées ;

iii) appliquées en temps de guerre ou en cas de grave tension internationale ;

c) ou comme empêchant une partie contractante de prendre des mesures en application de ses engagements au titre de la Charte des Nations Unies, en vue du maintien de la paix et de la sécurité internationales.

Cette disposition a engendré la crainte d’une déstabilisation du système multilatéral commercial, en plus de révéler des divergences entre les points de vue des membres vis-à-vis de la portée de cette exception. Le rapport du GS constitue un premier jalon interprétatif et risque de revêtir une importance considérable étant donné l’invocation de l’article XXI dans de récentes affaires, notamment en lien avec l’embargo de certains États arabes visant le Qatar et les surtaxes américaines sur l’acier et l’aluminium.

Le présent article vise à expliciter les conclusions tirées par le GS dans l’affaire Russie  Trafic en transit afin de pouvoir mieux appréhender l’impact de celles-ci sur les différends ultérieurs dans lesquels l’exception de sécurité du GATT aura été invoquée. Étant donné le risque de déstabilisation du système que pose l’article XXI et la politisation de l’affaire, il semblait nécessaire de confronter le processus interprétatif du GS dans l’affaire Russie  Trafic en transit afin de vérifier si son analyse était en phase avec la politique interprétative développée au fil des ans par l’Organe d’appel (ci-après, OA). L’article se divisera en deux parties distinctes devant refléter ces considérations. Premièrement, un portrait de l’affaire Russie  Trafic en transit présentera les conclusions et le test auquel est parvenu le GS dans son rapport, et ce, en y opposant un aperçu de la politique judiciaire du mécanisme de règlement des différends de l’OMC afin de souligner la politisation de ce rapport. De plus, cette interprétation de l’article XXI se verra appliquée à certaines affaires en cours, en se focalisant sur les différends liés aux tarifs américains sur l’acier et l’aluminium, rendant ainsi compte de scénarios afférents à l’interprétation de l’article XXI du GATT.

I. Présentation et analyse de l’affaire Russie  Trafic en transit à l’aune de la pratique interprétative de l’OA

L’invocation d’un moyen de défense tel que l’article XXI, qui serait une exception à l’ensemble des obligations contenues dans le GATT[10], a généré une certaine appréhension au sein des membres de l’OMC. Certains États ont avancé que l’exception de sécurité était potestative, c’est-à-dire laissée à l’entière discrétion du membre l’invoquant[11]. Ces derniers ont insisté sur le fait que les questions de sécurité étaient de nature subjective, se trouvant liées à la souveraineté étatique[12]. Le contrôle de l’invocation de cette exception serait ainsi perçu comme une ingérence dans les affaires internes de l’État.

A contrario, certains membres ont affirmé que si l’ORD n’avait pas la compétence pour juger de la conformité de certaines mesures avec le GATT, cela minerait l’équilibre même du système multilatéral commercial[13]. C’est là le noeud de l’affaire Russie  Trafic en transit, qui a constitué la première occasion pour un GS de l’OMC de trancher sur la question potestative de l’article XXI. Il convient tout d’abord de survoler les faits ayant mené à ce différend entre la Fédération de Russie (ci-après, Russie) et l’Ukraine, pour ensuite énoncer les arguments des parties pour ensuite exposer les constatations du GS en lien avec la potestative alléguée de l’article XXI du GATT menant à une présentation générale de la décision rendue en lien avec les mesures prises par la Russie. Finalement, une dernière section fera ressortir la nature politique du rapport ainsi que les choix qui le sous-tendent.

A. Les faits de l’affaire Russie - Trafic en transit

La demande d’établissement d’un GS, déposée par l’Ukraine, concernait des mesures imposées par la Russie sous la forme d’interdictions et de restrictions visant le trafic en transit routier et ferroviaire en provenance d’Ukraine[14]. Ces interdictions ont été mises en oeuvre entre 2014 et 2016. Des postes de contrôle ont d’abord été mis en place de concert avec la création de permis spécifiques pour des marchandises à destination du Kazakhstan. De plus, les marchandises à destination de la Mongolie, du Tadjikistan, du Turkménistan et de l’Ouzbékistan ont de facto été touchées. En effet, à compter de novembre 2014, ces marchandises devaient passer par le Bélarus afin d’entrer sur le territoire russe. À partir de janvier 2016, ces conditions se sont vues soudainement appliquées à l’ensemble des marchandises à destination du Kazakhstan. Les interdictions ont atteint leur point culminant en juillet de la même année. La Russie a alors déterminé que les marchandises à destination du Kazakhstan sujettes à des droits de douane supérieurs à zéro, entre autres[15], étaient définitivement interdites de transit par la Russie.

Dans sa demande d’établissement d’un GS, l’Ukraine a allégué que les mesures susmentionnées étaient incompatibles avec les obligations de la Russie au titre de l’article V du GATT (relatif à la liberté de transit), de l’article X du GATT (en ce qui a trait à la publication et application des règlements relatifs au commerce) ainsi qu’avec les engagements relatifs figurant dans le Protocole d’accession de la Russie. Toutefois, la Russie n’a pas démenti l’existence de telles mesures et n’a pas cherché à démontrer qu’elle respectait les obligations dont l’Ukraine alléguait la violation. Dans sa défense, elle a plutôt invoqué l’exception de sécurité prévue par l’article XXI du GATT, affirmant que les mesures sur le transit étaient nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité. La Russie a précisé que les mesures avaient été prises dans le contexte d’une grave tension internationale, reprenant les termes employés par l’article XXI b) iii).

Dans ses différentes communications, la Russie a invoqué l’exception de sécurité et n’a pas fourni d’éléments de preuve en ce qui avait trait au lien entre le cas de tension évoqué et la nécessité des mesures mises en place pour protéger les intérêts essentiels de sa sécurité. En effet, la Russie considérait que le GS n’était pas compétent pour examiner la question, l’article XXI étant, à son avis, potestatif. Ainsi, il suffirait pour un État de se prévaloir de l’exception de sécurité afin de justifier la mise en place de mesures restrictives au commerce, et l’ORD ne pourrait se prononcer sur cette question relevant exclusivement de l’appréciation subjective de l’État l’invoquant. Dans l’affaire Russie  Trafic en transit, le GS a débuté son raisonnement en examinant la question de sa compétence[16].

B. Arguments des parties concernant la compétence du GS et affirmation du principe Kompetenz-Kompetenz

Compte tenu de la particularité de la position russe, et afin de mieux situer celle-ci, il convient de différencier les arguments des États parties aux différends quant à la compétence du GS. L’Ukraine a d’abord allégué que l’exception de sécurité n’était pas autorégulatrice, et que le GS devait exercer un contrôle de l’invocation de cette disposition. Il découlait de cet argument que la Russie ne se serait pas acquittée de la charge de la preuve, n’ayant pas fait de démonstration juridique concernant l’exception de sécurité[17]. Les seules informations fournies par l’État défendeur indiquaient qu’un cas de grave tension serait survenu pendant l’année 2014, sans développer davantage. L’Ukraine a fait valoir que les mesures ne pouvaient être justifiées sans l’apport d’éléments de preuve démontrant le lien entre la nécessité de celles-ci et la protection des intérêts essentiels de sécurité. Ainsi, l’affaire consistait, selon l’Ukraine, en un différend commercial ordinaire qui nécessitait un examen par le GS[18]. En effet, l’article XXI énoncerait un « moyen de défense affirmatif pour des mesures qui seraient sinon incompatibles avec les obligations dans le cadre du GATT »[19]. L’Ukraine a souligné que si le GS n’était pas compétent en raison de l’invocation de l’article XXI, cela impliquerait un pouvoir unilatéral de décision du membre invocateur quant à l’issue du différend, ce qui serait contraire à l’article 23.1 du Mémorandum[20].

La Russie n’a pas nié que l’article 7.1 du Mémorandum établie normalement la compétence du GS pour examiner les questions qui lui sont présentées et pour émettre des constatations. Cependant, elle a considéré que les questions relatives à l’exception de sécurité « [allaient] au-delà du cadre des relations commerciales et économiques entre les Membres et se situent en dehors du cadre de l’OMC »[21]. Lors de la procédure écrite, la Russie a affirmé que l’article XXI permettait aux membres de réagir souverainement en cas de grave tension internationale. Toute autre interprétation n’allant pas dans le sens d’une autonomie de jugement entraînerait une ingérence dans les affaires d’un État[22].

Dans l’affaire Russie – Trafic en transit, le GS a déterminé qu’en raison de l’argumentaire de la Russie en lien avec l’invocation de l’article XXI du GATT, l’ordre d’analyse devait débuter par les questions liées à sa compétence, avant l’examen des questions sur le fond[23]. En déterminant s’il pouvait exercer sa compétence, le GS a appliqué le principe Kompetenz-Kompetenz, qu’il avait déjà reconnu dans des affaires antérieures[24]. Selon ce principe, les tribunaux juridictionnels internationaux possèdent une compétence inhérente découlant de l’exercice de leur fonction judiciaire, leur permettant de se prononcer sur leur propre compétence[25].

C. Les constatations du GS sur le caractère potestatif de l’exception de sécurité

Le GS, tout en tenant compte des arguments des parties et des tierces parties dans son interprétation de l’article XXI, a entrepris une analyse à la lumière des règles coutumières d’interprétation des traités[26]. Ainsi, en examinant la disposition et en accordant une attention particulière à la structure de celle-ci, le GS a procédé à une interprétation textuelle pour ensuite se baser sur le but et l’objet de l’Accord sur l’OMC et du GATT, afin de retenir l’interprétation laissant le moins de pouvoir discrétionnaire au membre invocateur.

1. L’analyse textuelle du Groupe spécial

Les rapports de GS et de l’OA sont construits dans un souci de légitimité, la forme prenant celle d’un discours objectif et rationnel[27]. Dans le présent différend, le GS détermine l’ordre d’analyse d’abord en fonction des questions liées à sa compétence, puis à celles sur le fond, en affirmant que les arguments russes « obligent » à une telle procédure[28]. Les GS sont effectivement libres de structurer leur raisonnement comme ils l’entendent, à moins qu’il n’existe « un ordre d’analyse obligatoire qui, s’il n’était pas suivi, équivaudrait à une erreur de droit »[29]. Le GS prend d’ailleurs ses précautions, dans la section 7.6.2 du rapport, en procédant à l’analyse des allégations de l’Ukraine au cas où l’OA aurait eu à infirmer son raisonnement.

Le GS, sans le mentionner explicitement, semble avoir incorporé à sa pratique le principe dégagé dans l’affaire CE – Hormones à l’effet duquel les exceptions ne justifient pas une interprétation plus stricte[30], procédant ainsi en « appliquant les règles normales d’interprétation »[31]. D’un point de vue textuel, comme en témoigne la présence du membre de phrase « qu’elle estimera nécessaire », le membre invoquant l’article XXI pourrait déroger à quelque obligation au titre du GATT pour des raisons de nature essentiellement politique et subjective par définition[32]. Le libellé de l’alinéa b) de l’article XXI, aux dires du GS, « peut permettre plus d’une interprétation de l’expression adjectivale[33] qu’elle estimera nécessaire »[34]. La première hypothèse postule que ce membre de phrase qualifie uniquement la nécessité des mesures qui sont prises pour la protection d’intérêts sécuritaires. La deuxième hypothèse considère une interprétation plus large, étant donné que l’expression engloberait également la détermination de ce que sont les intérêts essentiels de sécurité du membre. La dernière hypothèse, la plus étendue, établit que l’autonomie de jugement du membre s’étend aussi aux trois sous-alinéas de l’article XXI b). Le GS entreprend donc l’analyse interprétative dans une formule « presque incantatoire »[35], en rappelant que les questions doivent être réglées par l’application des règles coutumières d’interprétation du droit international public.

En effet, le GS commence par examiner l’hypothèse la plus étendue concernant la signification de la particule « qu’elle estimera » en posant la question : « Est-il logique, compte tenu de leur fonction limitative, de laisser leur détermination exclusivement à la discrétion du Membre qui invoque la disposition ? » puis se penche sur la structure grammaticale des sous-alinéas et leur sens, leur attribuant une détermination objective. Le recours au principe de l’effet utile est employé a priori pour assurer la cohérence de l’argument et contribuer à la rationalité du raisonnement juridique. Or, l’argument de la Russie présenté dans ses communications écrites fait abstraction du sens des sous-alinéas en interprétant la particule « qu’elle estimera nécessaire à » comme impliquant une autonomie de jugement. Le GS, en omettant de se prononcer sur le sens des termes du sous-paragraphe introductif, reconnaît sa compétence à partir de ceux des sous-alinéas. Si le GS avait débuté son analyse par le sous-paragraphe introductif comprenant la particule « qu’elle estimera », en prenant en considération son effet utile, cela aurait pu modifier l’étendue de ses constatations. Pour Stephan Schill et Robyn Briese, un groupe adjectival tel « qu’elle estimera nécessaire à » est une expression du caractère self-judging d’une disposition[36].

À la suite de l’interprétation textuelle, le GS retient la première hypothèse interprétative à l’effet de laquelle le membre de phrase « qu’elle estimera » qualifie uniquement la nécessité des mesures qui sont prises. Parmi les trois hypothèses soulevées par le GS quant à l’interprétation de l’article XXI, celui-ci semble s’être approché de la logique dégagée dans l’affaire États-Unis – Essence en ce qui a trait aux exceptions, c’est-à-dire un raisonnement séquentiel reflétant la structure de la disposition[37]. Dans un premier temps, il faudrait observer si l’un des sous-alinéas est rempli pour ensuite l’assujettir au « chapeau » et effectuer l’examen de bonne foi. Si une telle pratique est effectivement souhaitable in fine, ce détour par le fond entrecoupe la tâche du GS dans la partie du rapport en question, soit celle de la détermination de sa compétence.

Ainsi, en opposant le sous-alinéa iii) « appliquées en temps de guerre ou en cas de grave tension internationale » à l’expression adjectivale « qu’elle estimera », le GS détermine que l’expression « appliquées en temps de » se rapporte à « durant », et instaure une concordance chronologique dont la détermination est objective.

En outre, le GS affirme qu’un état de guerre peut être déterminé objectivement, tout comme un cas de grave tension internationale[38]. Toutefois, la définition du terme « guerre » ne repose pas sur un usage du dictionnaire, et est défini comme un conflit armé pouvant survenir entre des États, entre des forces gouvernementales et des groupes armés privés, ou entre ces groupes à l’intérieur d’un seul État[39]. Or, un cas de grave tension peut également être caractérisé par une situation de conflit armé, latent ou non[40]. Ces deux définitions, dont le sens s’entrecoupe, pourraient ne pas donner son plein effet à des expressions séparées par la conjonction de coordination « ou ». En effet, dans l’affaire Corée – Produits laitiers, le terme « ou » est défini comme étant inclusif ou exclusif[41]. Or, le GS fait fi de son approche grammaticale et n’aborde pas la question. Il conclut donc qu’un cas de grave tension internationale est une situation objective, dont l’examen temporel concerne un fait objectif, chacun étant soumis à une détermination objective. L’argument russe selon lequel « seuls des États souverains peuvent déclarer l’état de leurs relations avec d’autres États souverains », dont les ramifications échapperaient à la compétence d’un GS, est rejeté par l’étude des termes du traité[42].

Le GS considère que la « structure logique de la disposition »[43] devait être prise en considération, les trois sous-alinéas ayant une fonction limitative. Toutefois, ceux-ci ne sont pas cumulatifs, « étant donné que ces objets – c’est-à-dire les " matières fissiles ", le " trafic d’armes " et les situations de " guerre ou [les] cas de grave tension internationale " décrits dans les sous-alinéas énumérés – sont substantiellement différents »[44].

2. L’objet et le but comme procédé de confirmation

À l’étape suivante, ayant laconiquement relevé que les autres sous-alinéas constituaient des éléments de contexte - le GS se base sur le but et l’objet de l’Accord sur l’OMC et du GATT[45]. En reprenant les termes de l’affaire CE – Matériels informatiques, le GS affirme que ces traités « avaient pour objet et pour but général de promouvoir la sécurité et la prévisibilité des accords conclus sur une base de réciprocité et d’avantages mutuels ainsi que la réduction substantielle des tarifs douaniers et des autres obstacles au commerce »[46].

Naturellement, donc, le GS affirme qu’« il serait entièrement contraire à la sécurité et à la prévisibilité du système commercial multilatéral […] y compris les concessions qui permettent de déroger à des obligations dans des circonstances spécifiques, d’interpréter l’article XXI comme une condition purement potestative »[47].

Dans son raisonnement, le GS se penche rapidement sur le but et l’objet de l’article XX du GATT (relatif aux exceptions générales), affirmant que cette disposition constitue un mécanisme permettant de déroger à des obligations en raison d’intérêts non commerciaux. Cela dit, il n’étend pas ce raisonnement à l’article XXI[48]. Le GS souligne d’ailleurs que l’interprétation proposée par la Russie minerait la sécurité et la prévisibilité du système commercial multilatéral, « subordonnant ainsi l’existence des obligations d’un Membre dans le cadre du GATT et de l’OMC à une simple expression de la volonté unilatérale de ce Membre »[49]. Toutefois, il peut y avoir une variété de buts et d’objets au sein d’un traité, ceux-ci pouvant être contradictoires par moment[50]; le GS semble ne pas vouloir traiter de l’objet de la disposition en tant que telle, dont l’essence pourrait contredire l’affirmation du but et de l’objet de l’Accord sur l’OMC. Outre l’objet et le but, le GS a par la suite procédé à un examen des travaux préparatoires du GATT et de l’Organisation Internationale du Commerce afin de confirmer son interprétation.

D. Les mesures mise en cause face au test établi par le Groupe spécial dans l’affaire Russie – Trafic en transit

Une fois la démarche interprétative complétée, le GS conclut que pour s’inscrire sous l’article XXI b), une mesure devait premièrement satisfaire aux prescriptions énoncées dans l’un des sous-alinéas de cette disposition, en fonction d’un examen objectif[51]. Cette interprétation ne laisse donc pas une « discrétion absolue »[52] au membre invoquant l’exception de sécurité, écartant l’argument russe selon lequel le sous-alinéa iii) de l’article XXI b) serait fondé sur une autonomie de jugement. Deuxièmement, il est nécessaire que l’État démontre l’existence d’un intérêt essentiel de sécurité afin d’exciper de sa bonne foi, le GS soulignant que ce ne sont pas tous les intérêts qui s’élèvent au rang d’un intérêt essentiel. Finalement, afin de compléter ce test de bonne foi, il est nécessaire que l’État démontre que ses mesures sont plausiblement aptes à protéger les intérêts essentiels de sa sécurité. Le GS a donc examiné les éléments de preuves avancés par la Russie afin de déterminer si l’invocation de l’exception de sécurité se qualifiait sous le sous-alinéa iii) et que son invocation était faite de bonne foi. En raison du manque d’informations fournies par la Russie, le GS a procédé à l’examen de l’actualité géopolitique entourant la mise en place des mesures, afin de pouvoir conclure que le contexte international avait un lien plausible avec les mesures prises sous l’article XXI b) iii).

1. L’examen de l’actualité géopolitique par le Groupe spécial

La Russie a justifié l’application de ses mesures en raison d’un cas de grave tension internationale survenu en 2014. Le différend en question soulevait « des questions de politique, de sécurité nationale et de paix et sécurité internationales », sans pour autant les expliciter[53]. Le moyen de défense invoqué, soit l’article XXI b) iii), ne faisait donc pas l’objet d’une démonstration juridique, et pratiquement aucun élément de preuve n’a été fourni en appui aux arguments. L’alinéa a) de l’article XXI permet effectivement au Membre invoquant la disposition de ne pas « fournir des renseignements dont la divulgation serait, à son avis, contraire aux intérêts essentiels de sa sécurité »[54]; la Russie a donc indiqué qu’elle ne pouvait divulguer des informations pouvant miner sa sécurité nationale. Elle n’a fait que référer hypothétiquement au Rapport sur l’examen des politiques commerciales de l’Ukraine, lequel fait mention de l’annexion de la Crimée et du conflit militaire à l’Est[55].

Le GS a donc dû procéder à un examen de l’applicabilité de l’article XXI b) iii) du GATT par la Russie sans qu’elle communique plus d’information. Toutefois, il a pu conclure que les mesures étaient appliquées en cas de grave tension internationale. Le GS a défini cette expression, laquelle fait référence à « une situation de conflit armé, ou de conflit armé latent, ou de tension ou crise aggravée, ou d’instabilité générale embrasant ou entourant un État »[56]. Sachant que les mesures prises par la Russie étaient en lien avec une situation survenue en 2014, le GS a affirmé que les relations entre l’Ukraine et la Russie durant cette période se qualifiaient sous le sous-alinéa iii).

2. L’existence d’un lien plausible entre les mesures russes et les intérêts essentiels de sécurité de ce pays

Le fait que le GS ait examiné l’actualité politique et recherché des éléments de preuve, en l’absence d’informations fournies par la Russie, visait à vérifier la bonne foi de l’État invocateur. Ainsi, le GS a rappelé que « l’obligation de bonne foi est un principe juridique général et un principe général du droit international qui sous-tend tous les traités »[57], et que le membre qui invoquait la protection de ses intérêts essentiels de sécurité devait énoncer ceux-ci de façon suffisamment claire[58]. Il apparaît, dans le rapport, qu’afin que le lien entre la mesure en cause et le sous-alinéa iii) ait un caractère plausible, la tension évoquée devait être caractéristique. Le GS a déterminé que « moins le "cas de grave tension internationale" invoqué par le membre est caractéristique, c’est-à-dire plus il est éloigné d’un conflit armé ou d’une situation de désordre public […], moins les intérêts de défense ou militaires, ou intérêts en matière de maintien de la loi et de l’ordre public qui peuvent être généralement attendus, sont manifestes »[59]. Parmi les éléments de preuves qui ont été soulevés dans le rapport, il y a notamment la reconnaissance par l’Assemblée générale des Nations Unies de l’existence d’un conflit armé entre les deux pays[60].

Ainsi, le GS a déterminé que l’état des relations internationales entre la Russie et l’Ukraine en 2014 étant « très proche du "coeur même" de ce qui constitue une guerre ou un conflit armé »[61], le sous-alinéa iii) était applicable en l’espèce. Le GS a ensuite conclu que l’Ukraine étant un pays frontalier, la Russie pouvait considérer de bonne foi que ses intérêts essentiels de sécurité étaient menacés. Enfin, pour cette même raison, il était plausible que les restrictions au transit soient liées à la protection de ces mêmes intérêts. Le GS a constaté que chacune des mesures en cause avait été appliquée en situation de « grave tension internationale au sens du sous-alinéa iii) de l’article XXI b) du GATT de 1994 »[62].

E. Observations

Dans sa réflexion sur l’année 2017, le président sortant de l’ORD déclarait, concernant le nombre croissant d’invocations de l’article XXI du GATT par les États membres, que : « if this trend continues it will undoubtedly place an additional strain on the system »[63]. Les constatations du GS dans l’affaire Russie – Trafic en transit s’ouvrent sur une formulation faisant écho à cette nouvelle conjoncture, alors que ses membres précisent que le différend en question : « est le premier dans lequel il est demandé à un GS de l’OMC chargé du règlement des différends d’interpréter l’article XXI du GATT de 1994 »[64].

Cette affaire pose la délicate question de la conciliation entre la libéralisation du commerce et la protection des intérêts essentiels de sécurité. Au coeur de cette tension résident deux interprétations juridiques contradictoires concernant la potestativité alléguée de la disposition. Le GS se trouve face à un différend dont « les caractéristiques nouvelles et exceptionnelles » l’obligent à suivre un raisonnement particulier[65]. La présente section se divisera donc en deux sous-sections, devant permettre d’apprécier les constatations du rapport Russie  Trafic en transit d’un point de vue critique. Ainsi, un bref portrait de la politique interprétative de l’ORD éclairera la méthodologie en matière d’interprétation des traités, et ce, au regard de la jurisprudence du mécanisme[66]. Finalement, un regard croisé entre la politique judiciaire et l’interprétation choisie par le GS permettra d’en faire ressortir le choix politique.

1. La politique interprétative de l’Organe de règlement des différends en matière d’interprétation des traités

Si l’on entend d’une juridiction qu’elle est « un organe qui met fin à un différend par une décision obligatoire rendue en application du droit[67] », Hélène Ruiz-Fabri affirmait que l’évolution de l’ORD permet de lui reconnaître ce statut[68]. Quoi qu’il en soit, l’article 3.2 du Mémorandum reconnaît que le système de règlement des différends « a pour objet de préserver les droits et les obligations résultant pour les membres des accords visés, et de clarifier les dispositions existantes de ces accords conformément aux règles coutumières d’interprétation du droit international public »[69].

Dans le premier rapport de l’Organe d’appel (OA) adopté par l’ORD, celui-ci établissait que l’article 31 de la CVDT constituait une règle du droit international coutumier[70]. Une telle reconnaissance, faisant abstraction des débats savants[71], avait le mérite d’édicter une méthodologie claire.

Un principe général d’interprétation aide à déterminer la raison pour laquelle une norme reçoit une signification plutôt qu’une autre, le principe ayant une fonction créatrice[72]. Or, le chapeau de l’article 31 est rédigé au singulier : « règle générale d’interprétation », et permet une procédure séquentielle[73]. Il prévoit qu’« un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but »[74]. Trois grandes écoles méthodologiques fondent et découlent de cette règle, soit celles orientées vers la « textualité », l’« intentionnalité » ou la « finalité »[75].

Au sein de l’ORD, l’interprétation de l’Accord sur l’OMC s’effectue en fonction d’une séquence rigide d’étapes autonomes, où chacune doit être épuisée avant d’entreprendre la suivante[76]. Le processus demeure une seule et même opération d’interprétation, dont les étapes sont connectées et se renforcent mutuellement. La première de ces étapes vise à attribuer un sens aux termes du traité via une interprétation textuelle, comme en témoigne l’usage fréquent du dictionnaire, afin de confirmer le sens d’un mot, en le contextualisant dans le langage du traité[77]. L’OA, du fait de cette pratique, s’est d’ailleurs vu octroyer le titre « d’obsédé », dans une description qu’en a fait le professeur René-Jean Dupuy[78]. Dans l’affaire Japon – Boissons alcooliques II, l’OA précise que l’« interprétation correcte est avant tout une interprétation textuelle »[79].

En ce qui concerne le contexte, c’est-à-dire la structure de l’article et sa relation avec les dispositions pertinentes, l’article 31:2 de la CVDT précise que :

Le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus : a) tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de la conclusion du traité; b) tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité[80].

L’OA fait souvent appel au reste de la disposition, voire à une disposition autre de l’Accord sur l’OMC[81]. À une seule reprise, un rapport a tenu compte d’un traité hors des accords visés, comme contexte, soit dans l’affaire CE  Morceaux de poulet[82].

Le recours au but et à l’objet, dont la mission est d’extraire l’essence d’un traité – sa finalité – est employé soit pour une disposition particulière, par exemple dans l’affaire Corée – Produits laitiers[83], soit pour dégager la raison d’être d’un traité. Au regard de l’OA, cette méthode ne constitue d’ailleurs pas une « base indépendante d’interprétation »[84].

Dans l’affaire Japon  Boissons alcooliques II, l’OA confirme que les moyens complémentaires d’interprétation prévus à l’article 32 de la CVDT font partie du corpus de droit international coutumier[85]. Le recours aux travaux préparatoires, soit l’« ensemble des documents relatifs aux origines et au déroulement des négociations ayant abouti à l’adoption d’un instrument international[86] […]  » est donc utilisé pour confirmer l’interprétation. À l’OMC, jamais le recours à l’article 32 de la CVDT n’a infirmé le sens dégagé par la méthode textuelle, tout comme le contexte et le but et l’objet n’ont jamais infirmé une conclusion de l’examen du sens ordinaire des termes[87].

La politique interprétative, donc, doit être entendue comme le processus sous-jacent à la technique décrite précédemment, soit celui qui intervient en tant que processus de décision lorsque l’interprète est confronté à la polysémie d’un contentieux interprétatif. Il s’agit de l’acte normatif par lequel « le choix entre [les] différents sens appelle une décision qui relève du vouloir de l’interprète ; décision dont la signification et les effets juridiques dépendent du pouvoir de cet interprète au sein du système juridique »[88].

Inévitablement, les idées directrices qui traduisent la logique opérant au sein de l’ORD sont de l’ordre de l’équilibre, de la stabilité et de l’effectivité du système[89]. Une solution qui fait prévaloir l’unité du système à sa fragmentation est à préférer[90]. C’est donc en gardant à l’esprit la technique interprétative, et la politique qui la sous-tend, qu’il est possible d’appréhender les constatations du GS dans l’affaire Russie  Trafic en transit.

2. Multilatéralisme et choix politique : limiter l’usage de la clause

Dans un obiter dictum, le GS affirme que :

Les divergences politiques ou économiques entre des Membres ne sont pas suffisantes, en elles-mêmes, pour constituer un cas de grave tension internationale […]. En effet, il est normal de s’attendre à ce que les Membres soient confrontés, de temps à autre, à des conflits politiques ou économiques avec d’autres Membres ou États. […] ils ne sont pas des "cas de grave tension internationale"[91].

Afin de favoriser la cohérence et l’effectivité du mécanisme de règlement des différends, le GS se permet de sortir du cadre du différend, et donc de son rôle de « préservation » des droits et des obligations des membres, afin de limiter le recours ad vitam aeternam à la disposition dans un contexte d’instabilité. Dès lors, le rapport s’avère un habile maniement entre, d’une part, les arguments juridiques ukrainiens, et de l’autre, le spectre d’un éventuel retrait de membres insatisfaits des recommandations du rapport.

Au vu de la politique interprétative de l’OA, l’exceptionnalité de l’affaire Russie  Trafic en transit ne relève donc pas d’un « tournant jurisprudentiel ». Plutôt, la manière de procéder, semblable au portrait dégagé dans la section 1.3, témoigne d’une politique judiciaire bien établie, étant donné la nature profondément politique du différend. L’intention des membres du GS d’observer une neutralité à l’égard des parties est garantie par les règles d’interprétation utilisées de manière rigide. La règle d’interprétation littérale semble la plus apte à garantir une objectivité compte tenu de la structure des GS : la composition ad hoc favorise un recours à l’interprétation littérale pour des membres présents à temps partiel et soumis à des fonctions particulières[92].

Le mécanisme de règlement des différends comprend deux dimensions : le règlement du différend et l’application droit[93]. Si le rapport parvient à un tel résultat, comme peut en témoigner l’absence d’appel, celui-ci est tout de même construit pour prévenir le recours ultérieur à l’article XXI.

II. Les implications de l’affaire Russie – Trafic en transit pour les affaires pendantes dans lesquelles l’exception de sécurité a été invoquée

Bien que les constatations du GS dans l’affaire Russie  Trafic en transit n’ont pas été portées en appel, il serait fort surprenant que celles-ci ne soient pas remises en question dans des affaires ultérieures[94]. Le point central de cette section gravitera autour des surtaxes américaines sur l’acier et l’aluminium, les États-Unis maintenant que celles-ci sont prises en raison d’impératifs sécuritaires prévus par l’article XXI du GATT. Outre ce contentieux, d’autres différends où l’article XXI et ses contreparties sous l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) et l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) ont cours. D’abord, les autres différends dans lesquels l’exception de sécurité est invoquée feront l’objet d’une brève revue (2.1). Les répercussions potentielles de la décision du GS dans l’affaire Russie – Trafic en transit sur les différends en lien avec l’acier et l’aluminium seront examinées en tenant compte de la force persuasive du rapport (2.2) puis, en examinant quelles constatations pourraient être tirées si le raisonnement de celui-ci était applicable en l’espèce (2.3). Enfin, compte tenu des allégations à cet effet, un bref retour sera effectué sur la possibilité de qualifier les mesures américaines de sauvegardes (2.4).

A. Les affaires pendantes dans lesquelles l’article XXI du GATT a été invoqué

La revue de ces différentes affaires débutera par les différends commerciaux en cours au Moyen-Orient en lien avec l’exception de sécurité et se focalisera ensuite sur l’ensemble des différends découlant de l’imposition des tarifs américains sur l’acier et l’aluminium.

1. Les différends prenant place au Moyen-Orient

Parmi les différends dans lesquels l’article XXI et ses contreparties sont invoqués, un différend oppose le Qatar aux Émirats arabes unis suite à l’embargo économique[95] imposé par ce dernier. Le Qatar allègue notamment des violations du GATT, de l’AGCS ainsi que des accords ADPIC[96]. Les Émirats arabes unis tentent d’exciper, par des motifs de sécurité nationale, de leurs mesures restrictives en invoquant l’article XXI du GATT, l’article XVIbis de l’AGCS ainsi que l’article 73 de l’accord ADPIC[97]. Le Qatar a également saisi l’ORD en lien avec les pratiques de l’Arabie Saoudite et allègue, de façon plus circonscrite[98], une violation de l’accord ADPIC[99]. À cela, l’Arabie saoudite a opposé l’invocation de l’article 73 de l’accord ADPIC en indiquant, à l’instar des Émirats arabes unis, qu’il n’était dès lors pas possible qu’un GS examine la question puisque « a panel has no power to make findings in this matter »[100]. Enfin, certains universitaires comme R.J. Zedalis estiment que les États-Unis, sous l’impulsion du président Donald Trump, pourraient être prompts à imposer des restrictions à l’importation de pétrole brut en invoquant des motifs de sécurité nationale, voire de procéder à des restrictions à l’importation d’automobiles[101].

2. Les différends en lien avec les tarifs américains sur l’acier et l’aluminium

Les conclusions du GS dans l’affaire Russie – Trafic en Transit poignent à un moment de rare tension entre l’ORD, particulièrement son OA, et les États-Unis[102]. Les États-Unis sont mis en cause dans sept affaires en lien avec les surtaxes sur l’acier et l’aluminium ayant été mises en place[103] par l’administration Trump en vertu de la section 232 de la Loi sur le commerce et l’expansion du commerce extérieur de 1962[104]. À l’origine, neuf pays plaignants avaient saisi l’ORD, mais le Canada et le Mexique ont respectivement notifié l’ORD d’une solution convenue d’un commun accord avec les États-Unis les 27 mai[105] et 3 juin[106] 2019. Les deux pays avaient fait du retrait préalable des surtaxes américaines une condition à la ratification du nouvel Accord Canada – États-Unis-Mexique[107]. Le président Trump a toutefois réactivé les dispositions de la proclamation 9704 concernant le Canada en date du 6 août 2020, imposant ainsi à nouveau un tarif de 10 % sur l’aluminium sous forme brute non allié en provenance du Canada à partir du 16 août 2020[108] . Le Canada avait alors annoncé la mise en place de contre-mesures « pour un montant proportionnel au montant de produits d’aluminium canadiens qui sont maintenant affectés par les tarifs américains »[109]. L'administration Trump a toutefois de nouveau fait volte-face le 15 septembre 2020 en annulant ces nouveaux tarifs[110]. Les pressions canadiennes ne sont probablement pas étrangères à ce changement de cap, mais la déclaration indique plus sommairement que l'augmentation des importations d'aluminium en provenance du Canada devrait se stabiliser au cours des derniers mois de 2020. Les tarifs n'apparaissaient donc plus nécessaires aux États-Unis, bien que le pays se réserve le droit de réimposer un tarif de 10% en cas d'augmentation des exportations canadiennes dépassant 105% des volumes prévus[111].

Les tarifs demeurent toutefois en vigueur pour les sept de neuf Membres initialement visés. Des GS ont été établis le 4 décembre 2018 lors de la seconde rencontre de l’ORD, à la suite des demandes d’établissement le 19 octobre de la Chine[112], de la Norvège[113], de la Russie[114] de la Turquie[115] et de l’UE[116] ainsi qu’à celles de l’Inde[117] et de la Suisse[118] le 9 novembre 2018. Les allégations des sept États se recoupent ; toutes font état d’allégations de violations des articles I, II, X, XIX du GATT et de dispositions de l’Accord sur les sauvegardes (AS) en lien avec les mesures telles qu’appliquées par les États-Unis. Les plaintes de la Chine, de la Suisse et de l’UE se distinguent légèrement, la Chine n’alléguant pas de violation de l’article XI contrairement à tous les autres plaignants. La Suisse et l’UE, quant à elles, allèguent en sus une violation en tant que telle de l’article XVI alinéa 4 de l’Accord sur l’OMC par « l’article 232 de la loi 1962 telle [sic] qu’il a été interprété à plusieurs reprises par les autorités des États-Unis et du maintien de l’utilisation de l’article 232 »[119].

B. La force persuasive de l’affaire Russie – Trafic en transit sur les différends soulevés par les surtaxes américaines sur l’acier et l’aluminium

Compte tenu des arguments américains, le pays tentera d’écarter les conclusions du rapport du GS en faisant valoir une interprétation potestative de l’article XXI du GATT. En lien avec la force persuasive potentielle de l’affaire, deux voies apparaissent possibles, soit écarter simplement le rapport étant donné l’absence de stare decisis (SD) en droit international[120], soit distinguer en indiquant que les circonstances sont différentes et qu’elles commandent une nouvelle interprétation de l’article XXI.

1. L’importance de l’affaire Russie – Trafic en transit pour les différends de l’acier et de l’aluminium

Dans ses communications en lien avec ces affaires, les États-Unis usent de la même ligne argumentative que dans l’affaire Russie – Trafic en transit alors qu’ils étaient tierce partie, estimant que « chaque Membre de l’OMC conserve le pouvoir de trancher lui-même les questions qu’il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité »[121] […]. Les États-Unis dans leur première communication écrite[122] et lors de leur première intervention orale[123] vis-à-vis l’UE s’inscrivent effectivement dans cette lignée, les États-Unis reprenant point par point – de façon plus élaborée - l’analyse potestative de l’article XXI prôné lorsque ce pays était une tierce partie lors du différend Russie – Trafic en transit. En sus de son interprétation de l’article, les États-Unis consacrent une section entière[124] de leur communication écrite au rapport du GS dans l’affaire Russie  Trafic en transit, estimant que l’interprétation du GS est largement erronée.

Les conclusions auxquelles est arrivé le GS dans l’affaire Russie  Trafic en transit se retrouvent alors au coeur du différend opposant les États-Unis aux sept autres États. Ces différends s’inscrivent à un moment charnière de l’histoire de l’OMC alors que les États-Unis contestent nombre de méthodes de l’OA. Celles-ci pourraient être regroupées génériquement sous l’expression-parapluie d’activisme judiciaire[125]. L’une des facettes de cet activisme concerne notamment la valeur devant être accordée à des rapports précédemment adoptés.

Les arguments américains, tirés de leurs interventions en tant que tierce partie dans l’affaire Russie  Trafic en transit et dans les présents différends apparaissent fortement opposés aux conclusions ayant été tirées par le GS dans cette affaire[126].

2. L’absence de stare decisis en droit international par rapport à la position américaine

La notion de SD, tirée des systèmes de Common Law, consiste en l’existence de précédents judiciaires faisant autorité en s’imposant aux juridictions inférieures et dont la somme constitue le droit qui occupe ainsi une fonction législative. Celle-ci n’a pas d’équivalent en droit international public[127]. En effet, en vertu de l’article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice, la jurisprudence ne constitue pas en soi une source du droit, mais bien un moyen auxiliaire de détermination des règles du droit, et ce, sous réserve de l’article 59 du même Statut, indiquant que les décisions de la Cour ne sont obligatoires que pour les parties en litige. Bien que la doctrine admette qu’au sein du corpus du droit de l’OMC, il n’existe pas non plus de notion formelle de SD, certains publicistes insistent sur le développement d’un SD de facto[128]. En effet, les décisions de l’OA, voire de GS, verraient leur charge persuasive croître, jusqu’à constituer de véritables précédents dont il ne faudrait pas s’écarter sous peine de déstabiliser le système de règlement des différends et sa prédictibilité[129].

Les États-Unis dénoncent depuis une quinzaine d’années, à l’ORD[130], l’activisme judiciaire, que Robert Kolb définit comme une attitude « hardie et novatrice » chez le juge ne « [craignant] pas de s’engager dans une forme plus ou moins modeste de " législation " »[131]. L’un des points saillants des récriminations américaines concerne la qualification des rapports de l’OA par celui-ci en tant que précédents. Les États-Unis ont récemment intensifié leurs interventions en lien avec cette problématique[132], la mentionnant notamment dans l’Agenda de la politique commerciale du président des États-Unis de 2018[133] ainsi que de mars 2019[134], et y dédiant également vingt-six pages de sa déclaration lors de la rencontre de l’ORD du 18 décembre 2018[135].

Cette question entourant la valeur des rapports de l’OA, et en l’espèce d’un GS, se trouve donc indirectement au coeur de l’argumentation américaine dans le dossier des tarifs sur l’acier et l’aluminium. Les États demandeurs tentent d’appliquer les conclusions du GS dans l’affaire Russie – Trafic en transit quant à la justiciabilité de l’article XXI[136] alors que les États-Unis allèguent le contraire.

Le coeur de l’activisme décrié par les États-Unis prend sa source dans l’affaire États-Unis  Acier inoxydable (Mexique), où l’OA a affirmé que les GS ne devaient pas s’écarter de ses conclusions dans des affaires semblables sauf s’ils avaient des raisons impérieuses de le faire[137]. Ce passage, que les États-Unis considèrent d’ailleurs comme un obiter dictum, a constitué le vif de l’argumentation américaine lors de la rencontre du 18 décembre 2018 qui portait sur la valeur des décisions de l’ORD. Cette déclaration s’affairait à indiquer le mal fondé des prétentions de l’OA dans l’espèce. Dans le sillage du rapport de l’OA dans l’affaire États-Unis – Acier inoxydable (Mexique), le GS a d’ailleurs proposé, dans l’affaire États-Unis — Mesures compensatoires et mesures antidumping, une série de critères permettant de déterminer la qualité de motifs impérieux[138].

Pour les États-Unis, les GS doivent, en vertu de l’article 11 du Mémorandum, procéder à une évaluation objective de la question à laquelle ils sont soumis en recourant toujours aux outils prévus par l’article 3.2 du Mémorandum, dont les règles coutumières d’interprétation des traités. Ils ne doivent donc pas appliquer telle quelle la solution dégagée dans un quelconque rapport précédent, mais produire une analyse de novo tout en pouvant bien entendu s’inspirer de rapports antérieurs pour assister leur raisonnement[139]; car, si les rapports adoptés suscitent des attentes légitimes, ils ne possèdent en revanche aucune force obligatoire autrement que pour les parties au litige[140].

Le Professeur Joost Pauwelyn souligne d’ailleurs que les GS et l’OA procèdent toujours de cette manière d’abord avant d’examiner la jurisprudence pertinente[141]. En pratique, cela n’est toutefois pas toujours le cas. Vincent Tomkievicz remarque que l’OA, par exemple dans l’affaire Communauté européenne  Viande de volaille, n’a pas toujours été « exemplaire » avec l’application des règles coutumières d’interprétation. L’OA y avait examiné un rapport du GATT pour ensuite examiner l’affaire Communauté européenne – Bananes III, et utiliser finalement les règles coutumières d’interprétation[142].

Les États-Unis pourraient donc, par cette voie, tenter de se dégager de la solution du GS dans le différend Russie – Trafic en transit en faisant valoir leur interprétation potestative. Ce que les États-Unis dénoncent, c’est en fait ce qu’ils qualifient d’usurpation[143] de la part des composantes de l’ORD des prérogatives dévolues aux membres via les organes législatifs de l’OMC, que sont le Conseil et la Conférence ministérielle. Ceux-ci sont les seuls pouvant adopter des interprétations formelles[144]. Un SD de jure à l’OMC signifierait en effet un transfert de cette capacité législative vers l’OA[145].

Dans le différend entre la Russie et l’Ukraine, les États-Unis et l’UE avaient des visions divergentes, qui s’opposaient toutes deux à la solution adoptée par le GS. Ces membres, s’ils en avaient eu la faculté, auraient donc potentiellement porté la décision en appel. Or, si la solution du GS dans l’affaire Russie – Trafic en transit devenait l’état du droit, cela signifierait que les États-Unis et l’UE auraient été tenus à l’écart de son élaboration, car étant tierces parties, elles ne disposaient pas de la qualité nécessaire pour porter le rapport en appel[146]. C’est là que l’absence de SD en droit international prend tout son sens, car si les décisions avaient valeur de précédent, elles se transformeraient en de nouvelles règles de droit auxquelles les États n’auraient pas consenti en se joignant à un traité comme celui sur l’OMC. Or, l’interprétation de l’article XXI est une question très sensible touchant aux intérêts essentiels de sécurité des États, et en définitive à leur existence même[147]. Si cette décision devenait l’état du droit, il importerait donc que les clarifications du GS reflètent réellement la volonté de toutes les parties et non pas seulement de celles en litige.

Il est donc vraisemblable que les GS nouvellement établis dans les affaires de l’acier et de l’aluminium doivent examiner à nouveau l’article XXI en prenant en compte les nouveaux arguments des parties en litige, c’est-à-dire en menant l’évaluation objective prévue par le mémorandum[148]. Malgré cela, le GS demeure libre de s’inspirer des conclusions tirées dans l’affaire Russie – Trafic en transit. Pour P.C. Mavroidis, l’absence de la règle du précédent dans le droit de l’OMC est souhaitable, en ce qu’elle permet de ne pas reproduire deux fois les mêmes erreurs[149] sans pour autant ébranler l’unité de la jurisprudence, qui constitue un élément essentiel à la bonne administration de la justice[150]. Enfin, il importe de signaler que les GS et l’OA parviennent parfois à des réponses tout à fait différentes à une même question de droit tout en recourant pareillement aux règles coutumières d’interprétation[151].

3. La possibilité d’un distinguising en lien avec l’existence de circonstances différentes

La technique du distinguising vise, quant à elle, à ménager l’autorité d’un précédent tout en l’écartant, affirmant ainsi qu’une affaire donnée n’est pas pertinente dans un cas où les faits différeraient sur un point tenu pour essentiel[152]. Kolb souligne d’ailleurs que cette pratique a cours à la CIJ malgré l’inapplicabilité de précédents obligatoires, afin de maintenir la confiance des membres en lien avec la prédictibilité du règlement des différends[153]. Dans cette optique, il faudrait donc démontrer l’altérité des faits, voire, si cela s’avérait impossible, suivre l’obiter de l’affaire États-Unis – Acier inoxydable (Mexique), c’est-à-dire de démontrer l’existence de raisons impérieuses[154] de trancher différemment le fond de l’affaire[155].

La plus grande distinction de fait entre les affaires en lien avec l’acier et l’aluminium est le contexte dans lequel des mesures sont prises sous l’empire de l’article XXI du GATT. Dans le cadre du différend Russie – Trafic en transit, la tension était circonscrite entre les deux acteurs. En lien avec les différends touchant aux surtaxes américaines, il n’existe pas de tension bilatérale notable ayant été invoquée par les États-Unis. La menace – s’il en est une – semble donc être globale, les surtaxes ayant été imposées de façon générale, envers presque l’entièreté des membres de l’OMC[156].

Dans le cas d’espèce, il devrait être d’autant plus aisé de distinguer vis-à-vis l’affaire Russie – Trafic en transit étant donné qu’il ne s’agit pas d’un rapport de l’OA. Il s’agit d’un rapport de GS, organe qualifié par l’OA de hiérarchiquement inférieur[157], et n’ayant qu’une valeur persuasive même pour les tenants d’un SD de jure à l’OMC[158]. Il est toutefois intéressant de noter que pour les États-Unis, la valeur persuasive des rapports de GS et de l’OA est égale[159]. S’il n’était donc pas possible d’écarter promptement la solution du GS, il est possible que les États-Unis misent sur la technique du distinguishing compte tenu de l’existence de cette pratique à l’OMC[160].

C. Les mesures américaines et le test posé par le Groupe spécial dans l’affaire Russie – Trafic en transit

Dans l’optique où le GS appliquerait la ratio decidendi, il convient de déterminer si l’une des conditions objectives énoncées à l’article XXI b) est remplie et de vérifier s’il existe un intérêt essentiel de sécurité et que les mesures sont plausiblement capables de protéger les intérêts en question, conformément au test de bonne foi posé par le GS.

1. La qualification objective des mesures sous l’un des sous-alinéas

Les deux options s’offrant de manière réaliste à l’administration américaine seraient de tenter de démontrer que les surtaxes sur l’acier et l’aluminium se justifient à l’aune des sous-alinéas ii) et iii) de l’article XXI b)[161].

Les deux sous-alinéas se lisent comme suit :

ii) se rapportant au trafic d’armes, de munitions et de matériel de guerre et à tout commerce d’autres articles et matériel destinés directement ou indirectement à assurer l’approvisionnement des forces armées;

iii) appliquées en temps de guerre ou en cas de grave tension internationale ;[162]

Il est possible que les surtaxes américaines sur l’acier et l’aluminium entrent dans le champ matériel du sous-alinéa ii)[163], alors que l’acier et l’aluminium constituent des matériaux destinés indirectement à assurer l’approvisionnement des forces armées, en entrant dans la fabrication d’armes et d’équipements militaires. Advenant l’impossibilité d’écarter l’affaire Russie – Trafic en transit, cet argument aurait l’avantage de ne pas avoir fait l’objet d’une analyse approfondie. D’un côté, les besoins d’acier et d’aluminium imputables au complexe militaro-industriel américain ne s’élèvent qu’à environ 3% de la production intérieure des États-Unis[164]. De l’autre, bien que ce pourcentage puisse sembler faible, les besoins en acier et en aluminium revêtent des formes tellement diverses qu’il serait impossible qu’un seul opérateur économique puisse assurer la production de l’ensemble des éléments nécessaires à l’industrie de la défense[165], les rapports faisant état d’usages diversifiés[166]. Il apparaît indéniable que le maintien d’une certaine capacité de production en acier et en aluminium soit raisonnablement lié à la protection des intérêts essentiels de sécurité[167]. Toutefois, l’expression « se rapportant à » semble requérir que les mesures soient principalement conçues par rapport aux éléments visés par le sous-alinéa[168].

Le deuxième argument est potentiellement plus difficile à tenir, le sous-alinéa iii) étant largement considéré comme étant l’élément le plus controversé de la disposition[169]. Comme indiqué précédemment, il faudrait que cette situation soit objectivement constatée par le GS, ce qui paraît a priori possible étant donné l’état des relations internationales lors de l’entrée en vigueur des mesures américaines[170]. La plupart des auteurs semblent estimer qu’il faille qu’une guerre ou un état de grave tension existe entre le demandeur et l’intimé[171]; cependant, rien dans les termes du sous-alinéa n’indique que cela doive nécessairement être le cas. De tous les cas potentiels de tension, celle prenant place entre les États-Unis et l’Iran vaut probablement la peine d’être soulignée étant donné les cas d’attaques ayant visé des pétroliers dans le détroit d’Ormuz[172] et la destruction d’un drone américain par les forces iraniennes[173]. Cette tension pourrait potentiellement déboucher sur un état de guerre[174] ou être qualifiée de « conflit armé latent »[175].

2. L’application du test de bonne foi au cas d’espèce

Quelle que soit la justification retenue sous l’article XXI b) ii) ou iii) l’existence d’un critère de bonne foi demeure. Il faudrait donc que les États-Unis démontrent qu’il s’agit de la défense d’un véritable intérêt essentiel de sécurité et non d’« un moyen de contourner [ses] obligations au titre du GATT », en énonçant ce qui fait naître ledit intérêt de sécurité « de façon suffisamment claire »[176]. L’évaluation du niveau d’énonciation nécessaire est détaillée par le GS en lien avec l’alinéa iii) seulement[177]. Il faudrait donc que les États-Unis démontrent en quoi une situation donnée de tension, par exemple avec l’Iran, pourrait menacer ses intérêts essentiels de sécurité. Quant au sous-alinéa ii), il semble possible de tracer le même parallèle qu’avec iii) : moins les liens entre une ressource ou un bien et les intérêts de sécurité sont manifestes, plus la justification doit être précise. En lien avec ledit sous-alinéa, les États-Unis ont effectivement indiqué que l’industrie de l’acier et de l’aluminium était nécessaire à l’approvisionnement de ses forces armées[178]. Les rapports pertinents énoncent cependant plusieurs autres usages[179], et l’administration américaine a fourni d’autres explications quant à ces mesures[180]. Il semble donc permis de douter que le lien entre les mesures et la protection d’intérêts sécuritaires soit suffisant[181].

Ensuite, il faudrait démontrer que la mesure puisse plausiblement protéger les intérêts de sécurités énoncés[182]. Dans les deux cas, cela semble envisageable étant donné l’importance de l’acier et de l’aluminium pour le maintien des forces armées per se (sous-alinéa ii) et en lien avec leur utilité dans le cadre d’une situation de grave tension internationale (sous-alinéa iii)[183]. En l’espèce, l’acier et l’aluminium étant des intrants dans la fabrication de « dual military-civilian articles »[184] il est possible que le protectionnisme et les impératifs sécuritaires liés à l’article XXI du GATT se chevauchent[185]. Toutefois, le large champ d’application des mesures permet de douter qu’elles soient spécifiquement conçues à cet effet[186].

D. Les implications en lien avec les disciplines des sauvegardes

La licéité des mesures de rétorsion prises par les États demandeurs dans les différends sur l’acier et l’aluminium n’ont pas fait l’objet d’une analyse dans le cadre de cet article. Ces États justifient la prise de contre-mesures en alléguant que les mesures américaines constituent des mesures de sauvegardes déguisées, et donc, que leurs propres actions seraient justifiées à l’aune de la discipline des sauvegardes. Il est dès lors intéressant d’examiner la possibilité de requalifier celles-ci alors que les États-Unis ont constamment maintenu qu’il s’agissait de mesures prises sous l’article XXI du GATT, et non de sauvegardes. Si les mesures étaient effectivement requalifiées en tant que sauvegardes, cela mettrait en péril une justification des mesures américaines par l’article XXI, les exceptions contenues dans le GATT n’étant pas automatiquement transposables aux autres accords annexés à l’Accord sur l’OMC.

En lien avec ces allégations en vertu de l’article XIX du GATT et l’AS, il a été postulé que les critères énoncés dans l’affaire Indonésie – Produits en fer ou en acier pourraient être pertinents en l’espèce[187], alors que l’OA a énoncé un test visant à déterminer si une mesure se qualifie en tant que mesure de sauvegarde[188]. Cependant, les faits dans cette affaire sont très différents de ceux de l’espèce en ce que l’Indonésie, intimée, avait précisément demandé au GS de déclarer que ses mesures se qualifiaient comme étant des sauvegardes, et dans la négative, de déclarer que les allégations des demandeurs au titre de l’AS et de l’article XIX du GATT étaient sans fondements[189]. Toutefois, même si les critères énoncés par l’OA dans l’affaire Indonésie – Produits en fer ou en acier étaient pertinents, il est très improbable que les mesures américaines soient qualifiées en tant que sauvegardes, étant donné qu’elles ne remplissent apparemment pas les critères énoncés par l’OA[190]. Il n’est pas indiqué dans les rapports américains sur l’acier et l’aluminium que les mesures soient conçues pour prévenir ou réparer un dommage grave à ces branches de productions, l’accent étant plutôt mis sur des aspects sécuritaires étrangers aux obligations de l’article XIX du GATT et de l’AS[191]. En sus, l’OA a indiqué dans l’affaire Indonésie  Produits en fer ou en acier qu’« un [GS] devrait évaluer et prendre dûment en considération, lorsque cela est pertinent, la façon dont la mesure est qualifiée dans le droit interne du Membre concerné »[192]. Or, en l’espèce, les États-Unis ont précisément qualifié leurs mesures à l’aune de dispositions relevant de la sécurité nationale – la section 232 – et non de considérations liées aux disciplines des sauvegardes[193]. Il n’est en définitive pas probable que les mesures américaines soient qualifiables en tant que sauvegardes. Les contre-mesures mises en place par certains États risquent donc de se voir marquer du sceau de l'illicéité par les groupes spéciaux devant les examiner.

Malgré l’étude de différents scénarios, il n’est pas possible de tirer des conclusions sans équivoque à partir des hypothèses ayant été détaillées. Les GS formés dans les affaires en lien avec l’acier et l’aluminium pourraient décider d’appliquer la série de tests élaborée dans l’affaire Russie – Trafic en transit, qu’ils la modifient ou non, voire qu’ils décident de l’écarter. En lien avec la discipline des sauvegardes, il serait surprenant que les GS autorisent les parties demanderesses à requalifier les mesures. Si l’AS est considéré comme un moyen de légitimer certaines violations prima facie, en somme un moyen de défense, il serait tout aussi surprenant que le GS procède à une requalification puisqu’ « [il] est tout simplement normal qu’il incombe d’établir ce moyen de défense à la partie qui s’en prévaut »[194], comme l’a déjà rappelé l’OA. Enfin, jouant de prudence, les États-Unis ont développé un argumentaire à l’effet duquel même si une violation de l’AS devait être trouvée, l’article XXI du GATT constituerait un moyen de défense lui étant applicable[195].

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Le présent article s’est axé sur les affaires récentes et pendantes dans lesquelles l’exception de sécurité du GATT a été invoquée. L’ensemble des différends relatifs à cette exception risque de mettre à mal le système en arrivant à une solution qu’une des parties ne pourrait accepter, décidant ainsi de ne pas mettre en oeuvre la décision adoptée par l’ORD[196]. L’adoption du rapport dans l’affaire Russie  Trafic en transit aura donc certainement un impact sur les procédures en cours en tant que premier jalon interprétatif ayant été adopté par l’ORD en lien avec l’exception de sécurité.

Afin de bien comprendre les ramifications, il importait dans un premier temps d’effectuer un bref retour sur le rapport du GS dans le cadre du différend ayant opposé la Russie à l’Ukraine. Pour ce faire, les arguments des acteurs en présence ont été synthétisés afin de donner une vue d’ensemble des positions existantes. Le GS a conclu qu’une mesure, pour se qualifier sous l’égide de l’article XXI b) iii), devait satisfaire à un examen objectif de l’un des trois sous-alinéas. De ce fait, le membre doit démontrer de bonne foi une menace envers ses intérêts essentiels de sécurité, dont le lien avec la mesure doit être examiné sur la base de la plausibilité. À la suite de cet exposé, prenant comme appui la politique interprétative dégagée de la jurisprudence de l’OA, le raisonnement du GS a pu être appréhendé sous sa dimension politique, dont la conclusion favorise la stabilité et l’effectivité du système en refusant au membre invoquant l’article XXI une pleine autonomie de jugement. L’importance du rapport réside dans sa construction visant à limiter un recours abusif de cette exception de la part des membres face à un contexte d’instabilité du mécanisme.

Dans un deuxième temps, la charge persuasive de la décision a été examinée afin de mettre en exergue les différents scénarios en lien avec l’impact potentiel des conclusions du GS dans l’affaire Russie – Trafic en transit. Considérant les prises de position américaines en tant que tierce partie dans l’affaire Russie – Trafic en transit, contrastant avec les conclusions auxquelles le GS est arrivé, il était nécessaire d’examiner la position constante de cet État en lien avec l’autorité des rapports adoptés. Les États-Unis tentent de se dégager des conclusions du GS afin de faire valoir leur vision du caractère self-judging de l’invocation de l’exception de sécurité. Considérant le caractère éminemment politique du rapport du GS dans l’affaire Russie  Trafic en transit, son caractère récent et l’absence de SD en droit international, la possibilité d’une interprétation différente de l’article XXI ne peut être exclue d’emblée. Dans l’hypothèse où ce caractère n’était pas reconnu, les prospectives des mesures américaines ont été examinées en lien avec les sous-alinéas ii) et iii) de l’article XXI du GATT. L’analyse s’est centrée sur les arguments présents dans les rapports américains sur l’acier et l’aluminium et ne permet pas d’arriver à une hypothèse sans équivoque quant à la licéité ou à l’illicéité des mesures américaines. Le plus probable considérant la volonté affichée de l'ORD de favoriser la stabilité du système multilatéral de règlement des différends est toutefois qu'il limite d'une façon ou d'une autre l'autonomie de jugement du membre invocateur ; les organes juridictionnels étant d'ordinaire peu tendance à donner de blanc-seing.

Ces différends prennent place à une époque trouble pour l’ORD, les États-Unis dénonçant l’activisme juridique de l’OA – y compris sa tendance présumée au développement d’un réseau de précédents obligatoires –, et refusent pour cette raison d’y nommer de nouveaux membres[197]. À partir du 10 décembre 2019, le mandat de deux des trois membres de l’OA s’est terminé et celui-ci ne compte plus qu’un seul membre. Or, pour que l’OA puisse siéger, il doit disposer au minimum de trois membres[198]. La composition des GS relatifs à l’acier et à l’aluminium a été effective à partir du 25 janvier 2019, le rapport aurait donc dû être rendu aux alentours du 25 juillet 2019[199], en date du 4 septembre 2019 le GS a toutefois informé l’ORD de la nécessité d’un délai supplémentaire, estimant pouvoir rendre le rapport à l’automne 2020[200]. Si les délais avaient pu être respectés, il aurait été possible que les affaires soient portées devant l’OA avant la fin du mandat de deux des trois membres restants. Ses membres auraient alors été en mesure de compléter la procédure d’appel étant donné la règle numéro 15 des procédures de travail de l’OA[201]. Il est intéressant de noter que ces deux derniers points – le délai de traitement excédant les prescriptions du mémorandum et la faculté de l’OA de siéger même une fois le mandat de ses membres expiré dans des affaires sur lesquelles l’OA a déjà entamé son travail. Sous l’impulsion de membres comme le Canada et l’UE[202], un groupe d'une vingtaine de membres a mis en place un processus « d’appel » analogue dans l’attente du rétablissement de l’OA. En vertu de l’Arrangement multipartite concernant une procédure arbitrale d’appel provisoire conformément à l’article 25 du Mémorandum d’accord sur le règlement des différends[203] (ci-après AMPA), les Membres participants s’engagent à conclure des accords d'arbitrages ad hoc, advenant un différend entre eux. Les deux visées principales de l'AMPA sont de permettre d'éviter le scénario de l'appel dans le « vide » et de préserver le système de règlement des différends à deux niveaux caractéristique à l'OMC en maintenant la possibilité d'appeler d'un rapport de GS[204].

Peu importe les conclusions auxquelles pourraient arriver les GS, une forte probabilité subsiste qu’un membre décide de porter la décision en appel, y compris les États-Unis. Cela aurait alors pour effet de faire flotter le rapport du GS dans un flou juridique, le rapport ne pouvant être adopté par l’ORD puisqu’ayant été porté en appel[205]. Lors d’un tel scénario, la situation ressemblerait étrangement à celle prévalant sous l’ancien GATT alors qu’une partie insatisfaite pouvait empêcher l’adoption du rapport, celle-ci nécessitant l’unanimité.

Enfin, il apparaît intéressant de souligner qu’il est loin de s’agir des premières mesures que les États-Unis mettent en place afin de protéger des secteurs comme ceux de l’acier et de l’aluminium. Ces secteurs ont notamment fait l’objet de mesures prises sous l’empire de la discipline des sauvegardes ainsi que d’une enquête liée à la sécurité nationale en vertu de la section 232, en 2001[206], qui s’est à l’époque avérée non-conclusive[207]. La notion d’activisme judiciaire est transversale dans l’ensemble des différends en question. Les travaux de M. Daku et de K.J. Pelc indiquent qu’en lien avec la discipline des sauvegardes, l’UE a instrumentalisé le système de règlement des différends en intentant des actions contre des plus petits joueurs au titre de l’AS et de l’article XIX afin d’obtenir des « précédents » qu’elle n’aurait peut-être pas pu obtenir en mettant en cause directement les mesures américaines[208]. Cela coïncide avec les rebuffades essuyées par les États-Unis en lien avec son industrie de l’acier[209]. Le pays a alors quasiment cessé de prendre des mesures de sauvegardes pour défendre son industrie de l’acier[210]. Il est donc permis d’imaginer que l’invocation de l’article XXI par les États-Unis ne soit qu’un succédané visant à protéger ces industries de l’acier et de l’aluminium, compte tenu de l’apparente impossibilité d’utiliser les disciplines des sauvegardes. À moins d'un revirement « jurisprudentiel », l’adoption du rapport dans l’affaire Russie – Trafic en transit devrait cependant constituer un frein à l’invocation de l’exception de sécurité par les membres de l’OMC.