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Même les dilettantes les plus aguerris de l’histoire constitutionnelle pourraient être surpris d’apprendre qu’il n’y a pas de version française officielle de la majorité des textes composant la Constitution canadienne. En effet, ce n’est qu’en 1982, au moment du rapatriement de la Constitution, que le caractère officiel du français est reconnu dans celle-ci. Par conséquent, la plupart des textes adoptés préalablement – au premier chef la loi constitutionnelle de 1867 (LC1867) – ont l’anglais comme seule langue officielle. Les tribunaux, dont la Cour suprême du Canada, sont complices de cette méprise puisqu’ils se basent sur les versions officieuses des textes. Il faut savoir que la Loi constitutionnelle de 1982 (LC1982), adoptée au moment du rapatriement, inclut l’article 55 qui « exige la préparation et l’adoption de la version française des textes constitutionnels du Canada dans les meilleurs délais. » Or, en raison des péripéties des années 1980 et 1990, l’enjeu de la traduction des textes constitutionnels s’est retrouvé à l’arrière-plan des discussions constitutionnelles au profit de la question du Québec avant d’être éventuellement complètement ignorée par les responsables politiques.

Pour les directeurs de la Constitution bilingue du Canada, il y a un enjeu de justice à poursuivre le travail d’officialisation du caractère bilingue du pays malgré le fait que les tribunaux continuent de fonctionner. Le livre – qui donne suite à un colloque organisé en 2015 – cherche à approfondir la compréhension de cette entreprise avortée et à explorer les voies qui pourraient mener à terme l’obligation codifiée à l’article 55 de la LC1982.

L’avantage de produire un ouvrage collectif autour d’un thème aussi précis est qu’il évite un écueil assez fréquent dans ce type de publication : celui d’avoir une ligne directrice très floue qui peut mener à des chapitres quelque peu disparates. Ici, chaque auteur aborde le thème de l’obligation constitutionnelle d’adopter une version française de la loi fondamentale canadienne de diverses manières. Nous avons donc un livre en trois parties, aux chapitres qui se parlent entre eux. La première partie du livre fournit au lecteur une mise en contexte fort utile sur le sujet en trois chapitres qui nous permettent de comprendre d’abord les origines historiques du bilinguisme juridique (Sébastien Grammond), puis la valeur du travail du comité de traduction du ministère fédéral de la Justice depuis les années 1970 (Mary Dawson) et, en contrepartie, celle de la version officieuse de la LC1867 utilisée par les tribunaux depuis le 19e siècle (Hugo Choquette).

La deuxième partie traite du vif du sujet en prenant en compte les multiples considérations juridiques concernant l’avènement d’une constitution intégralement bilingue. On peut retenir plusieurs choses de cette partie qui intéressera particulièrement, mais pas seulement, les férus de droit constitutionnel. D’abord, tous les auteurs s’accordent sur le fait que les gouvernements ont le devoir de s’entendre et de travailler ensemble sur ce dossier. C’est d’autant plus vrai que l’accord unanime des provinces est requis pour procéder à l’adoption des versions françaises de l’ensemble des textes constitutionnels (Mark Power, Marc-André Roy et Émmanuelle Léonard-Dufour). Là où il y a désaccord, c’est à savoir si l’article 55 peut ou devrait se traduire par une obligation juridique. Si François Larocque et Darius Bossé jugent qu’il est difficile de conclure que l’exécution des dispositions de l’article 55 n’est pas obligatoire, Michel Bastarache indique quant à lui que cet enjeu ne menace pas la primauté du droit et que par conséquent, aucun recours judiciaire n’est possible pour faire avancer ce dossier.

La dernière partie comprend deux textes, beaucoup plus succincts, qui traitent de l’autre plan d’action possible : la voie politique. Après un examen de la jurisprudence concernant l’article 55, Warren Newman affirme que la seule voie pour clore cet épisode est la collaboration fédérale-provinciale. Serge Joyal abonde dans le même sens, mais déplore le fait que l’initiative dans le dossier a été perdue et qu’il est difficile d’imaginer que les responsables politiques puissent la reprendre. À le lire, on serait tenté de dire que ce fruit de l’arbre constitutionnel, loin de ne pas être encore mûr, est bel et bien pourri. Notons enfin que le livre comprend, en annexe, les versions officieuses de la LC1867 et du rapport du comité de traduction du ministère de la Justice, ainsi que le mot de clôture de Graham Fraser lors du colloque ayant inspiré l’ouvrage.

Nous avons ici un ouvrage collectif d’une valeur certaine au sein duquel on sent véritablement qu’il y a un dialogue entre les auteurs. La seule chose négative que l’on saurait en dire est qu’il verse parfois dans la répétition d’un chapitre à l’autre (l’article 55 est reproduit à maintes reprises, par exemple). Malgré cela, par les différentes perspectives qui sont empruntées pour étudier ce problème inédit de l’histoire constitutionnelle, il intéressera autant les juristes que les politologues et les historiens.