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Disons-le d’emblée, cet ouvrage propose un regard original sur le territoire québécois. Piloté par deux historiens, ce collectif fait le pari de regrouper des auteurs issus de plusieurs disciplines dont les expertises permettent d’interroger la construction du territoire (des régions, des villes) sous l’angle du pouvoir (essentiellement celui de l’État, mais aussi d’autres formes de domination qui structurent les relations socioterritoriales). Ce fil conducteur est bien assuré tout au long des chapitres qui mettent plus souvent de l’avant la nature empirique des recherches que leurs ancrages ou contributions théoriques spécifiques ou encore leur dimension critique. Les textes assument leur inscription disciplinaire, permettant ainsi d’éviter les pièges d’une interdisciplinarité mal maitrisée. C’est aussi l’occasion pour le lecteur intéressé par le territoire de découvrir les forces des regards historique, sociologique, géographique et politiste.

De façon globale, l’originalité du livre réside dans l’exploration des liens entre la construction du territoire et les formes de pouvoir et de domination qui s’y manifestent et dont il résulte. Les travaux issus des sciences régionales ont souvent préféré l’approche monographique et l’analyse localiste, gardant à distance les dynamiques complexes qui structurent le local et le global, le centre et la périphérie, l’économique et le social, le communautaire et le politique. Les contributeur.e.s proposent, chacun à leur manière, de retisser ces liens afin de mettre en lumière la diversité des formes de pouvoir dans les trajectoires territoriales.

Le livre est organisé en deux grandes parties regroupant respectivement cinq chapitres. La première met de l’avant les processus de spatialisation du pouvoir — le territoire est construit par des rapports de force impliquant une diversité d’acteurs présents localement ou non. La perspective historique y est plus marquée. Elle permet de sonder les legs du régime seigneurial (Grenier et Morissette), mais surtout d’examiner la mise en ordre des territoires par les instances municipales (Dagenais; Bérubé) dans des démarches de contrôle des comportements via des instruments de gouvernementalité (comme la taxation de l’eau ou les règlements d’urbanisme) ou encore les infrastructures. Aucun déterminisme n’est pourtant à l’oeuvre, la temporalité de ces dynamiques variant selon les territoires. À l’échelle métropolitaine, cette invention d’un territoire ordonné passe aussi par le travail de groupes d’acteurs spécifiques, comme les élus, ainsi que les urbanistes dont le rôle est finement analysé dans les méandres de l’affirmation d’un échelon métropolitain à Montréal (Mercure-Joliette). Finalement, le chapitre de Bernard montre le double mouvement de bureaucratisation au sein du ministère de la Colonisation et de laïcisation des pratiques sur le terrain. Ce regard, du point de vue du centre en construction, sur la colonisation, offre une contribution précieuse à celles et ceux qui s’intéressent à la construction et la territorialisation de l’État québécois. Ces chapitres ouvrent les boites noires que constituent des administrations publiques en formation et dont les défis n’avaient rien à envier aux réformes administratives contemporaines. Ils devraient assurément être lus par les étudiants et chercheurs en administration publique.

La seconde partie du livre examine plusieurs processus d’instrumentalisation du territoire — au sens ici où les représentations dont il fait l’objet sont aussi au coeur de relations de pouvoir. De fait, les chapitres y sont plus hétérogènes, puisqu’abordant des thématiques plus diverses. Si certaines sont plus convenues comme les relations villes-moyennes/régions (Lanthier), d’autres invitent à penser autrement le territoire forestier, à partir de produits littéraires rarement exploités (le roman mais aussi les traces laissées par les ingénieurs forestiers). Ce faisant, la compréhension des territoires québécois passe aussi par celle de l’imaginaire collectif qui se loge en marge des documents généralement exploités par les études territoriales. Un autre imaginaire est également convoqué autour du Bureau de l’Aménagement de l’est du Québec (Morin) dont une relecture est ici proposée. Ce retour sur l’expérience du BAEQ pourra étonner le lecteur par sa remise en cause quasi-totale de toutes les analyses précédemment faites de cette « légende » fondatrice du développement régional québécois. Chronologiquement plus proche de nous, Savard montre la lente émergence de la préoccupation environnementale et participative au sein de l’entreprise d’État, doublement poussée par des jeux politiques internes et externes, alors que Fortin invite à réfléchir, presque comme une conclusion, aux dimensions spatiales et temporelles multiples dans lesquels il importe de replacer les conflits locaux afin d’en saisir la réelle complexité.

D’un point de vue d’administration publique, plusieurs chapitres se sont ainsi révélés très stimulants. En effet, c’est là l’une des contributions principales de l’ouvrage que d’éclairer plusieurs thèmes pertinents pour l’étude de l’État québécois (et des autorités publiques en général) et leurs produits (les politiques publiques). La construction et l’instrumentalisation du territoire au sens où l’entendent les contributeurs en disent autant sur les dynamiques de bureaucratisation des administrations étatiques et municipales que sur les territoires eux-mêmes.