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L’élection municipale de novembre 2017 à Québec, qui s’est soldée par la réélection du maire sortant Régis Labeaume et de son équipe, à la majorité, a porté en grande partie sur les problèmes de circulation routière dans la ville et la région de Québec. Cette élection a contribué à mettre en lumière deux visions opposées en matière de transport urbain : l’une donnant la priorité au transport collectif, avec la mise en place d’un Réseau structurant de transport en commun (RSTC)[1], l’autre privilégiant l’automobile, avec la construction, dans l’est de l’agglomération, d’un nouveau lien routier interrives, dit « troisième lien ».

L’élection municipale de 2017 à Québec apparaît ainsi comme un moment important, voire un point tournant dans le long processus de production d’une politique publique structurante en matière de transport urbain. Dans le présent cas, le début du processus remonte à une dizaine d’années, avec la constitution en 2009 par l’actuel maire de Québec du Groupe de travail sur la mobilité durable (GTMD). Quant à la fin du processus, celle-ci pourrait arriver en 2026, pour ce qui est de la mise en service des premières lignes de tramway et, selon certaines hypothèses, en 2032[2] pour ce qui est de l’inauguration d’un lien routier sous-fluvial interrives à l’est. Un autre moment fort dans ce long processus a été la tenue, en octobre 2018, de l’élection provinciale québécoise, à l’issue de laquelle le parti vainqueur, la Coalition avenir Québec (CAQ), s’est engagé à réaliser ces deux projets majeurs.

Ces deux élections représentent donc des éléments clés pour analyser et comprendre : 1) comment est construit et inscrit à l’ordre du jour politique un problème public, en l’occurrence celui de la congestion routière; 2) comment sont élaborées et justifiées les propositions de politiques susceptibles de résoudre ce problème; et 3) comment certaines de ces propositions parviennent à s’imposer dans le débat public et à prendre forme officiellement.

Le discours des acteurs qui participent à ces processus ou, plus précisément, leurs stratégies discursives et argumentatives, qui revêtent plusieurs formes (programme électoral, conférence et communiqué de presse, mémoire, allocution, publicité, etc.), constituent de ce point de vue un matériau pertinent et riche pour analyser et comprendre la production d’une politique publique. L’analyse de ces stratégies nous renseigne en effet non seulement sur la capacité cognitive des acteurs politiques à élaborer et à défendre des propositions d’action concrètes, mais à participer, ce faisant, dans un contexte sociopolitique et économique changeant et forcément polémique, à la mise en sens de l’action publique. Notre objectif consiste donc à mettre au jour et à analyser ces efforts de mise en sens de l’action publique dans un domaine de politique publique, celui du transport urbain où, comme nous le verrons, les acteurs politiques et sociaux, qui appartiennent à plusieurs sphères (publique, privée, communautaire) et interviennent à différents paliers (municipal, régional, provincial et fédéral), utilisent, en complément et en appui à la ressource cognitive et langagière, plusieurs autres types de ressources pour construire et faire triompher leurs points de vue.

Notre article est divisé en quatre parties. Après un bref rappel des principaux moments qui ont jalonné les débats sur le transport urbain à Québec au cours des dernières années, nous présentons, dans la deuxième partie, les éléments théoriques et méthodologiques sur lesquels s’appuie notre analyse. Dans une troisième partie, nous analysons la campagne électorale municipale de novembre 2017 et portons une attention particulière à la campagne électorale provinciale d’octobre 2018, au cours de laquelle les projets de tramway et de troisième lien à Québec ont été abondamment débattus. Dans la quatrième partie, nous discutons, plus largement, à la lumière des résultats de notre analyse, du rôle des acteurs politiques dans la construction et la mise en sens de l’action publique en matière de transport urbain.

Bref rappel des études et des débats sur la circulation routière à Québec

Les problèmes de circulation routière dans la ville et la région métropolitaine de Québec remontent au moins au milieu des années 1950. Les causes sont nombreuses : croissance rapide des banlieues avec comme conséquence une augmentation importante des déplacements en automobile entre les lieux d’habitation, de travail et de consommation courante; insuffisance et inefficacité de l’offre en transport en commun; disponibilité et coût moindre des terrains en banlieue; et déménagement consécutif de plusieurs commerces et industries en dehors des limites de la ville-centre. De nombreuses études[3], réalisées au cours des décennies 1950 et 1960, font état de ces problèmes et sont à l’origine de plusieurs projets qui auront un impact majeur sur la réorganisation du réseau routier et autoroutier et le développement urbain jusqu’à aujourd’hui (Quesnel-Ouellet et Bouchard, 1979). Le projet d’implantation d’un tramway est même identifié dès 1968 dans l’une de ces études (Vandry, Jobinet al., 1968). Privilégié dans plusieurs rapports subséquents[4], ce projet connaît une nouvelle impulsion en 2000 alors que le Ministère des transports du Québec autorise le Réseau de transport de la Capitale (RTC), la société de transport collectif de Québec, à effectuer une étude d’opportunité et de faisabilité pour l’implantation d’un tramway sur les axes du réseau Métrobus. Le projet fait l’objet depuis d’une série de plans et d’études (Tableau 1, annexe 1).

Tout comme le tramway, le projet de troisième lien Québec-Lévis avait été envisagé dès 1956 dans le rapport Gréber, Fiset et Bédard qui recommandait alors la construction d’un tunnel. Il figure aussi dans le plan Vandry, Jobinetal. de 1968 qui privilégiait toutefois la construction d’un pont à la hauteur du centre-ville de Québec. Les études de faisabilité réalisées à l’époque révélant d’importants problèmes géotechniques, le projet de tunnel, soutenu par la Chambre de Commerce de Lévis, est mis de côté. L’option d’un pont, construit à l’est du centre-ville et traversant l’Île d’Orléans (Vandry, Jobin & Associés, 1979), est alors privilégiée.

Mis en veilleuse vu le contexte budgétaire défavorable des années 80 et 90, mais toujours promu par les élus et les élites économiques de la Rive-Sud, le projet de troisième lien refait surface au cours de la campagne électorale provinciale de 2014. La Coalition avenir Québec (CAQ) et le Parti libéral du Québec (PLQ) s’engagent alors à réaliser une étude de faisabilité de ce projet dans un premier mandat. Tout en accordant la priorité à l’élargissement de l’autoroute 20 sur la Rive-Sud, le Parti québécois (PQ) préfère de son côté attendre un consensus des maires sur le sujet. Le projet revient une nouvelle fois à l’avant-scène au cours de l’hiver 2015, à l’occasion des discussions entre les trois niveaux de gouvernement (municipal, provincial et fédéral) sur le partage de la facture des travaux de peinture du Pont de Québec. Le débat public prend de l’ampleur et dévie alors, « grâce » au soutien fort et inconditionnel de certaines radios parlées de Québec, vers le projet de construction d’un tunnel sous-fluvial entre Québec et Lévis. S’appuyant sur les conclusions de l’une ou l’autre des études commandées sur le sujet (Tableau 2, annexe 1), les promoteurs et les opposants à ce projet tentent depuis d’influencer la décision finale.

Transport urbain et mise en sens de l’action publique

Le rappel des enjeux du transport urbain à Québec montre que la planification, l’organisation et la gestion des déplacements des personnes et des marchandises en milieu urbain posent de nombreux défis. Le choix des meilleurs modes de déplacement et leur coordination à l’échelle locale et régionale impliquent, en effet, outre des négociations et des concertations politiques et institutionnelles entre plusieurs paliers de gouvernement, la réalisation de nombreuses études techniques et financières, la mise en place de mécanismes d’information et, dans certains cas, de consultation des citoyens, et la prise en considération, notamment de la part des décideurs politiques, des nouvelles idées qui alimentent les débats publics. En matière de transport urbain, par exemple, les préoccupations grandissantes à l’égard de la protection de l’environnement, notamment à partir des années 1990, sont largement à l’origine des débats sur le renouvellement de l’aménagement urbain et la mobilité durable (Gauthier, Gariépy et Trépanier, 2008; Beaudet et Wolff, 2012; Bourdages et Champagne, 2012).

Depuis la parution des écrits de Kingdon (1984), Jobert et Muller (1987) et Hall (1993 et 2000), plusieurs travaux (Muller, 2000 et 2005; Palier et Surel, 2005), associés au courant cognitif, accordent un rôle important aux idées dans la production des politiques publiques. Ensemble de connaissances permettant « aux acteurs de se représenter le monde d’une certaine façon, de se représenter eux-mêmes dans ce monde et d’y agir en y trouvant du sens » (Frève, 2010, p. 128), les idées influenceraient ainsi la représentation que ces derniers se font des problèmes à résoudre et de leurs solutions.

Si les idées ont une influence, elles sont aussi, soutiennent d’autres chercheurs (Hassenteufel, 2008; Paquin, Bernier et Lachapelle, 2010; Knoepfeletal., 2015), influencées. La composante idéelle doit ainsi être mise en relation avec au moins quatre autres composantes interreliées : 1) temporelle, puisque la formulation, l’adoption et la mise en oeuvre de toute politique s’étendent sur une période plus ou moins longue, ponctuée le plus souvent d’imprévus, de blocages et de retournements; 2) sociopolitique, puisque chacune de ces étapes met en scène une diversité d’acteurs (élus, fonctionnaires, groupes économiques et sociaux, experts, etc.) aux ressources variées et aux intérêts plus ou moins opposés; 3) institutionnelle, puisque, à chaque étape et à chaque niveau, des règles et des façons de faire jouent qui conditionnent la coopération et la coordination intergouvernementales; 4) langagière et symbolique, enfin, parce que c’est d’abord par l’intermédiaire du discours que les acteurs se mettent en scène et disent, face à un problème qu’ils ont eux-mêmes contribué à définir, ce qu’ils ont l’intention (ou non) de faire.

C’est en ce sens que toute politique publique est un construit évolutif et malléable ou, dit autrement, une tentative jamais arrêtée de mise en sens de l’action publique, et dont la vie ou la « carrière » (Zittoun, 2017; Mévellec et Bernier, 2019) est ponctuée tantôt d’avancées et de reculs, tantôt de blocages et de bifurcations. D’où l’importance pour les acteurs, notamment les élus, à tout moment dans le cours de production d’une politique publique, de savoir modeler et ajuster leur discours en fonction de l’évolution de la conjoncture, locale et globale, et des comportements des autres acteurs, directement et indirectement concernés par cette politique. Des constructions, modelages et ajustements ou, si l’on veut, des stratégies discursives qui font largement appel à la capacité cognitive des acteurs. C’est donc par ces stratégies, à la fois définitionnelles, argumentatives et conflictuelles, que les acteurs politiques élaborent et justifient leurs propositions d’action et cherchent à les traduire en décisions publiques. Aussi, la mise au jour du contenu de ces stratégies, de leur usage et de leurs effets constitue-t-elle une clé pertinente pour comprendre et analyser le déroulement d’une politique publique.

Moment clé de la visibilité et de la compétition de la vie politique, une élection, locale ou nationale, constitue une occasion privilégiée pour observer comment les acteurs politiques, usant, entre autres, de leur capacité cognitive, s’y prennent pour, d’une part, faire connaître, justifier et inscrire à l’ordre du jour politique leurs propositions d’action et, d’autre part, attaquer, voire bloquer en les discréditant celles de leurs rivaux. Combiné à d’autres ressources, notamment statutaire, monétaire, informationnelle et relationnelle (Hassenteufel, 2008, p. 104-111; Howlett, Ramesh et Perl, 2009, p. 114-134; Knoepfeletal., 2015, p. 84-115), l’usage stratégique de la ressource cognitive, analysée sous l’angle des stratégies discursives des acteurs a ainsi, c’est notre hypothèse, un effet déterminant sur les jeux politiques, l’issue d’une campagne électorale et le degré plus ou moins élevé de succès ou d’échec d’une politique publique.

Sur le plan méthodologique, nos données, essentiellement qualitatives, proviennent de cinq sources documentaires : 1) les programmes électoraux officiels présentés par les principaux partis politiques lors de l’élection municipale de 2017 à Québec et de l’élection provinciale québécoise de 2018; 2) une revue de presse constituée de plus d’une centaine d’articles de reportage puisés dans les médias écrits et électroniques (Le Soleil, Le Devoir, Le Journal de Québec et Radio-Canada) et publiés au cours de ces deux campagnes électorales; 3) plusieurs études réalisées par le Gouvernement du Québec et la Ville de Québec ou, à leur demande, par des firmes privées depuis la fin des années 1950 et portant sur le transport urbain à Québec; 4) les résultats électoraux officiels de l’élection municipale de 2017 à Québec; et 5) une revue de presse se rapportant à des annonces ou à des événements touchant les projets de RSTC et de troisième lien à Québec au cours de la période comprise entre l’élection provinciale d’octobre 2018 et le déclenchement de l’élection fédérale d’octobre 2019. À ces sources documentaires s’ajoutent nos propres observations et analyses de la politique locale et des politiques municipales, dont celles touchant le transport urbain, dans la ville et la région de Québec, depuis le milieu des années 1960.

L’élection municipale de novembre 2017 à Québec

Rappelons d’abord quelques événements survenus dans les semaines précédant le déclenchement officiel de la campagne, le 23 septembre 2017, et qui auront des répercussions sur le discours et les stratégies de campagne des trois principaux partis municipaux en lice. Ces partis sont : Équipe Labeaume (ÉL), dirigé par Régis Labeaume, maire depuis 2007; Démocratie Québec (DQ), dirigé par Anne Guérette, conseillère municipale élue en 2007; et Québec 21 (Q21), créé en avril 2017 et dirigé par Jean-François Gosselin.

Après l’annonce en grande pompe, au printemps 2015, par les maires de Québec et de Lévis, de l’implantation d’un Service rapide par bus (SRB) desservant les deux rives, le maire de Lévis annonce, en avril 2017, qu’il se retire du projet, estimant son coût trop élevé comparativement aux bénéfices que la population de Lévis pourrait en retirer. Une décision appuyée par Éric Caire, député provincial de la CAQ dans la région, de même que par la Chambre de commerce de Lévis (CCL), qui qualifie ce geste de « responsable » compte tenu du coût élevé du projet et, selon un sondage (Radio Canada, 2017), du faible appui qu’il reçoit dans la population. Le mois suivant, la Ville de Québec entreprend des consultations publiques sur la mobilité durable et un réseau structurant de transport en commun, qui doivent mener vers une solution de rechange au défunt projet de SRB interrives. Au même moment, Jean-François Gosselin[5] confirme qu’il sera candidat à la mairie de Québec en novembre 2017, à la tête d’un nouveau parti, Q21. Il profite de cette occasion pour affirmer sans détour que son parti est contre le SRB et pour la construction d’un troisième lien entre Québec et Lévis. De son côté, DQ se remet difficilement d’une course à la direction tenue au cours de l’automne 2016. Son travail d’opposition au conseil s’en ressent, alors que certaines décisions prises par sa nouvelle chef entraînent le départ de ses deux coéquipiers en fin de mandat.

Les principaux engagements des partis[6]

Le programme politique d’ÉL présente huit engagements généraux et quelque 115 engagements spécifiques présentés par arrondissement et par district. Parmi les engagements généraux, il est question d’améliorer la qualité de vie urbaine par l’aménagement de rues partagées et conviviales, le verdissement des ruelles et l’ajout d’espaces de jardinage communautaire et de places publiques. En ce qui concerne plus particulièrement le transport, ÉL s’engage à demander l’élargissement des autoroutes Laurentienne et Henri IV, à poursuivre des travaux pour doter Québec d’un réseau structurant de transport en commun (RSTC) – , mais en se gardant d’en donner les détails –, à réaménager le secteur situé à la tête des ponts, et à réaliser une étude sur un troisième lien interrives.

Le programme politique de Q21 contient une vingtaine d’engagements déclinés sous quatre thématiques : mobilité et transport, efficacité et accessibilité, qualité de vie et respect, sport, loisir et culture. À plusieurs endroits dans son programme, Q21 attaque ouvertement et durement l’administration Labeaume, lui reprochant de faire des dépenses incontrôlées, de maintenir une administration lourde et d’entretenir une attitude hostile envers les citoyens. Sur la thématique de la mobilité et du transport, thème phare de son programme, Q21 se fait l’ardent promoteur de la construction d’un troisième lien interrives à l’est. Il affirme son opposition aux projets de SRB et de RSTC et à l’idée de retirer aux automobilistes des voies de circulation existantes. Il estime que l’autobus traditionnel est le mode de transport approprié pour Québec.

Le programme de DQ est le plus articulé des trois. L’exposé de chacune des dix thématiques abordées débute par une problématique, suivie d’un énoncé de vision, et se termine par des engagements. En matière de mobilité, premier thème de son programme, DQ s’engage à investir dans l’amélioration des services de transport collectif et actif. Le parti souhaite mettre en place un système de transport collectif électrique structurant, de type tramway, reliant les deux principaux pôles d’emploi de la ville que sont Sainte-Foy et le centre-ville. À plus long terme, il s’engage à poursuivre les études relatives à la construction d’un troisième lien entre Québec et Lévis. Sur le plan de l’environnement et de la santé, il préconise l’adoption de mesures pour réduire les émissions de contaminants, notamment ceux liés à la circulation automobile, et d’une politique de densification douce qui encourage la mixité et favorise la vie de quartier.

L’analyse comparative du discours des partis sur l’enjeu du transport (Tableau 1) montre que le programme de DQ est de loin le plus étoffé. Malgré la construction d’un argumentaire solide sur les problèmes de transport et les solutions qu’il préconise pour les résoudre, DQ n’arrivera cependant pas, comme nous le verrons maintenant, à prendre l’initiative du débat et à marquer véritablement des points sur cet enjeu au cours de la campagne.

Tableau 1

Argumentaires développés par les trois principaux partis municipaux sur l’enjeu du transport. Élection municipale de 2017

Argumentaires développés par les trois principaux partis municipaux sur l’enjeu du transport. Élection municipale de 2017
Source : Programmes politiques officiels des partis

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La campagne et les stratégies discursives des partis[7]

À sa première journée de campagne, le maire sortant demande un mandat fort afin que la région conserve son poids politique et bénéficie de l’attention maximale des élus tant à Québec qu’à Ottawa. Dans les jours qui suivent, le maire doit toutefois se porter à la défense de son administration, à la suite des attaques du chef de Q21 qui dénonce vivement plusieurs dépenses incontrôlées faites par la Ville et l’augmentation injustifiée des taxes foncières. Les attaques viennent aussi de la chef de DQ qui s’en prend aux grands projets de l’administration Labeaume, dont l’amphithéâtre, l’anneau de glace et le futur édifice Le Phare. Des projets qui illustrent, selon elle, le penchant du maire pour un modèle de développement urbain dépassé. Son parti, affirme-t-elle, mise au contraire sur une ville à échelle humaine où les petits projets améliorent la vie de quartier.

À partir de la mi-octobre, la campagne entre dans une nouvelle phase alors que l’enjeu du transport revient à l’avant-scène. Le chef de Q21 martèle alors que sa priorité sera d’obtenir des gouvernements supérieurs le financement d’un nouveau pont ou d’un tunnel pour relier Québec et Lévis. Réagissant à cette déclaration, le maire sortant affirme qu’il ne faut pas être naïf. Un tel projet, précise-t-il, réalisé à l’est ou à l’ouest, occasionnera en effet d’énormes dépenses en infrastructures pour les deux villes puisque les gouvernements provincial et fédéral tenteront de leur faire payer une partie de la facture. DQ profite de cette occasion pour dévoiler le plus gros engagement de sa campagne : un nouveau réseau de transport en commun pour Québec, dont l’une des composantes clés est une ligne de tramway de 11,6 kilomètres qui desservirait les principaux pôles d’emploi (commerciaux, universitaires et gouvernementaux) et les quartiers centraux de Québec.

Dans les derniers jours de la campagne, le chef de Q21 doit essuyer coup sur coup deux attaques en règle. La première, de la part du dramaturge très connu Robert Lepage, qui lui reproche sa méconnaissance de l’apport de la culture au développement urbain. La seconde, de la part du directeur général du Conseil régional de l’environnement, qui dénonce le peu de sérieux de ses engagements en matière de transport.

Tableau 2

Pourcentage des votes obtenus par les trois principaux partis* à la mairie et aux postes de conseiller par arrondissement. Élection municipale 2017

Pourcentage des votes obtenus par les trois principaux partis* à la mairie et aux postes de conseiller par arrondissement. Élection municipale 2017

* Deux autres partis, l’Alliance citoyenne de Québec (ACQ) et Option capitale nationale (OCN), ont présenté chacun un candidat à la mairie et 12 et 19 candidats respectivement aux postes de conseiller. Huit candidats indépendants (un à la mairie et sept aux postes de conseiller) briguaient aussi les suffrages

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Les sondages, qui créditaient le maire sortant et son parti d’une confortable avance en début de campagne, se confirment le jour de l’élection. Le maire sortant est en effet réélu facilement avec 55,3 % des voix à l’échelle de la ville (Tableau 2), tandis que les membres de son parti, qui recueille au total 47,2 % des suffrages, l’emportent dans 18 districts[8] sur 21. Le chef de Q21 termine deuxième, avec 27,6 % des voix; deux candidats de son parti sont élus – l’un des deux à la suite d’un recomptage judiciaire – dans l’arrondissement Beauport[9]. Pour DQ, c’est une défaite amère. Sa chef recueille moins de 15 % des voix et ne réussit à faire élire qu’un seul de ses candidats[10]. Les résultats montrent, de façon générale, que l’appui reçu par les partis ÉL et DQ, qui militaient tous deux en faveur du renforcement du transport collectif, est plus fort dans les quartiers centraux, ceux des arrondissements La Cité-Limoilou, Sainte-Foy et Sillery-Cap-Rouge[11], alors que l’inverse est vrai pour Q21 qui a centré sa campagne sur le projet de troisième lien.

Ajoutant les voix obtenues par DQ à celles de son parti, le maire déclare que les électeurs de Québec ont opté à plus de 70 % pour le projet de RSTC, rejetant ainsi sans équivoque le projet porté par Q21. La cohérence du vote, selon notre ananlyste, n’est cependant pas aussi claire. L’appui à l’option du troisième lien, qui était élevé dans la population, a pu contribuer à une baisse du vote des électeurs en faveur du maire sortant, dont l’appui est passé de 74 %, en 2013, à 55 % en 2017. La participation électorale a aussi diminué, passant de 56 % en 2013 à 51 % en 2017.

Pour le maire sortant, la partie n’est pas pour autant gagnée. Le projet de RSTC devra aussi être précisé et recevoir l’appui politique et financier des gouvernements supérieurs, un passage obligé avant de pouvoir annoncer le début des travaux. Quant à Q21, sa performance électorale décevante ne signifie pas pour autant la fin du projet de troisième lien. Ainsi, l’avenir de chacun de ces deux projets tient à leur capacité d’obtenir le soutien gouvernemental recherché.

Gagner l’attention et l’appui des gouvernements supérieurs

Ayant volontairement entretenu le flou sur plusieurs aspects de son projet de RSTC pendant la campagne électorale, le maire souhaite profiter de la « fenêtre politique » que représente la tenue de la campagne électorale provinciale, prévue en octobre 2018, pour peaufiner son projet et forcer les élus provinciaux à prendre position en sa faveur. Cet appui est d’autant plus important que le projet de RSTC, dont le coût est estimé à au moins 3 G$, requiert une aide financière substantielle des gouvernements supérieurs et que le projet de troisième lien, qui est toujours dans l’air, risque de lui faire obstacle.

Un premier déblocage survient en décembre 2017, alors qu’au sortir d’une rencontre avec le Premier ministre et le ministre responsable de la région de Québec, qui sont déjà en précampagne, le maire affirme avoir reçu le signal que le tramway est redevenu une hypothèse sérieuse pour le gouvernement, après s’être fait dire en 2015 qu’il s’agissait d’une option trop coûteuse. Une annonce bien reçue par le conseiller municipal de DQ et certains groupes locaux, dont les organismes Accès Transports Viables et Vivre en Ville, qui sont également favorables au projet de tramway.

Quelques semaines plus tard, le maire affirme avoir reçu aussi l’assurance du Premier ministre fédéral, Justin Trudeau, que son gouvernement est disposé à contribuer financièrement, jusqu’à hauteur de 40 % des coûts, à l’implantation d’un tramway à Québec. En mars 2018, devant un parterre composé de plusieurs élus municipaux et provinciaux, de gens d’affaires et de représentants des médias, le maire dévoile en grande pompe le nouveau projet de RSTC qui intègre désormais trois modes de transport collectif : le tramway, le trambus et le Métrobus. Le projet reçoit un accueil enthousiaste des représentants de tous les partis politiques provinciaux, du parti municipal DQ et de plusieurs groupes locaux présents. Le chef de la CAQ, François Legault, qui qualifie le projet de futuriste, prend cependant soin d’ajouter que le tramway devra être connecté au troisième lien qui devrait être construit à l’est.

À la suite des consultations publiques tenues au printemps 2018 sur le nouveau projet (Ville de Québec, 2018b), le maire conclut qu’il n’y a pas de véritable opposition au projet et qu’il peut maintenant aller de l’avant. À la suite d’un sondage tenu à la mi-avril, montrant que 61 % de ses membres y sont favorables, la Chambre de commerce et d’industrie de Québec annonce qu’elle donne aussi son appui au projet (Chambre de commerce et d’industrie de Québec, 2018).

Un autre sondage, réalisé celui-là en juin 2018, montre toutefois que l’appui au projet de construction d’un troisième lien entre les deux rives est bien réel. Les résultats révèlent en effet que les populations de Québec et de Lévis y sont favorables à 78 % (90 % à Lévis et 76 % à Québec), que 57 % des répondants préféreraient que le nouveau lien interrives soit construit à l’est (et 18 % à l’ouest) (voir Figure 1) et 86 % qu’il soit interconnecté avec le nouveau RSTC. Si le sondage montre, sans grande surprise, que l’appui au projet de troisième lien est plus élevé en banlieue (86 %), ce dernier reçoit tout de même un accueil favorable, oscillant entre 64 % (Cité-Limoilou) et 70 % (Sainte-Foy), dans les secteurs plus rapprochés du centre-ville (Ouellette-Vézina, 2018).

Le coup d’envoi de la mise en oeuvre du RSTC est donné au début de l’été 2018. Le Comité exécutif de la ville adopte alors un règlement d’emprunt au montant de 215 M$ pour permettre au Réseau de transport de la Capitale (RTC) de réaliser les plans et devis du projet. Il est prévu que les travaux de construction commenceront en 2021 pour se terminer en 2026.

Figure 1

Territoire visé pour l’implantation d’un nouveau lien interrives

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À la fin de l’été, l’attention des élus municipaux se porte vers la scène politique provinciale, alors que les quatre principaux partis en lice, la CAQ, le PLQ, le PQ et QS, font connaître leurs engagements pour la région en vue du scrutin du 1er octobre. À l’exception de QS, qui affirme sans détour être contre le projet de construction d’un troisième lien, le PLQ et la CAQ, qui ont déjà pris position en faveur du projet de RSTC, appuient aussi le projet de troisième lien. Le PQ affirme de son côté vouloir investir en priorité dans le transport collectif et attendre les résultats de l’étude sur la faisabilité du troisième lien avant de prendre position sur ce projet (Tableau 3).

Le 1er octobre, en remportant 74 sièges sur 125, la CAQ est appelée, pour la première fois, à former un gouvernement majoritaire. Dans la région de la capitale québécoise, où se trouve la ville de Québec, la CAQ remporte huit circonscriptions sur onze. Sur la Rive-Sud, le parti rafle les huit circonscriptions de la région de Chaudière-Appalaches où se trouve la ville de Lévis. En conservant un siège seulement dans ces deux régions, alors qu’il en détenait onze au moment du déclenchement des élections, le PLQ essuie une cuisante défaite.

Tableau 3

Engagements des partis en matière de transport dans la région de Québec. Élection provinciale d’octobre 2018.

Engagements des partis en matière de transport dans la région de Québec. Élection provinciale d’octobre 2018.
Source : Programmes politiques officiels des partis

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Si l’appui de la CAQ à l’implantation du RSTC et à la construction d’un troisième lien routier à l’est n’est pas le seul facteur responsable de son éclatante victoire dans la grande région de Québec, il y a certainement contribué. En inscrivant solidement les deux projets à l’ordre du jour politique provincial, ce résultat leur procure du même coup une nouvelle impulsion. Ainsi, en novembre 2018, au sortir d’une première rencontre officielle avec le nouveau Premier ministre François Legault, le maire de Québec, qui avait préconisé un scénario à l’ouest, déclare avoir accepté le scénario de la construction d’un troisième lien à l’est. « Le premier ministre [affirme-t-il] s’est fait élire là-dessus. Il faut respecter ça. C’est son projet. » (Porter, 2018) De son côté, le premier ministre affirme qu’il respectera l’engagement du précédent gouvernement et qu’il financera le RSTC dans sa forme actuelle. Il se dit même prêt à fournir une aide supplémentaire pour permettre son interconnexion avec le troisième lien projeté à l’est[12]. Un second déblocage survient au début de l’année 2019, alors que le ministre fédéral de l’Infrastructure et des Collectivités confirme que son gouvernement a aussi l’intention d’appuyer financièrement le projet de RSTC de la ville de Québec, un projet qui, en plus d’améliorer la mobilité dans la grande région de Québec, contribuerait à réduire les émissions de gaz à effet de serre[13].

Discussion

Le discours politique, notamment en campagne électorale, renvoie essentiellement, avons-nous dit, aux stratégies discursives des acteurs politiques pour convaincre les électeurs que leurs propositions d’action sont, face à tel problème public, supérieures à celles de leurs rivaux. Ces stratégies servent ainsi à faire connaître et à justifier leurs propositions, à attaquer et à combattre celles de leurs opposants et à rechercher des appuis afin de faire triompher leurs points de vue. L’étude des politiques publiques nous apprend aussi que ces stratégies sont à mettre en relation avec les ressources, notamment le statut, le temps, l’argent, l’expertise et le soutien populaire, que les acteurs possèdent ou sont en mesure d’acquérir et de mobiliser. Reprenons ces éléments à la lumière de l’évolution de la politique de transport urbain à Québec.

De la construction d’un problème et de sa solution (ou l’inverse)

Un problème n’existe pas en soi. Il est toujours construit par des acteurs, individuels ou collectifs, qui, en fonction de certaines idées, valeurs et normes, vont tenter de le porter sur la scène publique et, ensuite, le mettre à l’ordre du jour politique. Comme le montre notre analyse, tous les problèmes de transport inscrits à l’ordre du jour public dans la ville et la région de Québec depuis la fin des années cinquante n’ont pas été inscrits à l’ordre du jour politique, et ceux qui l’ont été n’ont pas nécessairement fait l’objet d’une décision favorable. La décision d’une autorité politique de prendre en charge ou non un problème public a donc beaucoup à voir avec le contexte politique, social et économique, qui prévaut à ce moment.

L’élection de Régis Labeaume à la mairie de Québec en 2007 a contribué à relancer le débat sur les problèmes de congestion routière à Québec et à remettre à l’ordre du jour certaines solutions, dont un retour possible du tramway. Trois éléments déclencheurs sont ici à considérer : 1) la création, par le maire de Québec, en 2009, du GTMD; 2) l’augmentation de la congestion sur les principales autoroutes et artères, notamment sur les ponts; et 3) la montée en importance et en légitimité, à tous les niveaux politiques et dans la population, du discours sur le développement durable. Même si la solution préconisée par le GTMD (Ville de Québec, 2011), rendue publique en 2011 et entérinée par les villes de Québec et de Lévis, a pris du plomb dans l’aile avec l’abandon, en 2015, du tramway et son remplacement par un SRB, elle a tout de même défini un cadre à l’intérieur duquel, ou par rapport auquel, les acteurs, favorables ou défavorables au projet, ont dû par la suite construire leurs argumentaires. D’une part, parce que les constats, analyses et recommandations du GTMD, qui était présidé par le maire de Québec, composé d’un nombre varié d’acteurs (élus, fonctionnaires, experts privés et universitaires) et assisté par un comité technique, revêtaient une forte légitimité politique, institutionnelle et scientifique. D’autre part, parce que la solution globale préconisée a pu bénéficier, outre d’une grande visibilité, de l’appui d’une grande partie des groupes et des personnes ayant participé aux consultations publiques organisées par la Ville sur le projet (Scannu, 2014; Ville de Québec, 2018b).

La question se pose cependant de savoir pourquoi l’administration Labeaume n’a pas fait de la solution préconisée par le GTMD une priorité politique à partir de 2011, voire, comme on aurait pu s’y attendre, l’enjeu principal de l’élection municipale de 2013. Trois éléments interreliés expliquent, selon nous, cette décision. L’absence, premièrement, à ce moment d’une promesse d’engagement financier de la part des gouvernements supérieurs. L’attribution, deuxièmement, à la Ville de Québec, à peine un an auparavant, d’une aide financière de quelque 200 M$ par le gouvernement provincial pour la construction d’un nouvel amphithéâtre. Cette infrastructure majeure a d’ailleurs été au centre de l’élection municipale de 2009 (Belley, Quesnel et Villeneuve, 2011). L’élection, troisièmement, en 2012, d’un nouveau gouvernement provincial minoritaire, dont le programme politique sera accaparé par bien d’autres engagements et enjeux. Une nouvelle élection provinciale, à peine dix-huit mois plus tard, et l’arrivée d’un nouveau gouvernement, dont l’une des principales orientations est le retour à l’équilibre budgétaire, repousseront encore le projet.

De la construction d’une solution et de sa faisabilité politique

Pour qu’une politique publique se réalise, il faut aussi qu’une solution soit construite, qu’elle soit portée et défendue par des acteurs et qu’elle apparaisse acceptable et réalisable aux yeux des responsables politiques. Et encore, à chacune de ces étapes, les stratégies discursives et les ressources des acteurs font une différence. Leur assemblage est d’autant plus difficile que les solutions sont nombreuses et le plus souvent en compétition les unes avec les autres pour gagner la faveur des élus et se tailler une place à l’ordre du jour politique. Le débat sur les problèmes de congestion routière à Québec montre en effet que plusieurs solutions ont été proposées pour les résoudre : renforcer les transports collectifs et actifs, augmenter la capacité routière par le prolongement ou l’élargissement des routes et autoroutes existantes ou la construction de nouvelles, favoriser la densité urbaine en contrôlant l’étalement urbain ou, dans un objectif global de développement durable, mieux intégrer, à l’échelle locale et régionale, les décisions en matière de transport, d’aménagement et d’environnement (Tremblay-Racicot, 2019). Le PMD de 2011 et le RSTC de 2018 s’inspiraient largement de cette dernière approche.

Notre analyse montre aussi qu’une solution est susceptible d’évolution et d’adaptation. En 2011, par exemple, l’élément central du PMD était l’implantation d’un tramway, dont une partie importante du tracé devait emprunter le boulevard Charest dans la basse-ville, un des objectifs visés étant la requalification et le développement de la fonction résidentielle dans ce secteur. En 2015, après que le gouvernement provincial les eut informés que cette technologie était trop coûteuse, les maires de Québec et de Lévis annoncent conjointement qu’ils abandonnent l’option du tramway au profit du SRB. Au printemps 2017, le maire de Québec, pris de court par la décision du maire de Lévis de se retirer du projet et par l’élection municipale qui approche, fait le choix de mener la prochaine campagne sur un nouveau projet en devenir, le RSTC. Les « détails » de ce projet, qui combinera plusieurs modes de transport collectifs, dont le tramway, et empruntera un nouveau tracé, ne seront dévoilés, affirme le maire, qu’après la campagne. Le gouvernement provincial se montre d’autant plus réceptif à cette annonce qu’il dispose à ce moment d’importants surplus budgétaires et que la prochaine élection provinciale, prévue en octobre 2018, approche à grand pas. Le tramway redevient ainsi une solution disponible, réaliste financièrement et acceptable politiquement. La campagne provinciale aidant, le projet de RSTC apparaît même compatible, selon la CAQ et le gouvernement libéral sortant, avec la construction d’un troisième lien routier interrives.

De la possession et de l’usage stratégique des ressources

Outre la ressource cognitive, quatre autres types de ressources doivent être considérés ici : le temps, l’argent, l’expertise et le soutien politique et populaire.

Différents types de temps (électoral, législatif, administratif, économique, technique, etc.) rythment le processus de production d’une politique publique. Notre étude montre que si tous ces temps ont joué, le fait de tirer habilement profit du temps électoral a été déterminant. Entre le début de 2008 et la fin de 2018, en effet, pas moins de neuf élections municipales, provinciales et fédérales se sont déroulées, entraînant à leur suite de nombreux changements sur le plan du personnel politique et des orientations politiques. Depuis sa première élection en 2007, Régis Labeaume a su tirer habilement profit de ces changements (Belley, Lavigne et Quesnel, 2014). L’appui politique sollicité et reçu des gouvernements supérieurs, notamment au cours des campagnes électorales municipale de 2017 et provinciale de 2018, l’a assurément bien servi dans ses efforts pour faire inscrire solidement le projet de RSTC à l’agenda politique provincial.

Un projet de transport majeur comme le RSTC ne peut toutefois voir le jour sans que son promoteur obtienne l’assurance d’un financement. L’argent devient ainsi une ressource incontournable, voire déterminante dans la réalisation du projet. L’abandon du tramway en faveur du SRB en 2015, l’abandon du SRB en 2017, et le retour à l’option du tramway en 2018, avec un nouveau tracé, le montrent éloquemment. Le montage financier d’un tel projet est d’autant plus délicat et incertain qu’une coopération et une coordination intergouvernementales sont nécessaires[14] et qu’un changement de gouvernement ou encore de l’opinion publique, une détérioration de la situation économique et budgétaire ou un événement majeur imprévu sont toujours possibles.

L’expertise, qui fait appel aux connaissances scientifiques et techniques, constitue une autre ressource stratégique dans la réalisation d’une politique publique. C’est notamment le cas dans le domaine des transports où la conception des grands projets requiert l’expertise de nombreux professionnels et techniciens (ingénieurs, géologues, architectes, urbanistes, économistes, spécialistes de l’environnement, etc.). Les acteurs politiques qui occupent des postes électifs clés – le maire ou le Premier ministre, par exemple – sont en position avantageuse à cet égard. Ils peuvent en effet faire appel à la fonction publique, à des consultants ou à des firmes spécialisées externes, ou encore créer des comités ou des groupes de travail dont ils contrôlent le mandat, la composition, l’échéancier et la diffusion éventuelle de leurs rapports. En usant stratégiquement de cette ressource, les propositions d’action qu’ils présentent s’en trouvent ainsi renforcées et légitimées. Si d’autres acteurs, publics et privés, sont en mesure de mobiliser la ressource expertise, comme le montrent, par exemple, le projet de plan de transport présenté par DQ au cours de la campagne électorale de 2017, ou encore les mémoires présentés par certains groupes au cours des consultations publiques sur le PMD et le RSTC, le fait de pouvoir compter en permanence sur une fonction publique diversifiée, compétente et loyale constitue, pour les élus au pouvoir, un atout considérable.

L’habileté du maire sortant à rallier bon nombre d’acteurs locaux et gouvernementaux à son projet tient à une autre ressource : le soutien électoral et populaire (Savitch et Kantor, 2002). En 2017, le maire Labeaume et la presque totalité des membres de son équipe sont réélus pour un troisième mandat d’affilée. Un peu plus de dix ans après sa première élection, le maire demeure donc un politicien populaire auprès des électeurs et de bon nombre de personnalités et groupes influents sur la scène municipale et régionale. Si, à plusieurs moments, ses prises de position tranchées sur certains projets d’aménagement, la gestion des services municipaux, les syndicats et les relations de travail et certaines décisions gouvernementales ont pu lui attirer des critiques, il demeure un leader politique redoutable avec lequel les acteurs politiques et sociaux, sur la scène locale et au-delà, doivent en effet composer. Sa capacité à maintenir en respect les élus et les groupes et à faire aboutir plusieurs grands projets tient en bonne partie à sa popularité personnelle.

En dépit de sa popularité, le maire de Québec, préférant une solution qui aurait amélioré la fluidité des déplacements à l’ouest, n’aura toutefois pas réussi à contrer le projet de construction d’un nouveau lien interrives à l’est. La stratégie discursive de la CAQ, dans l’opposition et maintenant au gouvernement, aura été d’autant plus efficace qu’elle poursuivait simultanément plusieurs objectifs et s’adressait à plusieurs clientèles. Ainsi, lors de l’annonce, le 27 juin 2019, que le nouveau lien Québec-Lévis serait construit à l’est et prendrait la forme d’un tunnel, le ministre provincial des Transports affirme que « cette solution est celle qui répond le mieux aux trois objectifs du projet, soit de réduire la congestion aux heures de pointe, de favoriser l’utilisation du transport collectif et d’optimiser le transport des personnes et des marchandises » (Gouvernement du Québec, 2019). La ministre déléguée au Développement économique régional ajoute à la même occasion que le nouveau lien favorisera non seulement le développement socio-économique de la région de Chaudière Appalaches mais aussi celui de la Côte-Nord et de l’Est du Québec. Le discours gouvernemental se veut rassurant et vise plusieurs publics d’électeurs : les automobilistes, les usagers des transports collectifs, les défenseurs de l’environnement et du patrimoine, les gens d’affaires, les élus et les résidents de la Rive-Sud et des régions limitrophes. Voilà une belle illustration de la capacité cognitive des acteurs politiques, à travers leurs efforts pour mettre en sens et justifier de façon pragmatique (Zittoun, 2017) leurs intentions et leurs actions, à saisir l’air du temps, à souffler le chaud et le froid et à s’attirer, si tel est leur objectif, l’appui d’une grande variété de clientèles électorales.

L’objectif poursuivi dans cet article était de montrer, à travers le cas de la politique de transport urbain à Québec, qu’une politique publique est avant tout le résultat d’un travail définitionnel, d’argumentation et de persuasion. Les résultats de notre analyse montrent que l’adoption d’une politique publique dépend de la capacité et de l’habileté d’un acteur à mener avec succès au moins quatre tâches interdépendantes.

La traduction, premièrement, en problème public, d’une situation vécue qui, aux yeux d’un certain nombre de citoyens et groupes, pose problème et rend nécessaire une prise en charge par une autorité politique. Ce travail de problématisation, qui exige de recueillir et d’assembler plusieurs types d’informations et de connaissances, vise à faire la démonstration que tel problème (la congestion routière, par exemple) est bien réel et que des solutions pour le résoudre existent. Si notre analyse montre que le GTMD a joué un rôle central sur ce plan, elle montre aussi que des problématisations concurrentes (celle produite par Q21, avec l’appui de certaines radios parlées, par exemple) préconisant d’autres solutions (la construction d’un troisième lien plutôt qu’un tramway) sont possibles.

La mise en cohérence, deuxièmement, de la solution préconisée avec d’autres enjeux et politiques sectoriels existants. L’organisation et la gestion des déplacements en milieu urbain renvoient en l’occurrence à plusieurs secteurs de politiques interreliés : l’aménagement du territoire, le développement économique, la sécurité publique et l’environnement. La construction des argumentaires concernant les projets de SRB, de RSTC et de troisième lien montre que tous les problèmes concernés par une politique ne sont pas également pris en compte et que les acteurs politiques sont généralement habiles, à travers l’usage sélectif qu’ils font des connaissances, scientifiques et autres, à mettre en valeur leur option préférée, à ignorer ou encore intégrer, totalement ou partiellement, des solutions concurrentes. Le fait pour un acteur de disposer de peu de ressources, en expertise et en argent notamment, n’empêche toutefois pas, comme le montrent, par exemple, la stratégie discursive de DQ, de bonifier un aspect d’une solution (le tracé du tramway), ou celle de Q21, de faire la promotion, avec un certain succès, d’une solution concurrente (la construction du troisième lien).

La tâche, troisièmement, pour un acteur local, d’inscrire un problème et sa solution à l’ordre du jour politique des gouvernements supérieurs en vue d’obtenir leur soutien. Une tâche d’autant plus délicate et incertaine que l’ordre du jour politique des gouvernements est chargé et peut changer rapidement. Le partage des compétences et des ressources fiscales entre les ordres de gouvernement, la tenue non simultanée des élections aux niveaux municipal, provincial et fédéral, les objectifs et les règles plus ou moins compatibles et changeants qui encadrent les programmes gouvernementaux en matière de transport ajoutent, comme le montre le cas étudié, à la difficulté de construire une coopération intergouvernementale efficace et durable.

La tâche enfin d’identifier et de savoir profiter de l’ouverture d’une fenêtre politique favorable. Cela signifie de savoir anticiper les conséquences de certaines décisions, les siennes et celles des autres acteurs, et de devoir choisir stratégiquement, à certains moments, de ne rien faire, ou encore de battre en retraite et attendre qu’une occasion plus favorable se présente. Dans cette tâche d’identification, l’action d’un entrepreneur politique (Kingdon, 1984, p. 188-193), c’est-à-dire d’un acteur qui dispose d’un réseau varié de contacts, de temps et d’informations stratégiques, est essentielle. S’il est risqué de conclure que le maire de Québec a été, dans le cas du RSTC, l’acteur qui a joué ce rôle d’entrepreneur politique, tant sont nombreux les autres acteurs qui sont intervenus dans le processus à la fois enchevêtré et pas toujours visible de cette politique, il ne fait cependant aucun doute que son influence a été déterminante. Certes, il n’a pas pu ou su contrôler tous les débats, les réflexions et les jeux politiques qui ont contribué, à chaque étape, à façonner cette politique. Il n’a pas été en mesure non plus de bloquer le projet de troisième lien interrives à l’est, même si ce dernier, annoncé en grande pompe, apparaît toujours, au moment d’écrire ces lignes, encore bien loin de la première pelletée de terre. Il a toutefois contribué fortement à porter le projet de RSTC à l’ordre du jour des gouvernements provincial et fédéral et à ancrer solidement les bases de sa mise en oeuvre.

Les politiques publiques, incluant celles concernant le transport urbain, se construisent, se déconstruisent et se reconstruisent suivant l’évolution des connaissances et des idées qui sont dans l’air du temps, de la conjoncture sociopolitique et économique et des rapports de force entre les acteurs. Nous sommes donc loin ici d’un processus décisionnel décontextualisé et rationnel menant au choix de la meilleure solution face à un problème public donné. En se combinant et en s’influençant continûment les uns les autres, ces facteurs structurent, mais sans jamais parvenir à lui donner une forme définitive, la mise en sens de l’action publique.