Corps de l’article

Si les systèmes éducatifs constituent un vecteur potentiel d’ascension sociale pour les populations défavorisées, ils sont aussi critiqués pour participer à la reproduction des inégalités sociales et contribuer à la légitimation de ces inégalités par un discours méritocratique (Bourdieu et Passeron, 1970). Dans cette optique critique, les « héritiers » regroupent des jeunes dont la réussite scolaire est favorisée par leur appartenance à une élite économique, culturelle, professionnelle ou scolaire (Bourdieu et Passeron, 1964). Les morphologies sociales ainsi que les systèmes éducatifs sont cependant fortement différenciés d’une période à une autre (Thélot et vallet, 2000) et d’un pays à l’autre (Duru-Bellat et Vérétout, 2010). Ainsi, il apparait important de répondre à la question de savoir comment ces élites[1] se caractérisent et se distinguent au Québec et ce qu’il en est du devenir scolaire des enfants issus de ces élites aujourd’hui. Dans cet article, nous dressons une cartographie des élites au Québec en fonction de leurs stratégies scolaires et comparons la diplomation universitaire des enfants issus des différentes fractions de ces élites.

L’article est divisé en quatre sections. Dans un premier temps, nous reprenons les analyses quantitatives des effets de l’origine sociale sur la réussite scolaire en contexte québécois ainsi que les écrits sur les stratégies scolaires des élites. Ensuite, nous nous servons des cadres d’analyse de l’espace social et de la reproduction sociale bâtis par Bourdieu pour proposer une opérationnalisation de la cartographie des élites et de l’analyse du devenir scolaire de leurs enfants à partir des données de l’Enquête longitudinale auprès des Jeunes en Transition (EJET), menée par Statistique Canada auprès de jeunes qui avaient 15 ans en 1999. Nos résultats sont présentés en deux temps. D’abord, nous construisons une typologie des élites et de leurs stratégies de reproduction sociale. Ensuite, nous évaluons si, et dans quelle mesure, la réussite scolaire, mesurée à partir du plus haut diplôme obtenu à l’âge de 25 ans, est liée au type d’élite d’appartenance ou plutôt au passage par l’école privée au secondaire.

L’influence de l’origine sociale sur la réussite scolaire au Québec

De nombreuses études ont documenté le fait que la réussite scolaire est fortement associée à l’origine sociale des élèves au Québec. Ces études se distinguent selon la période étudiée (des années 1970 à aujourd’hui), selon le type de catégorisation de l’origine sociale (professions, revenus ou diplômes des parents), selon la mesure de la réussite scolaire (accès ou diplomation) et selon le statut du traitement du Québec (variable de contrôle dans un échantillon canadien ou échantillon québécois). Dans l’ensemble des analyses quantitatives proposées, on peut distinguer les travaux issus d’enquêtes réalisées au Québec de ceux issus de l’exploitation d’enquêtes menées par Statistique Canada.

Dans les années 1970, les études du groupe de recherche (ASOPE) sur les Aspirations Scolaires et l’Orientation Professionnelle des Étudiants (Bélanger et Rocher, 1972), ont été les premières à aborder de manière longitudinale et quantitative les questions d’accessibilité et de démocratisation scolaire après les débats du tournant des années soixante. L’enquête québécoise a permis de suivre des cohortes d’étudiants des écoles secondaires, des collèges et des universités du Québec sur une période de quatre à six ans et, pour certains, jusqu’à l’université. Les travaux ont notamment permis de mesurer l’avantage d’avoir un père gestionnaire ou professionnel pour la persévérance dans la voie générale et l’accès à l’université (Massot, 1979).

Par la suite, plusieurs enquêtes successives sur les conditions de vie des étudiants ont permis d’analyser le recrutement social des étudiants à l’université au Québec : l’Enquête menée par Pierre Dandurand en 1978 (Dandurand, Fournier et Hétu, 1979; 1980; Dandurand, 1986); l’enquête de 1986 du Bureau de la Statistique du Québec (BSQ, 1986; Dandurand, 1991) et l’enquête CODEVIE menée par Arnaud Sales en 1994 (Sales, drolet et Simard, 1996; 1997; Sales, Drolet et Bonneau, 2001). Si ces enquêtes menées auprès des étudiants universitaires ne permettaient pas directement d’analyser l’effet de l’origine sociale sur l’accès à l’université, elles ont cependant conduit à montrer indirectement cette inégalité des chances par des comparaisons avec la composition de la population dans son ensemble, ainsi qu’à identifier des différenciations entre les étudiants eux-mêmes.

En l’absence d’enquête récente menée au Québec, ce sont surtout deux enquêtes de Statistique Canada qui ont été mobilisées afin d’analyser les effets de l’origine sociale sur la réussite scolaire : les Enquêtes sociales générales (ESG) et l’Enquête auprès des jeunes en transition (EJET). La mise en oeuvre, en 1986, d’une enquête sur la mobilité sociale dans le cadre des séries des ESG avait permis de documenter finement les mobilités sociales et scolaires intergénérationnelles au Québec (Laroche, 1997a et b). L’exploitation des données des autres cycles des enquêtes générales présente l’avantage de permettre d’analyser l’évolution des mobilités scolaires intergénérationnelles, même si les seules données disponibles sur les parents sont leurs niveaux de diplomation. À l’inverse, si l’EJET ne permet pas d’analyser des évolutions historiques, la présence de données sur les professions des parents, sur leurs revenus et sur le type d’écoles fréquentées dans la cohorte A (jeunes nés en 1984), permet de distinguer différents types d’élites et de suivre leurs parcours scolaires jusqu’à l’âge de 25 ans, soit au cycle 6 de l’enquête.

Turcotte (2011) a analysé l’évolution de l’effet du diplôme universitaire des parents sur les chances d’obtenir un diplôme à l’université au Canada en s’appuyant sur la série de données des Enquêtes sociales générales (ESG). Il note d’abord l’ampleur de l’avantage d’avoir deux parents diplômés universitaires : en 2009, les chances d’obtenir un diplôme universitaire dans la tranche d’âge de 25 à 39 ans passaient de 77 % (67 %) pour les femmes (/hommes) dont les deux parents avaient un diplôme universitaire, à 16 % (10 %) pour celles (/ceux) dont aucun des parents n’avait de diplôme universitaire. Il montre ensuite une relative stabilisation de l’effet du diplôme des parents au cours du temps, voire une baisse légère de cet effet chez les femmes : l’écart de la proportion de diplômés selon le niveau de scolarité des parents, en points de pourcentage, est pour sa part demeuré le même de 1986 à 2009, tandis que l’écart relatif a diminué. L’analyse proposée par Turcotte présente cependant plusieurs limites. D’abord, les personnes de 25 à 39 ans sont regroupées, si bien que cela conduit à amalgamer des cohortes de diplômés d’âges différents. Ensuite, la province est seulement utilisée comme variable de contrôle, ce qui ne permet pas d’évaluer spécifiquement la mobilité scolaire intergénérationnelle au Québec. Enfin, seul le diplôme universitaire des parents est utilisé comme indicateur d’appartenance aux franges les plus favorisées, sans que le cycle du diplôme soit distingué ni comparé avec d’autres caractéristiques, telles que la profession ou le revenu.

L’exploitation des données de l’EJET permet de confirmer la forte influence de la diplomation universitaire des parents sur celle de leurs enfants, mais aussi d’analyser l’effet sur l’accès à l’université et la diplomation de la profession et du revenu des parents ainsi que du type d’établissements secondaires fréquentés (Groleauet al., 2010; Kamanziet al., 2009; 2010; 2014; 2015; Murdoch, Kamanzi et Doray, 2011). Malgré les efforts pour réduire les inégalités sociales en matière d’éducation au Québec, il ressort que les enfants de l’élite sont toujours plus favorisés et sont significativement plus nombreux à fréquenter l’université – deux fois plus, si l’on considère les élèves de la frange économiquement la plus favorisée de la société, selon les recherches menées par Kamanzi, Dorayet Laplante (2012). Cette inégalité est encore plus élevée quand on ne considère que les étudiants dont les parents ont un niveau de scolarité élevé (Avignon, 2014). Contrairement au genre et à la langue, l’origine sociale « influence fondamentalement et de manière étonnamment stable l’accès aux études supérieures depuis plus de cinquante ans » (Avignon, 2012, p. 4). Dans toutes ces études, les catégorisations de l’origine sociale utilisées ont cependant limité fortement l’analyse de la frange la plus favorisée de la population, soit des élites. L’étude de l’influence du capital sur la scolarité se concentre davantage sur les milieux défavorisés (Kamanzi, Doray et Laplante, 2012) ou encore sur les étudiants de première génération (Kamanziet al., 2010), alors que très peu d’études s’intéressent aux plus favorisés et ceux dont les parents disposent de capitaux élevés.

Les stratégies de reproduction scolaire des élites

Les stratégies de reproduction scolaire des élites sont fortement différenciées d’un espace national à l’autre. Aux États-Unis, la reproduction des élites passe par la sélection de leurs membres dans les meilleures universités, en particulier les huit universités privées de la Ivy League. Le Scholastic Aptitude Test (SAT), développé par James B. Conant au courant des années 1930, est un test d’aptitude qui sert d’outil de détection des meilleurs étudiants, mais aussi d’outil de légitimation sociale de la reproduction sociale des élites (Goastellec, 2003). Les inégalités sociales pour l’accès aux « meilleures » universités se sont ainsi accentuées avec la massification scolaire, qui a entraîné une forte croissance du nombre d’institutions universitaires : « Au lieu de favoriser l’émergence d’une méritocratie, le système élaboré après-guerre a paradoxalement renforcé le poids des élites dans la société américaine » (Huret, 2005, p. 35). En amont de l’université, la compétition s’est accentuée par la multiplication des établissements secondaires. Selon le National Center for Education Statistics (2006), seulement 15 % des Américains fréquentaient les écoles de leur choix plutôt que l’école qui leur était assignée (Lacireno-Paquet et Brantley, 2008). Dans cette compétition, les parents des élèves d’écoles privées aux États-Unis sont plus susceptibles d’avoir des revenus élevés, des diplômes universitaires, d’avoir eux-mêmes fréquenté les écoles privées, et d’avoir des visées académiques particulières pour leurs enfants en accordant une importance aux valeurs et à la culture de l’école, à l’environnement scolaire et à la sécurité au sein de l’établissement fréquenté (Lacireno-Paquet et Brantley, 2008).

En France, c’est surtout par l’intermédiaire des grandes écoles que les élites reproduisent leurs positions dominantes : l’École polytechnique, l’École centrale, l’École nationale supérieure des mines, les grandes écoles de commerce (l’École des hautes études commerciales de Paris ou HEC, et l’École supérieure des sciences économiques et commerciales ou ESSEC), l’École normale supérieure (ENS) ou l’École nationale d’administration (ENA). Le principe de la méritocratie, au coeur de la hiérarchisation scolaire, permet de camoufler la reproduction sociale des élites, en contribuant à justifier les statuts sociaux par la réussite aux concours des grandes écoles (Darchy-Koechlin et Van Zanten, 2005; Berrebi-Hoffmann, 2009; Dudouet et Joly, 2010). Bien que les familles des classes moyennes et défavorisées souhaitent aussi l’accès aux « meilleures » écoles pour leurs enfants, les grandes distances géographiques, la capacité d’implication des parents dans les études de leurs enfants, le réseau de contacts disponible, les sources d’information accessibles aux parents ou encore le niveau de ressources économiques font tous figure d’obstacles ou de facilitateurs et orientent le choix scolaire des parents (Montandon, 1996). À ce sujet, Van Zanten (2011) parle pour sa part de « sectorisation scolaire » pour définir les multiples stratégies des élites et la stratification scolaire qui en résulte.

Au Québec, les stratégies scolaires des élites ont surtout été abordées par l’étude des effets de segmentation selon la nature de l’établissement fréquenté : public ou privé. Globalement, les travaux s’accordent pour constater que l’accès aux études universitaires et la diplomation sont plus probables chez ceux ayant fréquenté une école secondaire privée (Kamanziet al., 2009; Kamanzi et Maroy, 2017). Ainsi, l’accès des jeunes Québécois à l’université est significativement influencé par le type d’établissement fréquenté au secondaire : 60 % pour les élèves du privé, comparativement à 29 % pour ceux du public (Kamanzi et Maroy, 2017, p. 72). Un rapport récent du Conseil supérieur de l’éducation (CSE, 2016) fait état de la situation particulière du Québec par rapport au reste du Canada à cet égard. Il apparait que les écoles publiques au Québec tendent à recevoir des populations plus défavorisées que dans le reste du Canada : « Seulement 6 % des élèves des écoles publiques du Québec sont dans des écoles favorisées [d’un point de vue socioéconomique], alors que dans les autres provinces, c’est près de 20 % ou plus des élèves des écoles publiques qui fréquentent des écoles favorisées. (…) 90 % des élèves du Québec qui fréquentent une école privée sont dans un établissement favorisé » (CSE, 2016, p. 8).

Au-delà du constat des inégalités de réussite selon le type d’établissement fréquenté au Québec, Kamanzi et Maroy cherchent à identifier « par quels mécanismes scolaires et sociaux médiateurs celles-ci sont produites » (Kamanzi et Maroy, 2017, p. 69). Selon eux, il existerait trois pistes explicatives de l’inégalité de la formation entre l’école secondaire privée et l’école secondaire publique au Québec. La première résiderait dans les ressources économiques inégales dont disposent les établissements scolaires, qu’elles soient matérielles ou pédagogiques. Sur ce point, il faut noter que les parents vont non seulement s’impliquer dans le choix de l’école, mais aussi dans l’organisation de l’école, allant même jusqu’à militer pour les intérêts de l’école, à siéger au conseil d’établissement, à faire du bénévolat et des dons. Ces investissements sont au coeur des stratégies familiales (Castonguay-Payant, 2017). La seconde se situerait au niveau des différences de composition sociale de la population scolaire, qui induiraient des effets de socialisation différenciés. Enfin, la troisième hypothèse émise par les auteurs pour expliquer les différences de qualité dans la formation offerte par les divers établissements concernerait la qualité de l’enseignement et se traduirait par plusieurs facteurs, dont le niveau de formation, l’expérience et la stabilité en poste des enseignants dans l’établissement (Kamanzi et Maroy, 2017, p. 77).

La seconde piste interprétative est approfondie tant dans les travaux étatsuniens (Hill, 2008; Letendre, 1996) que français (Buisson-Fenet et Draelants, 2013; Van Zanten, 2009) sous la forme de l’étude des « cheminements institutionnels » (Kamanzi et Maroy, 2017, p 77). Dans cette perspective, la fréquentation d’un établissement privé peut s’analyser comme une stratégie parentale permettant aux enfants d’une même classe sociale de se trouver encadrés strictement et socialisés ensemble, ce qui favorise la reproduction de goûts de classe et d’ambitions scolaires et professionnelles. Coulangeon reprend à ce propos la théorie de Bourdieu et Passeron pour expliquer l’orientation des stratégies scolaires et l’instrumentalisation de l’école comme de moyen de conversion de capitaux économiques et culturels : « Les systèmes de goût et les pratiques culturelles participent fondamentalement à la reproduction des rapports de domination par l’imposition d’un arbitraire culturel, qui correspond à la culture des classes dominantes » (Coulangeon, 2004, p. 62). Les écoles sont ainsi utilisées comme des outils de positionnement social et de transfert de capitaux économiques et culturels par les familles : l’école privée devient un lieu de consolidation d’aspirations et de pratiques élitistes. Selon Magnan et ses collègues, « ces jeunes s’inscrivent ainsi dans un «circuit de scolarisation» (Ball, Bowe et Gewirtz, 1995) d’écoles privées ou ayant un statut social élevé tout au long de leur parcours scolaire, du primaire jusqu’au postsecondaire » (Magnan, Pilote et Grenier, 2017, p. 44). Picard, Trottier et Doray (2011) proposent de leur côté l’idée d’une transaction entre l’individu et l’institution scolaire.

L’étude de ces stratégies doit cependant prendre en compte la diversité sociale des clientèles étudiantes. Dès la fin des années 1970, les travaux de Béland appuyaient certes « l’hypothèse voulant que l'école privée soit au service d'une élite » (Béland 1978 p. 251), mais avançaient aussi l’idée que les strates sociales n’ont pas les mêmes stratégies face à l’école privée : « Si les familles des strates inférieure et moyenne envoient à l’école privée leurs meilleurs étudiants, celles des strates supérieures [y] inscrivent leurs enfants «problèmes» (…). Pour le[s] premi[ères], cette école est un piège, leurs enfants réussiraient aussi bien à l’école publique, et ce sans frais; pour le[s] second[es], elle est une bouée de sauvetage » (Béland, 1978, p. 260). De même que celle de Béland, l’étude plus récente de Massé (2005) confirme, à l’aide d’un échantillon représentatif de parents, que les établissements privés ne recrutent pas seulement les enfants issus de familles aux revenus élevés. Cependant, à l’inverse de Béland, l’étude de Massé conduit ce dernier à approuver le financement public de l’école privée au Québec, en postulant qu’une augmentation des tarifs aurait un impact considérable sur ces familles qui fréquentent l’école privée tout en ne disposant pourtant pas d’un revenu supérieur à la moyenne québécoise. Implicitement, Massé fait donc l’hypothèse que les enfants issus des classes moyennes réussiraient moins bien s’ils n’allaient pas dans le secteur privé. Si ces études ont le méritent d’interroger les stratégies de différentes strates sociales, elles ne différencient toutefois pas les différentes fractions au sein des strates supérieures selon le type de capital détenu par les parents – culturel ou économique.

Cadre d’analyse, hypothèses et méthodologie

L’effet de l’enseignement privé sur les trajectoires scolaires ainsi que les différenciations des stratégies selon la strate sociale d’appartenance ont été bien étudiés empiriquement au Québec. D’un point de vue théorique, la composition sociale de la clientèle des établissements secondaires constitue une piste interprétative privilégiée dans l’explication de l’impact positif du privé (Frenette et Chan, 2015). À propos de l’existence d’un « effet établissement », Cousin note des divergences sur le plan de la construction d’expériences scolaires en fonction des types d’écoles fréquentées et pense qu’il y a donc lieu de « percevoir les écoles comme des organisations productrices de biens sociaux, culturels et pédagogiques » (Cousin, 1993, p. 417). Cependant, aucune étude ne semble avoir exploré empiriquement la façon dont les différentes fractions des élites profitent différentiellement de l’investissement dans le privé ni comment ce bénéfice est modulé par la composition sociale de la clientèle des établissements fréquentés au privé. En d’autres termes, il n’existe aucune démonstration empirique que le retour sur l’investissement des stratégies scolaires parentales soit le même pour tous ni que le réseau privé soit également profitable pour les étudiants des différentes élites qui le fréquentent.

Cet article a pour objectif de quantifier l’effet de l’appartenance à l’élite sur la diplomation universitaire et de réinterroger le rôle du secteur privé dans les stratégies de reproduction mobilisées par les parents. Pour répondre à cet objectif, nous adoptons un cadre d’analyse inspiré de la sociologie de Pierre Bourdieu. L’analyse bourdieusienne de la reproduction sociale des élites se distingue doublement par sa critique de l’idée de stratification sociale et par le primat du capital culturel dans l’explication des réussites scolaires. Nous complétons son cadre d’analyse en intégrant une autre forme de transmission du capital qui passe, non par la famille, mais par la composition sociale de la clientèle des établissements fréquentés.

Pierre Bourdieu critique la représentation unidimensionnelle de l’espace social par la sociologie spontanée, qui réduit « l’univers social à un continuum de strates abstraites (upper middle class, lower middle class, etc.) obtenues par l’agrégation d’espèces différentes de capital que permet la construction d’indices » (Bourdieu, 1979a, p. 137). L’originalité de son analyse provient de la mise au jour des différences secondaires qui, à l’intérieur des élites, séparent les élites culturelles des élites économiques[2]. Pour transmettre leur position dans l’espace social à leurs enfants, les élites convertissent le type de capital qu’elles possèdent en capital scolaire[3]. De ce point de vue, le cadre d’analyse de Pierre Bourdieu se distingue par le primat qu’il accorde au capital culturel dans l’explication des inégalités sociales en rapport à la réussite scolaire[4]. Si ce capital culturel existe surtout àl’état incorporé, sous la forme de dispositions, de savoirs et savoir-faire constitutifs d’un habitus, il existe aussi à l’état objectivé sous la forme de biens culturels et se mesure le plus souvent par le biais de son état institutionnalisé, sous la forme de titres scolaires (Bourdieu, 1979b). Conformément à ce postulat du primat du capital culturel, nous faisons la première hypothèse générale suivante :

H1) Les Québécois issus des élites culturelles ont plus de chance d’obtenir un diplôme à l’université dès l’âge de 25 ans que les Québécois issus des élites économiques.

Si Bourdieu insiste surtout sur les transmissions et conversions de capitaux économiques et culturels hérités de la famille, les écrits sur les effets liés aux établissements scolaires fréquentés nous conduisent à compléter son cadre d’analyse en y intégrant cette dimension. À la fin des années soixante, le rapport Coleman a révélé que les antécédents familiaux d’un élève étaient beaucoup plus importants que la composition sociale de l’environnement scolaire pour comprendre les résultats des élèves (Coleman, 1966). Cependant, Borman et Dowling (2010) ont récemment suggéré que le fait de fréquenter un milieu scolaire très pauvre a un effet profond sur les résultats des élèves, qui va au-delà de l’effet de la pauvreté individuelle. Dans leur méta-analyse, Van Ewijk et Sleegers (2010) suggèrent que le statut socioéconomique des pairs peut être un déterminant important de la réussite scolaire. Bien que de nombreuses études aient documenté les effets de l’école sur le niveau de scolarité, une grande partie de la recherche s’est concentrée sur l’impact du statut public ou privé de l’école (Frenette et Chan, 2015), de la taille des classes (Chingos, 2013), du statut socio-économique des pairs (Van Ewijk et Sleegers, 2010), sans accorder une attention particulière ou considérable à la composition sociale de la population scolaire sous l’angle du capital culturel et économique.

Pour Bourdieu et Passeron, le capital culturel est perçu comme un ensemble de connaissances acquises depuis l’enfance, permettant d’apprécier une « culture savante », et qui est associé au bon goût, à la haute bourgeoise et à l’élite sociale. Cependant, le fait de fréquenter les meilleurs élèves au secondaire contribue à augmenter les performances scolaires, la confiance dans les études, et par conséquent à nourrir des ambitions scolaires élevées : « La composition de ce groupe influence ainsi plusieurs aspects de l’individu : image de soi, motivation à réussir, représentation de l’avenir, projets, adhésion ou non aux normes scolaires » (Dupont, 2011, p. 463). La fréquentation d’un établissement scolaire plutôt qu’un autre aurait un impact significatif sur les ambitions scolaires développées, d’où l’apparition de « catégories d’élèves » en fonction de leurs origines sociales, et ce au détriment des élèves les plus « culturellement éloignés » de l’école (Duru-Bellat, 2003; Dupont, 2011). Ainsi, de manière complémentaire aux capitaux économiques et culturels détenus par les familles, un autre vecteur de transmission est la composition sociale du milieu scolaire fréquenté, agissant comme police d’assurance de la réussite pour les parents d’élèves en difficulté. Conformément à la piste interprétative de la socialisation secondaire, nous faisons l’hypothèse que la composition sociale des milieux scolaires modère l’effet du passage par le privé sur la réussite universitaire :

H2) La composition sociale du milieu scolaire (établissement) fréquenté modère complètement l’impact du passage par le privé sur les chances d’obtenir un diplôme à l’université dès l’âge de 25 ans.

Pour tester ces deux hypothèses, nous utilisons les données longitudinales de l’EJET, menée par Statistique Canada auprès de jeunes nés en 1984. L’intérêt de cette enquête est double : d’une part, le premier cycle de l’enquête permet d’obtenir à la fois des renseignements sur les parents (en particulier sur leurs revenus et leurs diplômes) et sur les écoles secondaires fréquentées par leurs enfants à l’âge de 15 ans (en particulier le statut public ou privé des établissements fréquentés); d’autre part, le sixième cycle de l’enquête permet de connaitre le plus haut diplôme obtenu à 25 ans par les personnes qui ont été suivies pendant les 10 ans qu’a duré l’étude. Notre stratégie d’analyse a donc consisté en deux étapes distinctes.

Dans une première étape, nous avons cherché à décrire les élites selon le type de capital détenu (économique ou culturel) et le type d’établissement fréquenté (public ou privé). Après avoir supprimé les non-réponses (double non-réponse aux diplômes des parents, non-réponse aux revenus des parents et non-réponse au statut public ou privé des établissements), nous avons construit deux variables agrégées au niveau des établissements : le pourcentage de parents ayant au moins un diplôme de niveau baccalauréat et le pourcentage de parents gagnant plus de 80 000 $. Nous avons ensuite gardé seulement celles et ceux qui résidaient au Québec au cycle 1. L’échantillon obtenu est de 3 493 élèves scolarisés. En matière de méthodes, nous avons utilisé pour cette première étape deux techniques descriptives : l’analyse en composantes principales et l’analyse tabulaire bivariée.

Dans une deuxième étape, nous avons cherché à expliquer les chances d’obtenir un diplôme universitaire à l’âge de 25 ans par l’appartenance à une fraction des élites. Par rapport au premier échantillon, nous ne pouvions conserver à cette deuxième étape que celles et ceux dont l’appartenance de genre était connue et qui étaient restés dans l’enquête pendant les dix années de son déroulement, ce qui a réduit l’échantillon à 1 152 personnes. En matière de méthodes, nous avons mobilisé dans cette deuxième étape des régressions logistiques. La variable dépendante était le fait d’avoir ou non obtenu un diplôme universitaire de niveau égal ou supérieur au baccalauréat. Nous avons considéré deux types de variables explicatives : les variables caractérisant l’origine familiale (diplôme le plus élevé des parents, revenu des parents, appartenance à un type d’élite) et celles caractérisant les établissements (statut privé ou public de l’établissement, pourcentage de parents diplômés universitaires dans la clientèle de l’établissement et pourcentage de parents à hauts revenus dans la clientèle de l’établissement).

Les élites et les écoles privées au Québec

Pour obtenir un portrait descriptif synthétique des élites au Québec, nous avons d’abord procédé à une analyse en composante principale. Les variables suivantes ont été introduites dans notre modèle : le revenu combiné des parents, le plus haut niveau de diplôme des parents (étalonné de 0 pour les sans diplômes, à 5 pour les diplômés des cycles supérieurs), le pourcentage de parents ayant au moins un diplôme universitaire de niveau baccalauréat dans la clientèle de l’établissement, le pourcentage de parents ayant des revenus supérieurs à 80 000 $ dans la clientèle de l’établissement, et le statut privé de l’établissement (variable dichotomique). Les résultats sont présentés dans le tableau 1.

Tableau 1

Analyse en composantes principales (N=3493)

Analyse en composantes principales (N=3493)

-> Voir la liste des tableaux

Globalement, ces résultats montrent d’abord que toutes les variables sont fortement corrélées entre elles, le premier axe factoriel captant à lui seul plus de la moitié de la variance globale. On retrouve ici le premier facteur distinctif identifié par les écrits sur la reproduction sociale par l’école : l’opposition entre, d’une part, les familles ayant un volume global de capital élevé, qui envoient leurs enfants dans des établissements privés où se concentrent les familles qui ont aussi un volume élevé de capital, et, d’autre part, les familles ayant un volume global de capital faible, qui envoient leurs enfants dans des établissements publics où se concentrent les familles qui ont aussi un volume faible de capital.

Cependant, à niveau de capital global donné, l’analyse dégage deux autres facteurs de différenciation. Le deuxième facteur oppose, d’une part, les familles ayant un volume global de capital élevé mais qui envoient pourtant leurs enfants dans des établissements secondaires publics, et, d’autre part, les familles ayant un volume global de capital relativement faible mais qui envoient leurs enfants dans des établissements privés. Enfin, le troisième facteur de différenciation oppose les fractions qui disposent surtout de capital culturel à celles qui possèdent surtout du capital économique : on retrouve ici l’axe bourdieusien de la structure patrimoniale des familles.

Il faut noter la très forte corrélation entre la composition sociale de la clientèle des établissements et le statut, public ou privé, de ces établissements : 74 % des élèves scolarisés dans des établissements privés fréquentent des établissements où plus de 50 % des parents gagnent 80 000 $ ou ont un diplôme universitaire de niveau baccalauréat ou supérieur, pour seulement 4 % de ceux qui sont scolarisés dans des établissements publics. Ainsi la fréquentation de l’école privée peut en effet s’analyser comme une stratégie parentale permettant aux enfants issus de familles dotées de hauts revenus ou de diplômes universitaires de se retrouver socialisés ensemble, de partager les mêmes goûts de classe et les mêmes ambitions scolaires et professionnelles.

Cette analyse descriptive conduit à proposer une typologie des élites qui croise ces deux derniers facteurs de différenciation, soit celui de la structure patrimoniale et celui du type d’établissement secondaire fréquenté. D’une part, on peut distinguer trois types d’élite selon la nature du capital détenu, culturel ou économique. Dans le souci d’obtenir des catégories à la fois pertinentes pour décrire les familles les plus privilégiées et comprenant des effectifs suffisamment grands aux fins de l’analyse statistique, nous avons choisi de définir l’appartenance à l’élite culturelle par la détention par un des parents d’un diplôme universitaire de deuxième ou troisième cycle et l’appartenance à l’élite économique par un revenu combiné des parents supérieur à 100 000 $. D’autre part, on peut opposer les familles qui ont des stratégies de reproduction qui passent par l’envoi de leurs enfants à l’école privée aux familles qui envoient leurs enfants à l’école publique. Les liens entre ces deux facteurs de différenciation sont présentés dans le tableau 2.

Tableau 2

Appartenance aux élites et fréquentation de l’école privée (N=3493)

Appartenance aux élites et fréquentation de l’école privée (N=3493)

-> Voir la liste des tableaux

Globalement, les élites ainsi définies regroupent 15,5 % des familles : 3 % d’entre elles disposent à la fois de capital culturel et de capital économique élevé; 4,2 % ont surtout du capital culturel (elles ont des revenus inférieurs à 100 000 $) et 8,3 % ont surtout du capital économique (elles n’ont pas de diplôme universitaire de cycle supérieur). Par ailleurs, 15,4 % des familles envoient leurs enfants à l’école privée, 5,5 % d’entre elles seulement appartenant aux élites telles que définies précédemment. Ainsi les trois quarts des familles qui envoient leurs enfants à l’école privée n’appartiennent pas aux élites. Cependant, l’appartenance aux élites a un impact très significatif sur la fréquentation de l’école privée : globalement, 35,2 % des élites fréquentent une école privée par opposition à seulement 11,8 % des enfants issus des autres familles.

L’analyse permet aussi de montrer que l’appartenance à l’élite culturelle explique davantage le passage par l’école privée que l’appartenance à l’élite économique : seulement 26,6 % des familles qui appartiennent aux élites en raison de leurs hauts revenus seulement fréquentent l’école privée, contre 40,4 % des familles qui appartiennent aux élites seulement en raison de leurs diplômes universitaires de cycles supérieurs, et 51,5 % des familles qui cumulent hauts revenus et diplômes universitaires de cycles supérieurs. Dans l’optique de Pierre Bourdieu, cette surreprésentation des élites culturelles dans les écoles privées secondaires peut s’expliquer par les stratégies de reproduction par lesquelles les différents types d’élites détentrices de capital tendent inconsciemment et consciemment à maintenir ou à améliorer leur position dans la structure des rapports de classe, en sauvegardant ou en augmentant leur capital respectif : « L’entrée dans la course et dans la concurrence pour le titre scolaire de fractions jusque-là faibles utilisatrices de l’école a eu pour effet de contraindre les fractions de classe dont la reproduction était assurée principalement ou exclusivement par l’école à intensifier leurs investissements pour maintenir la rareté relative de leurs titres » (Bourdieu, 1978, p. 3)

Les déterminants de la diplomation universitaire

L’analyse des déterminants de la diplomation universitaire est présentée dans le tableau 3. Le modèle 1 analyse l’influence de l’origine familiale et du genre. Le modèle 2 analyse l’influence de la composition sociale et du statut privé des établissements fréquentés au secondaire. Les modèles 3 et 4 analysent l’influence combinée des deux types de facteurs de deux manières : en séparant l’effet de l’appartenance aux élites et du statut de l’établissement secondaire fréquenté (modèle 3), et en combinant l’appartenance aux élites culturelles et le statut de l’établissement fréquenté (modèle 4).

Tableau 3

Déterminants de la diplomation universitaire (N=1152)

Déterminants de la diplomation universitaire (N=1152)

Méthode d’estimation : bootstrap

Seuils de signification : *** 1 % ** 5 % * 10 %

-> Voir la liste des tableaux

L’analyse des résultats valide d’abord l’hypothèse 1, du primat du capital culturel au sein des élites. La proportion de détenteurs d’un baccalauréat ou d’un diplôme de niveau supérieur à l’âge de 25 ans est respectivement de 71 % au sein des familles disposant à la fois de diplômes de cycles supérieurs et de revenus supérieurs à 100 000 $ (élites culturelles et économiques), de 64 % au sein des familles disposant seulement de diplômes de cycles supérieurs (élites culturelles) et de 45 % au sein des familles disposant seulement de revenus supérieurs à 100 000 $ (élites économiques), contre 23 % pour le reste de la population. Ce primat du capital culturel subsiste et apparait même davantage après le contrôle des autres niveaux de diplôme et de revenu des parents (en comparaison des classes moyennes supérieures) et après le contrôle du genre (modèle 1) : les enfants de parents détenant un diplôme universitaire de cycle supérieur ont 2,2 à 2,6 fois plus de chances d’obtenir un diplôme de baccalauréat ou de niveau supérieur à l’âge de 25 ans que de ne pas en obtenir, comparativement à celles et ceux dont les parents n’appartiennent pas aux élites; a contrario, les enfants dont les parents gagnent plus de 100 000 $ sans avoir de diplôme de cycle supérieur n’ont pas significativement plus de chances d’obtenir un diplôme.

L’analyse des résultats valide aussi l’hypothèse 2, à savoir que la composition sociale des milieux scolaires modère complètement l’impact positif du passage par le privé sur la diplomation universitaire. Cependant, elle permet aussi de préciser que c’est uniquement par la composition sociale du point de vue du diplôme que cette modération s’effectue : le modèle 2 montre que l’impact du privé ainsi que l’effet de la proportion de parents ayant des revenus supérieurs à 80 000 $ deviennent non significatifs une fois qu’on le contrôle par l’effet du pourcentage de parents ayant au moins un diplôme de niveau baccalauréat dans la clientèle de l’établissement secondaire fréquenté. Autrement dit, seule la composition sociale des milieux scolaires mesurée par les diplômes des parents garde un impact significatif sur la diplomation universitaire. Le modèle 3 montre également qu’une portion importante de l’effet du capital culturel est modérée par le pourcentage de parents diplômés universitaires, à la fois au sein des classes moyennes supérieures (le rapport de cote associé à la modalité bac et + dans la variable diplôme passe de 3,6 à 2,7) et des élites culturelles (les coefficients deviennent non significatifs au seuil de 1 %).

Le modèle 4 teste l’hypothèse d’une interaction entre le statut de l’établissement secondaire fréquenté et l’appartenance aux élites culturelles. Il valide l’existence d’un effet d’interaction et permet ainsi de mieux comprendre comment les caractéristiques sociales des familles interagissent avec les caractéristiques des établissements dans l’explication de la réussite universitaire des enfants. Le modèle montre qu’après contrôle du diplôme, du revenu des parents et du pourcentage des parents diplômés universitaires dans la clientèle de l’établissement, le passage par le secteur privé n’a plus d’effet significatif pour les élites culturelles. De plus, le modèle démontre aussi qu’après contrôle de la composition culturelle de la clientèle des écoles secondaires, ces mêmes élites culturelles, lorsqu’elles choisissent d’envoyer leurs enfants dans le public, ont deux fois plus de chance de voir ceux-ci obtenir un diplôme de baccalauréat à l’âge de 25 ans que les enfants dont les parents n’ont pas de diplôme universitaire de cycle supérieur. Autrement dit, quand les élites culturelles choisissent d’envoyer leurs enfants dans le privé, elles contribuent principalement à faire réussir davantage les enfants des élites économiques qui sont socialisés avec leurs propres enfants. C’est aussi dire que les enfants des parents détenant un diplôme universitaire auraient tout aussi bien réussi dans le public, et ce en raison de leur capital culturel élevé.

L’analyse proposée dans cet article permet de comprendre comment l’appartenance à une élite interagit avec le statut de l’établissement fréquenté dans l’explication de la réussite scolaire. Nous avons d’abord montré que les Québécois issus des élites culturelles ont plus de chances d’obtenir un diplôme universitaire que les Québécois issus des élites économiques. Nous avons aussi montré que les enfants des élites culturelles sont surreprésentés dans le privé et que l’effet des écoles privées sur les chances d’obtention d’un diplôme universitaire au Québec est entièrement modéré par un effet de composition culturelle, soit le fait que les élèves de ces écoles secondaires ont un fort pourcentage de parents diplômés de l’université. Après contrôle de l’effet de composition culturelle des écoles, nous avons montré que les élites culturelles qui choisissent d’envoyer leurs enfants dans le public ont plus de chance de les voir par la suite obtenir un diplôme universitaire que le contraire, en comparaison de ceux dont les familles n’ont pas de diplôme de cycle supérieur. C’est donc doublement que l’on peut parler d’un primat du capital culturel dans l’explication de la réussite scolaire des élites, en distinguant d’une part l’effet direct du capital culturel de la famille et, d’autre part, l’effet indirect de la concentration de diplômés universitaires dans les écoles.

L’interprétation de ces résultats nous conduit à revenir sur les conclusions que Paul Béland tirait en 1978 sur l’efficacité comparée de l’école privée. Selon lui, l’école privée était un « piège » pour les enfants des « strates supérieures » qui « réussiraient aussi bien à l’école publique, et ce sans frais » (Béland, 1978, p. 260). Nos résultats nous conduisent à émettre plutôt l’hypothèse d’une différenciation de l’efficacité de l’école privée selon le type de capital détenu : pour les élites économiques, l’école privée semble être une aubaine dans la mesure où leurs enfants profitent de l’effet de composition sociale de la clientèle des établissements privés qui concentrent davantage de parents diplômés de l’université; pour les élites culturelles, c’est-à-dire les parents qui détiennent des diplômes de cycles supérieurs, l’école privée semble être davantage un piège, car leurs enfants réussiraient en effet tout aussi bien à l’école publique.

Cependant, notre analyse comporte trois principales limites. D’abord de nombreux travaux ont montré que la reproduction sociale passe non seulement par la segmentation entre les écoles privées et les écoles publiques, mais également par des effets de segmentation internes au secteur public : « La diversification de l’offre de programmes et de projets particuliers dans les écoles publiques [a] conduit à une logique de quasi-marché en éducation » (CSE, 2016, p. 9). Pour cette raison, « les écarts sont plus élevés entre le public enrichi et le public régulier qu’ils le sont entre le public et le privé » (Kamanzi et Maroy, 2017, p. 72). Au sein du secteur public, des effets de composition aussi existent, dont pourraient bénéficier des élites économiques (Maroy et Kamanzi, 2017). Ainsi l’analyse proposée dans cet article mériterait d’être prolongée par une étude plus fouillée des stratégies élaborées par les différentes fractions des élites pour envoyer leurs enfants dans les meilleures écoles publiques. Ensuite, nous montrons certes que l’effet de la composition sociale de la clientèle des établissements privés joue dans l’obtention des diplômes, mais l’approche proposée dans cet article ne permet pas de discuter des mécanismes par lesquels cet effet joue. Il est possible d’émettre l’hypothèse que l’effet modérateur du pourcentage de parents diplômés dans l’école passe par des effets d’interactions avec les pairs dans l’apprentissage, soit par des effets sur les aspirations sociales des élèves ou encore par la construction de réseaux de relation et de sociabilité. Enfin, la troisième limite tient à la réduction de la réussite scolaire à l’obtention d’un diplôme universitaire de niveau baccalauréat ou supérieur : notre étude gagnerait à distinguer davantage, au sein des diplômes, à la fois les niveaux atteints (1er cycle ou cycles supérieurs), les programmes suivis (contingentés ou non) et les aspirations professionnelles qui en découlent.