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L’attrait philosophique de l’émergence, estime Sartenaer, tient à la position mitoyenne et médiatrice que ce concept occupe entre réductionnisme et dualisme, position à partir de laquelle « l’existence de certaines réalités d’ordre supérieur peut être soutenue et légitimée » (p. 12). Mais cet attrait s’accompagne d’une tension inhérente, qu’il résume ainsi : « [C]omment peut-on encore être physicaliste — c’est-à-dire penser que tout est physique, ou que tout peut ultimement s’ancrer dans le monde physique — sans penser du même coup que tout est réductible en principe au monde physique ? » (p. 25). Le pari de Sartenaer est qu’une analyse de la conjugaison, au coeur de l’émergence entre dépendance envers une base matérielle et nouveauté par rapport à cette base, permet de dénouer cette tension et de produire une définition philosophique rigoureuse et cohérente du concept.

La première étape de l’analyse proposée consiste à décliner deux variantes d’émergence comme types distincts d’antiréductionnisme. Les variantes dites épistémologique ou faible (VÉ ci-après) et ontologique ou forte (VO) admettent toutes deux que « toutes les entités naturelles […] sont exclusivement et ultimement composées de particules physiques élémentaires » (p. 31). Cependant, VÉ admet, tandis que VO la rejette, la possibilité de réduire les propriétés émergentes aux propriétés des substances physiques. Suivant l’exemple employé par l’auteur, VÉ admet, tandis que VO nie, que la forme liquide, la transparence et le caractère désaltérant de l’eau s’expliquent par les propriétés des atomes de di-hydrogène et de di-oxygène. Enfin, VO et VÉ rejettent la réduction possible de la description des propriétés émergentes aux descriptions de leur base (ou substance) physique. Elles rejettent, pour suivre le même exemple, la possibilité d’éliminer la description de l’eau en termes de liquide transparent et désaltérant au profit des seuls termes appropriés à la description des atomes de di-hydrogène et de di-oxygène. Tandis que VO équivaut à revendiquer une autonomie explicative et descriptive pour la biologie, la psychologie et la sociologie par rapport à la physique, VÉ équivaut à revendiquer une autonomie seulement descriptive, revendication moins sujette à dispute que la précédente. L’intérêt scientifique du concept d’émergence semble devoir en bonne partie être jugé selon le genre de justification qu’il permet de donner à la différenciation des disciplines et à leur insubordination à la physique.

La seconde étape du raisonnement de Sartenaer est de mettre VO et VÉ à distance temporairement et de reconstituer la position dite standard des défenseurs récents du concept d’émergence. Cette position reformule le couple dépendance et nouveauté à l’aide des concepts de survenance et de causalité descendante. Le premier, formulé initialement par le philosophe Donald Davidson, définit une relation de nécessité asymétrique entre base matérielle et propriété telle qu’une fois la première fixée la seconde le serait nécessairement (deux organismes humains exactement identiques doivent être capables de penser), tandis qu’une fois la seconde fixée la première ne le serait pas nécessairement (deux individus qui ont la pensée P ne doivent pas nécessairement avoir une base matérielle identique). « [D]e mêmes propriétés mentales peuvent correspondre à des bases physiques différentes » (p. 43) ; ce qui est condensé dans le principe de la réalisabilité multiple. Au sens du second concept (causalité descendante), proposé initialement par le neurophysiologiste Roger Sperry, un tout, tel que l’esprit, peut changer après coup les parties dont il dépend, tels les neurones. En guise d’illustration : à l’état neuronal 1, qui consiste en une configuration de connexions, une direction et une intensité de décharges données, succèdent une configuration, une direction et une intensité de décharges différentes (état 2), et cela ne saurait s’expliquer sans faire intervenir l’état mental (émergent 1) produit par l’état 1. D’autre part, toujours selon la causalité descendante, ce changement de l’état 1 à l’état 2 suppose que l’émergent 1 occupe une position hiérarchique distincte par rapport à ceux-ci. « [L]’émergence [comprise] à l’aulne de la causalité descendante autorise à considérer que l’advenue au monde d’émergents “fait une réelle différence” dans le cours des événements mondains » (p. 48), dans la mesure où, pour suivre l’exemple donné, l’émergent 1 ne peut se causer lui-même et doit posséder des pouvoirs causaux en plus de ceux que possède l’état 1. À défaut, pour l’émergent 1, de posséder de tels pouvoirs, l’état 1 pourrait causer l’état 2 à lui seul.

La survenance et la causalité descendante sont ensuite rapprochées des variantes déjà clarifiées (VÉ et VO) pour recapturer deux sous-types de position standards en philosophie. Survenance et causalité descendante sont aussi, dorénavant, campées comme mutuellement contradictoires, à partir de la critique portée à leur endroit par Jaegwon Kim. Une part centrale de cette critique stipule qu’un événement ne peut avoir plus d’une cause suffisante ou totale, à moins de démontrer qu’il y a véritablement sur-détermination. Au sens de l’exemple précédent : l’état 2 ne peut être causé et par l’état 1 et par l’émergent 1. Autour de deux stratégies de réponse à ce problème se cristalliserait « la recherche philosophique contemporaine » sur l’émergence (p. 64). La première sacrifie la causalité descendante et préserve la survenance ou réalisabilité multiple. L’illustration qui en est fournie est la suivante : le pompage du sang peut être réalisé par des coeurs structurés différemment (avec deux oreillettes et un ventricule chez les amphibiens ; avec deux oreillettes et deux ventricules chez les humains). Le pompage du sang chez l’humain ou chez l’amphibien n’est alors rien d’autre ou rien de distinct par rapport à l’un ou à l’autre de ces réalisateurs multiples, mais il ne peut être décrit ni identifié aux prédicats qui réfèrent à tous ces réalisateurs multiples. Au sens de la seconde stratégie, la survenance est sacrifiée et la causalité descendante préservée, à l’aide des principes de corrélation et de causalité conjointe. Au sens de cette stratégie, pour suivre l’exemple donné précédemment, l’état neuronal 1 ne causerait ou ne produirait pas l’émergent 1 (irréductibilité des propriétés), mais lui serait corrélé, tandis que ni l’état 1 ni l’émergent 1 ne pourraient, sans être conjugués, rassembler suffisamment de pouvoir causal pour conduire à l’état 2. Individuellement partielles, leurs forces causales deviennent, conjointement, « suffisantes ou totales » (p. 62).

La capacité de telles stratégies à justifier des statuts spéciaux pour la biologie, la psychologie et la sociologie est examinée de manière critique dans la troisième et dernière étape de l’ouvrage. Le principe de la réalisabilité multiple est alors considéré comme n’impliquant aucune autonomie explicative, contrairement aux prétentions de la VO. En voici la raison : incompatible avec la production d’une explication univoque globale, valable pour tous les réalisateurs multiples, la réalisation multiple est néanmoins compatible avec la production d’autant d’explications physicalistes locales des propriétés qu’il y a de réalisateurs. Une explication physicaliste du pompage du sang par un coeur avec deux oreillettes et un ventricule est possible, de même qu’une explication physicaliste du pompage du sang par un coeur à deux oreillettes et à deux ventricules. Jugée plus forte et plus prometteuse pour assurer un statut distinct aux sciences spéciales, la variante ontologique avec causalité descendante (VOC) est présentée comme échouant elle aussi à fournir des exemples probants de propriétés émergentes dotées de pouvoirs causaux propres et distincts de leur base matérielle. La possibilité même de fournir des exemples probants d’émergent ontologique pourrait ainsi demeurer hors de portée. « [P]ersonne ne peut prétendre avoir un accès direct et privilégié à l’ontologie des systèmes naturels afin de tenter d’y déceler, si oui ou non, ceux-ci rencontrent les réquisits définitionnels de l’émergence ontologique » (p. 78). La capacité de l’émergence ontologique avec causalité descendante (VOC) de concilier intérêt philosophique et pertinence scientifique demeure une question ouverte, de conclure Sartenaer.

L’ouvrage comprend une seconde partie qui regroupe deux extraits d’oeuvres jugées pionnières dans la formulation du couple dépendance et nouveauté, textes suivis chacun d’un commentaire de Sartenear. Ces commentaires sont l’occasion d’effectuer des rapprochements avec les considérations que la première partie a rendues familières. Le premier texte est « De la composition des causes », issu du Système de logique (1866) de John Stuart Mill. Le concept de « loi hétéropathique » y est développé par référence à la différence entre les combinaisons chimiques et les effets, par exemple, d’un corps « poussé dans deux directions par deux forces », corps qui se rend « dans un temps donné exactement aussi loin dans les deux directions que si chaque force l’avait poussé séparément » (Mill, cité p. 86). L’impossibilité de prévoir un résultat à partir de la seule addition des effets prévisibles de chacune des forces exercées est, selon Mill, entérinée par une justification au recours à l’induction, à une démarche d’acquisition de connaissances générales à partir d’observations locales répétées et faillibles, créant une brèche dans l’« unique système de lois clos par déduction » (p. 101) que la science ambitionne.

Le second texte commenté est « Emergents and Resultants », extrait de Emergent Evolution (1923), écrit par Conwy Lloyd Morgan, premier philosophe à avoir repris le concept d’hétéropathie et initiateur de l’évolutionnisme émergent ou émergentisme britannique. Une ambition clef de Morgan aurait été d’occuper une position mitoyenne entre le gradualisme réputé inhérent à la théorie darwinienne, suivant lequel l’addition lente et régulière de modifications rend compte de l’intégralité des formes du vivant, et le « saltationnisme » (l’idée que la nature fait des sauts) formulé alternativement par Thomas Henry Huxley et par Henry Bergson. L’une de ses idées fortes est que des propriétés émergentes instaurent des lois d’organisation (ou de « relatedness ») sui generis, qui ne pré-existent pas dans celles qui régissent leur base matérielle, mais autorisent à parler d’un monde dont les lois fondamentales ne sont pas toutes présentes depuis le début des temps. Et ce, bien que tout événement tienne à une même trame ordonnée qui n’admet pas l’intervention du divin ou d’une quelconque « entéléchie ».

Qu’est-ce que l’émergence ? est un ouvrage facile d’accès, bien documenté, qui articule les idées maîtresses et les enjeux de son sujet avec adresse. Il est probable que le concept d’émergence continue d’être employé dans le domaine de la philosophie de l’esprit et des débats en sciences cognitives, notamment. Une manière différente d’envisager les lacunes persistantes du programme réductionniste, celle de la perspective développementale[1], admet que la possibilité pour une base matérielle de contribuer à produire des effets ou des traits donnés dépend d’un jeu incroyablement complexe, jusqu’ici sous-estimé, de ressources développementales non forcément génétiques, de facteurs causaux se succédant au fil du temps, de changements formant une cascade dans laquelle chacun dépend du précédent et permet (module, inhibe, exacerbe, etc.) le suivant. Il se peut que l’effort de synthèse des connaissances disponibles pour expliquer de manière robuste et satisfaisante les propriétés, même minimales, des systèmes vivants et psychiques soit hors de notre portée pour des raisons pratiques, mais comme le soulignait récemment une figure de proue dans l’entreprise d’explication neuronale de la conscience, ce même effort de synthèse est à l’origine du succès de la théorie physique dans l’explication des propriétés émergentes de la matière[2]. Il se pourrait que, au lieu d’offrir des hypothèses et des expériences stimulantes, le concept d’émergence fasse davantage figure d’aveu d’ignorance temporaire ou d’impuissance devant la tâche d’intégration synthétique d’une pluralité de cascades causales et de ressources développementales, qui vont inclusivement de l’évolution des espèces sur des millions d’années aux millièmes de seconde précédant une décharge neuronale. Aussi est-il significatif que le seul ouvrage à s’être aventuré dans pareille entreprise colossale ne compte pas l’entrée « emergence » dans son index[3].