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« Toujours du sentiment ! comme si le monde ne contenait pas autre chose[1]. » Cette citation de Flaubert, mise en exergue du présent ouvrage, donne le ton de la réflexion menée par Juan Vincente Cortés. Docteur en philosophie et chercheur adjoint à l’Universidad Alberto Hurtado à Santiago du Chili, il enseigne actuellement la philosophie moderne. En publiant la première partie de sa thèse (préparée sous la direction de Chantal Jaquet et soutenue à l’Université Paris-I Panthéon Sorbonne en 2014), il a pris le risque de se joindre à la longue liste des commentateurs de Spinoza, qui, depuis de nombreuses années, tentent de rendre toujours plus intelligible sa philosophie, sous peine d’user les passages par leurs études successives. J.-V. Cortés a eu raison de prendre ce risque. La notion de jouissance n’est pas étrangère aux commentaires traditionnels. Mais ces derniers se restreignaient généralement à l’étude de l’affect gaudium. Or, comme le montre le travail de J.-V. Cortés (à la fin du premier chapitre et au début du deuxième chapitre), le lexique spinoziste désignant cette notion est plus riche et rend plus complexe la reconstruction d’un tel concept. En effet, la notion de jouissance n’est pas réductible à l’affect passif de joie (gaudium), tel qu’il est défini dans le livre III de l’Éthique. D’autres termes sont également utilisés pour exprimer cette jouissance : à côté de gaudium, il faut ajouter fruitio, delectatio, acquiscentia et obtinentia. En outre, en s’intéressant à la jouissance, notion périphérique, mais pourtant majeure, de la pensée de Spinoza, il apporte de nouveaux éclairages sur sa métaphysique, son ontologie et sa philosophie politique. Dès lors, si, comme Flaubert, nous avons l’impression que tout n’est que sentiment, c’est parce que ces derniers sont non seulement au coeur de notre vie affective, mais aussi de notre vie en tant que mode fini et en tant qu’individu, membre d’une société, visant in fine, la jouissance de la liberté.

Le premier chapitre suit un balancement constant entre des questions de vocabulaire et des problèmes de traduction, et des enjeux métaphysiques. Il passe ainsi par les concepts d’affects et celui d’individu, et notamment par le rapport entre gaudium et individu, afin de « déterminer si la vie affective est coextensive à la vie du mode existant en acte, ou bien si, sous un certain rapport bien déterminé, il ne serait pas possible de concevoir l’existence des modes affectée de quelque chose qui ne serait pas exactement de l’ordre de l’affect[2] ». Se laissant guider par ce mouvement, le lecteur est invité à poser clairement les cadres de réflexion qui permettront ensuite une exploration plus en profondeur de la notion de jouissance comme concept et comme notion qui traverse toute la pensée de Spinoza. À l’issue de ce premier chapitre, et c’est là un point intéressant de son travail, J.-V. Cortés s’est affranchi du livre III de l’Éthique et met au jour « toute une constellation de termes relatifs à la jouissance […] qui montre que la question de la jouissance n’est pas tranchée par le seul recours à la définition donnée dans l’Éthique III, 18 S 2[3] ». Nous avons donc sous les yeux un concept éclaté, une notion écartelée par cette « constellation » de termes qui lui sont rattachés et que la suite du livre doit réunir pour reconstruire son unité.

Le deuxième chapitre reconstruit le parcours conceptuel et sémantique de la jouissance suivant les différents termes latins, et à travers les écrits métaphysiques, éthiques et politiques de Spinoza. L’on découvre que la notion de jouissance évolue pour atteindre sa forme définitive dans l’Éthique. Plus en détail, ce chapitre répond à la question « De quoi jouit-on ?  » à travers les premiers écrits de Spinoza, l’Éthique et le Traité politique. La jouissance est donc un enjeu ontologique, métaphysique, mais aussi politique. Puis, il est question du mécanisme de la jouissance et de son rapport avec le plaisir (delectatio). Chez l’homme, la jouissance est ontologique, liée à l’existence actuelle et la possession de cette existence ; elle fait partie de la vie affective de l’homme ; elle est un effet de la connaissance adéquate. Enfin, l’auteur soutient que Dieu, qui est un être infini, est aussi jouissance infinie. En s’appuyant sur la lettre 12 à Louis Meyer, du 23 avril 1663, dite la « Lettre sur l’infini », l’auteur soutient en effet que l’existence de la substance s’explique « par l’éternité, c’est-à-dire par la jouissance infinie de l’exister, autrement dit de l’être[4] ». Ainsi, si Dieu jouit, c’est « d’une perfection infinie » (Éthique, livre V, prop. 35, démonstration). Autrement dit, éternité et perfection sont les deux notions par lesquelles nous comprenons comment Dieu jouit.

Enfin, le dernier chapitre réévalue la définition de la jouissance au sein de la théorie des affects de Spinoza : « [L]a jouissance, conçue sous l’attribut de la pensée, ne consiste en rien d’autre qu’en la contemplation de la puissance d’agir, mais à un moment très précis de son déploiement, à savoir lorsqu’elle atteint un moment d’équilibre ou de quasi-équilibre tel que l’esprit éprouve la puissance d’agir dans une expérience d’efficience continue[5]. » La nature de la puissance, au sein de la vie affective conçue par l’auteur comme « l’état de perfection d’un être à un certain moment de son existence et la conscience qu’il en a […][6] », se situe du côté de la perfection et non de la variation de puissance, tout en étant du côté de l’effet et non de la cause. Elle permet alors de mieux cerner le concept d’Amour intellectuel de Dieu, dont elle est l’affect de joie, et qui se place du côté de la perfection mais pas du passage.

Le chapitre se termine par une comparaison de la théorie des affects de Spinoza avec la théorie des passions scolastiques, et plus précisément celle de Thomas d’Aquin. Cette comparaison semble audacieuse au premier abord, mais elle s’appuie sur un cadre commun de réflexion entre les deux philosophes. En effet, chez l’un et chez l’autre, la vie affective est définie par rapport à la notion de perfection. Ce cadre commun autorise cette plongée dans l’histoire de la philosophie, en comparant notamment les sources platoniciennes et aristotéliciennes, et leurs usages, dans leur réflexion sur les passions. L’intérêt de cette dernière partie tient dans la mise en perspective de la notion de jouissance. Elle permet également de replacer Spinoza dans le cours de l’histoire de la philosophie, en en montrant les héritages scolastiques et platoniciens, tout en en soulignant les spécificités.

Au terme de cette réflexion, J.-V. Cortès soutient donc : « 1) que la notion de jouissance exprime la forme la plus concrète de l’individualité ; 2) qu’il y a, de fait, tout un lexique de la jouissance qui va bien au-delà de la seule notion de gaudium et en développe les différents aspects ; 3) que la notion de jouissance a une place à la fois marginale et nodale dans la doctrine spinozienne de l’affectivité ; et 4) qu’elle s’inscrit, comme dispositif théorique, à l’intérieur d’une structure circulaire et s’oppose par là même à d’autres dispositifs de la jouissance[7] ». Avec l’auteur, nous regrettons seulement que le couple jouissance-liberté, annoncé en introduction, n’ait pas eu le traitement qu’il méritait.

Nous saluons enfin la méthode et la rigueur avec laquelle J.-V. Cortés explore les textes de Spinoza et reconstruit la notion de jouissance. Son travail brille par la rigueur de ses démonstrations, offre au lecteur, à travers la notion de jouissance, une exploration savante dans la pensée de Spinoza et donne à cette notion toute l’épaisseur qu’elle possède au sein de cette philosophie. Elle rappelle en effet, et c’est là un des autres intérêts de ce livre, que les phénomènes et la vie affective, qui sont l’objet du livre central (aussi bien physiquement que philosophiquement) de l’Éthique, sont une des clés essentielles à la compréhension de la pensée de Spinoza. En d’autres termes, le livre III n’est pas un autre livre sur les « passions de l’âme » (pour reprendre la dénomination de Descartes), passage obligé pour les philosophes modernes avides d’explorations anthropologiques. Comme le soulignait la citation placée au début de ce compte rendu, les affects tiennent une place fondamentale dans la pensée de Spinoza : ils sont construits à partir de la métaphysique et de l’ontologie, et ils permettent de penser une éthique de l’individu et du citoyen. En reconstruisant la notion de jouissance au sein de la pensée qui la nourrit, ce livre constitue une contribution essentielle qui alimente et nourrit la réflexion sur les affects et, plus généralement, sur la philosophie de Spinoza.