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Sans doute l’une des vocations de la philosophie est-elle d’éclairer des notions à la fois familières et obscures. Ainsi, depuis l’enfance, nous nous sommes régulièrement entendu dire que chacun d’entre nous était unique ; mais ce qui s’apparentait à une profession de foi est demeuré plutôt vague. Dans Le rapt ontologique, Thomas Dommange s’interroge sur ce qui fait la singularité des êtres (des êtres vivants comme des oeuvres d’art qui parfois les dédoublent).

Qu’est-ce que ce « rapt ontologique » que l’auteur a donné pour titre à son livre ? C’est l’opération qui consiste à charger l’accident (pas n’importe quel accident, nous le verrons) du poids ontologique qui a été, le plus souvent, attribué à la substance. Cela revient à prendre le contrepied d’une tradition philosophique pour laquelle l’Être est toujours plus ou moins ce qu’on doit découvrir par-delà les apparences sensibles. Pour mettre au jour la double ontologie qu’il défend — tout ce qui est, est deux fois : comme être et comme être singulier —, Thomas Dommange, ainsi qu’il l’exprime dans le langage métaphorique qui lui est propre, va jeter à trois reprises son dé métaphysique, qui tombera successivement sur les manières, sur l’affect et sur les figures.

Les « manières » sont, selon l’auteur, des séquences déterminées de mouvements, qu’il ne faut pas rapporter à une signification ou à une catégorie particulière si l’on veut qu’elles appartiennent exclusivement à celui qu’elles expriment[1]. Le monde animal offre de nombreux exemples de ces « manières », qui sont autant d’échappées hors de la causalité, de ces comportements qui ne signifient rien d’autre qu’eux-mêmes. La nature, selon Dommange, n’a pas pour seul commandement la survie ; une autre force y est à l’oeuvre, qui enjoint aux êtres d’être singuliers. Pour ma part, je me rappelle le ballet aquatique éblouissant auquel se livrèrent un beau jour trois hippopotames dans un zoo d’Île-de-France et qui ne semblait répondre à aucune finalité particulière. Autre exemple, je lis ceci à propos des cigognes blanches : « Parfois, les membres d’un couple se mettent à jouer des castagnettes sans qu’on puisse trouver d’explication plausible à leur comportement[2]. » Konrad Lorenz, cité par Dommange, parle à ce sujet de « jouissance fonctionnelle ».

Mais, pour obtenir la singularité, il ne suffit pas de juxtaposer « ces manières où les êtres ne semblent pas énoncer autre chose que le seul fait d’être » (p. 36) ; il faut encore qu’elles constituent un monde. Elles y parviendront par le truchement de ce que Thomas Dommange appelle un « affect » (ou « principe », ou « Idée poétique »). À la différence de l’Idée platonicienne, l’affect ne se tient pas hors de la réalité sensible : il lui est immanent tout en la transcendant. Avec beaucoup d’éloquence, l’auteur donne quelques exemples de tels affects. Moby Dick, la baleine de Melville, est l’océan constitué en affect — l’océan que, par ailleurs, certains « mauvais poètes » évoqués par Dommange contemplent en pensant à l’immensité « sans comprendre que cette idée redouble la constitution de l’océan lui-même en une Idée qui est comme la caresse des flots sur leur visage » (p. 119). Il arrive que Schumann écrive dans ses compositions pour piano des motifs destinés à ne pas être joués : cette voix intérieure, c’est pour Dommange l’affect de sa musique. Comme l’affect est immanent à ce qu’il ordonne, il ne peut ici se traduire par un mot, qui n’en serait que la reprise conceptuelle (en l’occurrence, ce serait le mot « crépuscule »). Selon l’auteur, entre ce concept et les notes énigmatiques que dessine Schumann, il y a toute la différence qui existe entre la signification et le sens — la philosophie ayant pour tâche, écrit-il, « d’éclairer le sens de l’Être sans trahir son hétérogénéité par rapport à la signification » (p. 241). L’Eau pour Thalès constitue un autre de ces affects : tout relève de sa puissance. En effet, tous ces affects, selon Dommange, ne renvoient pas à des réalités objectives mais à des puissances qui ordonnent le monde.

Pour l’auteur, on peut penser le rapport de la singularité à son principe sur le modèle de l’affirmation insistante de Gertrude Stein : « Rose is a rose is a rose is a rose », où le nom seul de la rose la rend présente. Ainsi, les êtres singuliers « ne sont rien d’autre que le bégaiement d’un affect-nom dans le temps » (p. 94). Cette insistance n’est pas une répétition ; il ne s’agit pas de l’identité d’une chose à travers le temps, propriété que le mot « substance » pourrait désigner. La rose peut être à chaque fois différente.

La construction ontologique de Thomas Dommange requiert une dernière étape. Aux comportements et à l’affect il faut ajouter la figure : apparaître dans sa singularité consiste à exister dans le champ du visible. Dommange cite plusieurs fois La forme animale d’Adolf Portmann[3]. Dans ce livre, Portmann montre que, chez l’animal, certaines couleurs ou certaines formes ne servent à rien et que la conservation n’est pas le tout de la vie animale. Les formes animales sont l’excès de la vie sur elle-même. Ce qu’est l’animal, écrit Dommange, « excède le drame d’une existence engloutie dans un combat perdu d’avance contre la mort » (p. 136).

Il en va de même pour les êtres humains. Le singulier n’est pas le propre : ce qui appartient en propre à une personne, c’est la succession des événements qui se produisent au fil de sa vie, le drame unique que constitue sa vie. Mais la singularité se distingue de ce drame comme l’être se distingue de la vie. Dommange y insiste, nous ne sommes pas singuliers par où nous croyons l’être. Notre singularité ne réside pas plus dans notre caractère que dans le déroulement de notre vie : tout cela relève d’une ontologie première, telle qu’une biographie, par exemple, pourrait en rendre compte. La singularité, quant à elle, relève d’une ontologie seconde.

Pour mieux nous le faire saisir, Thomas Dommange fait un détour par le théâtre. Il reprend à Henri Gouhier l’idée que le théâtre est un art à deux temps : celui de la pièce écrite et celui de la présence en scène. À l’image de l’acteur, toute chose qui rencontre une scène permettant son exhibition devient un personnage, et la singularité est à notre être ce que le personnage sur la scène est à l’acteur qui joue. Le drame et la scène sont des mondes aussi hétérogènes que l’âme et le corps chez Descartes. Ainsi les comportements scéniques n’imitent-ils pas ceux qu’on adopte hors de la scène : ils sont d’une autre nature. Ici encore, une réalité (le drame) se soumet à un principe (celui qui préside à la mise en scène) qui l’affecte. On ne peut pas dire que la scène continue le drame, elle le redouble[4]. De la même façon, chaque être vit simultanément selon la loi du drame et selon l’ordre de la scène. Chacun d’entre nous a deux existences, celle qu’il mène et celle qui le mène ; la singularité d’un être, écrit Dommange, n’est pas en son pouvoir.

Comme les acteurs-personnages, les chevaux dessinés dans la grotte de Lascaux sont des figures. Dommange observe que, d’un point de vue ontologique, ces chevaux viennent après ceux qui sont dessinés dans le livre de Portmann mentionné plus haut. Chez Portmann, le cheval apparaît dans le premier temps de son être, celui de la forme, de l’espèce. À Lascaux, cette forme se défait, par « la singularité d’un tracé qui insiste » (p. 165) — l’élément qui revient sans cesse étant le trait ondulant du dos de l’animal. Les artistes de Lascaux n’ont pas cherché l’exactitude mais le déploiement de l’être du cheval dans la pure apparence. Quel affect a ainsi déformé l’être générique du cheval, le rendant par là même singulier ? C’est, selon Dommange, la grotte elle-même, ses murs et sa paroi, dont le tracé des figures épouse les aspérités.

Notre être singulier, ontologiquement second, est donc esthétique par nature. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit nécessaire de faire oeuvre créatrice pour être singulier. Ce qu’on appelle les « oeuvres » d’un artiste n’expriment pas la singularité d’un être, elles sont l’être en tant qu’il est singulier. Il s’agit, selon l’auteur, de « parures », « quelque chose d’équivalent au pelage de l’animal, aux coiffes et peintures corporelles des premiers âges » (p. 239). Entre l’individu et l’oeuvre, il n’y a pas de rapport de causalité mais un dédoublement ontologique.

Puisque la musique, à laquelle Thomas Dommange a consacré notamment un autre très beau livre[5], nous fait précisément entrer dans un monde débarrassé de la causalité, et qu’elle est un langage réfractaire à la signification, l’être singulier tient, selon l’auteur, un discours « musical » — et « musicales » sont par nature les figures telles qu’il les a définies. La musique apparaît encore dans Le rapt ontologique à un autre propos, lorsque Dommange fait un rapprochement entre la forme dramatique et une ligne mélodique. Par exemple, peut-être à la manière de cette petite phrase musicale par laquelle Wittgenstein aurait aimé cristalliser sa vie, l’Hymne à la joie de la Neuvième Symphonie de Beethoven n’est pas le centre ou le sommet de l’oeuvre, mais sa réalité première, son principe signifiant, l’équivalent d’un concept — horizon du premier temps de la double ontologie prônée par Dommange.

Au terme de ce livre nous apparaît le vrai visage de la singularité : distincte de l’individualité, n’appartenant pas en propre aux humains, elle consiste en la figure naissant de l’empire qu’une idée a sur un être, figure sur laquelle nous n’avons pas plus de prise qu’un animal sur sa parure. Très original par ses thèses et par les parentés qu’il décèle ainsi entre des réalités qui, à première vue, nous sembleraient étrangères les unes aux autres, Le rapt ontologique est une oeuvre philosophique profondément travaillée par la poésie — comme l’auront probablement suggéré quelques-unes des citations qui précèdent. Il saura plaire à tous ceux qui ont à coeur d’échapper au cloisonnement des disciplines, et qui recherchent l’alliance de la pensée et de l’imagination.