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À l’occasion de cette disputatio autour de Maintenant la finitude, j’aimerais aborder un point qui a particulièrement attiré mon attention lors de la lecture de l’ouvrage. Il s’agit d’une question qui pourrait sembler se trouver en marge du débat frontal avec le matérialisme spéculatif (ainsi, elle ne figure pas expressis verbis dans le texte de présentation qui inaugure cette disputatio), mais qui me paraît être tout de même au coeur de la proposition philosophique que Michel Bitbol formule d’une manière relativement indépendante par rapport à son objet polémique : à savoir, la thèse de la relativité au présent vivant. Avant de restituer cette thèse et la fonction qui lui revient au sein de sa démonstration, il convient de donner un aperçu de ce qui la rend à mes yeux digne d’intérêt et de discussion.

La thèse d’une relativité au présent vivant, en tant que manière d’affirmer la centralité du présent (ou du « maintenant » auquel renvoie de manière significative le titre de l’ouvrage), peut en effet être comprise non seulement au sens où tout (tout ce qui est, tout ce que nous disons, tout ce que nous pouvons connaître, penser ou faire) est relatif au présent vivant (au présent de notre pensée, de notre action, de notre existence maintenant), mais aussi en un sens plus fort, selon lequel, en définitive, il n’y a, à proprement parler, que ce qui se donne au sein du présent vivant. Cette deuxième affirmation qui revient à déréaliser tacitement ce qui n’est pas (de l’ordre du) présent a de forts accents parménidiens, et elle nous plonge par ailleurs au coeur de l’enquête sur la nature du temps que la philosophie a menée pendant plus de deux millénaires. L’expression « le présent vivant », quant à elle, nous renvoie à un moment précis — et plus proche de nous d’un point de vue chronologique — de la réflexion philosophique sur le temps : à savoir, la phénoménologie husserlienne. Nous trouvons, en effet, chez Husserl, dès ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (1905), une formulation de la thèse de la relativité au présent vivant, bien que ce vocabulaire ne soit pas encore le sien[1]. Mais la réflexion husserlienne sur le temps, à laquelle je reviendrai plus en détail un peu plus loin, a aussi un autre enjeu qui me paraît tout aussi central dans ce contexte : celui de s’assurer, justement, que le passé ne soit pas déréalisé du fait de sa relativité au présent.

La question que soulève ainsi immanquablement la thèse de la relativité au présent vivant, en s’inscrivant sur la toile de fond des problèmes classiques du temps et du maintenant, est donc aussi celle du passé. En effet, depuis la philosophie grecque au moins, les tentatives de penser le temps se sont confrontées au risque de le voir sombrer dans l’inexistence : le passé n’est plus, l’avenir n’est pas encore, et le présent est un instant changeant et évanescent[2] ; la déréalisation du temps ayant toujours pour corollaire celle, encore plus inquiétante, de notre propre existence, qui perd ainsi une bonne partie de ses ancrages et repères. Or, parler d’un présent vivant revient précisément à faire ressortir, sur le modèle de l’argument du cogito cartésien, la contradiction performative de toute tentative de déréaliser le présent : lorsque je doute de mon présent (ou de mon existence au présent), j’en doute maintenant ; en en doutant, j’en fais inévitablement l’épreuve, je produis l’attestation du maintenant (comme, d’ailleurs, celle de mon existence).

Il ne paraît pas possible, en revanche, d’attester semblablement le passé et l’avenir : aucune contradiction ne surgit à soutenir que le passé n’est pas (n’est plus) ou que l’avenir n’est pas (encore). La relativité au présent vivant se présente alors comme le moyen privilégié, voire l’unique moyen de les soustraire au non-être. C’est déjà le cas, par exemple, dans l’analyse célèbre du temps que propose saint Augustin au livre XI des Confessions : le passé se donne dans le souvenir qu’on en a au présent, et l’avenir dans l’attente qui se déploie elle aussi au sein du présent. L’épreuve ou la conscience du passé et de l’avenir ont lieu donc immanquablement au présent. Y a-t-il pour autant une véritable équivalence entre l’avenir et le passé, comme le suggère leur position symétrique à l’égard du présent sur la flèche du temps ? Puisque l’écoulement du temps est orienté, ne faut-il pas briser cette symétrie apparente au profit de la reconnaissance d’une différenciation fondamentale ? Et il se peut même que cette différenciation ne doive pas seulement être reconnue entre le passé et l’avenir, mais également au sein du passé lui-même. Le passé ne serait alors pas aussi homogène qu’on le pense : plutôt que du passé en général, il faudrait parler « des passés », comme le titre de cette intervention le suggère.

C’est donc une réflexion sur le(s) passé(s) que je voudrais proposer en marge de la démonstration menée par Michel Bitbol dans Maintenant la finitude. Du fait de son orientation polémique contre le matérialisme spéculatif, son entreprise est amenée à s’intéresser à une figure particulière du passé, le passé ancestral — le passé précédant l’apparition de la vie sur Terre, qui n’a été donné à aucune conscience et n’a donc jamais été un passé vécu. Mais le passé ancestral peut-il être tenu pour le modèle du passé, le passé exemplaire, le passé par excellence ? La relativité au présent vivant a-t-elle le même sens lorsqu’il s’agit non plus du passé ancestral, mais du passé historique (passé de l’humanité attesté par des traces archéologiques), ou encore du passé personnel (surtout lorsqu’il est encore accessible à la mémoire) ? Pour ce qui est du passé historique, Michel Bitbol rappelle le « désabusement » de Roquentin, l’historien que Sartre met en scène dans La nausée, pour qui « la phrase énonçant l’advenue d’un événement passé ne serait rien de plus qu’une suite de traces écrites résumant platement d’autres traces, archéologiques, instrumentales, ou archivées » (MF, p. 328). Mais l’attitude de Roquentin devant le passé historique qui lui paraît de plus en plus irréel et impersonnel — le fait d’assister à sa pulvérisation, à sa perte de sens pour nous — est-elle la seule qui soit légitime ou envisageable ? Et cette interrogation est encore plus pressante quand il s’agit de l’incertitude, voire de l’inexistence potentielle du passé personnel ou subjectif, dont Alain Resnais a livré, sur un scénario d’Alain Robe-Grillet, une illustration cinématographique dans L’Année dernière à Marienbad (1961) : comment s’assurer du passé qui n’est plus, face à l’oubli ou au déni de l’autre ? Comment savoir ce qui a véritablement été — voire, ce que j’ai ou nous avons véritablement vécu ?

Après avoir posé ces quelques repères qui encadreront ma réflexion, je m’attacherai à faire ressortir et à discuter la fonction que la thèse d’une relativité au présent vivant remplit dans Maintenant la finitude. Dès l’Introduction, la présentation des chapitres VI et VII met en avant la nécessité de « relativiser toute proposition au présent vivant », pour préciser aussitôt : « La relativité au présent vivant est de surcroît déclinable en une multiplicité de “relativités déléguées” vis-à-vis d’un sujet humain, vis-à-vis des instruments de mesure, ou vis-à-vis de cadres de pensée sociaux » (MF, p. 33). Nous devinons ainsi que la référence au présent vivant a une signification complexe et une sphère d’application extrêmement large, et l’ouvrage de Michel Bitbol se concentrera de prime abord sur ses enjeux épistémologiques en s’attachant à montrer que « seul l’usage de ces relativités déléguées confère une signification plausible à quelques […] aspects de la théorie quantique, ainsi qu’à de nombreuses théories physiques non quantiques, depuis la mécanique galiléo-newtonienne jusqu’aux théories de la relativité restreinte et générale » (MF, p. 33). C’est aussi à un niveau principalement épistémologique qu’opère le geste de « relativisation de l’ancestralité au présent vivant » qu’opérera le chapitre VI (« Le Big Bang vu de maintenant : critique de l’ancestralité ») et qui est solidaire de l’affirmation selon laquelle « la relativité-racine, celle dont toutes les autres relativités sont des surgeons, est la relativité vis-à-vis dun présent en acte » (MF, p. 325). Or dans le cadre d’une « critique de l’ancestralité » qui joue un rôle crucial au sein de la polémique contre le matérialisme spéculatif, cette relativité met en jeu immédiatement le statut du passé : « Si l’intégralité de ce qui nous convainc de la réalité d’un événement révolu que nul regard intelligent n’a jamais contemplé, est quelque chose qui vibre et qui agit dans notre présent de chercheurs convaincus, alors le réalisme à propos du passé s’avoue être une simple expression de la dynamique actuelle de notre processus de conviction » (MF, p. 330). Tout réalisme à propos du passé — autrement dit, toute tentative de lui conférer un être en soi — butte nécessairement sur la relativité du passé à l’égard du présent, qui empêche d’absolutiser ce qui a été ou de lui conférer une consistance ou une existence véritablement autonomes. Nous avons ainsi une illustration nette de la manière dont l’argument du passé ancestral sera réfuté : il n’y a pas moyen d’attester ce passé autrement que depuis notre présent et par notre conviction présente.

Dès lors, pour paraphraser le titre du chapitre VII, le passé n’existe qu’au présent de sa réactivation, et ne peut pas vraiment être considéré comme ayant été avant ce présent. Mais cela vaut-il seulement pour le passé ancestral, qui n’a jamais été vécu à proprement parler ? À ce propos, les deux citations mises en exergue de ce chapitre sont très parlantes. La première, qui affirme que « le “passé” est théorie. Le passé n’a pas d’existence, sauf en tant qu’il est constaté au présent… », provient d’un physicien, John Wheeler ; et la deuxième, d’un poète, Yves Bonnefoy : « Était-ce du réel, ce que nous fûmes ? » (MF, p. 375). Leur rapprochement est d’autant plus éloquent que les deux prises de position à l’égard du passé ne se situent manifestement pas au même niveau : la quasi-irréalité rétrospective du passé personnel ou subjectif n’a pas le même sens et le même statut que le caractère simplement fictif ou théorique du passé qui est en question, par exemple, dans le cas des expériences à choix retardé en physique (discutées dans ce chapitre VII), qui révèlent que « le sens et la détermination de ce qui est appelé “passé” est engendré par une activité présente » (MF, p. 392[3]). Le passé alors en question est celui d’une entité physique, un photon par exemple ; et il s’agit d’un passé « reconstruit » et relatif « à l’égard d’une configuration épistémique présente » (MF, p. 399). Il y a cependant un autre passé pour lequel cette description ne peut pas vraiment valoir de la même façon et au même titre, à savoir, le passé immédiat qui correspond au vécu du chercheur qui mène l’expérience en question et qui n’est pas « reconstruit », mais encore présent et agissant. Michel Bitbol estime néanmoins que la conscience ou la mémoire du passé ne suffisent pas à infléchir le sens de sa relativité au présent, ou l’inconsistance radicale du passé en tant qu’il est suspendu à jamais à sa validation et à sa réactivation maintenant, en dehors de laquelle il n’a même pas vraiment été :

Même l’intervention de la conscience d’avoir perçu quelque chose, c’est-à-dire la mémoire des sujets empiriques, n’affecte en rien cette conclusion critique. Un acte de conscience se lève et s’éteint, renaît puis remet en question ses contenus ; un souvenir s’acquiert et se perd, se ravive puis se ternit. En aucune manière la conscience mémorielle ne peut être traitée comme une sphère close d’intériorité enfermant à jamais, comme une pierre inusable, l’assurance d’un événement extérieur. À l’exception de sa certitude d’être, la conscience se trouve soumise à la règle de précarité au même titre que ses objets, voire à plus forte raison qu’eux, parce qu’elle est la source du battement des avancées prédictives et le lieu où s’éprouvent leurs possibles désillusions

MF, p. 426, nous soulignons

Cette méfiance critique à l’égard de la mémoire, ou de la conscience du passé en général, a de forts accents cartésiens, et j’y reviendrai. Mais tout d’abord, s’il n’est pas difficile de concéder que « le “fait” reste phénoménologiquement et quantiquement précaire, suspendu à son attestation dans le présent d’un constat vécu » (MF, p. 427), est-ce que cela vaut de la même façon pour le fait extérieur que je constate (de loin ou de près) en tant qu’observateur, et pour mon vécu en tant qu’il est devenu passé ? La certitude de mon passé est-elle aussi fragile que celle de ce qui a été ailleurs ou autrement que pour moi ? N’y a-t-il pas une différence forte entre les deux — et même entre mon passé personnel dont je ne garde aucun souvenir et qui n’est attesté que par des traces extérieures (le récit des autres, les photos de mon enfance, ou d’autres mécanismes de validation intersubjective) et celui dont je garde un souvenir en première personne et qui renvoie à ce qui m’a été donné de manière intuitive et perceptive ? À la différence du passé du photon (ou du passé ancestral), mon passé subjectif (comme le passé du chercheur qui s’apprête à quitter son laboratoire) a été un présent véritablement vivant, c’est-à-dire vécu, ce dont il est surtout difficile de douter lorsqu’il reste encore accessible à la mémoire. Le présent vécu n’est-il pas, en effet, le présent vivant par excellence ? Mais ce présent vécu peut-il exclure le passé — son passé —, ou le mettre toujours à distance et se méfier de lui ? La structure même du vécu n’exige-t-elle pas de reconnaître, au contraire, l’intrication indissoluble du présent et du passé ?

C’est une loi d’essence, dira Husserl dès les Leçons de 1905, que le présent se transforme perpétuellement en passé et qu’il soit retenu dans la conscience immédiate du passé : « Chaque présent actuel de la conscience est soumis à la loi de la modification. Il se change en rétention de rétention, et ceci continûment[4]. » Le surgissement toujours nouveau du maintenant s’accompagne ainsi nécessairement de sa rétention ; celle-ci constitue « l’horizon vivant du maintenant[5] », de sorte que le temps dans lequel nous vivons à proprement parler, ce n’est jamais le maintenant ponctuel, mais l’intervalle ou la continuité entre le maintenant et le tout-juste-passé qui est encore présent[6]. Autrement dit, le présent vivant est un champ de présence dont les contours, nécessairement flous, ne permettent pas de tracer de manière aussi nette la frontière entre l’être et le non-être, entre ce qui est là maintenant et ce qui n’est plus là[7]. Jusqu’ici, nous ne divergeons pas nécessairement de l’analyse de Michel Bitbol, quand il écrit :

Ainsi, à la voix de la sagesse commune qui lui demande : « Comment, tu ne crois pas que les événements passés ont existé ? ! », le corrélationniste radical répond : « Au même titre que toi, je crois que les événements passés ont existé, mais pour ma part je sais que je le crois, et je m’occupe d’identifier ce qui assure la crédibilité de cette croyance. Selon moi, la légitimité d’une croyance est à jamais suspendue à ce qui l’atteste »

MF, p. 437-438

Si l’attestation du passé au présent est fondamentale, elle n’est pas pour autant tout à fait uniforme, et n’a pas forcément le même sens selon qu’il s’agit du passé ancestral, du passé d’une entité physique étudiée en laboratoire, du passé historique ou encore du passé qui a été vécu en première personne. Car le fait d’avoir été vécu n’est sans doute pas indifférent au passé qui s’atteste dans le présent vivant. Le passé personnel ou subjectif, en tant qu’il a été vécu par moi, garde en lui la trace du présent vivant qu’il a été pour moi. Le passé historique — passé des êtres humains d’autres époques —, comme le passé d’autrui en général, bien qu’il n’ait pas été vécu par moi, est un passé qui peut être empathisé ou représenté, c’est-à-dire, attesté indirectement dans mon vécu, et reconnu en tant qu’il est le passé qui a été leur présent vécu et vivant. Bref, il n’est jamais anodin que le lien du passé et du présent ne soit pas seulement celui d’une proximité ou d’une distance (chronologique), mais, au contraire, celui de la cohésion intime de ce qui a été vécu.

Comment trancher alors, plus généralement, entre des descriptions de l’expérience du temps qui divergent ? La phénoménologie du temps a toujours essayé de le faire par le biais de la description elle-même et de son déploiement rigoureux. Dans ses Leçons sur le temps déjà citées, Husserl s’attache ainsi à montrer que la relativité au présent (à son surgissement qu’il décrit en termes d’« impression originaire ») influe sur le passé lui-même qui, en tant qu’il garde une certaine adhérence au présent, hérite de son attribut de présence. La conscience du passé est dès lors entrelacée avec la conscience du présent au sein de la rétention, et celle-ci, nommée aussi « souvenir primaire », désigne la modalité intuitive ou perceptive de présence du tout-juste-passé en tant qu’il est encore là et n’a pas encore besoin d’être re-présenté par la mémoire[8]. Selon cette description, de manière on ne peut plus paradoxale, le passé n’est pas exclu du présent vivant. Mais ce paradoxe est bien moindre, aux yeux de Husserl, que celui qui s’ensuit si, en bonne logique parménidienne, le passé est tenu tout entier pour inexistant ou absent : notre expérience perd alors sa continuité, et notre vie devient une mosaïque fragile d’instants isolés. Ces conséquences, inacceptables à ses yeux, Husserl les trouve exprimées et assumées dans l’analyse du temps dont ses Leçons font la critique, à savoir celle de Brentano. Mais il serait facile de montrer que l’une de leurs plus fortes formulations et justifications est à trouver déjà chez Descartes.

Bien que tous les commentateurs de Descartes ne s’accordent pas à lui prêter sans réserve une conception discontinuiste du temps, il est tout de même significatif que, au § 21 de la première partie des Principes de la philosophie, Descartes tire de la nature du temps un argument de l’existence de Dieu (« Que la seule durée de notre vie suffit pour démontrer que Dieu est »). Cet argument repose implicitement sur le fait que notre mémoire n’est pas suffisamment fiable, ou puissante, pour rassembler à elle seule, sans un secours divin, le temps éclaté de nos existences. C’est pourquoi, de manière bien significative, le cogito ne peut se dire à proprement parler, avec toute la certitude qui doit être la sienne, qu’au présent : le conjuguer au passé, c’est déjà s’exposer au doute. De manière remarquable, au chapitre II de Maintenant la finitude (qui vise à renvoyer l’argument-maître du matérialiste spéculatif « au présent de son énonciation »), Michel Bitbol reprend l’argumentaire cartésien : « La certitude absolue […] n’a aucun crédit temporel, elle ne vaut que maintenant, dans la vibration du choc de l’énoncé » ; autrement dit : « je suis, j’existe, dans le seul présent de l’acte… » (MF, p. 134 et 135).

La présupposition sous-jacente ici est celle selon laquelle il n’y a de vécu qu’au présent : « Vivre, c’est avoir la capacité illimitée des aperceptions en première personne du présent de l’indicatif… » (MF, p. 138). Le bien-fondé de cette limitation temporelle du vécu est en un sens obvie, et en un sens obscur. Certes, la vie en acte est une vie au présent, une vie qui s’éprouve maintenant ; mais c’est aussi une vie qui secrète constamment son passé à partir de son présent. C’est ce que nous suggère aussi, par exemple, la manière dont Aristote exprime la nature d’acte de la vie, au livre Θ de la Métaphysique, au moyen d’une coïncidence du présent et du parfait : « C’est ainsi qu’en même temps on voit et on a vu, on conçoit et on a conçu, on pense et on a pensé. […] Il n’y a pas de points d’arrêt : on vit et on a vécu » (Θ, 6, 1048b23-24 et 1048b27[9]). Ainsi, « je vis » veut aussitôt dire : « j’ai vécu » ; les deux s’entre-appartiennent ; et même après ma mort, le passé que désignera la vie qui aura été la mienne ne perdra pas ce caractère d’avoir été vécu au présent. C’est ce dont on prend conscience de manière fulgurante, par exemple, quand on regarde des photographies anciennes qui nous confrontent de manière saisissante à un passé étranger qui a été un présent vécu pour d’autres que nous (nos aïeuls, par exemple). Ces traces du passé sont-elles vraiment susceptibles de se vider intégralement de leur sens comme celles, lointaines et (pour lui) impersonnelles qu’examine en historien Roquentin ?

Insister, comme nous le faisons, sur la cohésion vivante du passé et du présent vécus ne revient pas à hypostasier le passé ou à lui conférer une consistance à part, comme le fait par exemple Bergson dans Matière et mémoire[10] ; cela ne revient donc pas à briser le cercle corrélationniste ou à épouser une perspective réaliste à l’égard du passé. Nous suivons donc Michel Bitbol quand il écrit :

Non, je ne peux décidément pas m’absenter du présent ; seul mon « je » présent peut envisager mon absence à venir d’existence empirique, faite d’une certaine configuration mentale et corporelle ; et seul, plus tard, un (autre) « je » alors présent pourra constater l’absence de cet étant empirique que je suis aussi maintenant, pour un petit laps de temps encore. En bref, ma non-existence future n’est envisageable que dans le contexte de mon existence présente, et ne sera constatable que par l’existence présente d’un être habilité à dire « je »

MF, p. 138

Mais est-ce qu’il y a pour autant une symétrie entre l’avenir et le passé et, a fortiori, entre ma non-existence future et mon existence passée ? Par définition, ma non-existence future ne pourra pas être vécue par moi, alors que mon existence passée l’a été : la faire entrer dans mon présent n’est alors pas sortir du cercle du vécu, et ce n’est pas non plus, absolument parlant, sortir de l’aire du présent vivant.

Nous pouvons dès lors faire apparaître sous un jour légèrement différent l’expérience (mise en avant au chapitre III de Maintenant la finitude) de « la stupéfaction d’être », qui consiste à se « découvrir être en tant que vivant présent » (MF, p. 150). En son sens le plus prégnant, la stupéfaction d’être se vit inévitablement au présent ; mais n’est-elle pas aussi stupéfaction d’avoir été et de renouer constamment le passé au présent ? Et si c’est le cas, est-il encore exact de dire que « le rien peut être défini comme la bordure multi-directionnelle du présent » ? (MF, p. 181). C’est en ce point, nous semble-t-il, que nous rencontrons sous la plume de Michel Bitbol la variante forte de la thèse de la relativité au présent vivant : « En amont du présent, il n’y a plus rien de ce que nous aurions voulu retenir de notre vie : la nostalgie est insoutenable, notre passé part en cendres. En aval du présent, il n’y a encore rien de saisissable, rien qui garantisse la continuité rassurante ou ennuyeuse du temps… » (MF, p. 181). Dans ce passage, l’auteur de Maintenant la finitude maintient fermement la symétrie entre le passé et l’avenir que nous avons souhaité mettre en cause ici. Il y a sans doute, de manière bien plus incontestable, une « extrême évasivité du futur » qui permet de dire qu’il n’est « rien » (MF, p. 179). Mais en ce qui concerne le passé, l’argumentation qui voudrait aller dans le même sens est condamnée à rester allusive : le cas de figure d’une « incinération absolue du passé[11] » est-il plus ou autre chose qu’un cas limite qui présuppose tacitement l’extinction même du feu du présent vivant auquel le passé est relatif ?

Pour préserver la symétrie entre ce qui a été et ce qui sera comme gouffres abyssaux entourant le présent, Michel Bitbol fait le choix de renvoyer le passé personnel du côté du moi empirique : le « je » qui a un passé est « ce pronom personnel porteur d’identité physique et morale par-delà la bouffée fugace de l’instant. Véhiculant une traînée de mémoire à propos d’un passé qui n’est plus, “je” se projette dans ce rien insondable sur lequel maintenant débouche : le futur » (MF, p. 180). Et l’argument cartésien peut alors ressurgir sous une forme déthéologisée : « Sans un “je” s’efforçant à la permanence […] le temps se fragmenterait en une poussière de moments insulaires » (MF, p. 180-181). Autrement dit, seul le je empirique est concerné par la cohésion entre le présent et le passé : elle est dès lors tout sauf une loi de l’écoulement du temps vécu lui-même ou un caractère de la présence originaire elle-même. En accord avec la leçon cartésienne, il n’y a alors qu’un seul « sanctuaire de certitude », c’est « le présent » ; et le passé n’est rien au même titre que l’avenir : « Pour récapituler, le présent se découvre ourlé de tous côtés par rien. En amont, en aval et sur ses flancs. Le présent est obstinément ceinturé de rien, ce qui signe la plus radicale des finitudes », ou « le fait obstiné de la finitude la plus circonscrite qui soit : celle de ce présent enserré de près par des fosses insondées » (MF, p. 182[12]). Ainsi, manifestement, Maintenant la finitude soutient aussi, et fondamentalement, la finitude du maintenant, non pas certes au sens où il ne serait pas ou serait susceptible de ne pas être, mais au sens de son étroitesse en raison de laquelle tout ce qui n’est pas maintenant, ou qui n’est pas éclairé et vivifié par le feu du présent vivant, n’est pas et même n’a pas été. Notre question consiste alors à se demander si le passé — tout passé — est véritablement contraint de s’absenter du « sanctuaire de la certitude » : ce dernier n’abrite-t-il pas plutôt la cohésion inextricable du présent et du passé propre au vécu ?