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« Derrida en cours » : cette expression marque à la fois l’engagement universitaire d’un philosophe qui a enseigné durant quarante-trois ans et l’actualité de la pensée derridienne avec laquelle nous ne finissons pas de nous expliquer. L’expression fait aussi signe vers l’énorme chantier de l’édition en cours des séminaires dont le dernier volume en date, Le parjure et le pardon (1998-1999), est paru en novembre 2020. Depuis 2008, ce sont ainsi six volumes qui ont été publiés, remontant à rebours de 2003 à 1984 (pour les séminaires donnés à l’École des hautes études en sciences sociales), en plus des inédits comme Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire (ens, 1964-1965), Théorie et pratique (ens, 1976-1977[1]), La vie la mort (ens, 1975-1976) et finalement Geschlecht III qui reprend en grande partie le séminaire « Le fantôme de l’autre » (ehess, 1984-1985). Selon l’équipe éditoriale de ces cours et séminaires, il s’agit de l’infime partie d’un corpus d’une taille colossale dont les pronostics font s’étaler l’édition jusqu’en 2033 pour les séminaires donnés à l’ehess seulement (1984-2003)[2].

Nous pouvions déjà raisonnablement croire que le lecteur — même vorace — n’en aurait jamais fini avec l’oeuvre publiée du philosophe qui représente un ensemble gargantuesque d’une centaine de titres. Tout lire, lire à nouveau, « lire comme un autre[3] », pour reprendre la formulation de Jacques Derrida lui-même, s’avère une tâche « impossible ». Cette exigence interminable de la lecture, Derrida l’a enseignée de manière exemplaire, jouant de la philosophie avec la littérature, à l’intérieur même de l’institution universitaire et dans des oeuvres phares comme La Carte postale ou Passions qui sont tout entières consacrées à cette question. L’édition des cours et des séminaires vient par conséquent à la fois confirmer et décupler cette exigence ; elle nous voue à lire les cours eux-mêmes selon le principe d’un « dispositif retard », mais aussi à relire l’oeuvre publiée à la lumière de l’enseignement dispensé par Derrida. Plus que jamais, notre travail de lecture est donc en cours et structuré par les cours.

L’accessibilité nouvelle à la parole enseignante de Jacques Derrida modifie en profondeur, à chaque nouvelle parution, notre connaissance de la pensée du philosophe. Elle l’approfondit, la nuance, la met en perspective et souvent aussi la remet en question. Plus de dix ans après la parution du premier volume du Séminaire La bête et le souverain (2008) et à l’heure de la relance de l’intérêt pour l’enseignement du philosophe, marquée notamment par la toute nouvelle collection « Bibliothèque Derrida » aux Éditions du Seuil, il nous est apparu incontournable de consacrer un numéro à cette question : « Derrida en cours ».

L’édition des séminaires de Derrida a été l’occasion pour plusieurs de reconnaître en lui — en plus d’un grand philosophe — un grand enseignant. De l’aveu de Denis Kambouchner, qui fut son élève, « c’était là un enseignement exigeant », et ce, parce que « les séances constituaient des leçons de lecture, non à la manière classique de l’explication de texte ou de l’analyse doctrinale, mais sur un mode hyper-interrogatif qui démultipliait les registres[4] ».

Le parcours professionnel de Derrida, on l’a souvent noté, a été profondément marqué par le mariage forcé qui correspond sur le plan institutionnel à l’opposition parfois rigide entre la figure du « chercheur » et celle de l’« enseignant ». Au cours des dernières années, on a pu déplorer le fait que cette distribution des rôles ait confiné Derrida à une fonction marginale au sein de l’institution, comme si cela avait entravé le développement de sa pensée en limitant le temps qu’il aurait pu y consacrer en dehors de la salle de classe. Derrida lui-même s’est parfois plaint de cette forme d’aliénation[5], jusqu’à nous faire oublier que sa situation professionnelle ne lui a pas été imposée de part en part. En 1964, faut-il le rappeler, c’est en démissionnant de son poste au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) qu’il accepte celui d’agrégé-répétiteur à l’École normale supérieure (ENS). Il y a là un choix délibéré[6], sinon un parti pris, en faveur de l’enseignement au détriment de la recherche « pure ». Il semble à tout le moins que cela réponde à un impératif — ou mieux, à une injonction — qu’il serait difficile de ne pas qualifier d’éthique tant il compose l’ethos même de Jacques Derrida. Celui-ci déclarait en effet en 2004 qu’il n’avait « jamais rien dit ou écrit, rien publié en tout cas, qui ne fût d’abord par d’autres désiré, demandé, commandé, enjoint ou provoqué ». Derrida va même jusqu’à reconnaître qu’il n’a « jamais rien publié spontanément, de [lui]-même[7] ». Toujours, dit-il, l’idée d’un livre lui vient dans un mouvement hétéronome, dans un appel ou une « provocation extérieure[8] » à lui-même qui le force à répondre. « Il faut commencer par répondre[9] », dira-t-il en ce sens dans Adieu — à Emmanuel Lévinas. Les lecteurs et les lectrices de Derrida reconnaîtront aisément la cohérence entre ce parti pris éthique et son insistance sur le thème phare de la réponse à l’autre qui se déploie dans le cycle de séminaires sur les « Questions de responsabilité » (secret, témoignage, hospitalité, pardon, peine de mort, etc.). Il s’agit là d’une éthique exigeante et aporétique, puisque répondre ne doit en aucun cas signifier ni acquiescer ni subvertir. À une provocation extérieure répond ainsi la contrainte intérieure d’une véritable (c’est-à-dire impossible) invention :

En répondant à quelque demande, invitation ou commande, une invention doit pourtant se chercher qui à la fois défie un programme donné, un système d’attentes, et finalement me surprenne moi-même — me surprenne d’être soudain devenue pour moi impérieuse, impérative, inflexible même, comme une loi très dure[10].

Aussi voudrions-nous suggérer que la situation professionnelle de Derrida — son statut d’enseignant — a structuré et modelé en profondeur le visage de son oeuvre et de sa pensée ; que cette structuration s’organise paradoxalement autour d’au moins deux contraintes institutionnelles ; et enfin que la réponse de Derrida à l’injonction d’enseigner s’inscrit pleinement dans une négociation entre l’acquiescement et la subversion.

En tant qu’enseignant, Derrida s’inscrit — du moins jusqu’en 1984 — dans une institution (le système de l’enseignement supérieur français) où son rôle est essentiellement celui d’un passeur, d’une « courroie de transmission[11] » comme il le dit lui-même, dont le mandat est précisément de produire des candidats à l’agrégation de philosophie conformes au modèle attendu. Michael Naas, dans sa contribution à ce numéro, explore en profondeur les conséquences de cette appartenance au système agrégatif, reproductif, de l’École française[12]. Dans ce système, le thème — imposé — des cours a bien souvent une répercussion sur ce que les enseignants eux-mêmes publieront ensuite. Dans une étude d’envergure portant sur les effets du système agrégatif quant au développement de la pensée philosophique en France au xxe siècle, Alan Schrift montre en effet combien

[c]’est non seulement les travaux des étudiants aux cycles supérieurs mais également beaucoup des publications du corps professoral qui est déterminé en réponse au Programme de l’agrégation. Cela est particulièrement vrai pour les professeurs de l’École normale supérieure qui occupent la position d’agrégé-répétiteur, dont la responsabilité première est précisément de préparer les étudiants pour ce concours[13].

Derrida ne semble pas avoir échappé à cette règle. On constate en effet aisément la corrélation entre les sujets d’agrégation dont il traite en classe et les livres publiés ou les conférences données ces années-là. Bien souvent, Derrida reprend même en les augmentant ou en les précisant des pans entiers de cours qu’il développe dans ses livres[14]. Sans multiplier les exemples et pour ne nommer que ceux-là, Donner le temps (qui suit le séminaire du même nom en 1977-1978) témoigne bien de cette pratique récurrente, de même que La vérité en peinture (qui reprend le cours « L’art (Kant) » de 1973-1974) ou encore le Séminaire Le parjure et le pardon, dont la publication récente promet de « reconstituer la séquence originale [des] différents textes [comme Papier Machine et Donner la mort] et de mieux comprendre la cohérence de la pensée de Jacques Derrida en mettant en regard l’oeuvre publiée et le travail qui s’élabore au vif dans son séminaire[15] ».

Il semble que cette façon de travailler se soit poursuivie même une fois que Derrida est devenu directeur d’études à l’ehess. Au-delà de la contrainte du sujet imposée qui disparaît bel et bien lorsque Derrida quitte son poste de maître-assistant à l’ens, son séjour au sein du système agrégatif a indéniablement eu une influence profonde sur sa méthode de travail et de production intellectuelle :

je ne veux pas nier que je dois beaucoup à tous ces exercices-là, se confie Derrida, même si je les ai trahis, même si j’ai appris à ruser avec eux […]. Si je devais […] m’engager, de façon militante, dans la transformation du système d’études, en quelque sorte, à l’Université, je continuerais de m’opposer à l’agrégation ou aux Grandes Écoles, mais en prenant garde que ce soit remplacé par quelque chose qui ne signifie pas une dégradation, une perte[16].

Cela apparaît peut-être paradoxal, mais c’est sans doute l’un des effets les plus heureux de ce que nous avons nommé l’injonction d’enseigner. C’est toujours quand il a l’obligation de lire et de faire lire ses étudiants que Derrida se place dans les situations les plus productives et les plus inventives : « Je ne peux lire de façon juste et fidèle, faire justice au texte que je lis, que quand je suis en train de l’enseigner […]. Au fond, c’est l’enseignement qui me fait lire[17] », dira-t-il dans un entretien avec Daniel Ferrer.

L’enseignement remplit ainsi une fonction temporisatrice : il dicte un certain rythme de lecture différent de ce que Derrida nomme son « impatience sélective[18] ». Si celle-ci est salvatrice et génère des moments où la lecture semble accélérer, l’enseignement l’oblige au contraire à décélérer, à faire le jeu d’une lecture patiente et minutieuse. « Avant de et pour déstabiliser […] l’autorité des interprétations canoniques, dit en effet Derrida, il faut commencer par entendre le canon[19]. » Le tempo général qui se dégage de l’oeuvre publiée — et sa productivité particulière, à la fois érudite et inspirée — pourrait donc s’expliquer par sa capacité hors du commun à concilier ces deux régimes de lecture en apparence antithétiques, ce que Michel Lisse a admirablement bien décrit dans L’expérience de la lecture[20]. En entretien avec Évelyne Grossman, Jacques Derrida proposait en décembre 2003 à l’égard de sa propre pédagogie :

C’est comme une loi contradictoire […] dans tout ce que je tente de dire, d’écrire ou de faire. Dans l’enseignement, […] je pouvais faire un séminaire sur ce que je voulais, comme je voulais, au rythme que je choisissais, sur les auteurs et des sujets que je choisissais. Ainsi, au cours de ces longues années […] j’ai toujours essayé d’allier les deux : de transmettre du savoir, d’aider les étudiants en relisant moi-même des textes — canoniques ou non, littéraires, philosophiques, historiques ou juridiques — et puis de le faire pour que chaque séance soit en même temps une espèce, je ne dirais pas de coup de théâtre, mais de théâtre, de moment irréductible au fond à la logique ou à la tradition dont je parlais. […] J’ai alors le sentiment peut-être un peu complaisant que je fais ainsi mon devoir, que j’accomplis de mon mieux la mission pédagogique[21].

D’autre part, l’appartenance au système agrégatif lui inspire aussi une didactique, une manière d’enseigner la philosophie, très particulière. Si nous avons eu recours jusqu’ici à l’expression « cours et séminaires » de Derrida, c’est que, suivant la proposition des éditeurs[22], il s’agirait de deux formes distinctes d’enseignement, qui correspondraient pour l’essentiel aux deux grandes étapes de la carrière enseignante de Derrida. Le cours — ou mieux, la leçon — est le mode d’enseignement privilégié dans l’université française traditionnelle, alors que le séminaire — du moins à l’époque où Derrida donne ses cours — est confiné aux institutions en marge du système comme l’École pratique des hautes études (ephe) et l’École des hautes études en sciences sociales (ehess)[23]. Que signifie dès lors ce choix du mot « séminaire », fait très tôt par le philosophe, pour caractériser son activité d’enseignement, sinon une revendication de liberté et de complication ?

En raison de la prépondérance du système agrégatif, la distribution des rôles sur la scène pédagogique est strictement déterminée : l’enseignant parle et l’étudiant écoute, sur le modèle bien connu du cours magistral. Si Derrida fait part de son agacement à devoir se conformer au programme agrégatif — c’est ce que nous confirme notamment la publication des cours Théorie et pratique et La vie la mort[24] —, la source principale de sa frustration paraît néanmoins tournée contre la fonction reproductrice de l’enseignant de même que contre la didactique figée de la philosophie qui s’y rattache. C’est ainsi du moins qu’il s’en explique dans « Où commence et comment finit un corps enseignant » : « Répétiteur, l’agrégé-répétiteur ne devrait rien produire, si du moins produire voulait dire innover, transformer, faire advenir le nouveau. Il est destiné à répéter et à faire répéter, reproduire et faire reproduire : des formes, des normes et un contenu[25]. »

Il s’agirait donc pour Derrida d’opposer à ce modèle une hétérodidactique, comme il le propose dans Spectres de Marx[26], où l’enseignant n’est pas maître de ce qu’il dicte — et qu’on lui dit de dicter —, à savoir des « formes », des « normes » et un « contenu ». Derrida, commentant Nietzsche au bénéfice de ses étudiantes et étudiants, décrit admirablement cette mise à scène :

Celui qui émet le discours que vous téléscriptez, dans cette situation, il ne le produit pas, il l’émet à peine, il le lit. De même que vous êtes des oreilles qui transcrivent, le maître est une bouche qui lit, et ce que vous transcrivez, c’est en somme ce qu’il déchiffre d’un texte qui le précède — et auquel, par un même cordon ombilical il est suspendu[27].

Il s’agit en somme d’une immense répétition générale avant le grand théâtre du concours de l’agrégation. Dans ce modèle, l’enseignant n’a pas d’autre fonction en principe que de faire répéter la dictée ; l’étudiant n’a pas d’autre ambition en principe que de reproduire à l’identique le texte qu’on lui dicte. Ici encore, Derrida s’accommode de cette contrainte institutionnelle par un jeu de négociation stratégique, comme le lui avait recommandé son propre professeur, Maurice de Gandillac, alors qu’il s’était lui-même « fait coller » à l’agrégation de 1955 : « N’oubliez pas que la “leçon” d’agrégation n’est pas un exercice de virtuosité pure, mais d’abord un travail scolaire, qui doit être assimilable par des élèves — ce qui n’empêche pas qu’une fois dites, rapidement, les choses que vous diriez dans votre classe, vous puissiez parler pour votre jury[28]. » Sa stratégie, visible dans de nombreux cours, consistera à rompre avec l’illusion théâtrale du magister, c’est-à-dire à rendre visible la scène pédagogique et philosophique, à faire un retour réflexif sur le discours qu’il tient (les procédés, les protocoles, les normes, les hiérarchies implicites et habituellement cachées qui organisent et le discours du maître et le discours du philosophe). Par là, il interroge la mise en scène même des institutions pédagogique et philosophique comme lieux de transmission d’un discours vrai et sans appel. On se rappellera à titre d’exemple, un parmi tant d’autres, l’amorce du cours La vie la mort :

Tous les ans, depuis quelques années, au début de chaque séminaire, certains d’entre vous le savent, je m’explique sur le malaise où je suis de me régler dans ce travail, ici, sur le programme d’agrégation et sur la décision stratégique que je prends, encore une fois, tout en luttant contre l’institution agrégative, ailleurs et ici même, de négocier avec elle dans des conditions données. Je ne vais pas répéter ce que j’ai dit déjà et reproduire indéfiniment le même schéma. Je voudrais plutôt, en analysant l’intitulé du programme d’agrégation, non pas m’y conformer, mais en faire l’objet — à déconstruire — de ce séminaire[29].

Ou encore :

Il va de soi, aujourd’hui, qu’enseignant, je n’enseigne pas la vérité en soi en me transformant en instrument transparent de la pédagogie universelle, mais que je règle comme je peux un certain nombre de problèmes avec vous et avec moi, et à travers vous et moi avec un certain nombre d’instances ici représentées[30].

Pour le dire avec Peggy Kamuf et Pascale-Anne Brault, éditrices de ce volume, qui citent elles aussi ce passage : « Il s’agit donc bien, “ailleurs et ici même”, de contrer, ou plutôt de déconstruire, ce qui dans l’enseignement philosophique restait encore trop programmé et programmatique[31]. » De fait, Derrida en appelle ainsi à une tout autre didactique où philosopher est lié à l’acte de questionner plutôt qu’à l’acte de répéter. Étudier la philosophie ne devrait-il pas signifier en effet apprendre à questionner — et d’abord et avant tout apprendre à questionner l’institution et la tradition philosophique elle-même ? L’Université ne devrait-elle pas être justement « sans condition » comme le proposa Derrida dans une conférence qui porte ce beau titre : L’Université sans condition[32]. Le séminaire ne devrait-il pas être cet espace où, comme il y conviait ses auditrices et ses auditeurs dans une séance libre de la deuxième année du séminaire Le parjure et le pardon, « l’on parle comme on doit le faire dans un séminaire, c’est-à-dire de façon aussi compliquée que possible, en respectant toutes les complications et sans transformer la parole en une parole privée[33] » ?

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Pour ce numéro qui marque les quinze ans du décès de Jacques Derrida et les dix ans de l’édition de ses séminaires, nous avons voulu réunir des contributions de professeures et de professeurs dont la réputation et l’importance dans le champ de ce que nous pourrions appeler les « études derridiennes » n’est plus à faire, ainsi que de chercheuses et de chercheurs en émergence. Pour souligner l’importance d’une pensée toujours « en cours », nous avons aussi voulu réunir des articles à teneur philosophique appartenant à différentes disciplines et provenant de l’Europe, des États-Unis et du Canada. Les contributions qui forment ce collectif se donnent donc toutes pour objectif de penser différemment le syntagme « Derrida en cours », mais à partir du lieu privilégié qu’était son séminaire. Si la présentation des textes pour laquelle nous avons opté est d’abord chronologique — elle suit l’enchaînement des séminaires tels qu’ils ont été donnés par Derrida, du cours sur « Le concept de l’idéologie chez les idéologues français » de (1974-1975) au séminaire « La bête et le souverain » (2001-2003) —, elle n’est pas dépourvue de cohérence et de résonance d’un texte à l’autre.

Les cours sont en ce sens une archive qui s’adresse à nous autrement et selon d’autres modalités que ne le font les livres publiés. Qu’arrive-t-il à la temporalité du cours — marqué par sa périodicité — lorsqu’il fait l’objet d’une édition sous la forme d’un volume rassemblé ? Nicholas Cotton aborde cette question à partir d’une perspective historique et formelle en analysant la pratique derridienne du genre « séminaire ». Sa contribution met en évidence les affinités frappantes qui lient le séminaire de Jacques Derrida aux formes romanesques de la littérature sérielle et du récit différé. Le mouvement circonvolutif qui caractérise la progression du séminaire derridien, montre-t-il, est analogue à celui de la différance elle-même.

Si les cours sont bien le laboratoire que décrit Derrida, ils nous donnent alors accès au chantier de la pensée ou, mieux, à la pensée en chantier. Cet accès est inestimable si l’on considère que les publications de Derrida sont le résultat sédimenté d’un processus de recherche fait d’apories, de tâtonnements, de répétitions, de variations et de déplacements. Qu’est-ce que l’accès aux cours permet de dégager de nouveau concernant les sens de l’oeuvre ? Qu’est-ce que les cours nous apprennent du rapport aux interlocuteurs philosophiques et littéraires privilégiés par Derrida ? Thomas C. Mercier prend comme point focal le séminaire de 1974-1975 « greph. Le concept de l’idéologie chez les idéologues français » pour analyser la critique — récurrente durant toute la période normalienne de l’enseignement de Derrida — de la logique reproductrice de l’École. Mercier montre avec aplomb la cohérence entre trois variations sur le thème de la reproduction prises pour cibles par Derrida dans son séminaire de 1974-1975 : la reproduction intellectuelle (via l’agrégation), la reproduction sociale et celle de la division sexuelle du travail. La visée de Derrida, suggère Mercier, est de mettre en évidence que l’oblitération de la troisième dans les tentatives de penser les deux premières constitue un point aveugle dans les critiques — notamment marxiste — de l’idéologie.

Michael Naas approfondit la réflexion sur ce système de reproduction intellectuelle en analysant en détail comment le système autoreproductif de l’École a non seulement influencé les intérêts philosophiques de Jacques Derrida, mais également orienté sa pratique pédagogique en réponse aux contraintes imposées par sa situation institutionnelle. En prenant appui principalement sur le séminaire de 1975-1976 (La vie la mort), Naas illustre la stratégie de réponse ou de riposte derridienne à travers sa mise en question de la notion de programme — génétique (François Jabob) comme institutionnel.

L’édition des cours et des séminaires soulève des enjeux complexes et peut poser de redoutables défis aux éditeurs qui ont la responsabilité d’en établir le texte, ou encore, comme pour La vie la mort, d’en établir la datation[34]. Katie Chenoweth s’intéresse pour sa part à la matérialité de l’archive avec un texte portant sur une « Faute de frappe » de Derrida dans le séminaire « Le fantôme de l’autre » (1984-1985) et la série des Geschlecht qu’il consacra à la lecture de Martin Heidegger. Elle entend y situer la pensée derridienne de la « frappe » (Schlag), c’est-à-dire du coup, de la marque, de l’empreinte, en déplaçant la notion et en montrant que la faute (typographique) peut aussi être le lieu d’une lecture déconstructrice qui nous invite à repenser toute la série des Geschlecht (I-IV). Maxime Plante, quant à lui, repense à partir d’une autre perspective cette même série, dont la lecture dans l’ensemble n’a été rendue possible qu’avec la publication en 2018 du chaînon manquant, Geschlecht III, reconstitué à partir du séminaire « Le fantôme de l’autre ». En prenant comme fil conducteur la critique du motif heideggérien du « rassemblement » (Versammlung) qui organise toute la série, Plante suggère que les Geschlecht peuvent être lus comme la scène d’un héritage — et comme une scène à propos de l’héritage — qui nous permet d’apprécier sous un jour plus nuancé la teneur du legs heideggérien de Derrida.

À l’instar du symposium de 2003 avec René Major et Jean Baudrillard où les penseurs se demandaient à la suite du fameux échange entre Freud et Einstein « Pourquoi la guerre aujourd’hui[35] ? », nous pourrions légitimement nous demander en 2020 : pourquoi Derrida aujourd’hui ? C’est ce qu’entreprennent de réfléchir Ginette Michaud et Cosmin Toma. En quoi les cours et séminaires renouvellent-ils notre intérêt pour la pensée derridienne ? En quoi est-elle toujours « en cours » ? Dans « Jacques Derrida : politique et poétique de l’hospitalité », Ginette Michaud entend replacer la notion d’hospitalité telle que l’a formulée Derrida dans son séminaire (1995-1997) au coeur des enjeux contemporains touchant à l’épineuse question de l’« autre » et de l’« étranger ». Elle y montre avec Derrida comment cette expérience par excellence de la responsabilité renvoie à une conception de la citoyenneté et du politique. Surtout, elle y propose que l’hospitalité inconditionnelle à laquelle appelait Jacques Derrida ne va pas sans une nécessaire dimension poétique. Pour sa part, c’est à la question brûlante de l’euthanasie que s’attaque Cosmin Toma en montrant à quel point elle traverse comme un point aveugle, de bout en bout, le Séminaire La peine de mort. Relisant L’Arrêt de mort de Maurice Blanchot, Toma suit les différentes réitérations de la mort dans le séminaire de Jacques Derrida : la mort comme crime, comme peine, comme sentence, comme soulagement. Il entend ainsi déconstruire la limite intenable entre euthanasie et peine capitale.

Ces contributions nous montrent ainsi en quoi les cours que donnaient Derrida continuent de modifier la compréhension que nous avons de « notre » monde, notamment à l’aune des questions toujours actuelles et plus pressantes que jamais, de la vie, de l’héritage, de l’institution, de l’appartenance ou de la communauté, de l’autre, de l’hospitalité, du pardon, de la mort. Autant de questions éthico-politiques qui, à relire le fil des cours et séminaires de Jacques Derrida, auront accompagné le déploiement de sa pensée sur près d’un demi-siècle et non seulement à partir des années 1990, comme on l’a proposé trop souvent.

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Katie Chenoweth est professeure associée de français à l’Université de Princeton aux États-Unis. Elle est la directrice de la collection « Bibliothèque Derrida » aux Éditions du Seuil et supervise l’équipe internationale responsable de l’édition des séminaires de Jacques Derrida. Membre permanent du Derrida Seminars Translation Project, elle a coédité les livres Le calcul des langues (Seuil, 2020) et Geschlecht III. Sexe, race, nation, humanité (Seuil, 2018) du philosophe. Elle est en outre l’auteure de The Prosthetic Tongue : Printing Technology and the Rise of the French Language (University of Pennsylvania Press, 2019) et travaille actuellement sur deux monographies : Strange Flowers : Citationality from Montaigne to Derrida (Northwestern University Press) et Derrida’s Library : Deconstruction and the Book. Elle est l’auteure de nombreux articles, publiés et à venir, portant notamment sur Derrida, la théorie des médias et des technologies, l’histoire du livre et la littérature de la Renaissance, dans des revues comme Philosophy Today, Research in Phenomenology, Paragraph, Discourse, Poetics Today et The Comparatist.

Nicholas Cotton est Visiting Research Collaborator à l’Université de Princeton et enseignant au collège Édouard-Montpetit (Longueuil, Canada). Il a complété une formation bidisciplinaire en philosophie et en littérature ainsi qu’une maîtrise en littérature (Économie de la perversité baudelairienne : Une lecture de Donner le temps de Jacques Derrida). Il s’intéresse aux points de contact entre la littérature et la philosophie, et plus précisément à la déconstruction. Il vient de soutenir une thèse de doctorat portant sur la notion de « pervertibilité » dans l’oeuvre de Jacques Derrida et prépare actuellement, à titre de chercheur postdoctoral, un projet sur les archives et l’enseignement du philosophe (La pensée différée. Pratiques séminales et disséminales de l’enseignement, Princeton University). Il a coédité les deux volumes du séminaire Le parjure et le pardon (Éditions du Seuil, 2019 et 2020) et a codirigé le collectif Plein CIEL. Regard(s) sur la recherche émergente en littérature.

Thomas Clément Mercier est chercheur post-doctorant au ANID-FONDECYT Université Adolfo Ibañez (Santiago, Chile) . Ses travaux ont été publiés dans des revues telles que Global Discourse, Oxford Literary Review, Parallax, Derrida Today, CR : The New Centennial Review, Ostium, ou la revue ITER. Ses recherches portent sur la philosophie des xxe et xxie siècles, la pensée politique et les relations internationales. Il s’intéresse plus particulièrement aux questions liées à la légitimité démocratique, aux violences politiques et à la résistance du point de vue de la déconstruction, du marxisme et de la pensée décoloniale. Il travaille actuellement sur l’édition et la publication de la correspondance entre Jacques Derrida et Louis Althusser.

Ginette Michaud est professeure émérite au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Membre du comité éditorial responsable de la publication des séminaires de Jacques Derrida depuis 2005, elle a coédité les deux volumes du Séminaire La bête et le souverain (Galilée, 2008 et 2010), de même que ses écrits sur les arts, Penser à ne pas voir, et l’architecture, Les Arts de l’espace (Éditions de la Différence, 2013 et 2015). Elle a consacré plusieurs essais à l’oeuvre de Jacques Derrida : Tenir au secret (Derrida, Blanchot) (Galilée, 2006), Veilleuses (Nota bene, 2009), Battements — du secret littéraire et « Comme en rêve… » (Hermann, 2010), Jacques Derrida. L’art du contretemps (Nota bene, 2014) et Derrida, Celan. Juste le poème, peut-être (Hermann, 2017). Elle a aussi codirigé en 2004 le Cahier de L’Herne Derrida et, en 2014, l’ouvrage collectif Appels de Jacques Derrida (Hermann). En 2018 ont paru Sarah Kofman et Jacques Derrida. Croisements, écarts, différences (avec Isabelle Ullern, Hermann) et La vérité à l’épreuve du pardon (Les Presses de l’Université de Montréal), une lecture du séminaire de Derrida, « Le parjure et le pardon » dont elle prépare, avec Nicholas Cotton, l’édition (Seuil, 2019). Ginette Michaud est membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), de la Société royale du Canada, et lauréate en 2017 du prix ACFAS Adrien-Pouliot. Elle codirige avec Georges Leroux la collection « Humanités à venir » aux Presses de l’Université de Montréal.

Michael Naas est professeur de philosophie à l’Université DePaul à Chicago. Ses intérêts de recherche couvrent les champs de la philosophie et de la littérature comparée, avec un intérêt notable pour des penseurs contemporains comme Nietzsche, Heidegger, Lyotard et Levinas. Commentateur respecté de la pensée de Derrida, il a édité et co-traduit en anglais une série de textes de ce philosophe, comme Life Death (2020), The Work of Mourning (2011), Learning to Live Finally (2007), Rogues (2005), and Adieu : To Emmanuel Levinas (1999). Certaines de ses plus récentes publications, notamment The End of the World and Other Teachable Moments : Jacques Derrida’s Final Seminar (2015), abordent la pensée de Derrida à partir de ses cours et séminaires. Parmi ses livres les plus récents figurent Plato and the Invention of Life (Fordham, 2018) et Derrida à Montréal : Une pièce en trois actes (Les Presses de l’Université de Montréal, 2019). Il est également coéditeur de l’Oxford Literary Review.

Maxime Plante est docteur en sémiologie de l’Université du Québec à Montréal. Après avoir soutenu en 2017 une thèse sur la question de l’écriture dans l’oeuvre de Derrida, il a été chercheur postdoctoral au Département des littératures de langue française et au Département de philosophie de l’Université de Montréal. Son projet de recherche postdoctoral portait sur la question de l’apport heideggérien à la pensée de Jacques Derrida à la lumière des archives inédites de ce dernier.

Cosmin Toma est chercheur postdoctoral à la Faculty of Medieval and Modern Languages de l’Université d’Oxford. Il est l’auteur de Neutraliser l’absolu. Blanchot, Beckett et la chose littéraire (Hermann, 2019). Ses textes ont notamment paru dans Les Cahiers Maurice Blanchot, Formes poétiques contemporaines, Études françaises, Word and Text, The University of Toronto Quarterly, Voix plurielles et les collectifs Défi de lecture, Thomas l’Obscur de Maurice Blanchot (Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017) et Understanding Blanchot, Understanding Modernism (Bloomsbury, 2018). Il a également traduit « Les arts de l’espace », un entretien de Jacques Derrida paru dans Penser à ne pas voir (La Différence, 2013), ainsi que plusieurs autres textes de Derrida et des architectes Peter Eisenman et Daniel Libeskind, dans Les arts de l’espace (La Différence, 2015). Ses recherches actuelles ont trait à l’influence de Maurice Blanchot sur des écrivains et penseurs du xxie siècle.