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L’évolution enregistrée par la notion de patrimoine industriel ces dernières années a été affectée fondamentalement par trois facteurs : une expansion sans précédent des pratiques de valorisation des vestiges de l’industrie qui se sont propagées des pays de plus ancienne industrialisation vers d’autres régions du monde ; une internationalisation accrue de la communauté scientifique qui voit la participation de nouveaux experts en représentation de pays qui misent sur la valorisation de son propre patrimoine productif ; le degré toujours plus élevé d’interdisciplinarité qui caractérise les produits les plus originaux de la recherche récente. Le constat que certains des références disciplinaires plus conventionnelles ont changé légitime, à notre avis, un examen des nouvelles approches qui caractérisent les études et les pratiques qui intéressent le patrimoine industriel. Les limitations de l’espace disponible imposent une dose inévitable de schématisme et de simplification. L’illustration des nouveaux horizons qui va suivre tiendra en compte trois aspects : les nouveaux domaines du patrimoine industriel, les nouvelles pratiques de conservation, les nouvelles significations associées au patrimoine industriel.

Les nouveaux domaines du patrimoine industriel

Les études thématiques du TICCIH

L’élargissement d’horizon a été une exigence que Gracia Dorel Ferré et Louis Bergeron avaient déjà ressentie lorsqu’ils déploraient « une vision restreinte de l’industrialisation longtemps associée à la trilogie vapeur-machine-chemin de fer » (Dorel Ferré et Bergeron 1996). Bien que l’inconfort ressenti par les deux auteurs à l’égard d’une telle vision temporellement restreinte ait été causé par la profondeur historique limitée de l’archéologie industrielle de l’époque (un inconfort, donc, pour le passé qui restait exclu), néanmoins un sincère intérêt était exprimé pour l’architecture industrielle du XXe siècle et ses évolutions ultérieures dans la « non-architecture ».

D’une plus large ouverture sur l’actualité se sont faits interprètes, quelques années après, Michael Stratton et Barry Trinder dans leur étude où, pour la première fois à notre connaissance, plusieurs branches de l’économie des services rentrent à plein titre dans l’horizon disciplinaire de l’archéologie industrielle, à savoir le loisir, l’hôtellerie, le commerce, le cinéma, les services financiers, les sports et même les zoos (Stratton et Trinder 2000). Une question incontournable se pose : qu’y a-t-il d’industriel dans ces activités qui ne sont pas productives? Leur homologation à la catégorie des activités de production n’est-il pas, en quelque sorte, inapproprié? Pourtant, leur rapprochement se justifie quand on retrouve dans ces activités tertiaires les mêmes modèles d’organisation et de gestion qui sont typiques des entreprises industrielles. Industriel, dans ce cas, signifie, dans la civilisation industrielle contemporaine, la manière universelle de façonner une activité quelconque, soit de production, soit de service.

Un autre thermomètre de la multiplication et diversification des domaines de recherche sur le patrimoine industriel est fourni par le nombre croissant des études thématiques que TICCIH a développées comme guide pour encourager la candidature du patrimoine industriel dans la Liste de l’UNESCO[1]. Il s’agit d’une collection qui aujourd’hui atteint au moins dix études et qui a été inaugurée par le célèbre dossier de Louis Bergeron sur les Villages ouvriers en 1995. D’autres ont suivi. Plus récemment, en conséquence aussi du nouveau Memorandum of Understanding, souscrit par ICOMOS et TICCIH en 2014 (à l’occasion de l’Assemblé Générale d’ICOMOS à Florence) pour solliciter la préparation de nouveaux dossiers, deux nouvelles études thématiques sont apparues, dont celle sur l’industrie de l’eau (présentée à Barcelone en 2017 par James Douet) et celle très récente sur l’industrie pétrolière (également par James Douet). L’intérêt croissant pour la patrimonialisation et la mise en valeur des systèmes de gestion de l’eau se manifeste entre autres par deux récentes inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

La première concerne la Mine de plomb, argent et zinc de Tarnowskie Góry et son système de gestion hydraulique souterrain[2]. Situé en Haute-Silésie, dans le sud de la Pologne, l’une des principales zones minières d’Europe centrale. Le site comprend l’ensemble de la mine souterraine avec des puits, des galeries et des autres équipements pour la gestion de l’eau et témoigne des efforts continus déployés depuis trois siècles pour drainer la zone d’extraction souterraine et utiliser l’eau indésirable des mines pour approvisionner les villes et l’industrie. La seconde inscription concerne le Système de gestion de l’eau d’Augsbourg[3] qui a évolué par phases successives du XIVe siècle à nos jours. Il comprend notamment un réseau de canaux, des châteaux d’eau datant du XVe au XVIIe siècle qui ont abrité des machines de pompage, une salle des bouchers refroidie par eau, un système de trois fontaines monumentales et des centrales hydroélectriques qui continuent aujourd’hui de fournir une énergie durable. La séparation stricte entre l’eau potable et l’eau de traitement a été introduite dès 1545, bien avant que les recherches en matière d’hygiène n’établissent que l’eau impure était la cause de nombreuses maladies.

Les nouvelles frontières du patrimoine industriel

Parmi les nouveaux secteurs du patrimoine industriel, le patrimoine nucléaire est l’objet d’un croissant intérêt. À cet égard, il faut mentionner la Conférence internationale organisée à Berlin en 2017 par les sections allemandes de l’ICOMOS et du TICCIH (ICOMOS 2019). L’histoire des centrales nucléaires est l’histoire d’une technologie presque utopique et en même temps de l’opposition d’une grande partie de la population à cette technologie à haut risque et au réseau politique et industriel qui la soutient. Longtemps rejetée après avoir été un symbole du progrès au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cette technologie et son imaginaire sont phase d’historisation et de patrimonialisation (Belot 2016). Dans la Conférence ont été examinées les différentes techniques de décontamination qui, par l’éloignement des composants les plus irradiés, permettent de ne pas affecter l’aspect extérieur des réacteurs et de permettre, aussi, des utilisations ludiques de ce patrimoine « contesté » (un exemple pour tous, l’ascenseur rapide dans la tour de refroidissement de la centrale nucléaire de Kalkar). Parmi les meilleures documentations produites, la campagne photographique de Bernhard Ludewig sur le patrimoine architectural de l’industrie nucléaire en Allemagne mérite absolument d’être mentionnée (Ludewig 2018). La documentation, qui couvre 60 sites, dont la plupart se trouvent en Allemagne, couvre toutes les phases du cycle de vie des centrales, de leur construction à leur démolition et offre un plein témoignage de ce qui est encore visible de ce patrimoine particulier.

Un autre secteur est celui de l’industrie aérospatiale, un patrimoine très particulier, sur lequel une première reconnaissance a déjà eu lieu lors d’une conférence, organisée une fois de plus par ICOMOS Allemagne et TICCIH Allemagne à Berlin en 2017. La conférence a été suivie par 26 experts représentant 6 pays (Allemagne, Fédération de Russie, France, Inde, Kazakhstan, Royaume-Uni). Les experts ont dressé un premier inventaire des différents sites liés à l’histoire de l’aérospatiale dans leur pays, dans la perspective de développer de propositions transnationales d’inscription sérielle au patrimoine mondial de l’UNESCO. Il s’agit sans aucun doute d’un patrimoine détenu par un nombre limité de pays, difficilement accessible et encore peu étudié. Cependant, le système complexe de valeurs (scientifiques, technologiques, politiques, économiques et humaines) liées aux sites à partir desquels l’exploration de l’espace a pris son élan, pousse à ne pas différer l’engagement d’investiguer et, surtout, de protéger un patrimoine, tel que celui de la l’aérospatiale, qui, dans certains cas, est dans un état de risque extrême. Les belles images captées par Jonk lors de son reportage dans la base spatiale de Baïkonour au Kazakhstan (Jonk 2019) laissent entrevoir, d’un coté, le grand potentiel de ce nouveau secteur du patrimoine industriel, lié à la construction et le lancement de Baïkonour d’une première navette spatiale (Orbiter K1) en 1988. De l’autre l’état d’extrême précarité du cosmodrome, suite à la dissolution de l’Union soviétique en 1991 et à l’arrêt en 1993 du programme Buran. Le cosmodrome (composé de 4 sites) a été laissé à l’abandon : l’écroulement de la toiture du bâtiment 112 (site d’assemblage de la navette), en raison du manque d’entretien et des pluies diluviennes, a détruit l’Orbiter K-1, seul modèle à avoir été opérationnel.

Le patrimoine industriel et les nouveaux défis de sa conservation

La « Charte de Nizny Tagil », élaborée par TICCIH lors de son Congrès en Russie en 2003, constitue le document guide qui a établi les biens constitutifs du patrimoine industriel, la méthode interdisciplinaire pour les étudier (l’archéologie industrielle) et les principes de sa protection « en conformité avec l’esprit de la Charte de Venise (ICOMOS 1964) ».

Depuis lors, certaines pratiques de conservation adoptées ont soulevé des questions sur l’efficacité du cadre théorique et méthodologique de la Charte de Venise (ICOMOS 1964) à protéger les valeurs dont le patrimoine industriel est dépositaire. C’est parfois l’application littérale de certains principes, qui trouve dans la Charte de Venise une justification limitée à des conditions bien spécifiques, d’avoir conduit à des résultats paradoxaux. Par exemple le principe qui recommande la distinction des nouvelles interventions des parties originales (art. 12), si adoptée hors de son contexte d’application (celui de la restauration), peut conduire à des formes exaspérées de brutalisme qui trouvent une faible et insuffisante justification dans le refus de l’imitation pour empêcher tout genre de falsification. À titre d’exemple, cette approche discutable comprend certaines interventions conçues ces dernières années par des architectes de renommée.

Dans le projet pour la conversion d’une ancienne centrale électrique en équipement culturel (Caixa Forum) à Madrid (2001-2006), Herzog & De Meuron ont absorbé les profils de la construction préexistante dans la conception d’une nouvelle architecture qui domine le bâtiment d’origine dans une relation de discontinuité déclarée. Avec pas moins d’aisance, le même couple d’architectes a conçu le design audacieux de la nouvelle Elbphilarmonie à Hambourg (2017) qui, comme une mer houleuse, se superpose à un entrepôt de briques existant (Kaispecher A 1966). Dans les deux cas, le soin qu’on apporte pour différencier le nouveau de l’ancien conduit à des résultats inquiétants, dans la mesure où tout souci de « s’intégrer harmonieusement à l’ensemble » apparait délibérément exclu.

Même le principe d’inséparabilité d’un monument du site où il se situe (art. 7) a été parfois mis en défaut pour permettre des déplacements. Un des plus célèbres a été celui du chevalement principal du complexe minier Germania à Dortmund-Marten. En son temps considéré comme le plus grand chevalement du monde, avec un poids de 650 t, une hauteur de 71,4 mètres et un diamètre des molettes de 8,00 mètres, une fois hors service, il a été démonté et remonté à Bochum (1973). Il est aujourd’hui une icône du Deutsches Bergbau Museum. Un autre exemple est celui du Dock 2 de l’ancienne compagnie des docks de Yokohama. Construit en 1896, il a cessé ses activités en 1973. L’opposition à sa démolition a été telle que, en coïncidence avec l’ouverture de la Yokohama Landmark Tower en 1993, l’ancien dock a été déplacé et, dans son nouvel emplacement, il a été restauré dans son état d’origine.

Les exemples cités constituent, à vrai dire, des cas limites qu’il serait inapproprié de vouloir généraliser. À notre opinion, le vrai problème dans les pratiques plus et moins récentes de réhabilitation du patrimoine industriel est l’écart qui s’est produit à l’égard de l’art. 5 de la Charte de Venise qui stipule que « l’affectation à un fonction utile à la société est souhaitable (…) parce qu’elle favorise la conservation des monuments » ; dans ce but la Charte admet que l’on puisse autoriser « les aménagements exigés par l’évolution des usages et des coutumes… sans altérer l’ordonnance ou le décor des édifices ». Dans cet esprit s’est prononcée aussi la Charte de Nizny Tagil qui, tout en reconnaissant la « nature particulière du patrimoine industriel » (4.I), encourage une approche pragmatique de sa conservation, en déclarant que « l’adaptation d’un site industriel à un nouvel usage ... est acceptable » (5.IV) car « l’adaptation et la réutilisation sympathiques peuvent être un moyen approprié d’assurer la survie des bâtiments industriels » (4.III). Cependant, ce qui n’est pas résolu est le conflit potentiel qui surgit entre ce modèle de conservation adaptative et le principe qui juste après vient d’être énoncé, celui de la « préservation de l’intégrité fonctionnelle », puisque « la valeur et l’authenticité d’un site industriel peuvent être considérablement réduites si les machines et leur composants sont enlevés » (5.I).

Voici, enfin, le coeur du dilemme : quel est le point de médiation ou d’équilibre entre la conservation et l’adaptation? Le dilemme, qui ne concerne plus uniquement le patrimoine industriel, mais le patrimoine construit dans son intégralité, a été le thème central d’un récent colloque sur les « pratiques européennes de conservation » organisé par ICOMOS France en 2018 pour réexaminer l’actualité du schéma méthodologique de la Charte de Venise. En conclusion de ce colloque a émergé une générale reconnaissance que « la logique de la conservation pure et simple a été dépassée par la logique de l’intégration dans la vie contemporaine » et que la transformation et la conservation, au lieu de constituer deux sphères d’intervention autonomes, doivent être considérées comme les deux composantes d’un même projet de valorisation patrimoniale. Ceux qui se sont faits interprètes de cette vision sont les ministres européens de la Culture qui ont signé la Déclaration de Davos (2018) qui représente une appréciable tentative de combler cet écart entre conservation et transformation en proposant un concept global de Baukultur. La Baukultur traite comme une seule entité la préservation de l’héritage culturel et l’aménagement de l’environnement bâti, par le biais de la construction et du développement. Le construit existant, y compris les biens du patrimoine culturel, et la création contemporaine doivent être comprises comme une seule entité ; en outre, le construit existant constitue une référence importante pour la conception future de notre environnement bâti.

Dans ces principes trouvent leur source d’inspiration les meilleurs résultats des interventions de régénération urbaine de ces dernières années, interventions dans lesquelles la réutilisation du patrimoine industriel semble être étroitement liée à la conception d’un nouveau paysage urbain. Voici quelques exemples significatifs.

D’abord, le projet 22@Barcelona. Approuvé par la mairie de Barcelone en 2000, la municipalité avait prévu la transformation de 200 hectares de terrains industriels au centre de Barcelone en un quartier productif innovant, destiné à concentrer et à développer des activités à forte intensité de connaissances. Afin de créer un nouveau modèle de ville, le projet 22@ a fait entrer l’ancien tissu industriel dans l’ère actuelle grâce à une transformation progressive qui s’est déroulée sur environ 20 ans et qui s’est adaptée à la fois aux éléments préexistants du quartier et à ses nouveaux besoins. Les propositions devaient se baser sur les structures préexistantes et maintenir les rues et les éléments de caractère historique comme base de la nouvelle organisation. Le résultat final a trouvé son équilibre entre les éléments maintenus, transformés et substitués.

Un autre exemple est celui de Belval au Luxembourg, qui disposait d’une infrastructure de production d’acier parmi les plus modernes au monde. Les derniers hauts fourneaux d’acier, situés près d’Esch-sur-Alzette, ont été fermés en 1997, laissant 120 hectares de friches industrielles. Il s’en est suivi un des projets de revitalisation les plus ambitieux du pays pour créer la Cité des Sciences, qui abrite le campus principal de l’Université du Luxembourg depuis 2015, ainsi qu’une pépinière d’entreprises et plusieurs autres instituts de recherche.

Plutôt que d’être simplement démolis pour faire place à un campus universitaire, deux des trois hauts fourneaux ont été conservés, dont l’un est ouvert au public en tant que musée. Le rôle patrimonial dont ils ont été investis se combine avec le surgissent des nouveaux bâtiments brillants de l’université. Leur juxtaposition est complétée par une tour de bureaux rouge qui abrite la Banque Internationale à Luxembourg (BIL).

Enfin, comme troisième exemple, il reste à mentionner celui de « Phoenix », un projet de régénération urbaine à grande échelle débuté en 2001 sur une ancienne friche industrielle dans un quartier de Dortmund.

Au lieu de l’ancienne aciérie (24 hectares), un grand lac artificiel (Phoenix Lake) a été créé, entouré d’un espace public ouvert et de berges en terrasses. Phoenix Ouest contient un important nombre de bâtiments industriels historiques qui ont été préservés en cours de développement, notamment le principal haut fourneau de l’ancienne aciérie dont on prévoit sa réouverture comme équipement culturel. Maintenir et trouver des réutilisations appropriées pour ces bâtiments, cependant, constitue un haut défi pour la ville, qui continue à les protéger, dans l’attente de leur trouver des utilisateurs privés.

Figure 1 et 2

Projet 22@Barcelona

Projet 22@Barcelona
© Massimo Preite

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Figure 3 et 4

Projet Belval, ancienne aciérie (Luxembourg)

Projet Belval, ancienne aciérie (Luxembourg)
© Massimo Preite

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Figure 5 et 6

Projet Phoenix (Dortmund)

Projet Phoenix (Dortmund)
© Massimo Preite

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Patrimoine industriel et nouvelles valeurs

Dans la Charte de Nizny Tagil, les valeurs du Patrimoine industriel sont associées aux idées du développement scientifique, de l’innovation technologique et du progrès social (syndicalisation, participation féminine au travail en usine, villages ouvriers, etc.). La Charte attache au patrimoine industriel une valeur universelle liée aux profondes transformations sociales déclenchées par la Révolution industrielle et ses développements ultérieurs. Dans la perception actuelle du patrimoine industriel, quelque chose a changé : à cette vision apologétique de l’industrialisme de nouvelles conceptions ont commencé à se rejoindre, des conceptions plus critiques et restées jusqu’à présent un peu à l’écart. Les manifestations en ce sens sont assez nombreuses, il est donc nécessaire de se limiter à analyser certains d’entre eux qui interprètent mieux une sensibilité différente vis à vis de l’industrialisation et de ses effets.

Dark heritage et patrimoine industriel

Le concept de dark heritage a été introduit par Dietrich Soyez (2009) et repris par d’autres chercheurs, dont Anne Storm (2014). C’est une notion qui se heurte à la notion positive traditionnelle de patrimoine, car il évalue le patrimoine en relation à la mémoire « négative » qu’il peut transmettre, quand il est lié à des événements qu’il ne faut pas oublier car ils ont été le produit de blessures et de souffrances que le temps ne peut « guérir ». Dans ces cas, les sites et les objets sont préservés comme un avertissement pour empêcher que certains événements ne se reproduisent pas. Les réflexions de Dietrich Soyez sur la notion de dark heritage se sont focalisées sur le rôle que certaines industries allemandes (aujourd’hui devenues patrimoine industriel) ont joué pendant la Seconde Guerre mondiale. Il explique que « les récits impressionnants sur les entrepreneurs créatifs, les entreprises innovantes, les ingénieurs inventifs et les architectes visionnaires abondent, tous pour la plupart actifs en temps de paix et de progrès », alors qu’« il est beaucoup plus rare que les valorisations du patrimoine industriel et leur interprétation reflètent de manière appropriée les réalités inquiétantes de la guerre et de l’occupation ou les épreuves des prisonniers de guerre et du travail forcé ».

Figure 7

Hashima, ancienne colonie minière

Hashima, ancienne colonie minière
© Massimo Preite

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L’attention à ces disquieting realities a commencé à se manifester dans certaines expériences de valorisation de sites industriels où le travail forcé a été largement utilisé. Le premier exemple est celui de « Dora », fondée en été 1943 lorsque les activités de production de fusées menées à Peenemünde ont été transférées dans des tunnels souterrains près de Nordhausen pour les protéger des attaques aériennes. Des dizaines de milliers de détenus du camp de concentration furent employés au travail forcé dans la production d’armements (fusées, avions, carburant synthétique, etc.). Aujourd’hui, Mittelbau-Dora Memorial est un lieu d’éducation et de commémoration. L’exposition, inaugurée en 2006 dans les galeries souterraines où la production se déroulait, représente les pénibles conditions d’exploitation du travail forcé auxquelles étaient condamnés des dizaines de milliers de prisonniers, sans aucun espoir de survie. Un autre exemple est celui de Hashima, une île abandonnée située à environ 15 kilomètres de la ville de Nagasaki, dans le sud du Japon. L’île était connue pour ses mines de charbon sous-marines et pour la colonie créée en 1887 pour loger les mineurs et leurs familles. L’île fait partie de la série de sites inscrite à Liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO comme symbole de l’industrialisation rapide du Japon[4]. Mais son histoire est aussi liée à la cruelle exploitation du travail forcé avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.

Patrimoine industriel et colonialisme

Le patrimoine industriel et le colonialisme représentent un domaine de recherche qui manque encore d’une vue d’ensemble. Une occasion aurait pu être le Congrès de TICCIH à Taiwan en 2012 sur le thème « Post-colonialism & Reinterpretation of Industrial Heritage », mais bien peu de participants se sont joints au thème. Cependant, c’est une grande question qui devra être traitée tôt ou tard avec toute l’ampleur nécessaire. Quelques pistes potentielles de recherche sont déjà envisageables.

La notion large de « colonialisme » doit intégrer la catégorie plus restreinte de « colonialisme interne » qui offre la possibilité d’examiner certains événements du patrimoine industriel en Europe. En effet, certains chercheurs ont commencé à reconduire les phénomènes de « développement inégal » lorsqu’une région ou une minorité est soumise à l’exploitation par l’État auquel elle appartient. Graham Robb (2007) l’a utilisée pour étudier ce qu’il a appelé la « colonisation industrielle » au Creusot. Un autre exemple étudié de « colonialisme interne » est celui de la Ruhr et de l’emploi massif de main-d’oeuvre étrangère, suite à l’immigration de plus de 350 000 Polonais entre 1870 et 1931 qui ont subi une forte discrimination par des politiques de germanisation excluant la création de tout établissement d’enseignement destinés aux Polonais.

Nouveaux récits pour le patrimoine industriel dans les pays postcoloniaux

En conjonction avec le Congrès de TICCIH à Taiwan en 2012, de nombreux pays asiatiques (Taiwan, Japon, Corée du Sud, Inde, etc.) ont approuvé et signé la « Déclaration de Taipei pour le patrimoine industriel asiatique » qui porte sur les suivants principes :

Tout en reconnaissant que nombreux éléments clés du patrimoine industriel en Asie ont été importés par des colonisateurs ou des pays du monde occidental (vi),

Le développement industriel en Asie est différent de ses homologues en Occident et a suivi un parcours qui l’intègre dan la culture locale (iii) ;

En conséquence le patrimoine industriel en Asie témoigne du processus de modernisation, contribue à l’identité des régions et des pays et fait partie intégrante de leur histoire (iv).

L’enseignement qu’on peut tirer de cette Déclaration est que le patrimoine industriel dans les pays postcoloniaux est devenu un puissant facteur d’identité et une forte source de fierté. De ce constat découle la nécessité de nouveaux récits sur l’industrialisation, son origine et ses effets.

Concernant les origines de l’industrialisation, le rôle de pionnier de l’Angleterre en tant que berceau de la révolution industrielle reste incontestable, mais comment ignorer que d’autres débuts parallèles (d’autres potentiels foyers d’irradiation) auraient bien pu se développer? Amitav Gosh (2016) a remarqué, par exemple, que les premiers pas vers la création d’une industrie moderne du pétrole ont été faits en Birmanie avec l’ouverture d’une raffinerie à Mandalay en 1854, et qu’on ne sait pas où ce début aurait pu mener, car elle fut brutalement étouffée en 1885, lorsque les Anglais ont envahi le royaume, déposé le dernier roi de la dynastie et transféré sous contrôle britannique les champs pétroliers de Yenangyaung, qui sont devenus au fil du temps le coeur d’une multinationale géante connue sous le nom de Burma-Shell. Sven Beckert (2014) a démontré qu’au cours des premiers siècles de l’ère moderne (XVIe et XVIIe siècles), les centres de production du coton indien se trouvaient en Chine et en Inde et que les producteurs asiatiques étaient à la pointe de la technologie textile. Mais « au cours des deux siècles suivants, tout allait changer... par une refondation du système cotonnier qui n’était pas soutenue par les avancées technologiques, mais par la capacité des Européens à dominer les réseaux mondiaux du commerce du coton » en développant un vrai « capitalisme de guerre ». Bien sûr, il est peu utile de développer des nouvelles narrations à partir d’hypothèses d’histoire contrefactuelle, mais on ne peut nier que le caractère unique de la révolution industrielle en Occident risque d’être une histoire incomplète si les politiques coloniales visant à décourager d’éventuelles poussées d’industrialisation dans les pays non européens ne sont pas prises en compte.

Autre point heuristique : la diffusion de l’industrialisation. De nombreuses recherches et études menées sur la propagation de la révolution industrielle anglaise de son épicentre anglais vers d’autres régions du monde mettent particulièrement l’accent sur les obstacles à l’entrée des nouvelles technologies. Malgré une série d’actes émis en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle restreignant l’exportation à la fois des artisans et des machines, ce n’est qu’après 1825 que les artisans ont pu chercher leur emploi à l’étranger, et ce n’est qu’après 1842 que l’exportation de machines a été libéralisée. Depuis lors, capitaux, technologie, connaissances et main-d’oeuvre qualifiée ont pu se déplacer librement vers d’autres pays grâce aux politiques du libre- échange. Cependant, il est possible de contraster ce récit avec une contre-narration qui révèle un autre côté, souvent laissé dans l’ombre, sur la libre circulation effective de certains facteurs de la moderne industrialisation. Quelques exemples montrent comment cette irradiation de la technologie occidentale dans d’autres régions du monde a été à l’origine de nombreuses inquiétudes. Amartya Sen (2005) a bien expliqué la réticence des investisseurs britanniques à financer le développement d’une grande industrie sidérurgique en Inde à l’initiative de la puissante famille indienne Tata. La réticence de l’Occident à financer des investissements dans les colonies qui pourraient mettre en péril ses industries stratégiques ressort avec encore plus d’évidence des pages de certains personnages éminents, d’où se révèle un large spectre d’inquiétudes et de craintes quant aux menaces que pourrait faire peser sur l’Europe l’extension de l’industrialisation à d’autres régions du monde. À cet égard, il faut absolument rappeler la mise en garde de Paul Valéry adressée en 1945 aux Européens sur les conséquences de leur concurrence effrénée, dictée par une recherche de profit non réglementée :

Considérez un peu ce qu’il adviendra de l’Europe quand il existera par ses soins, en Asie, deux douzaines de Creusot ou d’Essen, de Manchester ou de Roubaix, quand l’acier, la soie, le papier, les produits chimiques, les étoffes, la céramique et le reste y seront produits en quantités écrasantes, à des prix invincibles, par une population qui est la plus sobre et la plus nombreuse du monde, favorisée dans son accroissement par l’introduction des pratiques de l’hygiène.

Valéry 1980

Que l’on pense également à Lucien Febvre et à son évocation du sentiment de peur surgi en Europe au lendemain des grandes tragédies guerrières de la première moitié du XXe siècle : « L’Europe a étendu son industrie au monde entier. Elle l’avait fait avec une totale imprévoyance, (sous l’impulsion d’) une histoire dans laquelle seuls les intérêts les plus immédiats comptent, les rivalités les plus myopes et les plus meurtrières ». Mais le fait est que « ces industries dispersées dans le monde entier avaient pris racine en Asie, en Amérique, partout. Et voilà qu’ils produisent à un coût inférieur à celui des industries européennes; voilà le danger; voilà le spectre d’une mort infligée par l’arrêt du système productif en Europe » (Febvre 1999).

Le patrimoine industriel non occidental dans la Liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO

On comprend bien la signification de quelques inscriptions récentes sur la liste de l’UNESCO de certains sites du patrimoine industriel non-occidental dans lesquels on peut reconnaître certains des nouveaux récits qui ont été mentionnés et les différentes raisons de fierté que les pays ont tiré de ces reconnaissances. L’inscription des Sites of Japan’s Meiji Industrial Revolution[5] concerne un ensemble technologique composé de principaux sites industriels de la sidérurgie (de Nippon Steel & Sumitomo Metal Corporation aux Aciéries impériales), de la construction navale (chantiers navals de Nagasaki) et de l’extraction minière (Hashima), qui témoignent la réussite exceptionnelle du Japon en tant que première nation au monde à avoir accompli son industrialisation en pleine autonomie de l’Occident.

Figure 8

Ancien site d’extraction sur l’île d’Hashima

Ancien site d’extraction sur l’île d’Hashima
© Massimo Preite

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La candidature de la Trans-Iranian Railway en 2020 (une ligne qui relie la mer Caspienne au golfe Persique, réalisée entre 1927 et 1938 sur une longueur de 1394 km à travers 8 régions climatiques différentes et surmontant deux chaînes de montagnes, à des altitudes supérieures à 2100 mètres) tire sa fierté du fait que sa construction a été entièrement financée par des fonds propres, sans aucun recours à des prêts internationaux. Parmi les facteurs d’orgueil, dans certaines inscriptions on relève aussi la capacité d’adapter les technologies occidentales au contexte local, de les avoir contaminées avec les savoirs autochtones et par cela de les avoir fait progresser. L’inscription de Tomioka Silk Mill[6] – un complexe historique de sériciculture établi en 1872 dans la préfecture de Gunma, au nord-ouest de Tokyo – illustre la volonté du Japon d’accéder rapidement aux meilleures techniques de production de masse. Lieu iconique du renouveau de l’industrie de la soie japonaise dans le dernier quart du XIXe siècle, l’usine de soie de Tomioka et ses sites connexes sont devenus le centre d’innovation pour la production de soie brute et ont marqué l’entrée du Japon dans l’ère de la moderne industrialisation, faisant d’un pays asiatique, auparavant importateur, le premier exportateur mondial de soie brute, notamment vers l’Europe et les États-Unis.

Figure 9 et 10

Tomioka Silk Mill

Tomioka Silk Mill
© Massimo Preite

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Le dernier exemple est celui de Ombilin Coal Mining Heritage of Sawahlunto[7]. Construit pour l’extraction, le traitement et le transport de charbon dans une région inaccessible de Sumatra, ce site industriel a été développé par le gouvernement des Indes orientales néerlandaises au cours de la période d’industrialisation de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle. Il comprend le site minier et la ville de la compagnie, les installations de stockage du charbon dans le port d’Emmahaven et le réseau ferroviaire reliant les mines aux installations côtières. Ces trois éléments composent un système intégré et efficace pour l’extraction, le traitement, le transport et l’expédition du charbon. Mais le caractère le plus remarquable de cette inscription reste sa valeur de témoignage exceptionnel de l’échange et la fusion entre les connaissances et les pratiques locales et la technologie européenne, qui a permis le développement des techniques originales pour les excavations en profondeur en conditions climatiques tropicales.

Le patrimoine industriel et l’environnement

À la fin du siècle dernier, il y a eu une prise de conscience générale que les conditions environnementales exceptionnellement stables qui ont commencé il y a environ 10 000 ans étaient terminées et qu’une nouvelle ère de grande variabilité et d’événements extrêmes était en train de s’ouvrir grâce à l’action d’une nouvelle force naturelle qui change la planète, une « superpuissance géologique », l’homo sapiens. Les scientifiques ont appelé cette nouvelle période l’Anthropocène et ont identifié son démarrage autour de 1950. La question est la suivante : parmi les multiples narrations suivies aux différents chemins de valorisation du patrimoine industriel, y en a-t-il quelques-unes d’où émerge cette implication profonde entre le développement de la industrie moderne et l’entrée dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène?

Sans aucun doute, un des récits les plus efficaces à cet égard est l’enquête photographique menée par le canadien Edward Burtynsky, qui a été présenté dans une magnifique exposition à Bologne l’année dernière (Fondazione MAST 2019). Pendant quatre ans, les réalisateurs Jennifer Baichwal, Nicholas de Pencier et le photographe Edward Burtynsky se sont consacrés à documenter les changements produits par une exploitation industrielle d’une ampleur inconnue dans le passé. Parmi beaucoup d’autres, les images du paysage dévasté suite au passage des machines d’excavation les plus grandes au monde (Bagger 293) dans la mine à ciel ouvert de Hambac en Allemagne; ou celles des grands bassins des résidus de phosphates en Floride, stocké sur des surfaces qui ne pourront jamais revenir à leur état d’origine ; ou, encore, celles bouleversantes du désastre écologique sans précédent produit par l’explosion de Deepwater Horizon, la plate-forme pétrolière louée par la compagnie pétrolière britannique BP pour forer dans le golfe du Mexique le puits le plus profond jamais foré en offshore. Ces images, avec beaucoup d’autres, composent un travail tout à fait extraordinaire pour les moyens employés : photos en grande dimension et en très haute résolution, emploi d’avions et de drones pour appréhender les effets en cours à la grande échelle de l’industrialisation actuelle, qui restent insaisissables par de techniques traditionnelles. Dans leur ensemble, elles semblent valider les hypothèses sur l’Anthropocène.

On doit également constater des résultats paradoxaux : d’une part, il y a le caractère dramatique des événements qui le documentent, les impacts choquants produits par l’exploitation des ressources de la planète ; d’autre part, cependant, et c’est là que réside le paradoxe, c’est indéniable l’émergence inattendu de ces images d’une nouvelle esthétique, comme s’il s’agissait de peintures abstraites. Mais le véritable enjeu est autre, au-delà de la transmutation esthétique des images choquantes. Ces images nous font prendre pleinement conscience des implications indiscutables entre le développement industriel et l’écosystème planétaire. Surtout elles nous font comprendre que ces implications n’ont pas reçu l’attention qu’elles méritent, l’élaboration mémorielle du passé industriel ayant investi d’autres aspects. Cependant, maintenant que ces implications prennent de plus en plus d’importance, la question devient : comment peut-on patrimonialiser des transformations aussi radicales causées par la nouvelle échelle des activités industrielles?

La grande dimension n’est pas restée étrangère aux pratiques plus récentes de protection du patrimoine industriel : à cet égard une certaine expérience a été acquise dans la conservation des paysages miniers (Nord Pas de Calais, Ruhr) et des paysages urbains industriels (Elbeuf, Norrköping, Manchester, Tampere, Ivrea, etc.). Mais les exemples mentionnés sont des exemples de paysages évolutifs, ou l’impact d’antan a été racheté par un processus de recyclage qui a guéri les blessures les plus intolérables. Tandis que si l’on veut garder la signification négative de l’industrialisation sur l’environnement – la relation de l’activité industrielle avec la nouvelle ère géologique dans laquelle on est rentré, l’Anthropocène – il faut poursuivre d’autres voies qu’on a du mal à envisager. Personnellement, je crois qu’une patrimonialisation négative est légitime et justifiable, lorsqu’elle vise à évoquer des événements pour les empêcher de se reproduire, ou même simplement pour ne pas oublier que notre histoire passée est un mélange de mémoires positives et négatives. Toutefois les pratiques sont encore toutes à inventer.