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Dans ce texte, nous interrogerons l’héritage de la pratique de l’industrie à travers les paysages qu’il nous a laissés, visibles ou plus subtils, patrimoniaux ou repoussants, ce qui nous conduira à proposer une typologie de ces marques de l’Anthropocène. Nous commencerons par une mise en garde sur les effets du temps appliqués aux réalisations humaines, qui ont comme corollaire la transformation de la quasi-totalité des « paysages » nés de l’industrie sous l’action des effets de la nature, quelquefois secondée par l’Homme. Nous ne reviendrons pas sur la définition de « paysage » qui a fait l’objet de tant de contributions (Fluck 2017a).

Le paysage industriel n’existe plus[1]!

Un début en forme de provocation. Nous ajouterions immédiatement « que par l’image », occasion privilégiée de dévoiler quelques pans de l’incommensurable richesse de l’iconographie industrielle, à travers gravures, lithographies, peintures, photographies et leurs formes éditées[2]. Ainsi cette carte postale, l’une des 90 vues de la mine d’or du Châtelet (Creuse) réalisées par le photographe d’Évaux-les-Bains. Nous avons sciemment choisi cette figuration, par le délicieux contraste entre le qualificatif « pittoresque » si adapté aux facettes de la ruralité, et le spectacle hallucinant de l’industrie accusée d’avoir « tué » les paysages! Sauf aux yeux de l’analyste en archéologie des mondes industriels, qui pourra trouver beau ce panorama. Ce qui montre aussi combien ces jugements de valeur sont influençables, malléables, tributaires de la sensibilité de leurs porteurs, de leur culture et de leur éducation. À ce titre d’ailleurs, comment, dans le pays du Forez, ne pas évoquer l’oeuvre de Félix Thiollier (1842-1914) : un corpus de 27 000 clichés ou plaques de verre, témoin irremplaçable des temps d’une industrie qui marqua la face de la région de son empreinte.

Figure 1

La mine d’or du Châtelet (Creuse), carte postale

La mine d’or du Châtelet (Creuse), carte postale
© Pierre-Christian Guiollard

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En possession de telles figurations de l’industrie « en position de vie », il est très intéressant de se rendre sur les lieux mêmes où s’est rendu le dessinateur, ou le peintre, ou le photographe. Ainsi, si vous habitez la Creuse ou les secteurs limitrophes, dirigez-vous vers la mine du Châtelet pour y effectuer des prises de vues (les moyens de la toile, comme le site Géoportail, facilitent les repérages). Ou plus simplement, agrandissez la photo satellite Google Earth. Le retournement de situation est à 180 degrés, surtout depuis la « mise sous scellés » du site au moment de la dépollution de 2010. Il ne reste RIEN de cet hallucinant complexe de bâtisses emboîtées les unes dans les autres et entourées de rejets envahissants – au titre desquels, non des moindres, les effluents issus de la cyanuration (Guiollard 1991). Le paysage industriel a laissé la place à une reconfiguration qui intègre, dissout la plus grande partie de sa substance, quelques morceaux plus indigestes quelquefois venant à survivre sous forme d’épaves ou de ruines. Ce processus, actionné par les forces de la nature (biosphère, écoulements gravitaires…) aidées par les initiatives de réaménageurs, conduisent à un nouveau paysage que le chercheur peut être tenté de déchiffrer. Nous osons une comparaison avec les processus naturels. Ainsi, une roche dans l’environnement de la croûte terrestre, placée dans de nouvelles conditions de température et de pression, se transforme par un processus appelé métamorphisme : des quartzites donneront naissance à des méta-quartzites. Aussi avons-nous appelé « méta-paysages » ces paysages hérités d’un autre temps et si radicalement transformés.

L’expérience peut être renouvelée sur les myriades de sites industriels de par le monde occidental. Les transformations du « paléo » paysage industriel empruntent des cheminements variés et leurs méta-paysages se situent aujourd’hui à des stades extrêmement divers. Prenons un objet très comparable à la mine d’or du Châtelet, la mine de plomb et argent de Vialas (Lozère) : là, les vestiges sont à leur place, incroyable enchevêtrement de ruines qui ne le disputent qu’à la végétation arachnéenne venue les enserrer, et de ce fait lieu d’élection pour la programmation de chantiers d’archéologie industrielle. L’illustration 2 nous montre un méta-paysage totalement « aseptisé », coupé du contexte qui en apportait l’explication. Le thème est ici les habitations sucrières du temps de l’esclavage aux Antilles, composées des entités agricoles (les champs de canne à sucre), industrielle (l’usine de production du sucre), administratives et résidentielles (la demeure du maître, les maisons des ouvriers, les cases des esclaves). Nous avons choisi la palmeraie du Club Méditerranée de Saint-Anne (Martinique), un paysage qui n’évoque plus rien d’un passé d’agro-industrie dans cette sorte de presqu’ile autrefois vouée à la culture de la canne. Si ce n’est la machine verticale dressée là comme un monument décontextualisé – sans doute un peu déplacée par rapport à son positionnement d’origine dans l’usine. Son volant comme son balancier comportent l’indication, moulée dans la fonte, « Phoenix Foundry Liverpool », ainsi que le millésime 1814, ce qui en fait la plus ancienne machine de Watt à double effet conservée connue en France. Il est étonnant de constater que les vacanciers du lieu ne se questionnent pas davantage à propos de cet étrange monument. Sur le continent voisin, en Guyane, les prestigieuses machines de Watt se sont tapies dans la forêt amazonienne secondaire refermée sur elles après l’abandon de ces agro-industries (voir à leur sujet, dans la même publication, « Archéologie industrielle et patrimoine industriel »). Deux cas d’école, un site totalement domestiqué, l’autre livré à la biosphère.

Figure 2

Machine de la Phoenix Foundry, Liverpool, 1814, à Ste-Anne (Martinique)

Machine de la Phoenix Foundry, Liverpool, 1814, à Ste-Anne (Martinique)
© P. Fluck

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Barrie Trinder faisait remarquer que « le paysage d’aujourd’hui n’est qu’une copie fade et partielle du vrai paysage industriel ». Des régions autrefois marquées par la toute-puissance de l’industrie (Ruhr, Allemagne, bassin houiller du Nord-Pas de Calais), même sanctuarisées par le label patrimoine de l’UNESCO, ont perdu jusqu’à 85% de leur substance, un chiffrage bien entendu un peu illusoire et à prendre comme une approximation. Dès lors, la lecture de ces méta-paysages nécessite un énorme effort d’interprétation. Car le paysage de la sidérurgie, à son époque sublime, était aussi une vision de lumières – les ciels nocturnes rougeoyants –, de fumées ou de smog épais, un petit univers empli de bruits, d’odeurs, qu’animait la foule grouillante des ouvriers. Le paysage : une entité que les cinq sens accrochaient.

On ne peut nier que la Ruhr (Fluck et Fischer 2012) aujourd’hui dégage l’image d’un pays presque aussi verdoyant que la Normandie, et l’expression « Suisse de Westphalie » en désigne même un de ses secteurs. Du paysage d’origine, certains éléments résistent mieux que d’autres : les véritables entités stratigraphiques de l’Anthropocène (la surépaisseur des terrils, l’envahissement par les déchets industriels), certains monuments parmi les plus remarquables que l’effort de patrimonialisation aura su sauver de l’anéantissement (chevalements, hauts-fourneaux, cokeries…), les cités ouvrières (habitées tout au long de l’histoire!) et, mais en partie seulement, les noyaux urbains. Dans les villes qui avaient épousé des industries moins agressives, le paysage usinier traditionnel résiste mieux. Volontiers appelées « fabriques », les lieux du travail s’éparpillent dans les cités de tradition textile (Elbeuf, Louviers, Verviers, Sedan, Roubaix, Flöha en Saxe, Schio en Italie, Covilhã au Portugal…), faisant corps avec un tissu urbain qui n’a connu à travers le XXe siècle qu’une évolution ralentie, la croissance s’intéressant à la périphérie. Mais positionnez ces mêmes fabriques dans un contexte plus rural : démunies de l’enveloppe urbaine protectrice, soumises à toutes les agressions de la modernité, et à l’indifférence agissant comme marqueur de la déshérence, elles sont tombées dans un statut de ruines plus ou moins accusé. L’exemple de la chaîne d’usines qui se succèdent le long de l’Arnette, à Mazamet, est à cet égard instructif.

Le paysage industriel est une entité mouvante

Considérer le « paléo-paysage » industriel comme une entité figée serait chimérique. Ce que nous en héritons (sauf disparition pure et simple), est une sorte de capitalisation de phases constructrices qui quelquefois se réorganisent sur elles-mêmes en effaçant des portions d’histoires plus anciennes, à la manière d’un organisme vivant agité de mutations. La lecture de l’archéologue, qui sait déchiffrer le terrain même falsifié mais aussi s’appuie sur sa passion du document, nous offre de restituer ainsi une histoire des bâtis intégrés dans un cadre paysager qui interfère avec eux. D’excellentes publications présentent des « chronographies », représentations graphiques d’un site industriel complexe distinguant par des figurés ou des couleurs contrastées les apports ou « accrétions » des différentes époques (Fluck 2017a : 57). Ainsi la série de 4 plans polychromes (produits en 1925) montrant l’accroissement de l’usine chimique de Loos (près de Lille) appartenant à l’entreprise Kuhlmann (Anonyme 1926).

Des images très didactiques nous sont offertes par Marco Trisciuoglio, qui représente une usine de la région alpine de Biella (Piémont). Cet auteur distingue dans une sorte de « BD » en six croquis l’évolution de son paysage (Fluck 2017a : 83). Un moulin à eau primitif se reconvertit pour servir de moteur hydraulique à une petite usine textile; celle-ci se voit très vite dominée par une fabrique à étages édifiée tout à côté; la nouvelle énergie rajoute les locaux des chaudières et de la machine à vapeur… flanqués de leur cheminée; des sheds viennent ensuite coloniser l’espace restant; l’énergie électrique de l’usine moderne enfin la relie par câbles à la centrale hydroélectrique proche ou éloignée. Dans l’étude d’un site quel qu’il soit, le succès est au rendez-vous si, nous appuyant sur l’iconographie, nous parvenons à travailler sur des séries de figurations dispersées dans le temps, en accordant un soin tout particulier à l’examen des cartes et plans.

Les différents systèmes paysagers relevant du fait industriel

Tenter une typologie des paysages industriels est une gageure. On peut se hasarder à l’assoir sur les secteurs industriels, sur les aires culturelles, sur les types d’environnements géographiques. On pourrait même songer aux distinctions architecturales, si celles-ci n’offraient pas la faiblesse de se restreindre à la seule usine, et à la nuance près que la plupart des sites offrent des empilements d’architectures. Comme dans la contribution « Archéologie industrielle et patrimoine industriel », nous allons opter pour une représentation triangulaire, guidés par l’idée que beaucoup de situations peuvent être mieux comprises si on les décompose en trois paramètres qu’on estime essentiels. Ces paramètres seront, pour les deux premiers, dictés par deux facteurs déterminants du fait industriel, le troisième intégrant la main d’oeuvre et son habitat :

considérant que l’industrie se résout globalement à une extraction ou transformation de matières premières, nous positionnons les ressources naturelles au sommet B de notre triangle (celui de gauche)

l’eau motrice occupe le sommet du haut (A); en effet jusqu’à l’avènement de la vapeur, et même après, ce facteur s’est révélé déterminant au titre de l’énergie, et partant comme « attracteur » géographique dans l’implantation traditionnelle des usines

le sommet C exprime les concentrations de la main d’oeuvre, c’est-à-dire des villes ou des villages, tant elles s’imposent comme partie intégrante ou toile de fond de nombreux paysages industriels; bien entendu si ces agglomérations se révèlent viscéralement liées à l’eau motrice ou à des ressources minières, leur figuration pourra se déplacer sur les côtés BA ou BC.

Figure 3

Essai de typologie des paysages industriels

Essai de typologie des paysages industriels
© P. Fluck

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Nous avons positionné sur ce triangle quelques exemples. Ainsi une usine traditionnelle du bord de l’eau – figure emblématique des petites industries d’ancien régime – se projette-t-elle au voisinage de notre pôle A, tout comme d’ailleurs une centrale hydroélectrique. Mais les usines textiles attirées par les rivières pour la force hydraulique qu’elles dispensent s’entourent quelquefois des habitations ouvrières : c’est le cas des colonies industrielles de type Catalogne, et de bien d’autres. Ces mêmes usines peuvent aussi être amenées à s’intégrer dans des villages ou des villes implantés le long de l’eau depuis un temps immémorial. Sur le côté AC s’installent les usines hydrauliques de transformation de matières premières, bois (scieries), minerais (fonderies), moulins à tan, ou encore une taillerie de marbre dans la vallée en contrebas de la carrière, dans les Pyrénées; il est fréquent que le « village » des travailleurs en soit distant.

Le pôle C rassemble les industries rivées à leur ressource : la mine (de charbon, de minerais), le puits de pétrole, la saline, la forêt, le champ dans le registre des agro-industries. Dans les premiers cas, on peut parler de déterminisme géologique. Si ces lieux engendrent la construction d’une ville ou d’un village, leur paysage s’en trouvera décalé horizontalement sur le côté CB. C’est le cas des habitations des Caraïbes, des haciendas du Sisal en Yucatan, des verreries forestières dans l’Europe médiévale et moderne, ou encore des villes minières. Nous avons encore positionné, sur un segment de ce côté CB, les colonies industrielles tributaires d’une ressource, par exemple Saint-Gobain qui s’installe en 1692 au coeur d’une étendue forestière, ou encore l’étonnant quadrilatère de Villelaure (Vaucluse) qui doit sa raison d’être à la culture de la betterave (vous le repérerez facilement sur Google Earth, un peu à l’ouest du village). Quant au pôle B, il fédère les agglomérations qui ont hébergé l’industrie du fait même de leur qualité de réservoirs potentiels de main d’oeuvre, des destins qu’est venu catalyser la volonté politique (nous avons positionné Détroit comme cas d’école sur notre figure).

Le centre de notre triangle va rassembler les usines à la fois tributaires d’énergie hydraulique, génératrices de concentrations de population – par exemple escortées d’une cité ouvrière – et qui s’appuient sur une ressource naturelle in situ. C’est le cas par exemple pour certains centres de sidérurgie traditionnels (les forges hydrauliques de Suède centrale et d’ailleurs).

Tentons à présent, en nous appuyant sur notre représentation triangulaire, une classification simple et peut-être un peu naïve, mais qui s’intègre bien dans la logique de l’analyse du paysage.

L’usine linéaire au fil de l’eau

Selon la vigueur de l’orographie, le débit des cours d’eau, le degré d’aménagement des infrastructures hydrauliques dérivées, nous pourrons nous exprimer en termes de torrents, rivières ou fleuves, enfin canaux usiniers. Il n’est pour se convaincre de l’emprise de cette géographie qu’à contempler les anciennes cartes de Cassini, ou celles dites « d’état-major » : des ribambelles de petits pictogrammes figurant les « usines » s’égrènent au long des sinuosités de l’hydrographie.

Le premier cas de figure se rencontre dans les bassins amont des cours d’eau, telle la Durolle à Thiers, la ville de la coutellerie. Tout en amont se succèdent de petites « usines » mues par des roues hydrauliques, les « rouets », alors qu’en contrebas dans une gorge se serrent les grandes usines mariant la brique, la pierre et le fer. Il en va de même dans la vallée de l’Arnette jusqu’à son débouché à Mazamet, la cité du délainage. Ou de la guirlande de papeteries vigoureusement animées par le tumultueux torrent d’Amalfi, dans le golfe de Salerne (Italie).

Figure 4

Usines en bordure de la Durolle, à Thiers (Puy-de-Dôme)

Usines en bordure de la Durolle, à Thiers (Puy-de-Dôme)
© P. Fluck

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Figure 5

Norrköping (Suède), usine en bordure du fleuve Strommen

Norrköping (Suède), usine en bordure du fleuve Strommen
© P. Fluck

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Petites industries d’origine médiévale, les tanneries, draperies, mégisseries, chamoiseries et parchemineries tapissent de leur fresque colorée les berges de l’Agout à Castres. Au titre des rivières figurent encore les tranquilles vallées usinières du textile, ainsi celle de la Zschopau, en Allemagne (Saxe), où chaque village traversé accueille une filature ou un tissage, ou celle du Cailly, en Normandie, qui débouche juste à l’aval de la ville de Rouen, déjà décrite dans « le » célèbre Daumas qui fut notre livre de chevet (Daumas 1980). La rivière devenant fleuve, ce sont volontiers des villes qui accueillent l’industrie du bord de l’eau, voire qui se développent en s’en nourrissant. Ainsi Norrköping sur le fleuve Strommen, en Suède, Oslo et sa suite d’usines étalée sur huit kilomètres le long de la rivière Aker (Fluck 2017a).

Les canaux usiniers se déclinent en plusieurs sous-systèmes; dérivés d’une rivière, les premiers apportent l’énergie hydraulique en des lieux excentrés, ainsi en Alsace le canal du Logelbach, le faubourg usinier de Colmar. D’autres conduisent l’eau nécessaire à diverses opérations, telles cette suite de 75 tanneries ou teintureries jointives tout au long d’un petit canal de dérivation de l’Anoia à Igualada (Espagne). À une toute autre échelle et en d’autres temps, des canaux propres à la navigation servent de « dénominateurs communs » à l’implantation de la grande industrie, ainsi le canal Lachine à Montréal, ou le port fluvial de Duisbourg, en Allemagne.

L’usine au village; les usines à la ville

Traditionnellement dans les régions ou les vallées industrieuses, l’usine vient au village parce que celui-ci fournit de la main d’oeuvre bon marché, les travaux de la ruralité ne pouvant nourrir tous les habitants. Cela n’empêche pas le bénéfice d’un cours d’eau (une aubaine qui rejoint le cas précédent), même si nombre d’implantations s’apprêtent à éclore de l’autonomie énergétique que vient leur procurer la machine à vapeur libératrice, à la condition que les infrastructures du transport se montrent à la hauteur de ce tournant. On en vient ainsi à la « carte postale » du village doté de son clocher, de ses sheds et de sa cheminée d’usine… quelquefois même prolongé de sa cité ouvrière!

Le schéma est le même en plus grand dans les villes, incubateurs potentiels d’industries qui transforment les métropoles traditionnelles, vouées au commerce et à l’artisanat, en authentiques villes industrielles, générant ainsi des paysages que les Anglais appellent townscapes. Nous nous projetons ici au voisinage du pôle B de notre triangle, excepté le cas de villes-hôtes bordant une rivière tumultueuse (dont certaines ont été citées plus haut, voyez Verviers ou Norrköping), qui dérivent le long du segment BA. Ainsi les villes de la révolution industrielle en Angleterre, ou sur le continent comme Sedan, Troyes, Mulhouse ou encore Gand (Belgique) ou Chemnitz (Allemagne). Ces cas d’école ont suscité quantité de travaux de recherches mêlant les sinuosités des histoires économiques, sociales, environnementales, les paramètres géographiques, les architectures et l’urbanisme.

Figure 6

L’usine au village ; Soultzeren, dans la vallée de Munster, en Alsace, dans les brumes de l’hiver

L’usine au village ; Soultzeren, dans la vallée de Munster, en Alsace, dans les brumes de l’hiver
© P. Fluck

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Les villes côtières verront se développer les industries liées à la mer, à la transformation de matières premières importées et bien évidemment aux installations portuaires, et pour certaines comme St-Pétersbourg, à la construction navale. Ainsi les entrepôts traditionnels des ports de la ligue hanséatique qui alignent leurs files de pignons, et à partir du XIXe siècle les docks qu’accompagne une armada de structures spectaculaires, telles les grues. Dans la logique de l’importation, le schéma suit la polarité bassin – quai – magasins – cour charretière, que vient prolonger côté continent le canal dans un premier temps, plus tard le rail (pour l’exportation, c’est le cheminement inverse). Des silos accompagnent fréquemment les docks, qui nous introduisent vers un petit monde aux formes véritablement spécifiques qui fascinent nombre de chercheurs, de photographes et d’aménageurs; celui-ci pousse son étendue tant sur les villes que sous forme d’isolats dans les plaines céréalières, ou encore de fidèle accompagnateur des grands moulins.

Colonies industrielles et company towns

Abordé en filigrane plus haut, ce cas particulier désigne des ensembles qui doivent à la mono-industrie leur naissance et leur développement quelquefois fulgurant : Villelaure (citée plus haut), Villeneuvette (Hérault), Crespi d’Adda (Lombardie) et beaucoup d’autres exemples au niveau de petites communautés; au niveau des villes, Roubaix ou le Creusot (France), Ivrea et Sesto San Giovanni (Italie), Łódz en Pologne, Détroit (États-Unis).

Figure 7

La grande usine Póznanski, un quartier reconverti sous le nom « La Manufaktura », Łódz, Pologne

La grande usine Póznanski, un quartier reconverti sous le nom « La Manufaktura », Łódz, Pologne
© P. Fluck

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Le paysage réticulé[3]

La quasi-totalité des industries se révèlent inféodées aux importations de matières premières (pour le textile par exemple : coton, colorants, mordants) ou de combustibles, et il en va de même pour l’écoulement des produits. Ces flux ont exigé la création d’infrastructures, de caractère cumulatif, agitées cependant d’un renouvellement perpétuel. Vus d’un sommet, ou d’avion, ou de l’espace, ces aménagements aboutissent à un paysage en réseau de routes, voies navigables, voies ferrées et leurs ouvrages d’art, tunnels, viaducs, élévateurs, aéroports, semblable à un filet. Ces interconnections se complètent des voies maritimes… et des phares qui les éclairent.

Le déterminisme des ressources naturelles

Gisements métallifères, couches de charbon ou de sel ont évidemment joué le rôle d’attracteurs pour les sociétés humaines venues s’y précipiter, comme magnétisées. Les villes minières peuvent être ainsi assimilées à un type particulier de company towns; elles sont légion dans la Mitteleuropa médiévale et moderne. Nous évoquions dans l’article « Archéologie industrielle et patrimoine industriel » le cas d’Almadén (Espagne), on peut encore citer Idrija, en Slovénie, Freiberg, en Saxe, Banská Štiavnica, en Slovaquie, Røros, en Norvège. Aux lieux des ressources en combustibles fossiles, des villes surgies du néant s’accumulent autour des infrastructures de l’extraction du charbon, de son lavage et de leurs rejets; à l’échelle du territoire et selon l’étendue du gisement, par coalescence ou conurbation de leurs agglomérations, elles engendrent des paysages de bassins industriels[4].

Figure 8

La ville minière de Røros, en Norvège ; au premier plan, quartier d’habitations à toitures végétales

La ville minière de Røros, en Norvège ; au premier plan, quartier d’habitations à toitures végétales
© P. Fluck

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Une introduction à l’Anthropocène

Les sites miniers que nous venons d’effleurer nous offrent l’introduction idoine au concept d’Anthropocène tant débattu. Ce substantif désigne dans toute sa simplicité une époque géologique de l’histoire de la planète[5], marquée par le conflit entre l’oeuvre de la nature et les transformations opérées par les sociétés humaines, les deux se contrecarrant mutuellement. Si, revêtant l’habit du géologue, nous nous prenons à rechercher les traces stratigraphiques apposées par l’homme, les stériles des exploitations minières occupent à n’en pas douter un des premiers rangs, par leur ampleur et par leur puissance en termes d’épaisseur.

Figure 9

Les deux terrils du puits Couriot, à St-Étienne

Les deux terrils du puits Couriot, à St-Étienne
© Apolline Fluck

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L’illustration 10 montre l’incroyable « essaim » de 433 haldes plaqué contre les versants du cône appelé Cerro Rico, à Potosi.

Figure 10

Une carte ancienne des 433 haldes du Cerro Rico de Potosi, Bolivie

Une carte ancienne des 433 haldes du Cerro Rico de Potosi, Bolivie
© P. Fluck

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Un paysage néoformé s’est ainsi dessiné, marqueur en relief des régions minières, bien souvent aussi en creux, pour les mines à ciel ouvert ou les grands effondrements. Il se projette aux alentours du point C de notre triangle. Les rajouts à la surface de la géosphère s’étendent aux stériles issus du lavage des mines métalliques, aux accumulations de scories ou de laitiers de la métallurgie, ou encore aux résidus de process physico-chimiques comme en produit l’industrie des sels. En Hesse, une région d’Allemagne, Monte Kali est un monstrueux terril de sel issu de la séparation du chlorure de potassium. Dans l’article « Archéologie industrielle et patrimoine industriel », nous avons développé l’exemple des produits de la calcination et de la lixiviation à Rio Tinto (Espagne) qui envahissent les fonds de vallées, les mutant en un paysage surréaliste; ou encore celui, plus discret en apparence, des boues rouges de l’usine de Gardanne qui s’étalent à plus de 300 mètres de fond dans la Méditerranée. Se rajoutent à cette collection les champs d’épandages des raffineries ou des cokeries, ainsi que l’immense cohorte des décharges industrielles.

D’autres effluents, plus mobiles chimiquement et qui échappent à la surveillance des entreprises qui les ont produits, se répandent sur des surfaces étendues, à la manière de voiles qui couvrent de grandes portions de la planète, couches minces généralement absorbées par la pédosphère (le mercure, le plomb, la radioactivité…). L’analyse des tourbières, ou encore les carottes de glaces prélevées dans les calottes, ont largement démontré l’extrême mobilité des métaux lourds. C’est cela aussi, le « paysage » de l’industrie, retranché dans ses formes subtiles. Le pire scénario est évidemment celui des déchets non contrôlés, d’origine catastrophique. Nous avions évoqué le terrible événement d’Aberfan qui sidéra le monde occidental en 1966. Ces dernières années, on observe une accélération des ruptures de barrages, conduisant au dépôt cataclysmique de sédiments gorgés d’effluents miniers ou chimiques. Récurrents dans les Amériques, ces tristes événements n’ont pas épargné l’Europe; ainsi en Hongrie, une usine d’aluminium provoque l’épanchement de deux millions de tonnes de boues rouges, dévastant sept villages (2010). En Nouvelle-Calédonie, des coulées boueuses suite à des pluies diluviennes emportent les résidus de l’extraction du nickel (2016). Couches sédimentaires de l’Anthropocène!

Conclusion

Il importe d’avoir présent à l’esprit la double mission de l’archéologue du fait industriel. Il saura d’une part reconnaître la signification patrimoniale d’un objet et contribuer à ouvrir les voies de sa valorisation pour le mieux-être des sociétés à venir. De l’autre, et en particulier par le canal de l’analyse paysagère, il s’attachera à identifier et analyser les agressions de l’industrie sur nos environnements. Cette seconde mission invite au dialogue avec les chercheurs de disciplines voisines (géographes, biologistes, environnementalistes, philosophes). Ces modifications impactées sur les paysages et les territoires ne se positionnent qu’en partie dans le champ du visuel ou du palpable, dès lors que leur détection passe par les révélations du chimisme de la pédosphère et de la biosphère.

Nous avons également relevé le fait que les vestiges de l’industrie sont des héritages d’un état forcément antérieur. Que ces héritages peuvent être, pour beaucoup, considérés comme précieux, ou remarquables, ou intéressants pour l’esprit curieux. Ils acquièrent ainsi, pour peu que les citoyens se les approprient, la qualité de patrimoine. Mais ces paysages ne sont qu’un reflet adultéré de ce qu’était réellement l’industrie « en position de vie », forçant le scrutateur à un effort d’analyse et d’interprétation, tout en le renvoyant se documenter en direction d’autres sources d’information. Nous les avons appelés méta-paysages, par opposition aux paléo-paysages des beaux jours de l’activité productrice. Les méta-paysages sont une des formes d’expression de l’Anthropocène, c’est-à-dire une rétroaction de la nature sur les transformations infligées par l’Homme. Cette logique aborde son apothéose à travers les sites rejetés par la société actuelle comme friches en déshérence : terrils des mines de charbon, friches polluées ou anciens terrains vagues sont devenus les temples de la biodiversité!

Cette pratique de l’industrie, plus sans doute qu’aucune autre activité humaine, a généré des effets pervers dans la modification du visage de la Terre, très voyants ou au contraire plus subtils, voire hors de portée de nos sens. Cette forme d’héritage, dont nous aurions préféré nous soustraire, nous l’avons qualifiée d’antipatrimoine. L’antipatrimoine a su engendrer des méta-paysages porteurs d’inquiétude pour certains, indéniablement esthétiques pour d’autres, autant de vestiges qui véhiculent à présent une mission d’éducation.