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Préambule

Les sociétés européennes ont connu un choc majeur lorsque leur système productif et économique est entré dans la spirale de la désindustrialisation : un choc social, économique, psychologique mais aussi urbanistique. Un paysage familier, construit depuis la fin du XIXe siècle, disparaissait, laissant place à des sites de désolation, vidés de leurs activités, réduits à des vestiges. La mort d’un modèle était synonyme de défaite. On commémore difficilement les défaites. Dans bien des cas, la tentation de la tabula rasa (quand c’était possible) a paru comme la solution la plus appropriée pour accéder à la modernité, une modernité peu soucieuse de mémoire. On a même parlé de « haine dévastatrice » (Bergeron 1997 : 3979). Les territoires « victimes » de la désindustrialisation » étaient voués à la déshérence ou à la disparation matérielle et immatérielle, comme un mauvais souvenir. Leur avenir passait par l’oubli ou le rejet. Le deuil favorisait le déni. Cette histoire était frappée d’impopularité. L’indifférence était largement partagée, par les entreprises elles-mêmes, les politiques et l’opinion. Pourtant, peu à peu, émergea un mouvement attentif à la « résilience » (une notion justement contemporaine de la désindustrialisation) de ces territoires et à leur prise en compte comme objet d’études. Ces territoires et l’histoire qu’ils racontaient commençaient à intéresser quelques historiens. Leur inscription dans la dynamique patrimoniale pouvait leur redonner une valeur, voire une nouvelle vie. Avec une grande lenteur, on a assisté à « l’incorporation du patrimoine industriel au patrimoine culturel de la nation dans son ensemble» (Bergeron 1997 : 3994).

Si la connaissance et la valorisation du patrimoine industriel en Europe ont fait de grands progrès ces trente dernières années, si les monographies abondent, force est de constater qu’on ne dispose toujours pas d’une vue d’ensemble des problématiques actuelles du patrimoine industriel européen et des politiques patrimoniales dans ce domaine. Les institutions européennes, notamment l’Union européenne, ne semblent toujours pas en état de considérer ce type de patrimoine comme un élément majeur de l’identité européenne. On pourrait reprendre cette formule de Jean-Yves Andrieux : « Parent pauvre de la beauté académique, le patrimoine industriel est un socle identitaire puissant pour la ville et le territoire européens de demain »[1]. Même si les politiques urbaines l’intègrent de plus en plus dans leurs stratégies de transformation et d’attractivité des territoires post-industriels (Belot et Lamard 2011a : 13, 2010; Belot 2012 : 12-22), ce patrimoine cherche encore sa place dans le concept plus général de « patrimoine culturel commun » cher au Conseil de l’Europe.

La région de Saint-Étienne en France est un très bon exemple de ce point de vue. Longtemps première ville industrielle de France et de l’Europe continentale, Saint-Étienne est tributaire d’un riche héritage qui façonne encore son paysage urbain et social et son offre muséographique. Elle a su affronter le difficile passage à l’ère post-industrielle et elle fait figure de modèle : tant par la mise en oeuvre d’une politique de redynamisation urbaine que par sa stratégie de patrimonialisation de ce passé industriel. Son université a été pionnière dans la constitution du patrimoine industriel en tant que champ de recherche digne de l’attention académique. Il y a une « école stéphanoise du Patrimoine » dans laquelle se sont illustrés des universitaires qui ont produit des concepts nouveaux. Cet héritage académique est vivant[2]. En témoignent les journées d’études qui ont été organisées à Saint-Étienne et à Firminy en 2019 et 2020 et dont ce volume d’Ethnologies[3] est le reflet tangible[4]. Il s’agissait de retracer l’évolution du concept de patrimoine industriel et de faire un état des lieux des nouveaux enjeux (politiques, architecturaux et technologiques) des perspectives de rénovation urbaine intégrant la prise en compte de la démarche de réhabilitation du patrimoine industriel à l’échelle de l’Europe.

La naissance du processus d’académisation du patrimoine industriel doit beaucoup à Maurice Daumas (1910-1984), un pionnier et un fondateur dont on a désappris le nom. Conservateur au Conservatoire national des Arts & Métiers à Paris, puis titulaire de la première Chaire d’histoire des techniques, il a dirigé la monumentale Histoire générale des techniques (PUF, 1968-1979). C’est lui qui a fait entrer le patrimoine industriel dans le champ académique français en fondant la revue L’Archéologie industrielle en France et en publiant en 1980 un livre qui porte le même titre. Il a cofondé en 1969 l’ICOHTEC (International Committee for the History of Technology)[5], un réseau mondial de chercheurs toujours actif qui accorde une large place aux enjeux du patrimoine industriel.

Suite à la découverte récente des archives de l’enquête nationale qu’il a conduite sur plusieurs années pour documenter son livre, nous proposons d’étudier la manière dont il a abordé le patrimoine industriel stéphanois, en mettant à jour la méthodologie qu’il a utilisée et les réseaux sur lesquels il s’est appuyé. Saint-Étienne avait été longtemps la première ville industrielle de France et son rayonnement était européen, voire mondial. La déprise violente qu’elle a subie dans la décennie 1970 a placé les acteurs locaux (universitaires, sociaux, politiques) devant la nécessité de s’interroger sur le devenir de cet héritage industriel qui a marqué le paysage physique et sociale de cette région. Nous voudrions montrer que l’enquête du CNAM, qui intervient à ce moment où frappe la « désindustrialisation », a été un élément de légitimation des démarches initiées par un noyau de chercheurs de l’université de Saint-Étienne qui commençaient à s’intéresser à ce phénomène. In fine, il s’agit d’observer la naissance d’un champ de recherche en France : le patrimoine industriel.

Maurice Daumas et le patrimoine instrumental

Un mouvement social n’est jamais réductible à un homme. Mais parfois il arrive qu’un individu fasse figure de pionnier et d’initiateur. C’est le cas de Maurice Daumas : 1910-1984. On peut dire que c’est par lui que le patrimoine industriel a pu entrer dans le champ académique et donner un cadre à une dynamique sociétale. Son itinéraire intellectuel et professionnel singulier permet de mieux comprendre pourquoi il était désigné pour jouer ce rôle.

Conservateur au musée des Arts et Métiers

L’évolution de la recherche de M. Daumas obéit à une logique d’élargissement progressif de l’appréhension du phénomène technique. Après avoir effectué des études de chimie à l’université de Montpellier, il devient ingénieur au Laboratoire municipal de la préfecture de Paris (1934-1942), puis au laboratoire de recherche et développement de l’entreprise Paul Doittau (Corbeil) qui domine l’activité de féculerie, en lien avec la meunerie. Il intègre la Fondation Alexis Carrel en 1944, qui deviendra l’INED (1947). Il y rencontre notamment Alfred Sauvy. Il a donc une expérience de recherche appliquée, mais montre une sensibilité précoce pour les phénomènes sociétaux contemporains.

En témoigne sa première publication sur un objet industriel nouveau promis à un avenir extraordinaire (c’est aujourd’hui le troisième matériau le plus fabriqué par l’homme, après le ciment et l’acier) : Les matières plastiques en 1941 dans la nouvelle collection de vulgarisation des Presses universitaires de France (« Que sais-je? »,) fondée par Paul Angoulvent, conservateur au musée du Louvre après avoir été étudiant aux Hautes Etudes Commerciales. Ce livre modeste lui permet de mieux comprendre le rôle moteur de l’industrie dans l’innovation : « Les progrès de la chimie, en un siècle, sont dus au fait que les chimistes ont reçu des industriels des moyens de recherche de plus en plus importants. Ils ont été les premiers à bénéficier de cette aide systématique » (Daumas 1957 : 162-163). La rapidité du développement de la chimie industrielle et l’étude de l’apparition d’un nouveau champ de recherche lui permettent de comprendre que, dans ce domaine, la technique et la réalisation industrielle ont précédé la science : « Les premières matières plastiques ne devaient rien aux théories de la synthèse chimique. » (Daumas 1962 : xii).

Il arrive aux mêmes conclusions en publiant une biographie de Lavoisier (1941), qui deviendra en 1955 : Lavoisier, théoricien et expérimentateur. Lavoisier, c’est la démonstration par l’expérience, par la « preuve irréfutable ». C’est aussi un réformateur, sous Louis XVI, ce que salue Daumas : celui-ci ne considère pas la science et la technique comme une réalité autonome par rapport à la société. C’est ce qu’il apprécie chez Arago, dont il écrit la biographie en 1943 : Arago, c’est le savant, mais aussi le politique et le vulgarisateur qui, de 1813 à 1846, donna un cours public d’« astronomie populaire ». La politique de la science, Daumas s’y intéresse à la Libération en donnant des articles au journal né dans la Résistance : Combat. Mais il semble que c’est plutôt Arago qui l’inspire quand il décide de devenir en 1947 conservateur au Conservatoire national des Arts et Métiers (jusqu’en 1976), symbole de la République scientiste et progressiste (créé par décret de la Convention 10 octobre 1794). C’est dans cette fonction qu’il va s’intéresser à l’objet pensé et exposé, à l’objet comme source du patrimoine scientifique et technique. Sa réflexion part de l’objet concret car l’objet est la science par expérimentation, par instrumentation. Daumas se veut porteur d’une longue tradition de conservation « des instruments du passé et des appareils auxquels s’attache le souvenir de découvertes importantes ». Dès le XVIe siècle, à Dresde, on trouve un Salon de mathématiques et d’astronomie. Le patrimoine instrumental est peut-être le plus vieux des patrimoines : dans tous les pays d’Europe (XVIIe-XVIIIe siècles) se constituent des collections (privées/publiques) d’instruments et de machines. Les universités abritent des collections d’instruments scientifiques (Londres, Cambridge, Oxford). Le CNAM à Paris aussi se veut « un dépôt public de machines, outils, modèles, dessins, descriptions et livres de tous genres d’arts et métiers ». S’il hérite des instruments historiques conservés par l’Académie des sciences, le CNAM devient le musée des techniques modernes. Voici comment Daumas, dans son Histoire de la science, présente le CNAM et donc sa mission : « Tous ces objets sont devenus par la force des choses des documents d’histoire, et c’est encore un rôle important que remplit ce musée de sauvegarder le plus grand nombre d’objets pouvant constituer un témoignage concret et utile de l’évolution de la science et de la technique » (Daumas 1957 : xxvii).

Une de ses ambitions patrimoniales est la création d’un Répertoire international des instruments scientifiques qui sont à l’origine de découvertes importantes. L’ICOM et l’UNESCO ont initié le mouvement : un crédit est mobilisé en 1953. En 1956, il réussit à charger l’Union internationale d’histoire des sciences de la réalisation de ce répertoire et à se faire nommer expert. Son expertise est donc internationalement reconnue : il devient rédacteur en chef de la revue Archives internationales d’histoire des sciences et membre de l’Association générale des conservateurs des collections publiques. Il est l’un rares chercheurs à cette époque à s’intéresser à la mission heuristique et didactique de l’objet technique. Dans sa lettre de candidature au poste de conservateur, il lui paraît essentiel de « contribuer à l’orientation des jeunes gens vers les carrières scientifiques et techniques, tout en conservant, et même en enrichissant, le caractère historique qu’il (le CNAM) possède depuis sa fondation[6]. » Il croit à la mission édificatrice du CNAM et de son rôle et s’engage à tout faire pour ce lieu retrouve le public : « Actuellement, bien que son prestige soit grand, le musée et insuffisamment connu et surtout trop peu fréquenté. Après une époque de grande prospérité, de 1855 à 1900, il a connu des années d’oubli presque total après la Grande Guerre ».

Comment? Par une présentation attrayante, en remplacer la vitrine, qui isole, par le banc d’expérimentation : « Tous les moyens d’explication doivent être utilisés : photographies de grand format schémas lumineux, enregistrements sonores… ». Il va également développer les expositions temporaires sur des thèmes très actuels comme l’exposition sur les Automates, ou celle consacrée à la « Naissance d’un avion » à l’hiver 1969-70. L’objectif sous-jacent est de permettre au citoyen « d’entrer en contact avec les activités industrielles et scientifiques contemporaines » Aussi veut-il « créer des sections modernes », ce qui lui attire l’hostilité de son chef Loiseau. Voici les sections nouvelles créées par Daumas (1959-1969) : Chemin de fer; Métallurgie; Sidérurgie; Fonderie; Techniques agricoles; Photographie et cinéma; Enregistrement des sons; Télécommunications; Technique et vie quotidienne. Mais cette ambition est limitée, regrette-t-il, en raison de la faiblesse des ressources, faiblesse qui traduit l’absence de conscience des industriels à la patrimonialisation de leurs activités : « Divers dons récents importants montrent qu’il n’est pas impossible d’amener les industriels et les groupements professionnels à s’intéresser à ce musée. »

Historien de l’objet et de l’innovation techno-scientifique

Maurice Daumas ne se voit pas seulement comme un conservateur de musée. Il se veut aussi chercheur et entend se positionner sur le terrain académique. À peine nommé au CNAM, il décide de faire une thèse sous la direction de Gaston Bachelard, poète et épistémologue, qui a marqué le champ intellectuel en 1938 en publiant sa thèse sur la formation de l’esprit scientifique au tournant des XVIIe et du XVIIIe siècles. C’est bien sûr une caution prestigieuse. La thèse de Daumas porte sur les instruments scientifiques aux XVIIe et du XVIIIe siècles. Il la soutient le 13 juin 1953, et il réussit à la publier la même année aux Presses Universitaires de France. Ce qui est remarquable pour l’époque, c’est qu’il ne s’en tient pas à l’objet. Il l’inscrit dans une dynamique éco-systémique en évoquant les « facteurs économiques et sociaux », mais aussi les « facteurs techniques et industriels » et les « grands problèmes scientifiques ».

Derrière le conservateur, l’historien perce. Son ambition secrète est de devenir professeur d’histoire des techniques. Depuis 1960, il dirige le Centre de Documentation d’histoire des techniques (CDHT), en lien avec l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (VIe Section) et le CNRS. Ce dépassement de sa mission ne plaît guère à l’institution du CNAM. Dans une lettre au patron du CNAM, il évoque cette difficulté :

Je n’ignore pas que le reproche essentiel et permanent que me fait M. Loiseau est de m’intéresser à l’histoire des sciences et des techniques. (…) Toutes les occasions pour entrer en contact avec les activités industrielles et scientifiques contemporaines m’ont toujours été refusées par M. Loiseau; en outre, toutes les occasions de créer des sections modernes ont avorté sous la direction du conservateur malgré son assiduité à de nombreux congrès et conférences. Les dernières acquisitions du musée ne sont pas de nature à rajeunir nos collections[7].

Sa persévérance lui permet de devenir, à partir de 1969, professeur au CNAM, titulaire de la chaire d’histoire des techniques. Là aussi il fait figure de pionnier, car l’enseignement dans ce domaine est inexistant : « L’histoire des techniques, qui n’a jamais fait l’objet d’un enseignement véritablement scientifique en France, doit comporter l’étude de différents facteurs techniques ou scientifiques par référence au niveau des connaissances du moment. Dans cette optique, il faut souligner l’influence des facteurs sociaux (telle la démographie). » Il veut mettre en place une « approche interdisciplinaire »[8]. Les programmes de ses cours sont très éclairant sur sa démarche. L’industrie et l’industrialisation tiennent une place importante : machinisme et automatisme dans l’industrie; machine à vapeur; ressources minières et métallurgie au XVIIIe siècle; la révolution industrielle; innovation en aval du courant industriel; les expositions industrielles (1789-1848); les expositions internationales (1851-1855), « première expression d’une civilisation industrielle »; le processus d’industrialisation aux XVIIIe et XIXe siècles.

Affleurent dans ces cours les questionnements théoriques qui le hanteront toute sa vie : le « complexe technique et son environnement »; la dynamique de l’évolution des techniques contemporaines; l’influence des guerres mondiales et coloniales; « Rôle initiateur de la technique : vapeur et thermodynamisme »; « Rôle initiateur de la science : électromagnétisme et ses filières de développement » (Cours 1971-72). En l’espace de cinq ans, il fait paraître deux ouvrages majeurs qu’il dirige. D’abord l’Histoire de la science en 1957, dans la prestigieuse collection La Pléiade chez Gallimard. Dans sa préface, Daumas dénonce l’« apathie de l’enseignement officiel français » et regrette qu’une question d’histoire des sciences ait été retirée du programme de l’agrégation d’histoire. Il se flatte de ce que l’histoire des sciences soit « l’une des plus jeunes disciplines historiques ». Ce livre a l’ambition de faire le point sur l’histoire de l’ensemble des sciences, mais il permet à Daumas de dire quelques mots sur la relation Science / Technique, la problématique qui est l’épicentre de ses recherches. Sa grande idée est que « la technique n’est pas seulement de la science appliquée » et que « la science ne débouche pas directement sur la technique. » Les liens qui se tissent entre les deux univers « sont beaucoup plus complexes que les simples relations de cause à effet ». Pour accéder à cette complexité, il faut que « toutes les disciplines (soient) solidaires dans leur destin » mais il faut aussi inscrire la relation Science / Technique dans son milieu social, humain : « L’histoire de la science ne peut plus ignorer l’histoire des hommes qui l’ont faite. Il ne s’agit pas de l’histoire de chaque homme en particulier, mais de celle de leurs rapports mutuels et de leur place dans le milieu social et économique où ils vécurent. » Daumas va inventer la notion de « complexe technique » et de « créativité technique ».

Le deuxième opus magnum, et qui fera date, est l’Histoire générale des techniques, Tome 1, Les origines de la civilisation technique, éditée aux Presses universitaires de France en 1962. Là aussi, Daumas veut montrer l’intérêt qui s’attache à une « histoire » qui « nous est encore assez mal connue ». Cet angle mort de l’histoire, méprisé par l’histoire dominante, il souhaite l’éclairer et la valoriser : il parle de « la grandeur de cette aventure que fut celle des techniques ». Il s’étonne qu’il n’existe pas en langue française un ouvrage d’ensemble. Car pour lui, sa prise en compte est indispensable si l’on veut comprendre un peu sérieusement « l’histoire humaine » qui commence par « l’industrie », c’est-à-dire par la transformation des matériaux naturels (d’où « l’invention de procédés de fabrication et les échanges entre les peuples »). Pour Daumas, « L’invention n’est jamais le fait d’un homme seul. Elle est le produit d’une époque, d’un milieu. ». Le progrès technique est donc « le résultat d’une expérience collective sans cesse accumulée ». Et contrairement à une doxa très répandue à l’époque où il écrit, Daumas veut renverser l’ordre des facteurs : « les techniques ont suggéré aux savants les sujets de leurs recherches »; « les machines à vapeur fonctionnaient depuis 70 ans lorsqu’on tenta d’en faire la théorie ».

Maurice Daumas « inventeur » du patrimoine industriel

Cette mise en perspective de sa carrière et de sa vision des rapports entre la technique, la science et l’industrie permet de comprendre pourquoi Maurice Daumas était voué à s’intéresser à « l’archéologie industrielle » au moment même (et cela démontre sa capacité à saisir les tendances et les enjeux du temps présent) le processus de désindustrialisation amorçait de manière encore discrète sa marche inéluctable et durable. On pourrait dire qu’il y a une rencontre entre une recherche théorique au long cours et un moment de la transition post-industrielle.

« Un sujet si nouveau »

L’intérêt porté au patrimoine industriel n’est pas un effet d’opportunité. Il s’inscrit dans un long cheminement intellectuel sur l’histoire des techniques commencé dès 1941 et nourri de sa pratique muséographique. À un moment donné, Daumas a voulu connaître la manière dont la technique prend corps et fait industrie et société. Il le dit lui-même dans l’introduction à L’Archéologie industrielle en France, son ouvrage majeur sur le sujet : il voulait passer d’une histoire technique des techniques à « une histoire plus générale où apparaitrait l’influence qu’ont exercé sur lui (le système technique) les facteurs exogènes au complexe technique » (Daumas 1980 : 7). Deux notions vont inspirer ses dernières recherches (le « complexe technique » ou le « milieu technique »), c’est-à-dire l’analyse de l’environnement (matériel et immatériel) du déploiement de la technique. Un chercheur en archéologie industrielle, prévient Daumas, doit « replacer le site ou le bâtiment étudié dans le contexte des différents facteurs humains au sein duquel s’est déroulée l’activité à laquelle il était consacré » (Daumas 1980 : 436).

Dès l’année 1972, il lance un projet de recherche sur la « géographie industrielle de Paris et sa banlieue au XIXe siècle », selon une approche cartographique qui se veut novatrice. L’angle heuristique est essentiellement bâtimentaire, guidé par un intérêt particulier pour « la personnalité des bâtiments industriels anciens ». Il s’agit d’aller à la rencontre physique de la civilisation industrielle naissante et de ses traces tangibles en 1972 : « Aussi avons-nous été physiquement en présence d’une matérialité du passé industriel de Paris. » Cette recherche initiale l’encourage, en 1975, à proposer un nouveau thème d’investigation sur les bâtiments industriels des XVIIIe et XIXe siècles. Il adopte une démarche ethno-archéologique, et c’est pourquoi Daumas commence à développer la notion d’« d’archéologie industrielle »!

Il n’est pas seul à commencer à s’intéresser au phénomène. Daumas nous a habitués à penser l’inventeur et le processus découverte dans leur « milieu ». Le chercheur est soumis au même régime. Daumas est un homme de réseau. Il a participé, par exemple, à la création en 1969 de l’ICOHTEC (International Committee for the History of Technology), un réseau mondial de chercheurs toujours actif (Belot et Rojas 2018 : 3-19). Il sait qu’un de ses collègues britanniques a popularisé le concept d’archéologie industrielle. Il s’agit de R. Angus Buchanan qui avait travaillé sur la région de Bristol et produit la première étude en 1969, à la fois inventaire et méthodologie, avec une cartographie des sites industriels. Buchanan est même de l’ICOHTEC. Les deux hommes se connaissent. Buchanan élargit la focale et publie en 1972 un ouvrage d’ensemble qui fera date : Industrial Archeology in Britain (Buchanan 1972).

Le caractère innovant de cette étude tient dans le souci de recueillir des témoignages et de photographier (voire de filmer) systématiquement sites et objets en vue de la création d’une base de données, et de prêter attention à tout ce qui concerne l’environnement social, de l’habitat à la littérature. Au-delà de Buchanan, on peut dire que la Grande-Bretagne a été en pointe dans l’émergence de la notion et de sa diffusion en Europe (Falconer 2006). Elle est largement à l’origine du TICCIH (The International Committee for the Conservation of Industrial Heritage), première société savante internationale dédiée à ce thème (1978). Mais dès 1973 est créée outre-Manche l’Association pour l’Archéologie industrielle. Daumas reconnaît bien volontiers la paternité des Britanniques dans l’avènement de cette discipline. Il estime, avec Neil Cossons (1975 : 19), que l’expression « archéologie industrielle » est apparue pour la première fois dans un texte imprimé en 1955.

Le lancement de l’enquête de 1972 n’est pas un hasard. Grâce à Maurice Daumas et à son livre paru en 1980 – L’Archéologie industrielle en France –, préparé par une longue enquête ethno-historique, la France s’approprie le concept né outre-Manche et s’impose dans le domaine, suscitant des vocations et un courant de recherche académique. Une nouvelle institution culturelle s’en fait l’écho : en 1973 est inaugurée l’exposition L’usine, travail et architecture (sous la responsabilité de Vincent Grenier) au Centre de création industrielle du Centre Pompidou à Paris, crée en 1969. Il convient de noter que la démarche n’est pas encore liée à ce qu’on appelle aujourd’hui la « désindustrialisation ». Le mot apparaît chez Daumas en 1976 dans des rapports internes, mais il n’est pas mentionné dans L’Archéologie industrielle. Lors de la Commission de réflexion sur l’avenir du musée du CNAM, le 28 mai 1976, un compte rendu stipule que « M. Daumas présente plusieurs documents… Un rapport provisoire sur une recherche de processus d’industrialisation et de désindustrialisation dans Paris et sa région, le premier numéro du bulletin de la Section d’archéologie industrielle du Centre de documentation d’histoire des techniques… »

Sa démarche initiale est plutôt une réaction contre l’indifférence et l’abandon d’un patrimoine qui n’est pas considéré comme tel. Daumas l’a très bien exprimé :

C’est ainsi que dans l’indifférence générale, à Tournon, le premier pont suspendu par des câbles, construit par Marc Seguin en 1824, a été démoli il y a quelques années, faute de crédits pour son entretien. Les restes d’équipements industriels dont l’exploitation a été abandonnée au cours du temps sont pour la plupart voués également à la destruction sans considération de la valeur qu’ils peuvent conserver en qualité de témoignage d’un type d’activité qui, au même titre que les créations artistiques ou les événements politiques ou militaires, fait partie intégrante de l’histoire de notre pays.

Daumas 1976

Par conséquent, « patrimonialiser », pour Daumas, c’est d’abord tenter de lutter contre une menace : la culture anti-culturelle de la modernité et du profit qui attache peu de valeur au passé, à l’histoire, et préfère le « gommage systématique de toute représentation authentique d’un passé industriel qui nous a fait ce que nous sommes aujourd’hui ». Il a été choqué par la destruction (qu’il qualifie de « politique ») des Halles de Baltard occupées par des groupuscules adeptes de la « contre-culture » dans le mouvement de Mai 68.

Il s’agit d’alerter, mais aussi et de repérer, d’inventorier et de documenter les sites qui témoignent de l’évolution du phénomène industriel aux XVIIIe et XIXe siècles. Ceci en vue de leur préservation éventuelle. Si l’archéologie industrielle a pour principal objet « la recherche et l’étude des sites où se sont déroulés ces types d’activité, et des témoignages artificiels, les artefacts, qui y demeurent », Daumas insiste sur le fait que ce n’est pas suffisant pour caractériser cette « nouvelle discipline ». Il est nécessaire de prendre en compte le « souci de protection » et la « valeur historique » qui correspondent, pense-t-il, au désir de « l’opinion » qui n’accepte pas sans souffrance la disparition d’un élément de son paysage familier (Daumas 1980 : 428-429). Il prend à témoin le projet d’aménagement de l’ancienne gare de Euston à Londres qui prévoyait la suppression de son célèbre propylée dorique. Des associations se mobilisèrent contre cette destruction. Mais leur voix ne fut pas entendue et la destruction intervint en 1962. L’ontologie du patrimoine se situerait donc dans un espace situé entre la recherche et l’opinion, entre l’académique et le public.

Certains pensent, comme Pierre Fluck, qu’il y a lieu de distinguer patrimoine industriel et archéologie industrielle, le patrimoine relevant d’abord de la « médiation » (Fluck 2017 : 45). Comme si le patrimoine était cantonné dans une catégorie infériorisée. Ce qui peut être le cas (et qui a longtemps été le cas avant l’émergence du patrimoine comme science), lorsqu’il s’agit, par exemple, de conserver des collections d’objets ou de restaurer un bâtiment. Daumas prend soin de distinguer entre un pseudo-musée qui se contenterait d’exposer des automobiles anciennes et un « vrai » musée construit sur une narration scientifiquement soutenue. Pour lui, le musée des chemins de fer de Mulhouse qui présent des « véhicules statiques » n’est pas « un lieu d’archéologie industrielle malgré son intérêt et son originalité ». Le concept de « patrimoine », aujourd’hui, ne peut plus être assimilé à un mode dégradé d’archéologie.

Mais dans la double idée de sélection et de conservation (à la fois de l’objet, de sa valeur culturelle et de son histoire), il y a l’acte fondateur du processus de patrimonialisation qui repose sur « le choix ». Ce choix est gouverné par l’idée de transmettre une connaissance, une histoire, une culture et il présuppose une mise en « milieu » et une mise en narration. Chez Daumas, qui est enseignant et conservateur de musée aussi, il y a le regret constant de l’insuffisance d’un enseignement de ce type et de prise de conscience de la population française. Son ambition dépasse l’enjeu purement scientifique : faire « prendre conscience de la valeur de notre patrimoine industriel » (Daumas 1980 : 9). L’on peut bien sûr transmettre par des modes de narration différents, comme le musée, l’exposition ou le livre. L’obligation du choix est liée au fait qu’il n’est pas question de tout conserver. Le choix impose une mise en perspective critérisée pour que la mémoire soit non pas subie mais choisie, et qu’elle serve l’histoire, et pour que s’accomplisse l’agit patrimonial ou archéologique :

L’action la plus directe consiste à sauvegarder les monuments industriels qui illustrent les différentes étapes de l’industrialisation de notre pays. Mais bien naturellement l’objectif n’est pas de mobiliser des moyens disproportionnés pour restaurer ou conserver intact tout ce qui existe encore. Un choix s’impose qui doit tenir compte de différents facteurs : intérêt historique réel, localisation géographique, densité des différents types de monuments par régions, selon la vocation industrielle passée ou présente de celles-ci, état de conservation, dévolution possible en cas de déshérence, soutiens matériels escomptés par la suite pour que ne soit pas perdu le fruit des premiers efforts, etc.

On peut schématiser le processus de transformation de la valeur d’usage du l’objet ou du site en valeur culturelle (figure 1). C’est ce qu’on pourrait appeler la « transfiguration patrimoniale ».

La signification historique de l’acte patrimonial apparaîtra si l’attention ne s’enkyste pas dans l’objet mais réussit à le replacer dans le « milieu » où l’activité liée à l’objet s’est développée (matériaux transformés, rapports sociaux, équipements, modes d’organisation, etc.).

Figure 1

Le processus de « transfiguration patrimoniale »

Le processus de « transfiguration patrimoniale »
© Robert Belot

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Le détour par le patrimoine est l’occasion pour Daumas de s’ouvrir à une problématique plus large que celle qui l’a absorbée jusque-là, c’est-à-dire la « logique interne » de la créativité technique. Dans l’avant-propos à L’Archéologie en France, il reconnaît qu’il était devenu « nécessaire » pour lui « de se demander comment ce système pourrait s’intégrer dans une histoire plus générale où apparaîtrait l’influence qu’ont exercé sur lui les facteurs exogènes au complexe technique » (Daumas 1980 : 7).

Il y a deux raisons au fait que Maurice Daumas hésite à utiliser le mot « patrimoine ». C’est d’abord parce que le terme « patrimoine » n’a pas encore reçu ses lettres de noblesse académique que Daumas lui préfère le terme « archéologie », dont la dimension scientifique paraît plus évidente et plus légitimante. La deuxième raison vient de la connotation idéologique à laquelle l’identification « patrimoine » / « Monument historique » est attachée spontanément dans les années 1970. L’Inventaire général des Monuments et Richesses artistiques de la France (créé par Malraux) a été réticent à la démarche, au départ; « On a remarqué, dit Daumas, qu’il s’agit officiellement d’inventorier les richesses artistiques; officiellement donc, celles du patrimoine industriel n’avaient pas à être prises en compte. »

C’est pour cette raison, pense Daumas, que l’archéologie industrielle a été mal perçue au départ. Elle aurait peut-être été une victime collatérale d’une « vigoureuse contestation idéologique reposant sur une analyse critique de l’action réputée bourgeoise et conservatrice du service des Monuments historiques depuis sa création au début de la Monarchie de Juillet » (Daumas 1980 : 439). L’idée selon laquelle l’institution produirait « un classement de classe » (Aguilar 1982 : 76-85) trouve encore aujourd’hui des amateurs. Or, la démarche de l’archéologie industrielle allait à l’inverse de cette démarche supposément idéologique. C’est précisément, pensons-nous, la raison pour laquelle les pionniers de la discipline ont voulu se distinguer de « l’idéologie patrimoniale ». Pierre Nora a préféré lui aussi le concept de « lieux de mémoire » à celui de « patrimoine ». Dans le courant des années 1980, c’est la critique de l’excès patrimonial (le fameux « tout-patrimoine ») et de « l’abus monumental » qui fit réagir le monde savant. Historiens, sociologues et anthropologues s’étonnent de « ce présent qui s’historise lui-même » (Hartog 2003 : 85) : syndrome d’auto-contemplation et d’auto-célébration ou, au contraire, symptôme d’une « identité en souffrance » (Rioux 2006). Mais c’est une autre histoire. À l’origine, le combat de Maurice Daumas et de ses collaborateurs visait justement à sortir de cette vision majestueuse, dominatrice et irénique du patrimoine guidé par la « logique de l’unicum » (Heinich 2015 : 20). Mais la démarche était pure de toute nostalgie nombriliste et passéiste et libre de toute souffrance identitaire. C’est une attitude purement historienne qui anime Daumas lorsqu’il découvre que les Halles de Baltard, en 1969, « n’intéressaient personne, ni les bourgeois, ni les prolétaires, ni même les gauchistes qui n’y voyaient qu’un lieu d’expression squatterisé (sic) et non le cadre architectural d’une certaine époque de l’histoire de Paris » (Daumas 1980 : 438). La non-réaction de l’opinion face à cette victoire de « l’affairisme immobilier » l’a profondément déçu.

La naissance du patrimoine « scientifique » n’a pas été vécue et pensée initialement comme « un recours pour temps de crise » (Hartog 2016 : 57). Loin d’être un effet de « l’explosion du patrimoine » (Nora 2011 : 97) qui allait suivre, elle visait à développer une connaissance et à faire naître une discipline « indisciplinée », aux frontières des autres disciplines. Ce qui ne lui enlève en rien son caractère avant-gardiste et précurseur d’un phénomène social massif à venir. Jacques Payen, principal collaborateur de Daumas, résume bien l’enjeu : « L’archéologie industrielle élargit la notion de patrimoine culturel, elle y introduit de nouveaux objets de curiosité et de contemplation non moins du reste que de recherche. Ces objets nouveaux commencent à s’insérer dans la trame des monuments historiques traditionnels et l’archéologie industrielle cherche également, si c’est encore possible, à en assurer la sauvegarde et la réhabilitation » (Payen 1982 : 158). En 1982, un jeune « disciple » de Daumas, Louis Bergeron, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, n’hésite pas à recourir à la locution « patrimoine industriel » dans la première étude sérieuse historico-ethnologique qu’il dirige (Bergeron 1982).

Mise en place de réseaux et d’événements

Comme la Grande-Bretagne, la France est bien positionnée car son héritage industriel est riche. Il y a un air du temps, une ambiance, même si l’intérêt est beaucoup moins « populaire » qu’outre-Manche. L’impulsion primitive ne vient pas de l’université classique. Elle prend ensuite sa source « instituante » au CNAM, qui est un établissement à statut particulier en France, à travers un homme qui lui aussi a un itinéraire hors norme.

Daumas a la volonté de structurer ce champ en émergence pour lui assurer lisibilité, légitimité, et moyens. Il s’appuie sur le fonds documentaire du Centre de documentation d’histoire des techniques (CDHT), qui voit le jour dès 1960 sous le triple sceau du CNRS, de l’Ecole pratique des hautes études et du CNAM et qu’il dirigera jusqu’à sa retraite. En octobre 1975, il y crée la Section d’archéologie industrielle. Il ne s’agit pas de centraliser toutes les recherches et initiatives dans ce domaine, mais de constituer un centre de ressources pour aider les initiatives locales et participer aux conférences internationales qui commencent à se développer sur ce thème à partir de 1972. En janvier 1975, fort du succès de la première enquête de 1972 sur « l’Evolution de la géographie industrielle de Paris et sa proche banlieue au XIXe siècle » qui paraît en 1976, le CDHT obtient une aide financière de la direction de l’Architecture du secrétariat d’Etat à la Culture pour conduire une recherche sur l’évolution de l’architecture en France « depuis les manufactures royales à l’époque de Colbert jusqu’aux usines du début de la seconde révolution industrielle ». Ce rapport est livré en 1978 sous le titre : Les bâtiments à usage industriel aux XVIIIe et XIXe siècles en France. Maurice a su associer une équipe efficace autour de Claudine Fontanon, Gérard Jigaudon, Dominique Larroque et Madeleine Maillebouis. Un gros rapport de 436 pages et 188 photos.

L’attention au patrimoine industriel ou à la culture industrielle est perceptible dans d’autres lieux. À Lyon, par exemple, sans sa thèse sur Les ouvriers de la région lyonnaise (1848-1914), parue en 1977, Yves Lequin s’intéresse à la méthode historico-ethnologique d’un espace régional et documente le processus d’industrialisation. Il est vice-président de l’éco-musée du Creusot. Mais les efforts relèvent d’abord d’initiatives individuelles locales. Les moyens de connaissance et de diffusion sont donc dispersés et ne permettent pas de sensibiliser l’opinion. « Il ne peut pas se dessiner un esprit de coopération et d’émulation sur une échelle satisfaisante sans que s’instaure un échange d’idées et d’informations », constate Daumas. C’est pourquoi, en mars 1976, il décide de créer un bulletin de liaison : L’Archéologie industrielle en France, qui deviendra une revue. Deux ans après naît le CILAC : Comité d’information et de liaison pour l’étude du patrimoine et de l’archéologie industrielle. Il s’agit d’un véritable réseau destiné à relier ceux qui s’intéressent au phénomène patrimonial dans son rapport à l’histoire industrielle. Ce sera pour son enquête nationale et le devenir des études sur le patrimoine industriel deux instruments décisifs de mise en réseau des hommes et des connaissances.

Maurice Daumas a besoin de ce réseau car il souhaite s’attaquer à sujet d’ampleur : accéder à une « idée générale de la nature et de la répartition des éléments du patrimoine industriel français » (Daumas 1980 : 8). Un des objectifs est la « sauvegarde » de ce qui peut disparaître : il faut donc agir avec « rapidité ». Un autre objectif (lié au premier) est de « susciter une prise de conscience ». Il ne faut pas se contenter de relever la trace matérielle sur le terrain : il faut aussi prendre en compte « l’environnement historique dans lequel se sont déroulées ses activités » afin de documenter une part majeure de l’histoire de la France et de l’Europe : « Je l’ai compris comme une sorte de tableau d’une certaine représentation de notre histoire culturelle et matérielle, histoire non écrite dont la richesse n’est encore guère soupçonnée en France » (Daumas 1980 : 10).

Radioscopie d’une enquête : le cas de la région stéphanoise

Dans cette vaste enquête, dont l’histoire reste à faire, nous proposons de mettre en lumière la manière dont Daumas a pris en compte la région de Saint-Étienne[9]. Pour deux raisons. D’abord, c’est un pôle majeur de l’histoire industrielle en France avec un rayonnement européen : dès les premières décennies du XVIIe siècle, la région stéphanoise apparaît comme l’une des plus grandes aires manufacturières d’Europe et Saint-Étienne comme la première ville industrielle dans la France du XIXe siècle. Ensuite, c’est autour de la jeune université de Saint-Étienne (créée en 1969) qu’émerge une équipe d’historiens et de géographes qui vont lancer des études pionnières sur l’histoire industrielle et sa patrimonialisation et qui vont faire évolution la perception de la ville et influer sur les acteurs politiques; c’est sur eux que Daumas va s’appuyer.

Une région industrielle historique face au déni de soi et à la déprise

Les géographes et les urbanistes ont beaucoup travaillé sur les processus de rénovation urbaine. Ils ont été des propagateurs de la notion de « résilience » (Toubin et al. 2012), appliquée tout particulièrement aux territoires victimes de la désindustrialisation. La problématique s’est déployée autour de la question de la pollution des sols dans des territoires (dés)industrialisés[10] mais aussi à travers l’enjeu de la transformation culturelle de l’héritage bâtimentaire de l’ère industrielle : comment transformer un territoire frappé de déshérence en lieu créatif et comment marier modernité et mémoire? C’est l’expérience que la ville de Saint-Étienne (Loire, France) a vécue et vit encore (Belot et Rojas 2018 : 3-19).

Une chanson a fait connaître Saint-Étienne. Elle appartient à son patrimoine et a fait « patrimoine », si l’on peut dire. C’est un enfant du pays, parti à Paris, qui se souvient de la ville de son enfance. Bernard Lavilliers a écrit et chanté « Saint-Étienne » sous des traits mortifères : il évoque « les cheminées d’usine (qui) hululent à la mort », la « misère écrasant son mégot sur (s)on coeur » et « la suie des crassiers du charbon inutile ». Cette chanson date de 1974. On sent une révolte contre la domination de l’industrie sur une ville et ses habitants. Paradoxalement, au même moment, la ville amorce un processus de déprise industrielle. La troisième révolution industrielle est en marche et s’apprête à détruire l’ancien monde. La fermeture des mines et des usines provoque une grande misère sociale. Bernard Lavilliers voyait la souffrance des hommes victimes de l’industrie. Quelques années après sa chanson, ces mêmes hommes sont victimes de la désindustrialisation (chômage, déclassement social, dévitalisation commerciale, bâtiments à l’abandon). La ville doit se réinventer, ou mourir. Une vraie souffrance sociale et identitaire affecte une ville et ses habitants, mais aussi sa région.

Bernard Lavillers disait à peu près ce que disait l’écrivain Elysée Reclus (1830-1905) : Saint Étienne est une ville « dont les monuments sont ses usines ». Saint-Étienne (département de la Loire, France) a été, en effet, un haut lieu de l’aventure industrielle et technologique française depuis le XVIIe siècle : premier train à vapeur de l’Europe continentale (conséquence de l’activité minière et de la nécessité d’un désenclavement); première exploitation d’une turbine hydraulique (inventé par Benoit Fourneyron, un Stéphanois, ancien de l’Ecole des Mines de Saint-Étienne); première bicyclette française est fabriquée à Saint-Étienne, acte fondateur d’une industrie; invention du « Fusil sans chien idéal » en 1887, car Saint-Étienne fut manufacture royale d’armes… Saint-Étienne est une terre d’invention et d’inventeurs et son identité se confondait avec l’histoire industrielle de l’Europe et du monde. C’est à Saint-Étienne qu’est fondée, en 1892, la Fédération des bourses du travail.

L’architecture est imprégnée de cette culture industrielle qui a fait l’objet, très tôt, d’une valorisation patrimoniale à but édificateur et identificatoire. Dès 1861, les industriels de la région créent le Musée de la fabrique qui deviendra Musée des Arts et de l’Industrie en 1889. La désindustrialisation sera vécue comme la négation de cette culture. La rupture a lieu entre 1969 et 1973 quand le Puits Couriot ferme ses portes. Le symbole de cette identité au coeur de la ville minière est atteint. Mais sa destruction est évitée. Car un noyau dur d’historiens et de géographes vient de créer un Centre interdisciplinaire d’études et de recherche sur les structures régionales (1974) à l’université de Saint-Étienne, décide de se mobiliser contre ce que j’appellerais un déni d’identité. Ils veulent faire évoluer « les responsables politiques des années 1960 (qui) refusaient implicitement l’histoire de leur ville », comme le dit l’un des protagonistes; il fallait donc que cette ville « invente son patrimoine » (Tomas 2004 :51). Une conjoncture a favorisé la prise de conscience de la nécessité de protéger ce qu’on commence à appeler le « patrimoine industriel ». L’éco-musée du Creusot est créé en 1973. Les rares historiens qui travaillent sur le sujet s’engagent dans cette première réalisation muséographique. C’est à ce moment que Maurice Daumas va s’intéresser à Saint-Étienne, et on peut penser que son intervention a donné une légitimité supplémentaire aux partisans de la préservation d’un certain patrimoine.

Dans L’archéologie industrielle en France, Maurice Daumas met à l’honneur la riche histoire industrielle de la région stéphanoise. Ainsi, il évoque abondamment les ateliers érigés au Chambon-Feugerolles au milieu du XIXe siècle par Benoît Fourneyron, l’inventeur de la turbine hydraulique (Daumas 1980 : 198). C’est lui-même qui rédige la fiche-type de son enquête (figures 2 et 3).

Figure 2

Photo prise dans l’usine mécanique édifiée par Benoît Fourneyron au Chambon- Feugerolles

Photo prise dans l’usine mécanique édifiée par Benoît Fourneyron au Chambon- Feugerolles
© Archives du CNAM (CDHT)

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Figure 3

Fiche renseignée par M. Daumas sur l’usine du Chambon-Feugerolles qui a mis en oeuvre la première turbine hydraulique de Fourneyron

Fiche renseignée par M. Daumas sur l’usine du Chambon-Feugerolles qui a mis en oeuvre la première turbine hydraulique de Fourneyron
© Archives du CNAM (CDHT)

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Il fait aussi référence au savoir-faire développé à Pont-Salomon (Daumas 1980 : 198) dans la production de faux depuis les années 1840. La vallée du Gier n’échappe pas au regard du co-fondateur de l’ICOHTEC : il évoque les industries métallurgiques nées à Saint-Chamond et à Rive-de-Gier (Daumas 1980 : 264-271). Les grandes cathédrales de l’industrie stéphanoise que sont la Manufacture nationale d’armes (Daumas 1980 : 250-256) et la Manufacture française d’armes et de cycle de Saint-Étienne (Daumas 1980 : 308-309) prennent également place au sein de cet ouvrage fondateur qui a joué un rôle dans le processus de prise en considération de ce patrimoine « vivant » qui constitue un élément identitaire fort de la ville de Saint-Étienne. Il entend resituer ce patrimoine dans une perspective historique et comparative. Mais il s’attache aussi à l’analyse esthétique et architecturale de ses chefs d’oeuvre de l’industrie. Ainsi pour « Manufrance », au moment où l’entreprise est confrontée avec des problèmes majeurs qui aboutiront en 1979 à une mise en liquidation judiciaire. Pour « Manufrance », il rédige des notes très détaillées sur lesquelles il colle les photos qu’il a prises in situ (figure 4). On constate qu’il maîtrise parfaitement le vocabulaire architectural. L’archéologie, pour lui, c’est aussi des bâtiments vivants.

Figure 4

Note manuscrite de M. Daumas, agrémentée des photos qu’il a prises in situ, décrivant l’architecture du bâtiment principal de « Manufrance »

Note manuscrite de M. Daumas, agrémentée des photos qu’il a prises in situ, décrivant l’architecture du bâtiment principal de « Manufrance »
© Archives du CNAM (CDHT)

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La Manufacture d’armes est toujours active quand Daumas vient à Saint-Étienne. Sa description architecturale (et non plus archéologique) de cet établissement « de prestige » construit en 1868 montre sa connaissance très approfondie des techniques architecturales, mais aussi sa finesse d’appréciation sensitive. Il évoque très bien la « silhouette trapue et un peu écrasante » de l’édifice, avec son toit brisé et à faible pente flanqué d’une horloge (figure 5). Mais il lui préfère le front répétitif des bâtiments d’ateliers, non visibles de l’extérieur, qu’il crédite d’une certaine « élégance » qu’on retrouve très peu ailleurs.

Figure 5

Photo du bâtiment central de la Manufacture nationale d’armes de Saint-Étienne

Photo du bâtiment central de la Manufacture nationale d’armes de Saint-Étienne
© Archives du CNAM (CDHT)

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Figure 6

Photo du portail d’honneur de la Manufacture nationale d’armes de Saint-Étienne

Photo du portail d’honneur de la Manufacture nationale d’armes de Saint-Étienne
Archives du CNAM (CDHT)

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Le puits Couriot, au coeur de la ville, l’interpelle, car son activité vient de s’arrêter. L’enquêteur prend de nombreuses photos et récupère d’anciennes photos pour reconstituer l’évaluation de ce site emblématique (figures 7 et 8). Il prend également des notes manuscrites pour s’imprégner de cette histoire. Le réseau des voies ferrées et les wagons de chargement ont déjà disparu. Ce site comme figé crée une béance de la ville. Va-t-il être rasé? L’ombre de « l’anéantissement total » plane sur ce site.

Figure 7

Série de négatifs du puits Couriot réalisés par Maurice Daumas lors de sa venue à SaintÉtienne. La photo 4 sera publiée dans son livre L’Archéologie industrielle en France. Elle représente l’entrée du siège Couriot, avenue Franchet d’Espérey à Saint-Étienne

Série de négatifs du puits Couriot réalisés par Maurice Daumas lors de sa venue à SaintÉtienne. La photo 4 sera publiée dans son livre L’Archéologie industrielle en France. Elle représente l’entrée du siège Couriot, avenue Franchet d’Espérey à Saint-Étienne
Archives du CNAM (CDHT)

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Figure 8

Une photo du puits Couriot datée de 1924, publiée dans son livre L’Archéologie industrielle en France

Une photo du puits Couriot datée de 1924, publiée dans son livre L’Archéologie industrielle en France
Archives du CNAM (CDHT)

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Il pense que ce serait une catastrophe pour la mémoire collective des pays du charbon. « Mais enfin, dans un bassin comme celui de la Loire, la conservation du souvenir d’un patrimoine industriel, qui a eu pendant un siècle et demi toute l’importance que l’on sait, devrait être considérée d’intérêt national. » Maurice Daumas appuie l’élite des Stéphanois (très peu nombreux) qui plaident pour la préservation du lieu et sa « conversion » en musée ou en centre d’interprétation historique, sur le modèle du centre historique minier de Lewarde (Pas-de-Calais), qui a ouvert en 1973. Il faut, recommande-t-il, prendre l’initiative d’un récolement du matériel et des archives, accompagné d’une campagne de recueil de témoignages, impliquer les anciens mineurs et leur famille. La légende qu’il rédige pour la photo du siège Couriot qui se trouve dans son livre est un cri d’alarme : « En principe, il doit devenir un centre historique des Houillières de la Loire, si la bonne volonté de celles-ci ne se heurte pas à l’indifférence de l’opinion et des pouvoirs publics. » Il regrette que les Houillères, propriétaires du site, et la municipalité se contentent de « se relancer la balle », car la balle risque de rester au milieu du filet. En 1980, donc, rien n’est joué. Daumas restitue ce qu’il a ressenti : une « indifférence » générale des Stéphanois pour leur patrimoine industriel.

Il faut noter que, dans les années 1950-70, les autorités locales considèrent globalement que l’effacement rapide des traces de l’activité minière est une condition à la redynamisation de l’économie locale. Les élites locales n’appréhendent la modernité et le dynamisme urbain que comme un « refus de l’héritage du XIXe siècle » (Tomas 2004 : 38). Le projet de Firminy-Vert, avec la rupture que doit mettre en oeuvre Le Corbusier, témoigne de l’ampleur de ce rejet de ces périodes de la « coketown ». La crise majeure qui frappe à la ville en 1973 a eu un effet paradoxal : elle remet en cause cette culture de la destruction et du rejet de l’histoire. Il faudra du temps pour que le processus de réappropriation patrimoniale donne tous ses effets. Au début des années 1980, aucun édifice n’est classé, et seulement cinq, tous antérieurs à la Révolution française, sont inscrits à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Longtemps les acteurs et la population ont été victimes de l’image de leur ville « sans histoire et sans splendeur », comme le dira le philosophe Jean Guitton.

La construction d’un réseau autour d’une équipe de chercheurs de l’Université de Saint-Étienne

L’université de Saint-Étienne a joué un rôle important dans la reconsidération de cet héritage industriel. Elle a réussi à « modifier la perception que les acteurs sociaux avaient de leur ville » (Tomas 2004 : 43). L’élan a été porté, principalement, par l’historien Jean Merley et le géographe François Tomas (fondateur du Centre d’études foréziennes en 1967, qui présida l’université de Saint-Étienne) selon lequel Saint-Étienne a littéralement « inventé son patrimoine ». Ils font naître des vocations chez de jeunes étudiants, qui auront une belle carrière universitaire, comme Claude Cretin (1990) ou Jean-Paul Bravard, entre autres.

L’année de la chanson de Bernard Lavilliers, en 1974, se structure au sein de l’Université un axe de recherche interdisciplinaire qui porte sur un inventaire descriptif des installations minières et son archivage : inventaire photographique, recension des archives minières, collecte d’entretien destinés à compléter les sources écrites. Les sociologues, historiens et géographes s’interrogent sur la manière dont les groupes sociaux et les sociétés locales appréhendent les traces de leur passé et comment s’opère leur transmission, ou leur non transmission.

On observe parallèlement une intense activité associative qui vise au maintien de ce patrimoine industriel, autour de la Maison de la Culture (site Le Corbusier) de la ville minière de Firminy (proche de Saint-Étienne). L’échelon politique local va peu à peu s’inscrire dans cette tendance et l’Etat va encourager le mouvement de prise en compte de ce patrimoine. Ainsi, en 1994, une convention est signée entre la Ville et le ministère de la culture. En 1999, l’obtention du label Ville d’Art et d’Histoire produit l’effet d’un exorcisme. La ville assume désormais son passé industriel et urbain comme une composante de son identité et un vecteur de redynamisation territoriale.

Ce processus de réappropriation identitaire s’est déroulé dans un temps assez long (30 ans); il s’est joué sur plusieurs échelles (locales, nationales, européennes); il a nécessité la mobilisation d’acteurs très variés (monde savant, classe politique, association, institutions culturelles).

C’est principalement sur Jean Merley que Daumas s’appuie pour obtenir des informations historiques. L’historienne Monique Luirard (dont le domaine est davantage l’histoire politique; Lauirard 1980) apparaît dans la correspondance de Daumas, mais on ne voit pas l’aide qu’elle aurait pu lui apporter. Merley a déjà créé en 1970 (avec François Tomas[11]) un Centre d’histoire régionale (qui deviendra en 2001 l’Institut des Etudes Régionales et des Patrimoines) et publie un Bulletin quand Daumas le rencontre. Merley a soutenu une thèse en 1972 au Centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, Centre Pierre Léon, qui a fait date : L’industrie en Haute-Loire de la fin de la Monarchie de Juillet aux débuts de la Troisième République. Elle sera publiée et préfacée par Pierre Léon lui-même. Ce Centre encourage les jeunes étudiants à travailler sur l’histoire industrielle de la région. C’est ainsi que Jean Merley oriente le jeune Gérard Thermeau sur un mémoire de maîtrise, puis une thèse (soutenue en 1996) sur Saint-Étienne et son agglomération : à l’aube de la révolution industrielle (Thermeau 2002).

Figure 9

La temporalité, les échelles et les acteurs du processus de réappropriation patrimoniale du Puits Couriot à Saint-Étienne

La temporalité, les échelles et les acteurs du processus de réappropriation patrimoniale du Puits Couriot à Saint-Étienne
© Robert Belot

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C’est Daumas, sur la recommandation d’Eliane Viallard, directrice des Archives départementales de la Loire, qui s’adresse à Merley et lui envoie une documentation sur ses « projets de recherche d’archéologie industrielle » (figure 10). Merley, alors maître de conférences, lui répond le 11 mars 1976 en le remerciant de l’avoir sollicité.

Figure 10

Première lettre de Jean Merley à Maurice Daumas, Saint-Étienne, 11 mars 1976, lui annonçant sa volonté de collaborer à son projet

Première lettre de Jean Merley à Maurice Daumas, Saint-Étienne, 11 mars 1976, lui annonçant sa volonté de collaborer à son projet
Archives du CNAM (CDHT)

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Il a compris tout l’intérêt qu’il y avait à collaborer avec le CNAM.

Je suis d’autant plus intéressé par votre initiative que le Centre interdisciplinaire d’études et de recherche sur les structures régionales de l’université de Saint-Étienne a constitué une équipe qui s’intéresse à ces questions et a réuni une documentation intéressante concernant notamment les installations minières. J’ai moi-même, dans mes recherches sur la Haute-Loire industrielle du 19e siècle, été amené à étudier ces problèmes. Nous serions donc très heureux de pouvoir collaborer avec vous dans la réunion et l’utilisation de cette documentation qui, en ce qui concerne notamment les départements de la Loire et de la Haute-Loire, est déjà en cours de réalisation. Vous voudrez bien d’autre part trouver ci-joint, pour la constitution de votre fichier de correspondants, les noms des chercheurs stéphanois qui se sont intéressés à la question.

Merley met à sa disposition de la documentation et des liens avec les (rares) chercheurs qui travaillent sur cette thématique. Il lui envoie régulièrement le Bulletin du Centre d’histoire régionale, dans lequel Daumas fait son miel. Le 14 mars 1977, il lui écrit :

J’ai bien reçu que vous m’avez envoyé et je vous en remercie. Une des rubriques de ce bulletin signale les mémoires de maîtrise d’histoire moderne et contemporaine soutenus à l’université de Saint Étienne depuis 1970. Trois d’entre eux pourraient être intéressants à consulter pour notre recherche. Celui de Monique Lafond, L’arme et les armuriers à Saint Étienne de 1815 à 1885; ceux de Danielle Ollagnon, Une famille de maîtres de forges : les Jackson et de Bernard Zellmeyer, Aux origines des compagnies ferroviaires en France : les chemins de fer dans le département de la Loire de 1820 à 1860.

Merley organise des colloques, comme celui consacré à l’ingénieur des mines Louis-Antoine Beaunier (Garçon 2004), fondateur de l’Ecole Nationale des Mines de Saint-Étienne, auteur en 1817 d’étude sur la Typographie extérieure et souterraine du territoire houiller de Saint-Étienne et de Rive de Gier. Il en sort des articles publiés dans le Bulletin du Centre d’histoire régionale, en 1978. Merley envoie le Bulletin à Daumas, lequel le remercie le 13 septembre 1979 : 

Nous vous remercions vivement de votre envoi du Bulletin du Centre d’histoire régionale contenant le colloque Beaunier. J’avais personnellement rencontré les figures de Gallois et de Beaunier dans mes recherches pour ma thèse, concernant l’emploi des locomotives en France dans la 1ère moitié du 19e siècle, et je m’étais rendu compte du rôle prépondérant de Beaunier. Aussi j’ai été très intéressé par l’article de M. Zellmeyer. Nous vous serions très reconnaissant de nous adresser régulièrement le Bulletin.

Le CDHT recycle ces informations et les transforme en fiches manuelles (figure 11).

Figure 11

Fiches réalisées par le Centre de documentation d’histoire des techniques (CNAM) à partir de la documentation fournie par Jean Merley

Fiches réalisées par le Centre de documentation d’histoire des techniques (CNAM) à partir de la documentation fournie par Jean Merley
Archives du CNAM (CDHT)

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Une vague de colloques, initiés souvent par Daumas, cristallise l’intérêt des chercheurs sur ce nouveau champ en émergence. C’est à partir du Comité pour les Travaux historiques et scientifiques (CTHS) et de ses congrès annuels que Daumas lance ces rassemblements. En 1979 a lieu le premier colloque d’archéologie industrielle organisé à l’occasion du 104e congrès des Sociétés savantes (CTHS). Il a été précédé par le colloque fondateur organisé par l’éco-musée du Creusot (19-22 septembre 1976). D’autres suivront.

Il arrive aussi que Daumas conseille des étudiants attirés par la problématique et qui souhaitent faire une thèse. Ainsi, Jean-Paul Bravard, étudiant stagiaire à la Maison de la Culture de Firminy, demande au professeur du CNAM de l’orienter pour la détermination de sa thèse. Daumas lui écrit le 25 octobre 1977 :

Au sujet de ce que vous m’avez dit sur vos intentions de recherche, après réflexion, je crois que le problème du passage du martinet au marteau pilon est à la fois un sujet trop étroit et très complexe. Trop étroit parce technologiquement la transition n’a pas posé de problème et tient seulement à la nature des travaux effectués dans les différentes forges. Trop complexe parce qu’il pourrait être significatif que s’il était étendu à toutes les régions industrielles au cours du 19e siècle. Il n’est pas sûr que la documentation permette de retracer cette transition car si l’emploi du marteau pilon a été signalé, la persistance du martinet n’a pas laissé de trace dans la littérature et les sources consultables.

Il l’oriente vers un autre sujet :

Peut-être dans le même esprit pourriez-vous songer à étudier l’évolution des équipements de la métallurgie dans la région stéphanoise. (…) Outre l’évolution technologique proprement dite, elle devrait prendre en compte les motivations économiques, demande et écoulement des produits, les conséquences sur l’évolution de la main d’oeuvre et les impératifs de l’évolution des structures bâties des entreprises.

Mais Daumas connaît bien la susceptibilité des universitaires. Il prend soin de demander à l’étudiant de s’entretenir le professeur Merley « qui éventuellement pourrait devenir un bon directeur de thèse ». Mais après deux études intéressantes d’histoire industrielle (Bravard 1981 : 75), Jean-Paul Bravard s’oriente vers la « géo-archéologie »; futur professeur à Lyon 2, il en deviendra un spécialiste mondial.

Une dynamique collective de mutualisation des informations

La stratégie de Maurice Daumas repose sur la mise en place d’un réseau « d’informateurs », de correspondants (« plusieurs centaines ») locaux. Le réseau stéphanois est très réactif et permet de révéler la manière dont l’enquêteur procède.

Deux institutions principales (outre l’université) participent à l’enquête.

D’abord, le musée d’Art et d’industrie. Le directeur du musée d’Art et d’Industrie, Bernard Ceysson (1967-1998) s’est inscrit dans une démarche volontariste de rénovation du lien entre l’art et l’industrie, mais aussi de restructuration de son musée. Dès 1973, il a compris l’opportunité de saisir l’arrêt du puits Couriot pour développer une approche muséographique. Entre Daumas et lui, la confiance est réelle et productive. Avant même de venir sur place, Daumas lui demande de le seconder dans sa démarche. Dans une lettre du 19 juillet 1977, il écrit à Ceysson : « Nous recherchons plus particulièrement les bâtiments ou installations d’époque dans lesquels s’est exercée l’activité industrielle de firmes qui restent encore, comme manufacture, par exemple, ou qui ont disparu et laissé la place à d’autres entreprises. » Ceysson sera un guide efficace pour Daumas lors de sa venue (semaine du 19 septembre 1977), comme on peut le voir dans cette lettre du 25 octobre 1977 :

Je garde naturellement un excellent souvenir de nos entretiens qui m’ont été très utiles pendant mon séjour à Saint Étienne. En particulier le tour de ville que vous m’avez fait faire m’a permis de gagner beaucoup de temps par la suite pour retrouver les entreprises qui m’intéressaient. Le soir j’ai pu rencontrer M. Merley dont j’ai été très heureux de faire la connaissance et avec qui j’espère rester en relation.

Pourtant, la culture muséologique ne prépare pas les conservateurs aux méthodes de l’archéologique industrielle. Bernard Ceysson est impressionné par Daumas et un peu démuni, comme on peut le lire dans cette lettre du 5 août 1977 : 

Nous sommes très attentifs à l’architecture industrielle de notre région, du moins à ce qui subsiste des grands ensembles du 19e siècle et nous souhaiterions en garder le souvenir. Malheureusement les moyens nous font défaut et nous ignorons tout des méthodes, des règles de l’archéologie industrielle. La venue d’un chercheur sera sans doute pour nous pleine d’enseignements et peut-être pourra-t-elle contribuer à susciter des initiatives de protection des autorités élues ou administratives de notre région.

Cette lettre nous indique très bien que les acteurs politiques semblent bien loin de saisir l’intérêt d’une telle démarche.

La deuxième institution est, paradoxalement, la Maison de la Culture de Firminy. Il se trouve que son co-directeur, l’acteur Alain Banguil, s’intéresse, à cette époque, à l’histoire industrielle (Chambert 2006 : 124). C’est la raison pour laquelle il s’était déplacé au CNAM pour obtenir des informations en vue d’une journée d’études. A la faveur de cette visite, Daumas écrit à Banguil le 23 janvier 1976 : 

Suite à votre visite du 16 janvier 1976 au CDHT et à votre entretien avec M. Payen, j’ai le plaisir de vous adresser une liste des bâtiments industriels anciens que nous avons recensés jusqu’à présent dans les départements de la Loire, Haute-Loire et Rhône, ainsi qu’une liste de personnes ayant accepté d’être nos correspondants.

Pour chaque visite, Daumas rédige un petit compte rendu, comme celui du 16 janvier 1976 (figure12).

Figure 12

Compte rendu (écrit par M. Daumas) de la visite qui lui a rendue à Paris le co-directeur de la Maison de la Culture de Firminy, en janvier 1976

Compte rendu (écrit par M. Daumas) de la visite qui lui a rendue à Paris le co-directeur de la Maison de la Culture de Firminy, en janvier 1976
© Archives du CNAM (CDHT)

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En échange, comme sa documentation se réduit parfois à des en-têtes de lettres, des gravures dans des livres anciens, des cartes et plans (figures 13 et 14), Daumas lui demande de vérifier si les établissements qu’il lui a signalés existent encore (Charlieu, Rive de Gier, Roanne, Saint-Chamond, Saint-Étienne). C’est dire que l’enquête de Daumas provoque une interaction bénéfique entre le central et le local, dans une dialectique d’échanges.

Figure 13

En-tête de lettre (1912) de la manufacture de tresses et lacets de Saint-Chamond photographiée par le CDHT. Cette photo ne sera pas publiée dans L’Archéologie industrielle en France

En-tête de lettre (1912) de la manufacture de tresses et lacets de Saint-Chamond photographiée par le CDHT. Cette photo ne sera pas publiée dans L’Archéologie industrielle en France
© Archives du CNAM (CDHT)

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Figure 14

Plan de l’atelier des forges l’usine des Etaings (établissements Marrel Frères), Rive de Gier, 1949

Plan de l’atelier des forges l’usine des Etaings (établissements Marrel Frères), Rive de Gier, 1949
© Archives du CNAM (CDHT)

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Daumas soutient les journées d’études organisées par la Maison de la Culture de Firminy. Il écrit ainsi à Georges Garby, co-directeur administratif de la Maison (11 juin 1976) :

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt le texte que vous avez élaboré au mois de février avec MM. Rignault et Bravard, et je souhaite de tout coeur que vous puissiez mener ce programme à terme. (…) Nous avons regretté de ne pas pouvoir assister aux journées d’études que vous avez organisées au mois de février.

Daumas joue un rôle très positif d’intercesseur. Il encourage ses interlocuteurs locaux et les pousse à participer à des colloques. Ainsi, il suggère à Garby de participer au colloque organisé par l’écomusée du Creusot (19-22 septembre 1976), mais le co-directeur de la maison de la culture de Firminy décline car il doit organiser un « stage d’architecture ». De même, il invite le jeune Jean-Paul Bravard, étudiant stagiaire à la Maison de la Culture de Firminy, au congrès du CTHS de Bordeaux en 1979.

Lors de sa virée stéphanoise, Maurice Daumas rencontre avec profit Alain Bauguil et Jean-Paul Bravard. Mais l’intérêt fut réciproque, comme en témoigne sa lettre du 25 octobre 1977 : « J’espère que les contacts que vous avez pu prendre en m’accompagnant dans les différentes entreprises qui m’intéressaient pourront avoir des suites heureuses. Pour moi, votre présence et celle de M. Bravard ont simplifié beaucoup mes recherches et mes démarches. » Le jeune Bravard sera l’interlocuteur privilégié de Daumas pour la photographie des machines. Il lui écrit le 25 octobre 1977 : « Grâce à vous, cette journée a été très profitable pour moi. Je n’ai qu’un regret les photographies que j’avais prises des martinets à roue hydraulique au Moulin du Pont n’ont rien donné, mon flash n’a pas dû fonctionner. Si vous avez l’occasion de vous en procurer, je serais très heureux d’en recevoir une épreuve. »

Leurs échanges sont très techniques et signalent l’exigence de Daumas et sa grande connaissance de l’histoire technique du processus industriel. Les détails ne lui échappent pas, comme l’atteste cette lettre du 16 janvier 1978 à Bravard :

Un détail que vous citez page 14 a aussi retenu mon attention : il s’agit du transformateur de 1916 de style château fort, aujourd’hui dans l’emprise de Creusot-Loire. En divers endroits, dans des ensembles miniers banals, on a cherché à donner un certain style aux bâtiments des transformateurs. En ce moment j’essaie de réunir une documentation à leur sujet. Aussi je voudrais vous demander si vous possédez une photographie de celui que vous citez et si le cas échéant vous pourriez m’en envoyez une épreuve?

Les archives de l’enquête du CNAM montrer la méticulosité avec laquelle Daumas travaille.

À tous ses correspondants, Daumas envoie une fiche-type :

Si vous pensez pouvoir nous signaler des bâtiments industriels du 18e et 19e siècle existant encore dans votre région et entretenir une correspondance suivie avec nous, nous vous demandons de bien vouloir remplir la fiche réponse. Dans le cas où vous connaîtriez une personne que vous jugez particulièrement susceptible d’être renseignée, nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous signaler ses nom et adresse…

Il sollicite également les entreprises. La Manufacture nationale d’armes, par l’intermédiaire de M. Varennes, lui transmet en 1977 des plans : « Les tirages des diapositives que vous avez bien voulu faire exécuter pour moi viennent de me parvenir. » Les Houillères du Bassin du Centre et du Midi (par l’intermédiaire d’Eric Massy-Delhotel) : « pour chacun de ces puits, nous aimerions connaître la date de leur ouverture, l’époque de la construction des chevalements, bâtiments d’extraction et bâtiments des machines encore existants, et la date de cessation de l’activité d’extraction. » (figure 15). Les réponses inadéquates montrent la méconnaissance des entreprises de leur propre patrimoine.

Figure 15

Lettre d’Eric Massy-Delhotel, représentant des Houillères du Bassin du Centre et du Midi, du 21 novembre 1977, communicant à Maurice Daumas des informations sur le Puits Couriot

Lettre d’Eric Massy-Delhotel, représentant des Houillères du Bassin du Centre et du Midi, du 21 novembre 1977, communicant à Maurice Daumas des informations sur le Puits Couriot
Archives du CNAM (CDHT)

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Les municipalités sont en général peu réactives, car elles semblent ne pas comprendre l’enjeu de cet inventaire. En témoigne une lettre du maire de Saint-Chamond à Daumas datée du 24 février 1976) : « En réponse à votre circulaire du 23 février, je suis au regret de vous faire connaître que l’administration municipale ne dispose pas des informations et de la documentation que vous souhaitez. Je pense qu’il conviendrait que vous adressiez directement un questionnaire aux entreprises… ». Daumas aurait voulu en savoir plus sur les tresses et lacets, les teinturiers et apprêts, la grosse métallurgie de Saint-Chamond. En revanche, Rive-de-Giers collabore : la mairie remplit des formulaires.

Dans le cas de Saint-Étienne, on s’aperçoit que le réseau identifié et renforcé par Maurice Daumas a eu un rôle déclencheur dans le processus de réappropriation patrimoniale. Les acteurs politiques interviennent en seconde phase mais permettent d’inscrire ce processus dans des projets de ville durables.

Les intuitions de ces précurseurs sont en résonance avec l’intérêt ambiant qui fait surface au-delà du Stéphanois sur la problématique du patrimoine industriel. Georges Garby, codirecteur de la Maison de la Culture de Firminy, informe Daumas sur des initiatives qui témoignent d’une dynamique régionale, indépendamment de l’enquête du CNAM. Le 19 juin 1976 (alors que la circulaire de Daumas est de mars 1976), il écrit ceci à Daumas :

Je dois vous dire qu’incidemment, j’ai appris l’organisation, le mois dernier à Lyon d’une réunion destinée, à l’échelon régional, de provoquer la création d’un groupe de travail sur l’archéologie industrielle. Je m’y suis rendu et j’ai reçu le meilleur accueil de Monsieur Lequin, responsable du Centre d’histoire économique et sociale de l’université Lyon II. En outre, nous avons été invités par Mlle Vialard, directrice des archives départementales, à deux reprises, à des réunions de travail sur ce thème. La dernière a eu lieu le 17 juin.

L’enquête du CNAM répond à un besoin latent et se trouve en écho avec un mouvement local diffus mais qui tend à se structurer. Elle ne peut que conforter ce mouvement. Le 2 septembre 1977, Merley informe Daumas que l’administrateur délégué du CNRS pour la 7e circonscription lui a fait part que le Comité de programme pluriannuel de recherches en sciences humaines de la région Rhône Alpes avait retenu le projet qu’il avait présenté concernant les installations industrielles du Bassin minier de la Loire. La représentante du CNRS a demandé à Merley de se rapprocher de Daumas qui est présenté comme coordinateur « sur le plan national des inventaires en matière d’archéologie industrielle ». Le projet doit se dérouler sur 4 ans. Il consiste, dans un premier stade, en un relevé systématique et la description des installations de surface existantes des exploitations minières du Bassin houiller de Saint Étienne, ainsi que la constitution de dossiers sur certaines exploitations disparues. Dans un second stade, l’enquête devrait s’étendre aux installations sidérurgiques de la région stéphanoise, ainsi qu’aux petites usines anciennes établies au fil de l’eau des vallées du Furan, de l’Ondaine et du Gier. Cette enquête doit appuyer sur les études déjà engagées depuis 1971 à l’université de Saint-Étienne, et elle impliquera l’école d’architecture de Saint-Étienne et la direction des Houillières de la Loire. 

Pour ses acteurs locaux, Daumas fait figure de tuteur et d’inspirateur. L’enquête du CNAM donne des idées de valorisation à certains de ses interlocuteurs. Mlle S. Morelon, responsable du Parc naturel du Pilat, demande le soutien de Daumas (9 janvier 1976) :

Le parc naturel régional du Pilat a été particulièrement riche, au long du 18e et 19e siècles, en ateliers industriels implantés le long de ses cours d’eau. Il en reste encore quelques-uns. Il avait été question que des étudiants d’histoire de l’Université de Saint-Étienne fassent une étude sur ce problème, mais cela n’a pu, finalement, se réaliser. L’inventaire que vous vous proposez d’établir sur les bâtiments industriels des 18e et 19e siècles nous intéresse donc particulièrement et nous sommes prêts à vous prêter notre concours dans ce domaine. D’autant plus que nous souhaiterions programmer, dans nos réalisations futures, une Maison de la soie et, également peut-être, une Maison de l’industrie ou une Maison de l’Histoire.

En novembre 1978, émerge un projet de création d’un Centre de la tradition et des techniques de la région stéphanoise. Partenaires : Maison de la culture de Firminy, mairie de Saint Étienne, Chambre de commerce et d’industrie, musée d’art et d’industrie, ministère de l’industrie (J. de Noblet), direction régionale des Affaires culturelles. On imagine un projet à long terme : « Un centre de l’acier et de ses applications ». « Le centre serait le reflet du présent (conditions actuelles, recherche de pointe) et présenterait les utilisations du métal : forge, extrusion, moulage… » Un projet à court terme est imaginé autour d’une exposition « vitrine » : « La mise en valeur et la promotion d’une technique stéphanoise », avec « un contenu social et culturel ».

Figure 16

Approche holistique de la dynamique de la reprise patrimoniale à Saint-Étienne

Approche holistique de la dynamique de la reprise patrimoniale à Saint-Étienne
© Robert Belot

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L’enquête archéologique conduite par Maurice Daumas témoigne de l’intérêt grandissant pour la sauvegarde et la mise en valeur de la civilisation industrielle qui semblait vouée à disparaître dans la décennie 1970. Ses contacts avec les relais stéphanois ont été une source de satisfaction et d’encouragement, mais aussi une ressource documentaire de première importance. Une dialectique heureuse s’est enclenchée entre le local et le global. Car si son projet était la première tentative de dépassement des monographies de sites et d’établissements (enquêtes de branches industrielles et de firmes, recensements topographiques systématiques, approches thématiques), les études régionales avaient toute leur place.

Conclusion

L’enquête stéphanoise de Maurice Daumas n’a pas seulement été utile en ce qu’elle a pu lui permettre d’identifier des patrimoines à sauvegarder, représentatifs d’une histoire inimitable. Elle a aussi été un encouragement pour les chercheurs et tous ceux qui travaillaient à la prise en considération de l’histoire d’une ville qui a été une capitale industrielle et un lieu de mémoire du mouvement social, mais qui a longtemps vécu dans le déni de sa propre histoire. Au moment où s’effondrent les activités industrielles de cette région, où une crise sociale majeure s’abat sur toute une population faisant vaciller une identité, la découverte de la valeur culturelle de ce patrimoine méprisé autorise une forme d’espérance. L’enquête du CNAM a eu un effet de légitimation de l’engagement d’une élite au service de cette réappropriation identitaire et historique. Et cette élite a pesé sur les choix des acteurs politiques par son engagement, ses productions, sa réputation et ses liens avec le milieu politique. Un homme comme François Tomas, symbole de ce combat, est devenu maire-adjoint de Saint-Étienne chargé de l’urbanisme et en même temps directeur de l’Ecole d’architecture. L’enquête a renforcé une dynamique, provoqué de l’émulation et suscité des projets. Elle a été un accélérateur de « prise de conscience ».

Mais entre la prise de conscience et le début de mise en oeuvre concrète des projets de réhabilitation ou de valorisation, il faut du temps. En 1989, les travaux débutent, et le musée de la mine ouvre en 1991. L’agir patrimonial est en marche. On voit dans ce cas que la mobilisation de l’expertise académique a joué un rôle fondamental pour transformer en valeur culturelle ce qui n’avait plus de valeur d’usage. Aujourd’hui, le « magnifique chevalement » (selon Daumas) du puits Couriot, situé sur le tracé de première ligne de chemin de fer de Saint-Étienne à Andrézieux, est le monument le plus emblématique de cette ville. Illuminé la nuit, il est devenu le phosphène de cette ville qui a failli être emportée la vague de désindustrialisation. De la déprise industrielle à la patrimonialisation, de la fermeture du site à l’ouverture du musée, il a fallu 18 ans.

Le cas stéphanois est emblématique des territoires victimes de la désindustrialisation qui se sont engagés sur le chemin de la résilience grâce à la réinscription du patrimoine industriel dans l’espace urbain et l’imaginaire collectif (Belot et Lamard 2011b), et quand bien même, comme souvent, les bâtiments survivants « constituent moins un patrimoine industriel qu’un patrimoine de la ville industrielle » (Gay 2012 : 30). Il montre que l’objet premier de cette enquête d’archéologie industrielle (selon Daumas « la recherche et l’étude des sites où se sont déroulés ces types d’activité, et des témoignages artificiels, les artefacts, qui y demeurent ») a été dépassé et qu’elle a accompagné un processus de mutation de la perception que les Stéphanois avaient de leur ville, de son histoire et de son identité.