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À l’aube du déconfinement de la COVID-19 au Québec et dans le monde, notre regard se tourne vers l’après-pandémie. Au moment d’écrire ces lignes, les flux de voyageurs sont toujours immobiles. Dès lors, la mosaïque du secteur touristique mondial – composée d’hôtels, de restaurants, de musées, de sites patrimoniaux – accuse de fortes pertes sur tous les plans. Alors qu’une reprise graduelle des activités économiques s’entame, cette situation invite à une réflexion profonde sur nos comportements humains en tant que visiteurs et visités.

Bien avant la crise, la situation du tourisme de masse était telle que les habitants de certains quartiers prisés éprouvaient le sentiment d’être « dans une sorte de ‘safari humain’ où des touristes armés de caméras et de cellulaires viennent vous photographier et n’hésitent pas à pénétrer dans les cours, les impasses, les jardins » (Paquot, 2016 : 87). L’ironie du choc provoqué par les mesures de confinement se mesure à l’oxygène que retrouvent les villes, auparavant étouffées par une marée humaine infatigable. Avons-nous atteint les limites de l’acceptable dans les pratiques touristiques de masse ? De nombreux experts ont déjà démontré les impacts néfastes de cette pratique (Boissevain, 1996 ; Deprest, 1997 ; Boyer, 1999 ; Girod, 2011 ; Christin, 2017 ; UNWTO, 2018). Nous en évoquerons quelques-uns à travers nos réflexions.

Au Québec comme ailleurs, le slogan « Ça va bien aller », assorti d’un arc-en-ciel, collé sur les fenêtres des maisons, nous promet un retour à la « vie normale ». Il nous fait penser au jour convoité où nous pourrons à nouveau sortir avec nos amis, ou simplement éviter les longues files au supermarché. Mais l’enjeu véritable, tant touristique que moral, est de savoir si nous continuerons à voyager comme nous le faisions avant l’éclosion de cette pandémie. D’une certaine manière, personne n’est exempté de cette réflexion. Nous sommes tous des touristes lorsque nous voyageons.

Néanmoins, dans la réalité, le tourisme est un « loisir des riches » (Christin, 2017 : 15) : seulement 3,5 % de la population mondiale (notamment les Occidentaux) dispose des moyens nécessaires pour voyager . Parce que le tourisme a des impacts importants sur les populations visitées, il est impératif de se questionner quant à la possibilité d’un changement de paradigme en matière de pratiques touristiques.

Cet article a pour objectif de soulever des pistes de réflexion sur le tourisme d’après-COVID. Concrètement, il présente quelques initiatives solidaires qui ont émergé pendant la pandémie, de manière à faire ressortir des éléments porteurs d’avenir pour un tourisme durable et plus solidaire. Que ce soit en Méditerranée ou au Québec, nous trouvons des parallèles intéressants qui, plus que jamais, nous engagent à critiquer le tourisme de masse et à repenser les motivations à voyager.

Afin de développer notre réflexion, nous poserons d’abord un bref cadre théorique qui présente les deux sphères réflectives communicantes dans lesquelles s’ancre la réflexion, soit l’ethnologie et le tourisme. Cet ancrage bi-disciplinaire nous permettra ensuite de critiquer l’une des pratiques touristiques les plus répandues, le tourisme de masse, ainsi que d’étayer ses limites. En posant ces réflexions, nous poursuivrons en décrivant deux formes de tourisme qui nous semblent évocatrices : le tourisme local au Québec et le tourisme gastronomique en Méditerranée. Nous conclurons par un retour sur nos constats et nos recommandations.

Le lecteur nous excusera de ne pas pouvoir faire état d’observations directes du terrain : confinement oblige. Or, la démarche réflexive demeure infusée dans la discipline ethnologique qui est, en ce contexte, dépouillée de sa méthodologie habituelle et appelée à se réinventer. De même, les deux auteurs, l’un Italien et l’autre Québécoise, ont profité de l’exercice pour puiser dans leurs réseaux et dans leurs propres vécus afin d’alimenter les réflexions. Il s’agit d’une démarche théorique et réflexive qui a été réalisée dans des limites temporelles strictes, et donc sur le vif.

Ethnologie et tourisme : des alliés pour interpréter la pandémie

L’ethnologie et le tourisme disposent de référents différents, mais partent néanmoins d’un dénominateur commun : la rencontre avec l’Autre. La discipline de l’ethnologie, à l’image des sciences humaines et sociales, fait l’objet d’un décloisonnement et d’une ouverture multidisciplinaire au tournant du XXIe siècle (Roberge, 2004 : 139). Elle remet alors en question ses affirmations, ses concepts, ses approches et ses terrains pour s’ouvrir notamment à de nouveaux objets de recherche – dont le tourisme.

La matière première à partir de laquelle se forge le tourisme est le voyage, soit un déplacement des individus d’un endroit à l’autre. Ainsi entendu, on pourrait faire remonter les origines du tourisme aux premiers déplacements de l’homme préhistorique de l’Afrique vers l’Europe, aux voyages commerciaux des Phéniciens en Méditerranée dès la fin du IIe millénaire et aux peregrinationes maiores des moines et des pèlerins chrétiens vers Rome, Jérusalem et Compostelle au Moyen Âge. Toutefois, le tourisme au sens moderne du terme naît officiellement en Angleterre au XVIIIe siècle dans la pratique prenant le nom de « Grand Tour » (Shackleton, 1971 ; Chessex, 1997).

« Pourquoi voyage-t-on aujourd’hui ? » Voilà une question à laquelle il nous incombe de répondre pour envisager le tourisme d’après-COVID-19. Une première réponse peut déjà être esquissée : pour les mêmes raisons que les gens voyageaient à l’époque du Grand Tour, c’est-à-dire l’envie de l’inconnu. C’est la fuite qui nous motive. Le besoin d’authenticité, réelle ou fictive, que le touriste recherche si vivement aujourd’hui provient d’une tendance des individus, produit de la société moderne globalisée, à mener une existence quotidienne artificielle et aliénante (Berlyne, 1962 : 239). Ce besoin, couplé à celui de vouloir effectuer une rupture avec le quotidien, n’engendre pas nécessairement une rencontre avec la culture hôte lors d’un voyage, mais plutôt une interaction, une mise en scène pour le plaisir d’un individu « aliéné, mais à la recherche de la réalisation de sa propre aliénation » (MacCannell, 2003 : 256). En effet, cette sensation d’aliénation se traduit par une quête identitaire, où l’individu voit dans la pratique du tourisme une bouée de sauvetage.

La COVID-19 impose un ralentissement inattendu de la hausse des flux touristiques. Sans négliger les problématiques économiques, sanitaires et psychologiques engendrées par la pandémie, la crise qui en découle nous offre une occasion en or de repenser nos modes de vie et nos comportements humains envers autrui.

Touristophobie ou la peur d’une perte identitaire

Dans les villes affectées par un flux de touristes important telles que New York, Istanbul, Rio, Shanghai, le tourisme de masse est devenu synonyme de « touristophobie ». Bien avant la crise de la COVID-19, certaines d’entre elles avaient déjà adopté des mesures spécifiques pour faire face à la vague touristique dont elles sont victimes. Par exemple, l’Islande veut éduquer ses touristes avec « Le Serment islandais » (The Icelandic Pledge), soit un accord que le touriste signe en ligne avant son arrivée au pays, dans lequel il s’engage à respecter la nature de l’île nordique (Inspired by Iceland, 2020). En Croatie, la ville de Dubrovnik, appelée la « Perle de l’Adriatique », a limité à 4000 par jour le nombre de touristes dans sa vieille ville déclarée patrimoine mondial de l’UNESCO – Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (Maes, 2018). Ce sont là des exemples de mesures qui ont pour but de ralentir la progression d’un tourisme de masse ravageur, dont les conséquences néfastes l’emportent sur les bénéfices.

Un consensus général demeure : même si les villes touristiques sont en train de mourir en raison de leur succès, ni les touristes ni le tourisme ne sont à diaboliser. Au contraire, une croissance touristique est généralement souhaitée par les acteurs des destinations touristiques émergentes, par exemple dans l’industrie de l’hospitalité, qui y voient un moyen de développement économique important.

Or, le développement touristique, lorsqu’il est maîtrisé, s’accompagne d’un discours de promotion durable et d’une approche bottom-up. L’argument touristique prioritaire de l’après-COVID sera d’aborder les « symptômes » principaux de « l’infection touristophobique » sur « l’organisme d’une destination », à savoir : 1) l’émargination de la population résidente (en force à Venise où le dépeuplement de la ville prend le nom de Ven-exodus) ; 2) une expérience touristique dégradée (Barcelone est la quatrième destination la plus visitée d’Europe, mais aussi la plus décevante selon les touristes) (Chibás, 2014) ; 3) des infrastructures surchargées (pensons aux millions de visiteurs qui ont loué leur logement touristique via la plateforme Airbnb) (Shankman, 2017) ; 4) des dommages environnementaux (par exemple, le tourisme de croisière provoquant la contamination des eaux marines ou contribuant au réchauffement climatique) (Observatorio de Turismo Irresponsable, 2020) ; 5) la menace à l’intégrité de la culture et du patrimoine (pensons à la conversion de l’Alhambra, dont le site est restreint à un nombre limité de visiteurs par jour comme mesure de conservation).

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Campagne de la CUP (parti politique indépendantiste catalan) contre le « tsunami touristique » à Barcelone

Campagne de la CUP (parti politique indépendantiste catalan) contre le « tsunami touristique » à Barcelone
Source : Infotour Barcelona, 2015.

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Les symptômes de la touristophobie ou d’un « trop-plein » de touristes nous ramènent à la nécessité de sensibiliser les voyageurs aux réalités du tourisme qui ne leur sont peut-être pas familières. Thierry Paquot, philosophe et professeur émérite à l’Institut d’urbanisme de Paris, résume remarquablement la responsabilité des individus à cet égard :

Car il ne s’agit aucunement de diaboliser le « touriste », plutôt de plaindre celles et ceux qui acceptent la consommation standardisée d’un temps et d’un lieu sans véritablement y inscrire leur singularité. Il existe tant d’autres façons de visiter un pays, son histoire et son présent. La condition touristique, pour les touristes massifiés, est énergivore en déplacements, chronophage et normalisatrice, sans rapporter au pays visité la manne qu’il espérait. La plupart des firmes de cette industrie touristique sont des multinationales de l’hôtellerie et de la restauration, qui ne paient pas nécessairement des impôts dans les pays où elles possèdent des établissements… (2016 : 89)

En bref, le touriste ou le tourisme en soi ne sont pas la cause de la touristophobie ; c’est plutôt la peur d’une perte identitaire provoquée, en partie, par le visiteur et d’une négation de sa propre liberté face à la touristification des espaces publics. Ces espaces sont censés représenter un quotidien et un nid identitaire et ils ne devraient pas être « vendus » aux touristes. Afin d’inverser cette tendance, nous proposons de nous inspirer d’initiatives solidaires en Italie et au Québec pour penser le devenir du tourisme post-COVID.

Tourisme régional et gastronomique : des ingrédients pour une relance solidaire

Si le tourisme de masse et les phénomènes sociaux dans son sillage ont fait des ravages par le passé, la pause mondiale actuelle offre la possibilité de repenser ces activités autrement, en s’inspirant de modèles et de pratiques solidaires. C’est à partir d’initiatives de solidarité sociale qui ont émergé de la crise qu’il nous apparaît pertinent de repenser la mobilité post-COVID, puisque celles-ci sont empreintes de respect des autres, de résilience et de coopération, toutes des valeurs que nous croyons qu’il est important d’intégrer dans les pratiques touristiques afin de les rendre plus « douces » pour les humains et l’environnement.

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En Italie comme au Québec, des campagnes de promotion allient des images locales aux consignes de santé publique

En Italie comme au Québec, des campagnes de promotion allient des images locales aux consignes de santé publique
Sources : Bar Trombetta et Tourisme Côte-Nord.

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Illustration 3

En Italie comme au Québec, des campagnes de promotion allient des images locales aux consignes de santé publique

En Italie comme au Québec, des campagnes de promotion allient des images locales aux consignes de santé publique
Sources : Bar Trombetta et Tourisme Côte-Nord.

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Tourisme régional au Québec : s’entraider et se (re)découvrir

Au Québec, la crise de la COVID-19 a été synonyme d’une intervention significative (et sans doute nécessaire) des appareils de l’État sur toutes les activités de la Belle Province. C’est effectivement aux gouvernements et à leurs différentes agences qu’incombe la responsabilité d’une reprise adéquate du tourisme, puisqu’ils coordonnent les modalités du (dé)confinement et la réouverture des frontières. Ce sera à eux de décider dans quelle mesure les Québécois, mais aussi les étrangers, dont les Américains, pourront circuler sur le territoire du Québec, et à quelles conditions.

Avant même le déconfinement annoncé, les agences touristiques régionales s’activaient pour se démarquer et promouvoir les attraits de leur région. On peut voir, par exemple, Tourisme Côte-Nord jouer avec les mots dans une publicité mêlant les spécificités régionales et les consignes des autorités de la santé publique (1 marsouin = 2 mètres). Et ce n’est que le début d’une plus vaste campagne de promotion nationale qui reposera, entre autres, sur les fiertés régionales. La fermeture des frontières contribue indéniablement à la promotion accrue d’un espace « local » qui était pourtant bien présent avant la pandémie, mais dont l’attrait est désormais mis en évidence avec la crise.

Si la « fuite de soi » pousse à favoriser l’Ailleurs plutôt que le chez-soi, cette option n’est plus disponible en temps de pandémie. Plutôt que de faire du Québec un prix de consolation, les Québécoises et Québécois pourraient en profiter pour le (re)découvrir et se (re)découvrir eux-mêmes à travers ce type de tourisme qui, à petite échelle, permet tout de même de sortir du quotidien et d’aider l’écosystème touristique local par la même occasion. Le mouvement de solidarité qui se ressent à l’échelle de la province pour les travailleuses et travailleurs de la santé et les populations dites « vulnérables » pourrait ainsi prendre la forme d’un appui encore plus massif pour la consommation locale, dont le tourisme est une expression. La crise étant synonyme de perte de repères, la redécouverte des lieux près de chez soi, de son patrimoine et de sa culture, pourrait s’avérer un baume pour certaines personnes. Par ailleurs, l’achat de produits locaux – sous forme de destination touristique ou de biens – est une manière de garder un certain contrôle sur sa vie et sur la situation mondiale qui dépasse et angoisse une grande partie de la population.

Dans ce contexte, les artistes, artisans et entreprises culturelles locaux pourraient être plus que jamais les porte-étendards du patrimoine québécois dans toute la variété qui l’anime. Leur rôle sera d’attirer les visiteurs afin de relancer l’économie locale. Ultimement, c’est toute la sphère des arts et de la culture qui porte en elle les clés de la relance touristique du Québec qui pourrait prendre les allures du tourisme régional à l’instar d’un tourisme international qui perpétue un modèle néfaste, tel qu’exposé précédemment.

En outre, le gouvernement et ses agences ont le devoir d’investir dans la promotion des régions et de leurs attraits culturels afin de sensibiliser la population à l’immense beauté qu’elles renferment et d’accompagner les acteurs de la mosaïque touristique (hôteliers, commerçants, artisans, etc.) pour adapter leur modèle d’affaires à la situation présente. Concrètement, les besoins sont grands pour adapter les lieux et les locaux aux mesures de santé et de sécurité, ainsi que pour modifier les modes de travail et de ventes. Des restaurants montréalais, par exemple, ont su s’adapter rapidement en offrant des livraisons, des repas et des menus adaptés au contexte. Aussi, l’utilisation des réseaux sociaux et des applications numériques permettent de garder un lien avec leur clientèle (voire leur « communauté ») et de faciliter leurs achats. Instagram et Facebook n’ont pas pris de temps pour ajouter des emoji et des étiquettes « solidaires » afin d’aider les consommateurs à ignifier leurs choix. Encore faut-il que ces actions se traduisent dans la réalité.

Les entreprises locales comme les restaurants peuvent également être le foyer d’initiatives solidaires inspirantes, comme c’est le cas de La Belle Tonkinoise, un restaurant de Montréal, qui offre à ses clients l’option d’ajouter un montant X à leur facture afin d’offrir un repas aux membres du personnel des hôpitaux montréalais. De cette manière, le consommateur encourage un restaurant près de chez lui et il se sent directement impliqué dans l’aide apportée au corps médical pour passer à travers la crise. Le restaurant met ensuite en ligne des photographies des repas apportés aux médecins et au personnel soignant et participe ainsi au mouvement de solidarité de leur quartier. Il semble que les entreprises qui emboîtent le pas dans ce type de mesures en retireront des bénéfices sur leur image et la fidélité de leur clientèle, en plus d’encourager les autres autours d’eux à faire de même.

Le domaine touristique a tout lieu de s’inspirer de telles pratiques en conscientisant sa clientèle aux bienfaits de la consommation locale, et en se montrant solidaire avec le milieu de la santé et les autres acteurs faisant partie de son écosystème. Un autre exemple réside dans la Société du Réseau Économusée qui a lancé une grande campagne nationale de sensibilisation à l’achat local et mobilise tous ses membres afin de promouvoir le retour d’un tourisme solidaire des artisanes et artisans du Québec. Par exemple tous les membres sont invités à promouvoir et à rendre accessibles des produits des autres membres dans leur lieu d’accueil, contribuant ainsi à une multiplicité des échanges et une solidarité accrue entre celles et ceux qui vivent les mêmes réalités. C’est là un exemple de solidarité sociale au sein même d’un écosystème touristique québécois qui mériterait d’être étudié davantage.

Saveurs locales : goûter la Méditerranée pour rassasier la faim touristique

En Méditerranée, le contexte historique et touristique est bien différent. En effet, selon l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), la Méditerranée, en tant que région touristique, demeure la première destination touristique mondiale, où 80 % des visiteurs sont motivés par un tourisme de type balnéaire (Fosse et Le Tellier, 2016). Toutefois, l’offre dominante du tourisme balnéaire a atteint ses limites, voire une saturation, puisqu’elle incarne une forme de monoculture, une activité qui est devenue désormais non compétitive et non durable.

Dans les années 1990, un consensus a fait du concept de durabilité la pierre angulaire d’un changement dans le domaine touristique (Elkington, 1999). C’est dans cette perspective que s’inscrit le discours autour de l’alimentation méditerranéenne. En effet, la différenciation de l’offre touristique en Méditerranée s’opère notamment à travers la gastronomie, avec la fameuse diète méditerranéenne en chef de file, ainsi que le duo patrimoine–gastronomie, qui prend de l’ampleur depuis une quinzaine d’années (Stone et al., 2016). Les études analytiques sur le sujet sont encore limitées, mais porteuses d’idées fructueuses pour la reprise du tourisme post-COVID et, surtout, pour l’intégration de la durabilité en son cœur (Hjalager et Richards, 2002 ; Tresserras et Medina, 2007 ; Spiller et al., 2011 ; Frost et al., 2016 ; parmi d’autres).

Le tourisme gastronomique (qui comprend l’agrotourisme, le tourisme œnologique, etc.) et, plus généralement, la question de l’alimentation locale ouvrent une voie alternative en Méditerranée grâce à l’implantation d’un tourisme de niche et un plus grand soutien aux structures économiques locales. Cela ne serait pas sans défi, puisque, d’une part, la structure économique des pays est maintenant centrée sur le secteur des services plutôt que le secteur primaire et, d’autre part, l’image idéalisée et stéréotypée de la Méditerranée est bien ancrée dans les imaginaires. Un changement de paradigme serait souhaitable.

La touristification massive de la Méditerranée est le résultat d’une hospitalité commercialisée de cet espace ainsi que de sa folklorisation au détriment de la vraie richesse culturelle, identitaire et sociale que cette région touristique peut offrir. Le déconfinement en Italie amplifie-t-il le phénomène de massification touristique déjà présent ? Souhaitons-nous accueillir de nouveau cette marée humaine pour des motifs purement économiques ? Selon nous, la solution résiderait plutôt dans une véritable « diète touristique ».

Cette idée est inspirée de la diète méditerranéenne en tant que patrimoine partagé et incarne selon nous un puissant outil de relance touristique en Méditerranée. Les caractéristiques principales de ce « style de vie méditerranéen » seraient une réponse aux « maladies du progrès » (Troncoso et Vega, 1996 : 61) dont le monde souffrait avant la COVID : 1) la saisonnalité répond à un souci de durabilité et encourage à suivre des rythmes plus écologiques et biologiques ; 2) la frugalité du repas sert à contrer la vitesse d’un Occident pléthorique en nourriture, gaspillage et stress ; 3) la convivialité est un fidèle allié pour faire face à la solitude croissante, à l’égoïste repli des nations et au manque de solidarité. Ces trois aspects de la diète méditerranéenne pourraient inspirer des politiques et des mesures spécifiques afin de relancer le tourisme dans une cadence plus douce et durable, non seulement en Méditerranée mais, en appliquant la triade saisonnalité–frugalité–convivialité, dans bien d’autres destinations touristiques.

En Italie, là où la crise de la COVID-19 a durement frappé, des élans de solidarité sociale se sont fait ressentir plus que jamais. Si toutes les activités touristiques se sont « mises sur pause » pour des raisons évidentes, des initiatives solidaires comme Spesa Sospesa (épicerie suspendue) recèlent en elles des valeurs qui, comme la diète méditerranéenne, nous paraissent inspirantes pour une relance touristique en Méditerranée.

Lancée par Coop Centro Italia , Spesa Sospesa consiste en une collecte alimentaire visant à lutter contre la pauvreté alimentaire. Dans les magasins participants, il est possible de donner des produits non périssables, des aliments pour bébés, des pâtes et des conserves (Coop Centro Italia, 2020), à l’image de la grande guignolée des médias au Québec. La devise de l’initiative est « Chi può metta, chi non può prenda » (Ceux qui peuvent, donnez, ceux qui ne peuvent pas, prenez). Parmi les commerçants participants, on trouve en chef de file la chaîne de supermarchés Carrefour, Coldiretti (association des agriculteurs d’Italie) et Caritas.

Cette campagne de solidarité s’inscrit dans la pratique du caffè sospeso (café suspendu ou « en attente »), une tradition de solidarité envers les plus pauvres, qui est originaire de Naples. Le concept est simple, l’action entreprise également : un client dans un café paie d’avance un espresso au profit d’un inconnu qui pourra le prendre dans la journée. C’est l’exemplification d’un acte de charité anonyme pour une personne nécessiteuse qui trouvera son café déjà payé. L’écrivain napolitain Luciano De Crescenzo affirmait dans son livre Caffè sospeso. Saggezza quotidiana in piccoli sorsi (Café suspendu. Sagesse quotidienne à petites gorgées) :

Lorsqu’un Napolitain est heureux pour une raison quelconque, au lieu de payer un seul café, celui qu’il boit, il en paie deux, un pour lui-même et l’autre pour un client qui viendra par la suite. C’est comme offrir du café au reste du monde… (De Crescenzo, 2008 [notre traduction])

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Un exemple de l’initiative Spesa Sospesa implantée dans la ville de Senigallia (Italie), l’image officielle de l’initiative et la modalité de fonctionnement

Un exemple de l’initiative Spesa Sospesa implantée dans la ville de Senigallia (Italie), l’image officielle de l’initiative et la modalité de fonctionnement
Sources : Coop Centro Italia et Simone Quilly Tranquilli.

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C’est pourquoi l’initiative est appelée Spesa Sospesa. Ainsi, les familles démunies peuvent obtenir des fruits, des légumes, de la farine, des fromages et d’autres produits locaux et de qualité, 100 % italiens. Quoi qu’elle existe depuis 2017, les journaux indiquent que l’initiative a « débuté » à partir du 31 mars 2020 à Milan, où des colis alimentaires ont été livrés dans le quartier populaire de Porta Romana, et se propage avec des paniers et des zones de collecte de nourriture en cours d’installation dans plusieurs secteurs de l’Italie (Coldiretti, 2020).

Spesa Sospesa incarne ainsi des valeurs de respect des autres, de solidarité et d’entraide, en plus d’être une solution concrète et directe pour aider les personnes en difficulté em raison de la crise de la COVID-19 en Italie. Couplée aux bénéfices de la diète méditerranéenne, l’initiative Spesa Sospesa pourrait elle aussi inspirer le domaine touristique à entreprendre un virage vers un tourisme durable et solidaire.

Conclusion : De l’idéalisme à la nécessité : renouveler nos pratiques touristiques

Qu’elles soient économiques, pandémiques ou environnementales, les crises ont le potentiel de nous ramener aux valeurs essentielles. Cette fois, ce n’est pas l’hypothèse d’une crise écologique et environnementale qui nous impose des limites ; c’est une pandémie qui nous oblige à penser à des nouvelles formes économiques, productives et sociales (Rabourdin, 2005). Nous avons l’occasion de « revisiter les pratiques des anciens ou des sociétés traditionnelles » (Llena et Bertin, 2016 : 467) pour recadrer l’horloge des pratiques touristiques et apporter un changement systémique.

De consommateurs boulimiques de voyages sous l’emprise d’une voracité d’apparence, saurons-nous opter pour une façon de voyager plus responsable, durable et sensible, tant pour notre environnement que pour les êtres humains qui l’habitent ? Peut-être le temps est-il venu de revisiter les motivations derrière le voyage et de faire des choix plus éclairés afin d’éviter de répéter un modèle depuis longtemps critiqué, celui du tourisme de masse ? Reviendrons-nous à une touristification massive et à son corolaire, la touristophobie ? La crise de la COVID 19 nous apporte certes plus de questions que de réponses dans l’état actuel des données. Un approfondissement sur le terrain devra venir calibrer les chiffres et les statistiques qui nous montrent à ce stade-ci un portrait plus économique qu’humain des conséquences.

Souhaitons-nous accueillir de nouveau des marées humaines à des fins purement économiques ? Ou la solution résiderait-elle plutôt dans une véritable « diète touristique » où nous voyagerions moins, mais nous voyagerions mieux ? L’image de la diète méditerranéenne que nous avons utilisée se fonde sur des besoins tant sociaux qu’environnementaux partagés par l’être humain contemporain. Elle s’inspire des quelques piliers sur lesquels le concept de diète méditerranéenne s’appuie : la triade saisonnalité–frugalité–convivialité. Utiliser l’image évocatrice de « diète touristique » permet de métaphoriser et de mieux comprendre le potentiel d’un « tourisme de la diète méditerranéenne » en tant que méthodologie pour relancer le tourisme de façon plus durable et moins massifiée, déjà appliquée en Méditerranée et à adopter ailleurs (en Amérique, par exemple). Développer le tourisme gastronomique local au Québec et renouveler l’offre touristique « gourmande » en Méditerranée ne sont que quelques-unes des multiples formes que ce tourisme de la diète méditerranéenne incarne.

Dans un esprit de « distanciation faunique » d’inspiration locale, en Italie comme au Québec (et dans d’autres pays), des campagnes de promotion allient des images d’animaux locaux – par exemple, les marsouins au Québec et les sangliers en Italie – aux consignes de santé publique et de distanciation physique. De plus, une vague de promotion à la pratique du tourisme domestique (gourmand ou d’autre type) et à la sensibilisation envers la consommation de produits locaux et saisonniers est désormais présente dans les deux pays. Pour ce qui est des différences entre les deux pays et à la lumière des propos exposés dans l’article, notons qu’au Québec ce sont les entreprises locales (comme les restaurants) ou le gouvernement provincial qui se font les hérauts d’initiatives solidaires inspirantes, tandis qu’en Italie ce sont d’autres réalités (supermarchés, petits commerces, associations d’agriculteurs…), les « préposés » d’une solidarité communautaire remarquable.

Il est possible et très probable que deux modalités de voyage s’affirment à court terme : la staycation (des vacances passées dans son pays d’origine plutôt qu’à l’étranger) et l’undertourism (opposé à l’overtourism, un tourisme qui favorisera le localisme, les activités en plein air et le slow tourism). Au Québec, le mouvement de solidarité qui se ressent pourrait prendre la forme d’un appui important à la consommation locale et se traduire par un tourisme régional accru. Une telle tendance devrait être accompagnée de campagnes de promotion conséquentes mettant en valeur la richesse culturelle des régions et leur hospitalité pour donner envie aux Québécois de les visiter. En Méditerranée, le tourisme gastronomique favoriserait une pratique touristique à l’image de la consommation locale des produits (versus la consommation standardisée dans les fast food) et de la montée de « polycultures touristiques » trouvant dans le slow tourism la manifestation d’une évolution solidaire de la société.

Si un « boom » est palpable en Italie, ce n’est pas celui des recettes touristiques de Venise ou de Milan, mais il s’exprime en termes de solidarité et est symbolisé par l’initiative solidaire Spesa Sospesa. La « symbolique de proximité » incarnée par Spesa Sospesa pourrait s’appliquer au tourisme en général grâce à des initiatives de sensibilisation touristique à travers, par exemple, l’enseignement du tourisme dans les écoles (du primaire au secondaire) ou par l’entremise de vidéos obligatoires à regarder dans les avions et dans les lieux où les touristes (surtout ceux de masse) transitent. Cela créerait une forma mentis apte à faire en sorte qu’un respect mutuel (du touriste et de l’hôte) soit en marche, car il serait ardu de modifier les comportements du touriste en l’absence d’une éducation au tourisme et d’une « solidarité d’esprit ». Cette approche pédagogique du tourisme introduirait le visiteur à la pratique d’un « bon tourisme », disons un tourisme destination friendly. Enfin, une prise de conscience par le touriste lui-même l’empêcherait de poser des actes qui nuisent, souvent involontairement, à la destination choisie.

Pour conclure, il apparaît important de repenser le tourisme selon la fameuse citation de Jost Krippendorf (1988), un des pères fondateurs du tourisme durable : « Ce sont vos vacances, c’est leur quotidien. » Nous l’avons bien compris : il n’est pas seulement question de guérir de la maladie à coronavirus, mais aussi de guérir le tourisme. L’appel à la recherche pour mesurer les impacts de la COVID-19 est ouvert et est nécessaire afin de proposer des solutions concrètes et efficaces permettant d’implanter de nouvelles pratiques touristiques.